Dossier Comment repérer et corriger une dénutrition débutante chez la personne âgée “bien portante” ? E. Alix* Texte présenté aux Entretiens de nutrition de l’Institut Pasteur de Lille, 14 juin 2001. F aut-il s’étonner qu’au troisième millénaire, dans un pays industrialisé et riche comme l’est la France, on puisse parler encore (et toujours) de dénutrition de la personne âgée ? La réponse est évidemment négative pour au moins trois raisons. La première est que la France vieillit : en 2020, les plus de 85 ans atteindront 4 % de la population française, or ces grands vieillards sont particulièrement vulnérables. La deuxième est qu’avec le vieillissement, les maladies s’accumulent, génèrent autant de circonstances d’anorexie avec perte pondérale que de syndromes d’hypercatabolisme mal gérés par un organisme vieillissant. La troisième, enfin, est que cette dénutrition, la plupart du temps inapparente, va provoquer des catastrophes en cascade augmentant le risque de mortalité, de maladies intercurrentes, de perte d’autonomie, de souffrance physique et morale et des coûts de santé très importants. Fréquence de la dénutrition (1) De nombreuses études transversales et longitudinales, françaises et européennes, éclairent la situation nutritionnelle des personnes âgées de 70 à 75 ans, vivant en apparente bonne santé à leur domicile. * Club francophone gériatrie et nutrition. À domicile, en Europe et à l’étranger, les valeurs de prévalence sont très proches de celles des études épidémiologiques françaises (de 3 à 5 %). En Europe, l’étude EuronutSeneca phase I concerne 2 858 personnes âgées de 70 à 75 ans. Dans cette population, on observe des valeurs d’énergie ingérée et une répartition des macronutriments variant avec les pays concernés et leurs caractéristiques socioculturelles. La prévalence de la malnutrition protéino-énergétique (MPE), fondée sur les ingesta et les valeurs de l’albuminémie, est inférieure à 4 %. L’étude longitudinale (Euronut-Seneca phase II) concerne 1 221 personnes de 75 à 80 ans. Une perte de poids de plus de 5 kg touche près de 16 % des sujets âgés qui ont fait l’objet de deux déterminations (19891993), mais ils ne sont que 2,2 % à avoir des valeurs d’albuminémie inférieures à 35 g/L. Toutes les femmes et une partie des hommes (selon les régions) ont, au dixième percentile de la population, une diminution quantitative des ingesta en deçà de 1 500 kcal/j et une diminution qualitative des protéines en deçà de 35 g/j. Cela confère à cette population un état de santé en apparence excellent mais où apparaissent déjà des facteurs de risque reconnus de morbidité et de mortalité, comme la perte de poids ou des ingesta quotidiens inférieurs à 1500 kcal/j. Dans toutes les études, on remarque que l’apparition d’un syndrome inflammatoire se traduit par un retentissement profond et durable sur l’état nutritionnel, et induit une diminution progressive de la valeur de l’albuminémie. L’intrication de la carence d’apport et de ses conséquences (pathologie infectieuse ou inflammatoire) rend rapidement indiscernable la malnutrition dite exogène par carence d’apport de celle provenant de l’augmentation du catabolisme. Dans ces conditions, la seule méthode à même d’évaluer simplement les réserves métaboliques est l’anthropométrie. Les études réalisées au domicile concernent habituellement des populations ambulatoires dans des classes d’âge de 65 à 75 ans. Ces personnes ont une meilleure autonomie et une meilleure alimentation que les personnes âgées de plus de 80 ans, à propos desquelles on peut penser que l’association d’une polypathologie à une perte d’autonomie les rend également très fragiles sur le plan nutritionnel. Le risque de MPE atteindrait alors, non plus 4 %, mais 10 % de la population testée. La malnutrition devient le facteur de risque d’hospitalisation et de perte d’autonomie prépondérant. À titre de comparaison, la prévalence de la dénutrition à l’hôpital (court séjour ou soins de suite) dans les populations les plus âgées atteint des chiffres de 40 à 60 %. Dans les services de médecine, l’hospitalisation est souvent motivée par une affection d’origine traumatique, infectieuse ou inflammatoire. La malnutrition par carence d’apport pure touche moins de 20 % des patients hospitalisés. Pour tous les autres, la malnutrition d’apport est indiscernable de celle provoquée par l’hypercatabolisme de la maladie ayant justifié l’hospitalisation. Si la prévalence de la MPE chez la personne âgée passe de 4 à 10 % à domicile à un patient sur deux à l’hôpital, c’est probablement parce que les futurs hospitalisés se recrutent parmi les sujets âgés déjà fragilisés par un état de sub-carence négligé, provoquant une dépression immunitaire et une perte de masse 13 Act. Méd. Int. - Métabolismes - Hormones - Nutrition, Volume VI, n° 1, janvier-février 2002 Dossier maigre. Quant au milieu institutionnel (maisons de retraite, soins de longue durée), les valeurs obtenues dépendent des normes de référence utilisées par les auteurs, mais également du niveau de dépendance des patients, en particulier pour l’alimentation, que ces structures prennent en charge. Les valeurs décrites dans la littérature s’échelonnent de 13 à 52 %. Des travaux plus récents rapportent des chiffres plus bas – de 13,5 % à 28,5 % –, peut-être plus réalistes. Dans les services de long séjour, on observe moins de 40 % de malnutrition par hypercatabolisme alors qu’elle est de plus de 80 % dans les services hospitaliers de médecine gériatrique. La politique institutionnelle en faveur de l’alimentation, partie intégrante de l’animation au quotidien, devrait jouer un rôle déterminant pour prévenir une baisse des ingesta et réduire la prévalence de la malnutrition protéinoénergétique en institution. ↓ Masse maigre Fragilité Insuffisance d'apport Premier épisode ←c'est ici qu'il faut agir pathologique Dénutrition endogène – infection pulmonaire – stress fracturaire Troisième épisode pathologique Dénutrition exogène ↓ Poids ↓ Albumine Deuxième épisode pathologique Déficit immunitaire – nouvelle infection Escarres Quatrième épisode pathologique Figure. La spirale infernale de la dénutrition. Conséquences de la dénutrition (2) Conséquences aspécifiques Les manifestations cliniques sont peu spécifiques de la malnutrition protéino-énergétique : asthénie, anorexie, amaigrissement avec fonte musculaire, peau sèche, ongles cassants, constipation et troubles neuropsychiatriques allant de la dépression à la démence. L’absence de spécificité clinique de la dénutrition explique le retard au diagnostic constaté plus tard, à la phase d’état. Les conséquences de la MPE s’observent dans deux situations : – à l’occasion d’une dépression, le patient réduit progressivement ses ingesta. Ses réserves de masse maigre, rapidement mobilisable, et de masse grasse s’amoindrissent lentement. Lorsque les signes cliniques apparaissent, ils traduisent généralement une dénutrition profonde ; – de manière parfois inaugurale chez une personne âgée en apparente bonne santé, à l’occasion d’un stress infectieux ou non, la dénutrition se manifeste en empruntant les signes liés au stress et en les aggravant. ● La masse maigre et la masse grasse (3) La diminution de la masse musculaire (sarcopénie) avec l’âge n’est pas totalement inéluctable. Dans une population sélectionnée pour son bon état de santé, observé de 70 à 80 ans de manière longitudinale (au Nouveau-Mexique, à Albuquerque), la réduction du poids et de la masse maigre ne s’observe que chez les patients victimes d’un problème de santé : infection, cancer ou traumatisme. En revanche, la réduction progressive ou rapide des ingesta se solde toujours par une diminution, en priorité de la masse maigre, dont la mobilisation énergétique est plus rapide et plus simple pour l’organisme. Les conséquences cliniques sont une diminution de la force aussi bien distale que proximale, une diminution de la résistance à l’effort, et une diminution des réserves d’énergie en cas d’agression infectieuse ou de stress. La chute n’est pas loin si la personne âgée présente par ailleurs une pathologie neurologique ou locomotrice. La résistance osseuse est également altérée par la MPE, autant par la carence en apport calcique que par la carence en apport protéique, indispensable à la confection ou à la réparation de la trame collagénique, véritable tissu de soutien de l’os. Si la dénutrition dure longtemps, le retentissement sur la masse grasse périphérique devient cliniquement significatif, la mobilisation progressive de l’énergie stockée sous forme de graisse conduit à une réduction de ce secteur et à une diminution des facultés d’amortissement lors de la chute. Le risque de survenue d’une escarre par augmentation des forces de friction en cas d’alitement, même bref, s’accroît également. ● L’immunodépression (4) La dénutrition est toujours associée à une carence en micronutriments dont le rôle sur le fonctionnement du système immunitaire n’est plus contesté. À un degré avancé de dénutrition, on peut parler de syndrome d’immunodéficience acquise qui va rendre la personne âgée particulièrement sensible aux infections. Les mécanismes de cette immunodéficience associent une atteinte des systèmes de défense contre les agents microbiens intracellulaires (rôle dévolu aux lymphocytes T), une atteinte des systèmes de défense contre les agents microbiens extra-cellulaires (rôle dévolu aux lymphocytes B), enfin également, une atteinte des systèmes macrophagiques de défense non spécifique. Avec la carence immunitaire, le temps de réparation tissulaire lié au stress infectieux augmente et l’infection entraîne la production déséquilibrée de cytokines pro-inflammatoires (provoquant une anorexie durable) au détriment des cytokines anti-inflammatoires par les lymphocytes. La vaccination protège l’individu âgé dénutri de manière moins efficace, mais la correction de la malnutrition restaure l’ensemble des compétences immunitaires. ● Les troubles neuropsychiatriques Ils sont très polymorphes dans leur présentation clinique, d’autant plus que l’âge est également associé, indépendamment de la dénutrition, à une augmentation de la prévalence de la démence et de la dépression. Les vitamines du groupe B sont le plus fréquemment en cause en raison de leur fragilité selon le mode de cuisson ou la qualité des mets choisis. Le ralentissement est un des signes aspécifiques les plus constants, la dépression est l’étape ultérieure (répondant mal aux traitements antidépresseurs classiques), puis 14 Act. Méd. Int. - Métabolismes - Hormones - Nutrition, Volume VI, n° 1, janvier-février 2002 Dossier vient l’étape ultime des troubles cognitifs, pouvant conduire la personne âgée à une véritable démence ou en accélérer le cours évolutif. Conséquences spécifiques ● Les troubles digestifs Si la fonction de digestion intestinale reste la mieux préservée en cas de malnutrition, la réduction de l’hydratation – qui accompagne de manière quasi systématique la MPE – crée un ralentissement du bol intestinal, provoquant un véritable fécalome. Ce dernier est à l’origine d’un état subocclusif et d’une anorexie avec perte hydrique par la muqueuse intestinale. La pullulation microbienne qui accompagne la stase fécale est à l’origine de diarrhées chroniques et d’une déficience en vitamines et oligoéléments. La baisse du taux sérique de l’albumine peut être la conséquence d’un défaut de synthèse hépatique de l’albumine en cas de MPE, ou lors de l’inversion de synthèse par le foie en cas d’inflammation ou, enfin, par des pertes rénales ou vasculaires. La biodisponibilité des médicaments fortement liée à l’albumine ou à d’autres protéines en est modifiée dans le sens d’une plus grande biodisponibilité et donc d’un risque notable de taux toxique. ● Les conséquences hormonales Un faux diabète paraît être une conséquence constante de la malnutrition par carence et de la malnutrition endogène ; la stimulation du cortisol et des catécholamines est à l’origine d’une hyperglycémie par libération musculaire et d’une réduction de la synthèse de l’insuline, associée à une insulinorésistance. Les cytokines déclenchent et entretiennent les phénomènes hormonaux dont le passage à la chronicité épuise les réserves et se traduit par un syndrome de réponse sénile chronique inflammatoire systémique. ● Les conséquences liées aux carences en micronutriments Les carences en vitamines du groupe B (folates, B6) sont sans doute les plus importantes par leurs impacts sur le système hématologique (anémie) et nerveux (périphérique et central) : troubles neuropsychiques, encéphalopathies ou polynévrites. La carence en vitamine D est directement liée à la perte d’autonomie, entraînant un défaut d’exposition solaire et elle détermine une augmentation de la synthèse de l’hormone parathyroïdienne, contribuant à accroître la fragilité de l’os. La carence protéique associée à la carence vitamino-calcique contribue à majorer le risque de fracture lors d’une chute. La carence en zinc est également fréquemment retrouvée dans les dénutritions : elle provoque une anorexie par atteinte des bougeons du goût et une immunodéficience car le zinc, métallo-enzyme, participe à de nombreuses réactions du métabolisme cellulaire. Conséquences sociales Avec l’accumulation des maladies, la malnutrition contribue à la réduction de l’espérance de vie et à sa qualité. La perte d’autonomie induite aboutit souvent à une entrée en institution, facteur de risque encore trop fréquent de désinsertion sociale par isolement, de dépression, voire de syndrome de régression psychomotrice et de décès prématuré. En termes de santé publique, l’incidence de la MPE sur la morbidité et sur la mortalité est maintenant bien établie. La morbidité, c’està-dire ici le risque de contracter une maladie infectieuse, est multipliée par un facteur 2 à 6. La mortalité est, quant à elle, accrue d’un facteur 2 à 4. Lorsque le patient âgé est malnutri, la durée d’une hospitalisation se prolonge de 2 à 4 fois, la consommation médicamenteuse augmente et le risque d’entrée définitive en institution s’accroît. Diagnostic de la dénutrition Le dépistage permet d’agir plus tôt, d’éviter la survenue de complications, et cela pour un moindre coût. Pour dépister, il est possible d’utiliser l’autoquestionnaire simplifié de Brocker et al. qui permet, grâce à une série de 10 questions à réponse binaire (oui/non), de détecter un seuil de risque. Au-delà de 3, le dépistage est positif et implique la mise en œuvre d’une évaluation plus complète, puis d’une réponse thérapeutique. Les 18 items du Mini Nutritional Assessment (MNA) de B. Vellas et al. (4) permettent, au prix de mesures cliniques anthropométriques simples, d’une évaluation globale de l’état de santé, d’indices diététiques et d’une évaluation de la perception de sa santé par la personne, d’améliorer la prédiction du risque (risque élevé pour un score inférieur à 17, risque modéré pour un score de 17 à 23,5, risque absent pour un score au-delà de 24, maximum 30). Cet outil est plus particulièrement destiné aux institutions d’hébergement des personnes âgées. Une nouvelle version simplifiée est maintenant disponible. Elle permet, avec 5 items et 14 points maximum, d’assurer un dépistage sur les questions suivantes : “existence d’une anorexie, perte récente de poids, capacité motrice, maladies aiguës ou stress psychologique, problèmes neurophysiologiques, et BMI”. La réalisation du test complet (qui dure une dizaine de minutes) devient nécessaire si le score au dépistage est égal à 11. Le diagnostic : pour évaluer, c’est-à-dire qualifier et quantifier une malnutrition protéino-énergétique avérée, il faut utiliser plusieurs instruments, aucun n’étant à lui seul suffisamment sensible ou spécifique pour permettre un diagnostic de certitude. Les instruments utilisables sont de trois types (5). Les instruments d’interrogation et d’observation L’interrogatoire des habitudes alimentaires de la vie passée, les rythmes et le nombre des repas, les régimes observés constituent une première approche qualitative. La quantification, quant à elle, requiert des outils plus ou moins sophistiqués selon le degré de précision souhaitée. On peut ainsi faire appel à des techniques d’enquêtes diététiques lourdes et coûteuses, tels le rappel des ingesta des 24 heures passées ou le semainier, voire la pesée des restes de repas préalablement calibrés, sur une période de 1 à 3 jours. De manière plus simple, avec cependant un degré 15 Act. Méd. Int. - Métabolismes - Hormones - Nutrition, Volume VI, n° 1, janvier-février 2002 Dossier de précision acceptable, une surveillance simplifiée de ce que prend réellement le patient. Cette surveillance est réalisée à travers l’observation de chacun des trois ou quatre repas quotidiens à l’aide d’une grille cochée aux trois principaux repas et au goûter, selon les modalités suivantes : aucune prise alimentaire, moins de la moitié, plus de la moitié ou la totalité du plat concerné. Son objectif est de repérer d’un seul coup d’œil la gravité de l’anorexie et, par l’interprétation de la diététicienne, d’en établir l’importance. Les outils anthropométriques ● La pesée : peser une personne âgée est une tâche réputée ardue, en raison des troubles de l’équilibre et des pathologies de l’appareil locomoteur. La pesée doit être régulière (une fois par mois) et réalisée dans les mêmes conditions méthodologiques (heure et habillement). Une perte de poids de 2 kg en un mois ou de 4 kg en six mois constitue un argument pour évoquer une malnutrition protéinoénergétique. ● Le rapport poids/taille (index de Quetelet ou indice de masse corporelle IMC, ou BMI en anglais) requiert une mesure précise de la taille réelle, puisque l’argument du dénominateur est élevé au carré. Chez le sujet âgé, la taille réelle est souvent réduite du fait d’une tendance à la cyphose. La taille mesurée à l’aide d’une toise ou par mètre ruban est fausse. L’utilisation de la taille de la carte d’identité constitue une alternative finalement Formule française permettant le calcul de la taille selon la hauteur du genou (7) Taille homme = (2,07 x hauteur du genou) - (0,21 x âge) + 74,69 Taille femme = (2,20 x hauteur du genou) - (0,25 x âge) + 67,0 La malnutrition protéino-énergétique est probable lorsque la valeur du BMI est < 22 assez précise. La mesure de la hauteur du genou permet, à l’aide d’une équation obtenue après étude de corrélation sur de grands groupes d’individus, de calculer une taille réelle encore plus précise. Les outils biologiques Les dosages dans le sang sont coûteux et d’interprétation souvent malaisée. Ils sont néanmoins indispensables au diagnostic. ● L’albumine est une protéine de grosse taille, synthétisée par le foie, de demi-vie longue (21 j) ; sa valeur biologique apprécie l’état nutritionnel au long terme, mais elle est très sensible aux variations de l’hématocrite (surtout de l’hémoconcentration) et à l’inflammation. ● La préalbumine ou transthyrétine, également synthétisée par le foie, est une protéine liée au métabolisme de la thyroxine et de la protéine vectrice du rétinol. Elle a une demivie courte de 2 jours et elle est également très dépendante de l’état inflammatoire du patient. ● La CRP et l’orosomucoïde sont des protéines de l’inflammation de demi-vie courte (24 h) ou semi-longue (6 j), qui permettent une interprétation plus fiable des protéines dites “nutritionnelles”, albumine et préalbumine. On considère que : La malnutrition est modérée si l’albuminémie est entre 30 et 35 g/L et la préalbuminémie entre 140 et 220 mg/L. La malnutrition est sévère si l’albuminémie est inférieure à 30 g/L et la préalbuminémie à 140 mg/L. La malnutrition protéino-énergétique est dite “caractérisée” lorsque au moins deux critères cliniques ou biologiques ont des valeurs inférieures au seuil de référence. Les pièges du diagnostic sont multiples Les enquêtes d’évaluation des ingesta peuvent, selon la méthode, l’âge de la personne évaluée, les qualifications de l’éva- luateur et les sources des tables alimentaires de référence, sous-estimer ou surestimer les ingesta. En clinique, la mesure du poids peut être source d’erreurs : on peut, par exemple, être obèse et dénutri. En effet, lorsqu’une anorexie s’installe, quelle qu’en soit la raison, la mobilisation de l’énergie se fait en premier lieu au détriment des muscles, d’un volume apparent moindre, donc moins visible à l’œil. La mobilisation de la graisse en tant que substrat énergétique est plus tardive. Un poids apparemment stable peut être le résultat d’un amaigrissement et d’une rétention d’eau et de sel sous la forme d’œdèmes, dans un contexte d’insuffisance cardiaque. En biologie, un syndrome inflammatoire ou une insuffisance hépato-cellulaire gênent considérablement l’interprétation des données biologiques. Le traitement (8,9) Avant tout, la prévention de la MPE impose de s’assurer, par une évaluation régulière de l’appétit de la personne âgée, de ses variations pondérales ou de rechercher l’apparition de facteurs de risque nutritionnel. Il est possible, à cette période, de réduire les risques de malnutrition en limitant les régimes alimentaires restrictifs aux seules personnes malades pour lesquelles ces régimes seraient impératifs (ce qui est rare en pratique), en combattant les idées reçues ou mythes alimentaires (qui portent généralement sur les œufs, le lait, certains fruits et la viande [impact de l’EBS]). De plus, les idées reçues suscitent l’élimination progressive du catalogue alimentaire de la personne âgée de nombreuses sources d’énergie et de protéines, contribuant ainsi à une alimentation monotone, c’est-à-dire à risque de carences en micronutriments. Il faut également faire l’éloge de la fourchette en restaurant les qualités hédoniques du repas : plaisir de la bouche, rencontre et partage avec l’autre autour de la table. À la notion d’équilibre alimentaire, on devrait, au grand âge, substituer la notion de plaisir. 16 Act. Méd. Int. - Métabolismes - Hormones - Nutrition, Volume VI, n° 1, janvier-février 2002 Dossier Les compléments nutritionnels doivent être utilisés avec discernement, à titre préventif, car ces produits sont coûteux et risquent de se substituer au repas normal. Il est possible d’enrichir de nombreux plats à chacun des quatre repas, avec de la poudre de lait apportant un complément calcique et protidique, sans dénaturer le goût et pour un faible coût. Il n’existe aucun argument scientifique à ce jour pour succomber à la tentation américaine de supplémentation vitaminique systématique. En dehors de la supplémentation en vitamine D et du calcium pour tous les patients confinés ou à faible mobilité, on ne dispose pas de données permettant de proposer l’utilisation de cocktail vitaminique incluant les vitamines anti-oxydantes A, C, E, voire du sélénium et des vitamines hydrosolubles thermolabiles du groupe B. Il faut également améliorer l’environnement du repas. À domicile, il est préférable de faire appel à la famille ou à une aide ménagère pour faire les courses et préparer, ou aider à préparer, le repas que d’utiliser les services de repas à domicile, souvent ressentis par la personne âgée comme une dépossession de sa fonction de préparation du repas. En institution, la mission de l’ensemble du personnel soignant est d’améliorer la prestation proposée pour le repas. On peut ainsi proposer d’aménager les salles à manger en plusieurs lieux, avec une décoration différente et des couleurs harmonieuses, des tables permettant la circulation des fauteuils roulants, des nappes agréables à l’œil et des couverts ergonomiques. Les temps de repas seront adaptés selon les habitudes passées de la personne, le repas doit durer au moins 1 heure. Les menus seront proposés aussi près que possible du repas : ils seront écrits et présentés dans la matinée pour préparer à l’idée du repas à venir. La présentation de mets goûteux et odorants sera précédée d’un apéritif et accompagnée par un verre de bon vin. Quatre repas par jour sont préférables à 3 : une collation à dix heures et un goûter léger, pour ne pas nuire au dîner, sont souhaitables. L’heure du dîner doit être retardée à vingt heures pour que la période nocturne à jeun n’excède jamais douze heures. À titre curatif, si l’apport oral spontané se révèle insuffisant pour compenser la carence nutritionnelle, on peut s’aider de compléments du commerce qui permettent d’apporter de 200 à 400 kcal/j. Il faut préférer des compléments hyper-protéinés, en sachant que le goût sur la langue (palatabilité) de ces protéines se traduit souvent par une mauvaise observance du produit au long cours. La diversification de la nature de ces compléments (laitages, desserts gélifiés, soupes) permet une meilleure adhésion à ce qui doit être présenté à la personne comme un véritable médicament. Enfin, ces suppléments ont un défaut majeur, celui de coûter cher et ne faire l’objet d’aucun remboursement par l’assurance maladie en dehors de cadres réglementaires (TIPS), excluant à ce jour la personne âgée. Le seul traitement médicamenteux ayant obtenu une AMM dans l’indication de la dénutrition de la personne âgée est l’alpha-cétoglutarate d’ornicéthine précurseur de la glutamine, dont l’intérêt (modeste) a été démontré, en particulier, dans les situations d’hypercatabolisme. Si le traitement des facteurs déclenchants, l’aménagement des repas et la prescription éventuelle de compléments se révèlent insuffisants pour restaurer un bon état nutritionnel, il appartiendra au médecin de faire admettre son patient en milieu hospitalier, dans une unité spécialisée dans l’assistance nutritionnelle pour la personne âgée. Lorsque le tube digestif est fonctionnel, il est possible d’assurer une assistance nutritionnelle par sonde naso-gastrique pour une nutrition prévisible d’une durée de moins d’un mois ou par gastrotomie perendoscopique pour des durées supérieures. Ces gestes techniques sont simples et habituellement bien tolérés, sous réserve et dans la mesure du possible, de passer un contrat sur les objectifs espérés avec la personne. Il est ainsi possible d’apporter, avec une assez grande sécurité, de 1 800 à 3 000 kcal/j en apport croissant selon l’urgence et le type de malnutrition. Toutes les diètes vendues dans le commerce sont de qualité identique et peuvent être passées par déclivité ou à l’aide d’une nutripompe d’utilisation simple. La durée de la nutrition artificielle dépend de l’intensité de la malnutrition, mais elle n’est habituellement pas inférieure à un mois. Au cours de la nutrition entérale, il est impératif de tester régulièrement la bouche et de reprendre dès que possible l’alimentation orale. L’objectif nutritionnel curatif doit toujours être analysé avec beaucoup de soin, sous l’angle de l’éthique. En effet, si le patient ou son entourage se refuse à cette assistance nutritionnelle, ou s’il existe une pathologie démentielle évoluée, le risque est de traiter par excès, sans bénéfice immédiat ni retardé pour la personne âgée. La MPE est donc bien une réalité médicale dans nos sociétés industrialisées que l’on pensait à l’abri de ces carences. À titre individuel, la prévention est certainement le moyen le plus sûr de réduire les conséquences des maladies liées à une immunodéficience ou à Tableau I. Signes d’alerte d’une possible dénutrition. - Revenus modestes ou mal employés Perte d’autonomie Solitude, état dépressif Difficultés d’approvisionnement Problèmes bucco-dentaires Régimes Trouble de la déglutition Moins de trois repas/jour Plus de cinq médicaments/jour Perte de poids Maladie sévère Constipation Albumine inférieure à 35 g/L 17 Act. Méd. Int. - Métabolismes - Hormones - Nutrition, Volume VI, n° 1, janvier-février 2002 Dossier Tableau II. Signes d’une malnutrition constituée. - Ingesta mesurés < à 1 600 kcal/j pour la femme < à 2 000 kcal/j pour l’homme - Perte de poids de 2 kg en un mois ou de 4 kg en six mois - BMI < 22 kg/m2 - Albumine < 35 g/L et Préalbumine < 220 mg/L la sarcopénie. Le dépistage par le médecin généraliste et l’entourage familial sensibilisé ainsi que l’analyse des causes devraient permettre, dans la grande majorité des cas, de réduire, à terme, la mortalité par maladie infectieuse ou traumatique et d’améliorer la qualité de la vie en retardant l’entrée dans la dépendance et en augmentant l’espérance de vie sans incapacité. Références 1. Alix E, Constans T. Épidémiologie de la malnutrition protéino-énergétique (MPE) chez les personnes âgées. Année Gérontologique, éditeur Serdi, 1998 : 81-98. 2. Raynaud-Simon A, Lesourd B. Dénutrition du sujet âgé : conséquences cliniques. Presse Med 2000 ; 39 : 2183-9. 3. Bonnefoy M, Constans T, Ferry M. Dénutrition du sujet âgé : influence de la nutrition et de l’activité physique sur le muscle au grand âge. Presse Med 2000 ; 39 : 2177-81. 4. Lesourd B, Mazari L. Nutrition and immunity in the elderly. Proc Nutr Soc 1999 ; 58 (3) : 685-95. 5. Vellas B, Guigoz Y, Baumgartner M et al. Relationships between nutritional markers and the mini-nutritional assessment in 155 older persons. J Am Geriatr Soc 2000 ; 48 (10) : 1300-9. 6. Constans T, Alix E, Dardaine V. Malnutrition protéino-énergétique du sujet âgé : méthodes diagnostiques et épidémiologie. Presse Med 2000 ; 39 : 2171-6. 7. Guo S, Wu X, Vellas B et al. Prediction of stature in the French elderly. Age Nutrition 1994 ; 3 : 169-73. 8. Sidobre B, Ferry M. Prevention of malnutrition. Soins Gerontol 1998 ; 11 : 11-3. 9. Ferry M et al. Nutrition de la personne âgée : aspects fondamentaux, clinique, et psychosocial. Édition Berger Levrault, 1996. 18 Act. Méd. Int. - Métabolismes - Hormones - Nutrition, Volume VI, n° 1, janvier-février 2002