S4 Bantigny historicités

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HISTORICITÉS DU 20E SIÈCLE
Quelques jalons sur une notion
Ludivine Bantigny
Presses de Sciences Po | Vingtième Siècle. Revue d'histoire
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Bantigny Ludivine, « Historicités du 20e siècle » Quelques jalons sur une notion,
Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2013/1 N° 117, p. 13-25. DOI : 10.3917/vin.117.0013
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2013/1 - N° 117
pages 13 à 25
Historicités du 20e siècle
Quelques jalons sur une notion
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Dans l’article qu’on va lire, Ludivine Bantigny
retrace la généalogie du concept d’historicité,
ses différentes déclinaisons et ses enjeux pour
les sciences sociales en général et l’histoire en
particulier.
« L’impatience, se dirent Jérôme et Sylvie, est
une vertu du 20e siècle 1. » Sur les qualités propres à l’époque qu’ils vivaient dans un mélange
d’assurance et d’anxiété, les deux anti-héros
des Choses ne cessaient en effet de s’interroger :
« Peut-être étaient-ils d’emblée trop voraces :
ils voulaient aller trop vite » ; mais aussi « peutêtre étaient-ils trop marqués par le passé »
comme pouvait l’être « le monde dans lequel
ils trempaient ». De manière lancinante, tout
au long de son roman, Georges Perec plonge
ses personnages dans les incertitudes de leur
rapport au temps et à l’histoire. Certes, Jérôme
et Sylvie, en jeunes psychosociologues dans le
vent, lecteurs de L’Express et enquêteurs à leurs
heures, évoluaient dans ce milieu de la publicité
où règnent en maîtres « le culte de l’efficience,
de la modernité, de la complexité, le goût de
la spéculation prospective ». « Ils étaient donc
de leur temps. Ils étaient bien dans leur peau.
Ils n’étaient pas, disaient-ils, tout à fait dupes.
Ils savaient garder leurs distances ». Du moins
le pensaient-ils. Car, en même temps, « les
dangers les guettaient de toutes parts », « ils
(1) Georges Perec, Les Choses : une histoire des années soixante,
Paris, Julliard, 1964, Pocket, 1990, p. 73, 24, 82, 53, 75, 84-85
et 83.
VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 117, JANVIER-MARS 2013, p. 13-25
avaient peur », et notamment peur de l’histoire. La guerre d’Algérie ne pouvait que fracasser leur quiétude déjà fragile ; elle vint les
marquer puis les happer. « Ce fut une époque triste et violente », imprégnée d’« avenir sombre ». Lorsque finalement le conflit
se dénoua, ne resta plus qu’« une fin languissante, mélancolique, laissant derrière elle un
sentiment de vide, d’amertume, noyant dans
l’ombre les souvenirs. Du temps s’était traîné,
s’était enfui ; un âge était révolu ; la paix était
revenue, une paix qu’il n’avait jamais connue ;
la guerre s’achevait. Sept années d’un seul coup
basculaient dans le passé ». C’est à une tranche
de vie et d’histoire du 20e siècle que convie le
récit de Perec, d’ailleurs sous-titré Histoire des
années 1960. Mais il offre aussi, dans cet entremêlement de rapidité et de modernité, d’ambiguïtés quant au passé et de doutes sur le futur,
d’écoulement lent du temps et d’événements
tragiques, une belle réflexion sur l’historicité
du siècle passé.
C’est donc à cette notion que le présent
numéro est consacré. Il vise certes à en cerner les contours théoriques, mais aussi et surtout à en tester la validité empirique. Il ne fera
donc pas l’économie d’une réflexion sur la
pertinence du concept, et ce texte se propose
d’y contribuer en conviant, sans prétention à
l’exhaustivité, celles et ceux à qui l’on doit sa
genèse, ses cheminements et ses utilisations 2.
(2) En ce sens, nous rejoignons Enzo Traverso lorsqu’il
insiste sur les acquis de l’histoire des concepts. « L’histoire des
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Ludivine Bantigny
Mais le souhait qui a présidé à la conception de
cette livraison porte avant tout sur sa mise en
œuvre, à partir d’études de cas s’attelant à l’exploration pratique de la notion et de ses déclinaisons.
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« Régimes » et « modalités »
de l’historicité
Pour qui réfléchit aujourd’hui à l’historicité, la
dette à l’égard des travaux de François Hartog
est évidemment grande. Voilà trente ans exactement qu’il a importé et forgé en français l’expression « régimes d’historicité 1 ». Il s’agissait
alors pour lui d’évoquer l’œuvre de l’anthropologue Marshall Sahlins, lequel avait conçu
la notion comme « modalité de conscience de
soi d’une communauté humaine 2 ». Ce compagnonnage de l’histoire et de l’anthropologie, sur lequel il faudra revenir, s’est poursuivi
avec l’anthropologue Gérard Lenclud ; au côté
de ce dernier, François Hartog a approfondi sa
définition de la notion, comme « façon dont
une société dispose les cadres culturels qui
aménagent les biais au travers desquels son
passé l’affecte », « façon dont ce passé est présent dans son présent », « façon dont elle le
cultive ou l’enterre, le reconstruit, le constitue,
le mobilise » 3. On le comprend dans cette élaboration proposée en 1993, le cœur de l’anaconcepts, écrit-il, me paraît aujourd’hui indispensable pour
rendre les historiens conscients des outils avec lesquels ils travaillent ; il faut savoir d’où viennent les concepts que nous utilisons et pourquoi nous les utilisons, ceux-là et pas d’autres »
(Enzo Traverso, L’Histoire comme champ de bataille : interpréter
les violences du xxe siècle, Paris, La Découverte, 2011, p. 14).
(1) Son premier emploi date de la note critique intitulée
« Marshall Sahlins et l’anthropologie de l’histoire » (Annales : économies, sociétés, civilisations, 6, novembre-décembre 1983,
p. 1256-1263). Voir Christian Delacroix, « Généalogie d’une
notion », in Christian Delacroix, François Dosse et Patrick
Garcia (dir.), Historicités, Paris, La Découverte, 2009, p. 29-45,
p. 29.
(2) Cité dans François Hartog et Gérard Lenclud, « Régimes d’historicité », in Alexandru Dutu et Norbert Dodille
(dir.), L’État des lieux en sciences sociales, Paris, L’Harmattan,
1993, p. 18-38, p. 29.
(3) Ibid., p. 26.
14
lyse porte sur l’imbrication du passé et du présent, sur le passé vivant au présent. François
Hartog prolonge sa réflexion dans le livre qui
désormais fait date, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps ; il y avance deux
acceptions, l’une restreinte (« comment une
société traite son passé et en traite »), l’autre,
reprise à Marshall Sahlins, dont l’extension
apparaît au contraire trop ample (« la modalité de conscience de soi d’une communauté
humaine ») 4. L’avenir, ici, semble quelque peu
absent ou relégué au second plan. Enfin, dans
un article récent, François Hartog définit le
régime d’historicité comme « modalités d’articulation des catégories du passé, du présent
et du futur 5 ». Entre-temps, Gérard Lenclud
a pour sa part souligné y saisir avant tout « un
schéma de cohabitation » entre passé et futur,
la « modalité générale, sujette à variation,
selon laquelle chaque présent historique relie
et valorise les dimensions temporelles du passé,
du futur et du présent » 6. Depuis, d’autres historiens ont à leur tour exposé leur conception :
il s’agit, pour Patrick Garcia, de la « valeur
sociale affectée à chacun des temps (passé/présent/futur) 7 » ; ou bien encore, pour Jacques
Revel, du « rapport – ou plutôt de l’ensemble
des rapports – qu’un acteur social ou une pratique sociale entretient avec le temps et, éventuellement, avec une histoire, ainsi que de la
manière dont ces rapports sont engagés dans
(4) François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et
expériences du temps, Paris, Éd. du Seuil, 2003, 2012, p. 29.
(5) François Hartog, « Historicité/régimes d’historicité », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia
et Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies, t. II : Concepts et
débats, Paris, Gallimard, 2010, p. 766-771, p. 766. Dans la préface à la réédition de Régimes d’historicité, François Hartog évoque « une façon d’engrener passé, présent et futur ou de composer un mixte des trois catégories » (op. cit., p. 13).
(6) Gérard Lenclud, « Traversées dans le temps », Annales :
histoire, sciences sociales, 5, septembre-octobre 2006, p. 10531084, p. 1070.
(7) Patrick Garcia, « Les régimes d’historicité : un outil
pour les historiens ? Une étude de cas : la “guerre des races” »,
Revue d’histoire du xixe siècle, 25, 2002, p. 43-56, p. 43.
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LUDIVINE BANTIGNY
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un présent, qui peut être celui de la mémoire
mais tout autant celui de l’action », en somme
d’une « expérience du temps historique » 1.
On l’a vu avec Gérard Lenclud et le terme de
« cohabitation » qu’il emploie, le mot même de
« régime » renvoie, sous sa plume et sous celle
de François Hartog, à une composition, marquée par des graduations, des oppositions et
des contradictions. Au sein d’un même régime
d’historicité, une « zone de turbulence » peut
se faire fort de troubler son apparente homogénéité 2. En particulier, dans le passage d’un
régime à un autre surgissent des « chevauchements » : « des interférences se produisent,
souvent tragiques » 3. C’est là un levier essentiel pour lutter contre ce que Michèle Riot-Sarcey nomme l’« uniformité postulée des périodes historiques », cette « univocité » prêtée au
passé ne pouvant que produire une « édification réductrice » 4. Pour autant, la notion de
« régime » a ceci de perturbant qu’elle tend,
malgré les précautions prises à son sujet, à
figer une période dans son rapport au temps
et à l’histoire, à en cristalliser la domination, à
en réifier les traits. Elle fait écho à une institution organisée qui pourrait faire manquer les
contestations, négliger les interstices, omettre la pluralité. Nous avons préféré ne pas la
retenir dans l’intitulé de ce dossier, par souci
de préserver les formes de coexistence, et donc
parfois de concurrence, qu’engage la notion
même d’historicité.
Nous ne suivrons pas non plus les suggestions de Claude Calame et de Gérard Lenclud,
lorsqu’ils proposent de remplacer « historicité » par « temporalité » 5. Ce dernier terme
(1) Jacques Revel, « Pratiques du contemporain et régimes
d’historicité », Le Genre humain, 35, 2000, p. 13-20, p. 16-17.
(2) François Hartog et Gérard Lenclud, op. cit., p. 36.
(3) François Hartog, Régimes d’historicité…, op. cit., p. 148.
(4) Michèle Riot-Sarcey, « Questionner l’histoire “à
rebrousse-poil” », EspacesTemps, 82-83, 2003, p. 7-13, p. 18.
(5) Claude Calame, « Pour une anthropologie des pratiques
historiographiques », L’Homme, 173, 2005, p. 11-45, p. 39 ;
nous paraît au fond trop vaste et donc trop
vague, tout à la fois englobant et réducteur. Il
est bien sûr question du temps ici, et donc de
la temporalité comprise comme temps vécu ;
en ce sens, le temps considéré n’est pas retenu
comme simple grandeur physique mécaniquement mesurable, dans sa durée et dans sa succession, temps civil du méridien ou de l’horloge atomique. C’est à l’évidence un temps
individuel et social, conçu et perçu comme tel.
Mais la notion d’« historicité » enrichit celle
de « temporalité » : les agencements socialement construits qu’elle sous-tend créent, à partir du présent, une culture du temps saisissant,
pour former une histoire, le passé, le présent et
le futur, dont les rapports eux-mêmes peuvent
être différemment ordonnés. Par là, ces pratiques témoignent d’une conscience historique
non seulement prégnante mais en elle-même
agissante.
L’historicité n’est donc pas tout à fait, ou en
tout cas pas seulement, « la richesse en événements d’une culture ou d’un processus culturel », pour suivre Claude Lévi-Strauss 6, ou « le
rapport général que les hommes entretiennent
avec le passé et avec l’avenir », comme l’écrit
Claude Lefort 7. Elle désigne la capacité qu’ont
les acteurs d’une société ou d’une communauté
donnée à inscrire leur présent dans une histoire,
à le penser comme situé dans un temps non pas
neutre mais signifiant, par la conception qu’ils
s’en font, les interprétations qu’ils s’en donnent et les récits qu’ils en forgent. Au fond, le
Gérard Lenclud, « Être contemporain : altérité culturelle et
construction du temps », in Jacques André, Sylvie Dreyfus-Asséo et François Hartog (dir.), Les Récits du temps, Paris, PUF,
2010, p. 44-52, p. 45.
(6) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux,
Paris, Plon, 1973, cité dans François Hartog et Gérard Lenclud, op. cit., p. 24.
(7) Claude Lefort, « Société “sans histoire” et historicité »,
Cahiers internationaux de sociologie, 12, 1952, p. 91-114, rééd.
dans id., Les Formes de l’histoire : essais d’anthropologie politique,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines »,
1978, « Folio histoire », 2000, p. 65.
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Historicités du 20e siècle
LUDIVINE BANTIGNY
« L’historicité n’est en fait ni une représentation
du passé ni une représentation du futur (bien que
ses diverses formes se servent de ces représentations) : elle peut, d’abord et avant tout, se définir
comme une perception du présent en tant qu’histoire ; c’est-à-dire comme une relation avec le
présent qui, d’une certaine manière, le défamiliarise et nous autorise cette distance par rapport
à l’immédiateté qui est, à la fin, qualifiée de perspective historique 2. »
La force de cette conscience historique vient
de ce qu’elle défatalise la temporalité comme
succession de durées et rend par là même le
présent moins évident. Or, selon les termes
de Reinhart Koselleck, l’historicité qui traduit
cette « relativité (en perpétuel dépassement
de soi) de tout ce qui est historique » fonde la
« condition de possibilité de toute histoire » 3.
(1) Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique,
Paris, Plon, 1961, 1964, p. 14 et 16.
(2) Fredric Jameson, « Postmodernism or the Cultural
Logic of Late Capitalism », The New Left Review, 146, juilletaoût 1984, p. 59-92, Durham, Duke University Press, 1991 ;
trad. fr., id., Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, trad. de l’angl. par Florence Nevoltry, Paris, École
supérieure des Beaux-Arts, 2007, 2011, p. 396.
(3) Reinhart Koselleck, « Geschichte » (1975), in Arbeitskreis für moderne Sozialgeschichte, Geschichtliche Grundbegriffe : historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, Otto Bruner, Werner Conze et Reinhart Koselleck
(dir.), Stuttgart, Klett-Cotta, 1972- ; trad. fr., id., « Le concept
d’histoire », in id., L’Expérience de l’histoire, éd. et préf. par
Michael Werner, trad. de l’all. par Alexandre Escudier avec la
collab. de Diane Meur, Marie-Claire Hoock et Jochen Hoock,
Paris, Gallimard/Éd. du Seuil, 1997, p. 132.
16
À la croisée de l’expérience
et de l’attente
On ne soulignera jamais trop l’importance
revêtue par la pensée de Reinhart Koselleck
pour toute réflexion sur l’historicité. Celle-ci, au fond, pourrait être analysée comme le
point d’intersection du champ d’expérience et
de l’horizon d’attente tels qu’il les a définis 4.
Koselleck y a insisté : ce sont là deux catégories
formelles et deux modes existentiels, celui de la
mémoire et celui de l’espoir, même si l’attente
est plus vaste que l’espoir et l’expérience « va
plus profond que la mémoire ». Il les considère
dans leur dimension métahistorique, comme
« prémisses anthropologiques », et dans leur
ancrage temporel, soit dans leurs évolutions 5.
Paul Ricœur s’était enthousiasmé pour le choix
de ces deux concepts, tant lui était apparue évidente leur profonde justesse sémantique et
théorique 6. La notion d’expérience, écrivait-il,
possède « une amplitude remarquable : qu’il
s’agisse d’expérience privée ou d’expérience
transmise par les générations antérieures ou
par les institutions actuelles, il s’agit toujours
d’une étrangeté surmontée, d’un acquis devenu
habitus ».
(4) François Hartog explique qu’un régime d’historicité est
fonction des « types de distance et modes de tension » que
champ d’expérience et horizon d’attente entretiennent entre
eux (François Hartog, Régimes d’historicité…, op. cit., p. 39).
(5) Reinhart Koselleck, Vergangene Zukunft : zur Semantik
geschichtlicher Zeiten, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1979 ;
trad. fr., id., Le Futur passé : contribution à la sémantique des temps
historiques, trad. de l’all. par Jochen et Marie-Claire Hoock,
Paris, Éd. de l’EHESS, « Recherches d’histoire et de sciences
sociales, 44 », 1990, p. 308-311. Ainsi Koselleck articule-t-il
« formalisation philosophique » et « portée empirique heuristique », sa réflexion se faisant « contribution à une théorie
de l’expérience historique en général et de l’expérience historique moderne en particulier » (Alexandre Escudier, « “Temporalisation” et modernité politique : penser avec Koselleck »,
Annales : histoire, sciences sociales, 6, novembre-décembre 2009,
p. 1269-1270).
(6) Paul Ricœur, Temps et récit, t. III : Le temps raconté, Paris,
Éd. du Seuil, 1985, 1991, p. 376.
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présent « garde l’initiative » ; le passé est fonction de la sélection historique que les sociétés
pratiquent selon leurs exigences présentes ; et
ce « passé n’est définitivement fixé que quand il
n’a plus d’avenir » 1. Contre toute rigidité donc,
l’historicité suppose une conscience mouvante
et changeante du passé et du futur, façonnée à
l’aune du présent. L’on suivra volontiers Fredric Jameson lorsqu’il note :
Historicités du 20e siècle
Pour autant, les deux concepts ne sont nullement antonymes ni même simplement symétriques ; ils ne se complètent pas ni ne se
réfléchissent comme au reflet de leur miroir.
L’expérience en effet cumule différentes strates du passé, mais elle ne se contente pas de les
additionner en une pure continuité : Koselleck
reprend volontiers l’image de Christian Meier,
celle du hublot d’une machine à laver qui fait
apparaître, dans le mélange tourbillonnant
du linge, différentes pièces de l’ensemble au
gré de tours et de détours, ici ceux d’un passé
agencé différemment selon les attentes du présent. L’horizon pour sa part n’a pas cette épaisseur ; il s’impose davantage comme une ligne.
Quoi qu’il en soit, la « tension qui en découle »
forge le « temps historique », désigné encore
comme historicité 1.
On l’a dit, « champ d’expérience » et « horizon d’attente » sont des « catégories formelles », des « catégories de connaissance ».
C’est de cette manière que nous envisagerons
la notion d’historicité. En cela, nous suivons
également François Hartog qui, à propos des
« régimes d’historicité », n’a cessé d’insister sur
l’« outil heuristique » que représente à ses yeux
l’expression, proposée « comme un lieu com-
(1) Reinhart Koselleck, Le Futur passé…, op. cit., p. 313.
mun de discussion » 2. « Le champ des historicités comparées est à peine défriché », lançait
pour sa part l’helléniste Marcel Detienne 3 il y
a quelques années, ajoutant, en forme d’invitation au travail : « Qu’on se le dise entre historiens et anthropologues ! »
Historicité de l’anthropologie,
historicités dans l’anthropologie
Il est significatif que l’interpellation de Marcel
Detienne ait visé la mise en commun de ce terrain par l’histoire et l’anthropologie. Paradoxalement, l’histoire comme discipline ne s’est
pas encore beaucoup saisie de la notion 4. En
tout cas bien moins que l’anthropologie, pour
laquelle son usage est devenu, sinon familier,
du moins coutumier.
L’explication réside assurément dans les évolutions radicales de la pratique anthropologique et de la place qu’a progressivement occupée
l’histoire elle-même pour les anthropologues.
Ces évolutions sont complexes et nullement
linéaires. Certes, « l’anthropologie s’est fondée
sur le rejet de l’histoire et ce rejet s’est maintenu avec constance depuis les commencements de la discipline 5 ». Nombre d’approches
(2) François Hartog, Régimes d’historicité…, op. cit., p. 27 ;
François Hartog et Gérard Lenclud, « Régimes d’historicité », op. cit., p. 18 ; François Hartog l’évoque encore comme
« un artefact idéal-typique que valide sa capacité heuristique »
(« Historicité/régimes d’historicité », op. cit., p. 768). Luimême et Gérard Lenclud se montrent soucieux de ne pas « en
réglementer l’usage » ni de le « transformer en appellation
contrôlée » (op. cit., p. 18). « Le plus intéressant est de savoir
ce que de jeunes chercheurs, pris par des interrogations sur le
temps, en feront », en ouvrant « des dossiers concrets » (« Sur
la notion de régime d’historicité : entretien avec François Hartog », in Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia
(dir.), op. cit., p. 133-149, p. 144). Finalement, c’est ce que nous
souhaitons tenter dans les pages qui suivent.
(3) Marcel Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, Éd. du
Seuil, 2000, p. 80.
(4) « Avant-propos », in Christian Delacroix, François
Dosse et Patrick Garcia (dir.), op. cit., p. 7-11, p. 7. Nous renvoyons toutefois au très stimulant dossier de la Revue d’histoire
du xixe siècle, « Le temps et les historiens », 25, 2002.
(5) Jean-Loup Amselle, « Anthropology and Historicity »,
History and Theory, 32 (4), décembre 1993, p. 12-31, p. 12.
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« Quant à l’expression horizon d’attente, elle ne
pouvait être mieux choisie. D’une part, le terme
d’attente est assez vaste pour inclure l’espoir et la
crainte, le souhait et le vouloir, le souci, le calcul
rationnel, la curiosité, bref toutes les manifestations privées ou communes visant le futur ;
comme l’expérience, l’attente relative au futur est
inscrite dans le présent : c’est le futur-du-présent
(vergegenwärtigte Zukunft), tourné vers le pas-encore. Si, d’autre part, on parle d’horizon plutôt
que d’espace, c’est pour marquer la puissance de
déploiement autant que de dépassement qui s’attache à l’attente. »
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monographiques ont tendu à « gommer l’insertion historique des formations étudiées », à
« les “refroidir” en quelque sorte » ; un Radcliffe-Brown, dont la démarche a longtemps été
tenue pour modèle, entendait ainsi à toute force
mettre en évidence les permanences des sociétés qu’il observait 1. Pourtant, par étapes voire
par sauts, l’anthropologie s’est montrée « saisie
par l’histoire » ; c’est le cas chez Edward Evan
Evans-Pritchard qui voit dans sa discipline
« une sorte particulière d’historiographie » 2 ;
chez Margaret Mead qui elle aussi adopte une
« perspective diachronique 3 » ; puis chez Georges Balandier dans Sociologie actuelle de l’Afrique noire, en 1955 4. C’est à sa propre situation
dans l’histoire que se réfère pour sa part JeanLoup Amselle afin d’expliquer son besoin de
penser, en anthropologue, l’historicité : « J’appartiens, écrit-il, à une génération marquée par
l’indépendance de l’Afrique et l’avènement du
tiers-monde sur la scène internationale » ; d’où
cette volonté de faire droit à l’histoire dans les
sociétés analysées 5. L’enjeu a évidemment été
relancé par Claude Lévi-Strauss, et condensé
par la fameuse formule de La Pensée sauvage en
1962 : « Le propre de la pensée sauvage est
d’être intemporelle 6. » Cependant, l’auteur
de l’Anthropologie structurale n’a cessé de revenir sur cette conception pour l’approfondir,
la nuancer, au point de la réviser. « Chaque
société est cumulative », mais « avec des différences de degré » ; « le degré d’historicité
est pareil pour toutes », finit-il par affirmer ;
« toutes les sociétés sont historiques au même
titre, note-t-il encore en 1983 dans la Confé(1) Marc Abélès, Anthropologie de la globalisation, Paris,
Payot & Rivages, 2008, 2012, p. 78.
(2) Ibid., p. 83 et 79.
(3) Claude Lefort, op. cit., p. 54.
(4) Georges Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire,
Paris, PUF, 1955.
(5) Jean-Loup Amselle, op. cit., p. 12.
(6) Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon,
1962, p. 313.
18
rence « Marc Bloch », mais certaines l’admettent
franchement, tandis que d’autres y répugnent
ou préfèrent l’ignorer » 7. Lévi-Strauss distingue bel et bien sociétés cumulatives et sociétés
stationnaires, sociétés chaudes et sociétés froides. Mais cette dichotomie ne revient pas à nier
l’historicité des secondes. Comme y invitait
Claude Lefort en 1952, « on devrait rechercher de quel genre d’historicité relève la société
stagnante 8 ». Aux yeux de Marc Abélès, cette
insistance chez Lévi-Strauss sur « une forme
d’historicité spécifique » des sociétés dites froides, éloignée du « temps continu, progressif,
chargé d’innovation », apparaît même comme
l’« instrument d’une critique efficace de la
vision de l’histoire dominante dans les sciences sociales » 9. Un autre tournant important
pour l’« historisation de la discipline » a lieu
à partir des années 1980, avec les travaux de
Marshall Sahlins, Johannes Fabian et Nicholas
Thomas ; s’est ainsi imposée la volonté déterminée de « combattre le caractère anhistorique de l’anthropologie » comme tendance et
d’historiciser certaines catégories analytiques
majeures, par exemple, dans le domaine de
l’anthropologie politique, celle de chefferie 10.
À telle enseigne que l’anthropologie peut être
considérée « comme une science sociale historique 11 ». « L’anthropologie, loin de se confondre avec l’histoire du temps présent, travaille
sur l’articulation des temporalités 12. »
L’attachement aux expériences du temps, le
rejet d’une vision statique du social, l’attention
(7) Cité dans François Hartog et Gérard Lenclud, op. cit.,
p. 24 et dans Marcel Detienne, op. cit., p. 63. Marcel Detienne
critique cette conception qui « affecte de croire que le choix est
simple et libre : admettre franchement son historicité ou bien
n’en rien laisser paraître ».
(8) Claude Lefort, op. cit., p. 65.
(9) Marc Abélès, op. cit., p. 82-83.
(10) Michel Naepels, « Anthropologie et histoire : de l’autre
côté du miroir disciplinaire », Annales : histoire, sciences sociales,
4, juillet-août 2010, p. 877-884.
(11) Ibid., p. 884.
(12) Marc Abélès, « Avec le temps… », Critique, 620-621,
janvier-février 1999, p. 42-60, p. 57.
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LUDIVINE BANTIGNY
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portée au devenir des communautés étudiées
par l’anthropologie enrichissent, à l’évidence,
la démarche historiographique elle-même. De
fait, ils permettent de mieux réfléchir aux historicités complexes des sociétés et viennent
parfois désemboîter des instances temporelles
que l’on a l’habitude de flécher comme passé >
présent > futur. Or, par exemple, « les Maoris
pensent que “le futur est derrière eux” » ; passé,
présent et avenir apparaissent non pas comme
se succédant mais comme coprésents 1. Car le
futur est avant tout fait du passé primordial
incessamment réactualisé avec fidélité. Partant,
ce passé n’est en aucun passé mais infiniment
vivant et présent. Bien des sociétés (Mircea
Eliade cite entre autres les Arunta d’Australie,
les Kai de Nouvelle-Guinée, les rituels tibétains et hindous) fondent leur historicité sur
un mythe raconté comme une histoire sacrée,
conçue comme réellement advenue (à la différence des légendes), dont les événements constituent les hommes du présent et, par là même,
leur avenir 2. Les rites de fabrique des ancêtres
laissent eux aussi le passé s’insinuer dans le présent et peuvent peser « parfois d’un poids terrible » sur les vivants : « plus un mort est devenu
un ancêtre, plus il est présent, sinon omniprésent » 3. L’avenir déterminé par ce passé primordial se doit donc d’être à son image. C’est
la raison pour laquelle certains peuples d’Amazonie brûlent les restes de leurs récoltes à la fin
d’un cycle, n’hésitant pas à sacrifier les fruits
de leur travail au nécessaire retour du même,
le semblable du passé : il s’agit en effet d’éviter toute accumulation qui pourrait engendrer
une progression et éloigner la société de son
passé sacralisé. Une telle coprésence du passé,
du présent et du futur peut également imprégner la langue et ses temps : chez les Indiens
(1) François Hartog, Régimes d’historicité…, op. cit., p. 57.
(2) Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963,
2001, p. 16-26.
(3) Marcel Detienne, op. cit., p. 73.
Hopi n’existe ainsi que le présent, sans passé ni
futur ; la langue andamananaise ne possède pas
elle non plus de futur ; quant aux Coroados du
Brésil, ils ne conjuguent pas leurs verbes, ignorant les temps grammaticaux au profit du seul
infinitif 4. Autant d’exemples et d’analyses qui
militent pour une réflexion sur « nos propres
manières de constituer le passé en histoire »,
et donc pour « une historiographie anthropologique » 5.
Événementialité et contemporanéité
Comme outil de valeur heuristique, la notion
d’historicité convie à la traversée de quelques
champs décisifs pour l’historiographie, qu’elle
ne cesse de renouveler en les arpentant.
De fait, réfléchir aux historicités multiples
des sociétés suppose de cerner dans sa perspective propre son rapport à l’événementialité. Car
l’événement, dans son surgissement comme
dans sa déchirure, cette « étrange pliure à partir de laquelle plus rien n’est pareil », « altère
les rapports au passé et à l’avenir » ; « à partir de cette coupure, le champ de la mémoire
et celui du possible sont rouverts par référence
à de nouveaux principes d’intelligibilité » 6.
L’événement porte en lui « une multiplicité
d’effractions du singulier dont il faut aussi rendre compte 7 ». Pareille conception de l’événement a ceci d’essentiel qu’elle contribue à défataliser l’histoire ; elle indique que le passé n’est
(4) Javier Barraycoa, La Mort du temps : tribalisme, civilisation
et néotribalisme dans la construction culturelle du temps, Limoges,
Presses universitaires de Limoges, 2009, p. 61 sq. et 34.
(5) Claude Calame, op. cit., p. 12 et 33.
(6) Alban Bensa et Éric Fassin, « Les sciences sociales face
à l’événement », Terrain, 38, 2002, p. 5-20. Voir aussi l’approche de François Dosse, Renaissance de l’événement. Un défi pour
l’historien : entre sphinx et phénix, Paris, PUF, 2010 ; il y propose
« une redéfinition de l’événementialité comme approche d’une
multiplicité de possibles, de situations virtuelles, potentielles,
et non plus comme l’accompli dans sa fixité » (p. 78).
(7) Arlette Farge, « L’instance de l’événement », in Dominique Franche et al., Au risque de Foucault, Paris, Éd. du Centre Pompidou, 1997, p. 20.
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Historicités du 20e siècle
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nullement figé, déterminé une fois pour toutes,
puisque l’événement peut le modifier, parfois
même, on le verra avec Walter Benjamin, venir
à son secours et finalement le sauver. C’est dès
lors toute une vision de l’avenir qui se dessine
à son tour, renouvelée et revitalisée.
Cette étude de l’événementialité, dans ses
rapports à l’historicité, implique également de
se pencher sur les périodes que peut déclencher
ou refermer un événement. De tels moments
n’ont pas manqué au cours du 20e siècle : révolutions, guerres, génocides. Cependant, tous
n’ont pas eu le même degré d’historicité, la
même teneur en détermination de l’époque, la
même puissance à exercer une influence sur le
siècle et sur les noms qu’ont pris ses différents
segments. En somme, tous ne sont pas devenus
des chrononymes, ces expressions lexicales puisées à certains événements mais qui les dépassent pour définir une période – ainsi « l’aprèsguerre », « les années 1968 » ou encore
« l’après 11-Septembre ». Cette dernière locution, par exemple, montre bien que la dénomination de l’événement n’épuise pas son propre
sens ; elle révèle que l’événement déborde et
mord sur son avenir en déclenchant une époque nouvelle, ou du moins jugée telle 1.
Cette nomination des périodes historiques
semble supposer une relative unité, voire une
homogénéité des époques concernées par de
tels étiquetages. Elle conduit donc à s’interroger sur la contemporanéité. Or, par un paradoxe
qui n’est tel qu’en apparence, les contemporains
ne sont pas tous et toujours des contemporains.
Pour éclairer cette singularité, la notion d’historicité se révèle précieuse comme catégorie de
pensée. On peut en effet distinguer deux accep(1) Voir Julien Fragnon et Aurélia Lamy, « L’Après-11 septembre ou l’étiologie d’un monde qui change : unité sémantique et pluralité référentielle », Mots : les langages du politique, numéro spécial intitulé « Chrononyme : la politisation du
temps », coordonné par Paul Bacot, Laurent Douzou et JeanPaul Honoré, 87, juillet 2008, p. 57-69.
20
tions de la contemporanéité : l’une, neutre, en
tant que coexistence temporelle d’individus
dans une société donnée : l’autre, efficiente et
agissante, en tant que conscience active de vivre
son époque et d’y participer. Entre les deux
peuvent s’opérer des disjonctions, des dénivelés, des dissonances. Ainsi, pour Christophe
Charle, les quelque cent années qui courent de
1830 à 1930 sont marquées par la « généralisation de la “discordance des temps” comme nouveau régime d’historicité 2 » : les acteurs sociaux
ne partagent nullement au même moment une
semblable vision de la période qu’ils vivent, de
l’histoire qui se fait, des valeurs dominantes qui
donnent ses traits à l’époque, des progrès matériels de toutes sortes qu’elle porte.
Friedrich Nietzsche et Karl Marx avaient
pensé cette non-contemporanéité des contemporains. Pour le premier, « celui qui appartient
véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement
avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais précisément pour cette raison, précisément pour cet
écart et cet anachronisme, il est plus apte que les
autres à percevoir et à saisir son temps 3 ». Inactuel ou intempestif, comme certaines Considérations de Nietzsche, parce qu’il oppose à l’idéologie et aux pratiques dominantes de son temps
une tout autre vision du présent et de l’avenir,
Marx pense le contretemps, notamment comme
« non-contemporanéité entre sphères éco(2) Christophe Charle, Discordance des temps : une brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin, 2011, p. 18. L’auteur
considère que ces dernières années signent la « fin progressive
des populations vivant dans la non-contemporanéité de durées
historiques différentes » en raison des réseaux de communication et de transmission (p. 257). Jean-Claude Caron parle
d’« hérétochronisme » ou d’« homochronisme » pour désigner les différentes modalités d’être ou non « de son temps »
(Jean-Claude Caron, « Le temps des historiens ou regards sur
le passé », Revue d’histoire du xixe siècle, 25, 2002, p. 199-202).
(3) Giorgio Agamben, Che cos’ é il contemporaneo ?, Rome,
Nottetempo, 2008 ; trad. fr., id., Qu’est-ce que le contemporain ?,
trad. de l’it. par Maxime Rovere, Paris, Payot & Rivages, 2008,
p. 9-10.
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nomique, juridique, esthétique », et le conflit
de classes « dans les failles et les fractures de
cette discordance des temps » 1. Après Marx et
dans son sillage, Ernst Bloch s’est fait le penseur de cette potentielle non-contemporanéité
des contemporains : certaines classes sociales
(comme une partie de la paysannerie ou des
classes moyennes paupérisées dans l’Allemagne des années 1920 et 1930) lui apparaissent
comme non contemporaines à leur propre époque car, avec elles, c’est un « vestige des temps
anciens » qui s’engouffre dans le contemporain,
le « passé qui s’immisce » au présent 2. Cependant, « c’est l’historien du présent qui décide
qu’en fin de compte, parmi ces partis contemporains, il en est un dont la présence est anachronique : le parti des gens qui, comme Don
Quichotte, se sont trompés d’époque » 3. Il n’en
est pas moins vrai que la mesure de la contemporanéité et de ses degrés peut se mener si l’on
considère que, en suivant le philosophe Vincent
Descombes, « pour qu’il y ait contemporanéité
réelle, il faut que le fait d’avoir lieu en même
temps ait une chance d’affecter la façon dont
ces activités se déroulent, et leurs résultats ».
Usages et mésusages de la modernité
comme progrès
Reinhart Koselleck a analysé la modernité
comme l’époque au cours de laquelle « la différence entre expérience et attente ne cesse de
croître 4 ». Depuis Kant, sans doute l’inventeur
du concept de « progrès », le futur est conçu
(1) Daniel Bensaïd, Marx l’intempestif : grandeurs et misères d’une aventure critique (xixe-xxe siècles), Paris, Fayard, 1995,
p. 12 sq. ; id., La Discordance des temps : essais sur les crises, les classes, l’histoire, Paris, Éditions de la passion, 1995.
(2) Ernst Bloch, « La non-contemporanéité et le devoir
de la rendre dialectique » (mai 1932), in id., Erbschaft dieser
Zeit, Zürich, Oprecht & Helbling, 1935 ; trad. fr., id., Héritage de ce temps, trad. de l’all. par Jean Lacoste, Paris, Payot,
1978, p. 95 et 107.
(3) Vincent Descombes, « Qu’est-ce que le contemporain ? », Le Genre humain, 35, 2000, p. 21-31, p. 27-29.
(4) Reinhart Koselleck, Le Futur passé…, op. cit., p. 319-321.
comme un temps où les choses seront meilleures. Le progrès est ainsi « le premier concept
inhérent à l’histoire qui saisit en un concept
unique la différence temporelle séparant expérience et attente ». Au 18e siècle, le progrès
technique est aussi pensé comme qualitatif ;
l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain de Condorcet, en 1793, est le texte
représentatif de cette conception politique et
éthique. Le 19e siècle paraît davantage neutraliser la notion de progrès : John Stuart Mill
et Auguste Comte, par exemple, envisagent le
progrès technique sans l’associer à une quelconque valeur morale ; il renvoie alors avant
tout à un mode efficace de productivité, conçu
comme « généralisation de la domination de
l’homme sur la nature 5 ». Mais au 20e siècle,
le progrès semble être « entré dans l’âge de
son existence problématique 6 ». L’évolution, là
encore, est dénuée de linéarité ; elle procède
plutôt par à-coups autant que par cohabitation de visions sur le progrès et la modernité.
D’aucuns, dès le 19e siècle, avaient déjà récusé
la conception rectiligne d’un déroulement historique imaginé comme ascension mécanique et cumulative ; c’est ce que Jules Michelet en disait : « Le progrès n’est pas du tout
une ligne droite et suivie ; c’est une ligne en
spirale, qui a des courbes, des retours énormes
sur elle-même, des interruptions si fortes qu’il
ne recommence ensuite qu’avec peine et lentement 7. » Mais c’est au 20e siècle que l’on paraît
vraiment pénétrer dans « une modernité mal(5) Herbert Marcuse, « Die Idee des Fortschritts im Lichte
der Psychoanalyse », in id., Kultur und Gesellschaft, Francfortsur-le-Main, Suhrkamp, 1965 ; trad. fr., id., « La notion de
progrès à la lumière de la psychanalyse », in id., Culture et
Société, trad. de l’all. par Gérard Billy, Daniel Bresson et JeanBaptiste Grasset, Paris, Éd. de Minuit, « Le sens commun »,
1970, p. 355.
(6) Pierre-André Taguieff, L’Effacement de l’avenir, Paris,
Galilée, 2000, p. 52.
(7) Jules Michelet, « Préface » (1874), Histoire du xixe siècle,
Paris, G. Baillière puis Michel Lévy frères, 1872-1875, rééd.
Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 1971-1987, vol. 21, p. 66,
cité dans ibid., p. 254.
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heureuse », « un rapport malheureux à l’historicité » 1. L’optimisme historique a pour partie
cessé avec la Première Guerre mondiale, même
s’il a pu connaître des résurgences, parfois
flamboyantes, notamment dans certaines luttes politiques. La dérision à l’égard du progrès,
cette « métaphysique » selon le mot de Charles Péguy, s’est faite tranchante dès le début du
siècle ; Péguy ainsi ironisait : « Descartes n’a
point battu Platon comme le caoutchouc pneumatique a battu le caoutchouc creux 2 » ; tandis que Proust moquait la marquise de Cambremer : « parce qu’elle se croyait “avancée”
et (en art seulement) “jamais assez à gauche”,
elle se représentait non seulement que la musique progresse, mais sur une seule ligne, et que
Debussy était en quelque sorte un sur-Wagner,
encore un peu plus avancé que Wagner 3 ».
S’est par là redessiné un courant antimoderne,
revivifié au siècle dernier, quand bien même,
selon Antoine Compagnon, ces antimodernes
auraient été des « modernes intempestifs », au
fond « les vrais modernes » parce que « non
dupes du moderne » 4.
(1) Christophe Charle, op. cit., p. 335 et 20. Si la Première Guerre mondiale a certes été l’accélérateur d’une certaine modernité, l’ancien et le moderne s’y sont intimement
mêlés tout comme dans la période qui a suivi le conflit ; Jay
Winter l’a bien montré en insistant sur le fait que « la Grande
Guerre, le plus “moderne” des conflits, a suscité une multitude de phénomènes qui tournaient radicalement le dos à la
modernité » (regains de spiritisme, légendes apocalyptiques,
persistance de la tradition dans l’art et certains folklores, etc.)
(Jay Winter, Sites of Memory, Sites of Mourning : The Great War
in European Cultural History, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; trad. fr., id., Entre deuil et mémoire : la Grande
Guerre dans l’histoire culturelle de l’Europe, Paris, Armand Colin,
2008, p. 67, 82 sq. et 245 sq.).
(2) Charles Péguy, Situation III, Paris, Gallimard, 1927,
t. II, p. 657, cité dans Antoine Compagnon, Les Antimodernes
de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005,
p. 225.
(3) Marcel Proust, « Sodome et Gomorrhe », À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1921-1922, t. II, cité dans
ibid., p. 237.
(4) Ibid., p. 7-8. Antoine Compagnon suggère aussi que
« notre curiosité pour eux s’est accrue avec notre suspicion
postmoderne à l’égard du moderne » ; ils ont ainsi « l’air plus
contemporains et plus proches de nous ».
22
Mais si la modernité est « la faculté du présent 5 », ceux qui s’opposent à elle au nom d’une
contestation du progrès ne sont-ils dès lors
pas de leur temps, et donc hors du présent ?
Il y a en fait bien des manières de s’affronter au progrès et, par là, à la modernité. Pour
les schématiser, on pourrait dire que certaines
de ces modalités sont réactionnaires au sens
strict du terme, et d’autres révolutionnaires.
Cela ne signifie nullement que les premières
soient tournées vers le seul culte du passé et les
secondes vers l’unique exaltation d’un avenir
désiré. Leurs enchevêtrements sont plus complexes. La pensée de Walter Benjamin en est
la frappante illustration. Celui-ci s’en prend à
la continuité supposée de l’histoire, au dogmatisme du progrès, à la linéarité certifiée. Il leur
oppose un temps ouvert, qualitatif et sensible,
« un temps des possibles » contre celui de la
nécessité 6. « Benjamin rejoint la longue rébellion contre les chaînes despotiques de la temporalité mécanique, de Baudelaire à Proust, de
Nietzsche à Bergson 7. » Marxiste, il critique
la vision stalinienne aussi bien que la socialdémocratie de son temps pour leur exaltation
qu’il juge naïve du progrès. À ses yeux, cette
téléologie candide empêche d’agir dans l’histoire, en se berçant d’illusions sur la certitude
automatique d’un avenir meilleur.
« Ce que Benjamin reproche à la social-démocratie d’inspiration néo-kantienne, c’est avant tout
son attentisme, le calme olympien avec lequel elle
attend, confortablement installée dans le temps
vide et homogène comme un courtisan dans l’an(5) Henri Meschonnic, Modernité Modernité (1988), Paris,
Gallimard, 1993, p. 13. « La modernité, écrit-il, est un combat. Sans cesse recommençant. Parce qu’elle est un état naissant, indéfiniment naissant, du sujet, de son histoire, de son
sens. Elle ne cesse de laisser derrière elle les Assis de la pensée » (p. 9).
(6) Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire : Rosenzweig, Scholem, Benjamin, Paris, Éd. du Seuil, 1992, p. 23.
(7) Daniel Bensaïd, Walter Benjamin : sentinelle messianique à
la gauche du possible, Paris, Plon, 1990, p. 33.
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Au contraire, chez Benjamin, « renoncer au
progrès signifie repenser complètement l’action politique, et singulièrement le projet révolutionnaire 2 ». Sa pensée de l’historicité est
donc agissante. Bien loin de faire table rase du
passé, c’est vers lui qu’elle se tourne, non pour
l’instrumentaliser mais pour le sauver, en faisant surgir de la rencontre entre passé et présent le levier qui brisera l’horizontalité trop
lisse du temps rectiligne.
« À chaque époque, avance-t-il, il faut chercher à
arracher de nouveau la tradition au conformisme
qui est sur le point de la subjuguer. […] Le don
d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance
n’appartient qu’à l’historiographe intimement
persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les
morts ne seront pas en sûreté 3. »
L’enjeu est historique et fondamentalement
politique : chez Benjamin, le passé est en vie,
mais il faut pouvoir le rencontrer. Contre toutes les formes de réification du passé érigé en
mausolée qui le pétrifient et finissent par le
tuer, « la théorie de la connaissance de Benjamin sort le passé frustré de sa torpeur et décèle
la vie qui gît dans ces morts. Les projets frustrés des laissés-pour-compte de l’histoire restent vivants dans leur échec en tant que possibilité ou exigence de justice 4 ». Pour François
(1) Michael Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF,
2001, p. 116.
(2) Antoine Chollet, « Les temps de la démocratie : incertitude et autonomie du présent », doctorat de science politique,
sous la direction de Marc Sadoun, Institut d’études politiques
de Paris, 2009, p. 419.
(3) Walter Benjamin, « Über den Begriff der Geschichte »
(1940), Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1982, t. I, vol. 2, p. 690-708 ; trad. fr., id., « Sur le
concept d’histoire », Œuvres III, trad. de l’all. par Maurice de
Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard,
« Folio essais », 2000, p. 427-443, p. 431.
(4) Reyes Mate, Medianoche en a istoria : comentarios a las
Tesis de Walter Benjamin « Sobra el concepto de historia », Madrid,
Hartog, Walter Benjamin est ainsi « l’homme
de la brèche du temps, du présent assurément,
mais en aucun cas du présentisme 5 ».
« Présentisme » et crise du futur ?
Le terme de « présentisme », forgé ici par
François Hartog pour désigner l’hégémonie du
présent au détriment des deux autres instances temporelles que sont le passé et le futur, a
connu ces dernières années un fort succès. Jean
Chesneaux avait pour sa part avancé le mot de
« présentéisme », en évoquant le repli sur le
présent et « l’aliénation du sens de la durée 6 ».
La fortune du mot, essentiellement pessimiste,
traduit assurément un certain air du temps où
prédomine le sentiment d’un futur vacillant.
Nombre d’auteurs ont évoqué l’« idéologie du
présent » ou même sa « tyrannie » 7, l’« étreinte
du présent » et le « rapatriement des attentes
vers le présent » 8, la « mise en abyme du présent 9 », en somme le « présentisme » comme
« ethos du moment contemporain 10 », voire « le
futurisme de l’instant 11 ». François Hartog luimême y est plusieurs fois revenu, insistant sur
ce « présent omniprésent » « cannibalisant
pour ainsi dire les autres temps », ce présent
« chef d’orchestre » fermant « la cage de fer
dans laquelle nous nous trouvons avec ses barreaux présentistes » ; « tout se passe comme
Trotta, 2006 ; trad. fr., id., Minuit dans l’histoire : commentaire
des thèses de Walter Benjamin « Sur le concept d’histoire », trad. de
l’esp. par Aurélien Talbot, Paris, Mix, 2009, p. 20.
(5) François Hartog, Régimes d’historicité…, op. cit., p. 177.
(6) Jean Chesneaux, Habiter le temps : passé, présent, futur.
Esquisse d’un dialogue politique, Paris, Bayard, 1996, p. 87.
(7) Marc Augé, Où est passé l’avenir, Paris, Éd. du Panama,
2008, p. 13, 65 et 114.
(8) Zaki Laïdi, La Tyrannie de l’urgence, Montréal, Fides,
1999, p. 20-21.
(9) Marc Abélès, Anthropologie de la globalisation, op. cit.,
p. 97.
(10) Pierre-André Taguieff, op. cit., p. 10.
(11) Paul Virilio, Le Futurisme de l’instant : Stop Eject, Paris,
Galilée, 2009. Paul Virilio explique d’ailleurs qu’il avancerait
le terme d’« instantanéisme » « plus que le “présentisme” d’un
François Hartog » (p. 60).
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tichambre, l’événement inéluctable de la “situation révolutionnaire” 1. »
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s’il n’y avait plus que du présent, sorte de vaste
étendue d’eau qu’agite un incessant clapot » 1.
À ce sujet, plusieurs remarques s’imposent.
La première est d’ordre sémantique : le « présentisme » tel qu’il est en l’occurrence employé
se rapporte à un constat sur un certain état de
l’historicité dominante. Il diffère de ce qu’entendait par « présentisme » l’historien de l’anthropologie George W. Stocking, dont l’acception était davantage historiographique :
par « présentisme » (qu’il opposait à l’« historicisme »), celui-ci comprenait la façon dont
le chercheur peut partir de son propre présent pour analyser l’altérité des sociétés du
passé ; le présentisme chez Stocking « désigne
de façon simple l’idée que le passé est toujours
reconstruit en fonction du présent », même
s’il s’agit aussi pour lui de traquer les « vices
du présentisme » (distorsions, fausses interprétations, analogies déplacées, négligence du
contexte 2). D’un côté, donc, un présentisme
comme méthodologie ; de l’autre, un présentisme comme idéologie.
C’est donc bien à la manière d’une idéologie
qu’il y a lieu d’analyser le présentisme, et donc
d’en explorer les ressorts politiques. Ainsi,
pour l’historien Jérôme Baschet, la « logique
néolibérale » imposerait « le règne d’un présent perpétuel niant l’avant et l’après, et faisant de l’aujourd’hui le nouvel autel auquel
(1) François Hartog, « Historicité/régimes d’historicité »,
op. cit., p. 766 et 770 ; id., « Le présent de l’historien », Le Débat,
158, janvier-février 2010, p. 18-31, p. 31 ; id., « La temporalisation du temps : une longue marche », in Jacques André, Sylvie Dreyfus-Asséo et François Hartog (dir.), op. cit., p. 29 ; id.,
Régimes d’historicité…, op. cit., p. 40.
(2) Maria Beatrice Di Brizio, « “Présentisme” et “historicisme” dans l’historiographe de G. W. Stocking », Gradhiva, 18, 1995, p. 77-89, p. 78 sq. ; Bertrand Müller, « Le passé
au présent : tradition, mémoire et histoire dans les sciences
sociales », Les Annuelles, 8, 1997, p. 173-190, p. 175 ; George
W. Stocking, « On the Limits of “Presentism” and “Historicism” in the Historiography of the Behavioral Sciences »,
Journal of the History of the Behavioral Sciences, 1 (3), 1968,
p. 211-218, rééd. dans id., Race, Culture and Evolution : Essays in
the History of Anthropology, Chicago, Chicago University Press,
1982, p. 8 sq.
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tous doivent sacrifier » ; l’aujourd’hui serait
« ce nouveau tyran qui, pour mieux assurer sa
domination, fait sombrer le passé dans l’oubli
et obnubile toute perspective d’un futur qui
ne soit pas la répétition ou l’amplification de
la domination présente » 3. Dit autrement, ce
serait là « la sacralisation du monde comme il
va 4 ». Quoi qu’il en soit, c’est donc au prisme
d’une histoire culturelle du politique que l’on
se doit de l’étudier.
Et, par là évidemment, de l’historiciser.
Car la notion, sa genèse et ses tribulations ne
vont pas de soi. De quand date en effet ce sentiment d’un « omni-présent » ? Naîtrait-il à
compter des années 1980, ainsi que l’avait
avancé Krzysztof Pomian dans un texte important pour ce débat, « La crise de l’avenir 5 » ?
Comme le relève entre autres Enzo Traverso
en relisant Eric Hobsbawm, la « certitude a
disparu. L’avenir nous est inconnu 6 ». Mais en
1919, Max Weber annonçait déjà « une nuit
polaire, d’une obscurité et d’une dureté glaciales ». Treize ans plus tard, lors d’une conférence prononcée le 16 novembre 1932, Paul
Valéry empruntait les mêmes accents tourmentés : « Cet état présent, qui est notre œuvre,
amorce nécessairement un certain avenir, mais
un avenir qu’il nous est absolument impossible
d’imaginer, et c’est là une grande nouveauté 7. »
Surtout, qui forge cette conception, qui la diffuse, qui la partage ? N’y a-t-il pas, une fois
encore, des coexistences, des discordances et
dissonances dans la manière de penser cette
(3) Jérôme Baschet, « L’histoire face au présent perpétuel :
quelques remarques sur la relation passé/futur », in François
Hartog et Jacques Revel (dir.), Les Usages politiques du passé,
Paris, Éd. de l’EHESS, 2001, p. 59-73, p. 63.
(4) Pierre-André Taguieff, op. cit., p. 11.
(5) Krzysztof Pomian, « La crise de l’avenir », Le Débat, 7,
1980, p. 5-17, rééd. dans id., Sur l’histoire, Paris, Gallimard,
1999.
(6) Enzo Traverso, op. cit., p. 58.
(7) Paul Valéry, « La politique de l’esprit » (1932), Variété III,
Paris, Gallimard, 1936, p. 195 cité dans Pierre-André Taguieff,
op. cit., p. 19.
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LUDIVINE BANTIGNY
forme d’historicité, mais aussi des façons d’y
échapper ? Toute une histoire sociale est donc
à entreprendre afin de « débanaliser » non seulement le présent mais tout autant le présentisme.
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Historicité de l’historien
Avec l’exemple de cette contribution apportée par certains historiens à la diffusion d’une
idée, nous sommes conduits, in fine, à revenir sur l’historicité qui les mobilise et que parfois eux-mêmes mobilisent. À leur place, certes
modeste mais somme toute non négligeable, ils
contribuent à élaborer, consolider ou contester
les modes dominants ou minoritaires de l’historicité.
Nous rejoindrons ici celles et ceux qui plaident pour une histoire tournée vers les trois instances temporelles, et non pas seulement vers
le passé. C’est le cas, entre autres exemples, de
Pascal Ory pour qui « l’historien ne travaille
pas sur le passé mais sur le temps 1 » ; de Jean
Chesneaux selon qui, « si elle s’enferme dans
le seul passé, l’histoire se trouve comme en exil
sur un seul versant du temps 2 » ; ou encore
de François Hartog lorsqu’il juge que « l’histoire fait le lien entre le passé et le futur. De
s’être trop conçue comme la seule science du
passé, elle l’a parfois oublié 3 ». Récemment,
Vincent Duclert s’est interrogé sur « l’avenir
de l’histoire », à entendre non pas seulement
comme une exploration prospective des évolutions qui pourraient toucher la discipline,
(1) Pascal Ory, « La beauté du mort », EspacesTemps, 38-39,
1988, p. 21-24, p. 24.
(2) Jean Chesneaux, op. cit., p. 19.
(3) « Sur la notion de régime d’historicité… », op. cit.,
p. 148.
mais bel et bien comme tentative de « s’interroger sur l’avenir du monde » à partir de l’histoire. C’est là une manière de « comprendre
son imprévisibilité souvent tragique », d’en
« restituer la part des possibles » et d’y puiser une « disposition morale à refuser l’incompréhensible ». C’est donc affirmer, après Marc
Bloch, la « possibilité d’une pensée historienne
sur l’avenir » 4.
Ainsi l’historien peut-il lui-même se situer
à la croisée de son propre champ d’expérience
et de son horizon d’attente et retirer, du jaillissement de leur rencontre, une compréhension affinée des futurs non réalisés chez les
acteurs du passé. Peut-être y aurait-il là aussi
une manière de réhabiliter le goût de l’avenir,
aujourd’hui fragilisé.
Ludivine Bantigny, Université de Rouen,
Groupe de recherche d’histoire (GRHIS), 76821,
Mont-Saint-Aignan, France.
Ludivine Bantigny est maître de conférences en histoire
contemporaine à l’Université de Rouen et membre du comité
de rédaction de Vingtième Siècle. Revue d’histoire. Elle a notamment publié Le Plus Bel Âge ? Jeunes et jeunesse en France de
l’aube desTrente Glorieuses à la guerre d’Algérie (Fayard, 2007) et
codirigé, avec Ivan Jablonka, Jeunesse oblige : histoire des jeunes en France (xixe-xxie siècles) (PUF, 2009), avec Jean-Claude
Vimont, Sous l’œil de l’expert (Publications de l’Université de
Rouen et du Havre, 2011) et avec Arnaud Baubérot, Hériter en
politique : filiations, générations et transmissions politiques
(Allemagne-France-Italie, xixe-xxie siècles) (PUF, 2011). ([email protected])
(4) Vincent Duclert, L’Avenir de l’histoire, Paris, Armand
Colin, 2010, p. 4-6 et 29.
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Historicités du 20e siècle
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