Éditorial L’expérience d’un médecin est merveilleusement riche, mais toujours trouble et ambiguë. Il arrive donc ceci que ceux qui seraient les mieux placés pour faire avancer la science ne possèdent à la fin qu’un art mélangé de savoir et de sorcellerie. C’est pourquoi la médecine, semblable en cela à la politique, ne peut avancer que par les travaux de ceux qui ne pratiquent point. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 03/06/2017. Alain Propos C ette citation tirée du passionnant ouvrage de Jacques Poirier La médecine est-elle un art ou une science ? [1], est une bonne introduction à ce numéro dans lequel paraît, pour la première fois depuis la création de ce journal, un article de neuroscience. Nous engageons vivement les lecteurs à faire l’effort de lire l’excellente synthèse d’Anne Marcilhac sur l’apoptose dans les maladies neurodégénératives. Nul doute que, pour beaucoup d’entre eux, la lecture de cet article, pourtant particulièrement clair, demandera un effort. Mais cet effort n’est pas plus grand que celui que nécessite, pour un gériatre ou un neurologue, la lecture d’un article tout aussi clair concernant la psychanalyse, comme celui de Bertand Claudel, ou la neuropsychologie, comme la synthèse de Louis Bherer et al. Le propre d’une revue transdisciplinaire est bien d’inciter chacun à dépasser les limites de sa propre discipline et cela ne peut être atteint sans effort. Anne Marcilhac nous montre que le rôle et les mécanismes de l’apoptose, cette mort cellulaire programmée, mais soumise à des influences extérieures comme intérieures, varient selon la pathologie dégénérative en cause. Le concept de maladie dégénérative est, en réalité, un cachemisère. Les maladies dites dégénératives n’ont pas grand-chose en commun (ni la pathologie, ni la symptomatologie, ni le pronostic), sinon leur évolution insidieuse et progressive et l’implication dans leur genèse, pour la grande majorité des cas, d’une association mal précisée de facteurs génétiques et environnementaux. Le terme de dégénérescence s’applique, selon le dictionnaire, à la perte des qualités de la race (!) ou, en médecine, à une altération cellulaire. Le temps n’est pas si loin où nous devions apprendre à côté de la pneumonie franche lobaire aiguë, par exemple, les « formes du taré » : femme enceinte, diabétique, vieillard. Personne, aujourd’hui, n’admettrait de nommer taré un diabétique ou une femme enceinte, ou dégénéré un patient atteint de maladie d’Alzheimer ou de Parkinson. Et pourtant, nul n’est choqué par le terme de maladie dégénérative ! Sans doute la raison en est l’acception Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2, n° 3 : 165-6 médicale de la dégénérescence, l’altération cellulaire. Mais peut-on prétendre qu’une définition aussi large permette de désigner une classe pathologique spécifique ? L’article de Florence Lebert sur la dépression vasculaire montre bien que, lorsqu’une pathologie n’est définie que par ses caractères cliniques, les limites en sont floues et les conceptions pathogéniques assez arbitraires. La problématique des dépressions tardives a été développée dans un numéro spécial coordonné par Jean-Pierre Clément, récemment publié. Il est quelque peu paradoxal d’affirmer que les critères de dépression sont indépendants de l’âge et de décrire des variétés de dépression spécifiques du sujet âgé. Ces présentations particulières, avatars de la mélancolie d’involution, sont-elles liées à l’âge, au contexte, à la pathologie associée, au regard du praticien sur le vieillissement ou le simple témoignage d’une pratique orientée par l’expérience ou l’idéologie des spécialistes ? La médecine est-elle un art ou une science ? La tentation peut être grande d’opposer les neurosciences, en constant développement, et la pratique médicale qui en demeure bien éloignée. Certains ont accusé le développement scientifique et technique de la médecine de la rendre « moins humaine » et engagé les futurs médecins à se retourner vers les humanités, le grec et le latin. Ceux d’entre nous qui ont fait des études de lettres classiques peuvent-ils se targuer d’avoir une pratique « plus humaine » que celle des générations d’aujourd’hui de formation scientifique du fait de la pratique du grec et du latin ? Ce que demandent, en définitive les malades, nous dit Jacques Poirier, est d’être bien traités, c’est-à-dire, à la fois, de recevoir des soins basés sur les connaissances les plus récentes et les mieux établies, mais aussi d’être considérés comme des individus responsables. Le refus du paternalisme traditionnel et la juste demande de plus en plus affirmée des patients d’être considérés comme des adultes responsables ne doivent pas nous faire oublier que la relation médecin-malade (ou, plus largement soignantmalade) est, au départ, une situation d’inégalité puisqu’un sujet diminué par la souffrance ou la maladie vient demander de l’aide à un autre qui est censé alléger sinon supprimer son fardeau. Ignorer cet aspect spécifique est source de confusion. La relation médecin (soignant)-malade est une dynamique qui doit être basée sur le respect plus que sur une fausse égalité. Le respect impose la compréhension de l’autre et de ses réactions, mais également la nécessité de prendre conscience de nos propres sentiments et réactions face à la maladie et aux patients. L’apprentissage de la relation, de la communication, bénéficie aujourd’hui de techni- 165 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 03/06/2017. C. Derouesné ques qui sont enseignées, notamment, aux travailleurs sociaux (et aux commerciaux !). Peut-on accepter que le diplôme de docteur en médecine et le serment d’Hippocrate, au nom d’une idéologie qui se prétend humaniste, nous dispense de cet apprentissage ? Dans la réalité, chacun doit faire face à des situations complexes, souvent dramatiques, de façon purement empirique, en fonction de ses croyances et de son fonctionnement psychique propre. Il n’est donc pas étonnant de retrouver comme un leitmotiv, dans toutes les enquêtes menées auprès des patients ou de leurs familles, des revendications concernant le défaut de communication et la piètre qualité relationnelle des médecins. Il n’est pas étonnant, non plus, que les études d’intervention nous montrent que l’amélioration de la communication bénéficie au patient et soulage le fardeau des aidants, familiaux ou professionnels. L’apprentissage de la communication, en gardant l’aspect spécifique de la relation soignant-malade, doit donc aller de pair avec la formation scientifique des soignants. À l’adage célèbre « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », 166 on peut rétorquer que « conscience sans science » n’est que charlatanisme innocent, selon l’expression de Jacques Poirier. Avec lui, nous pouvons conclure que la médecine n’est ni une science ni un art : c’est, avant tout, une pratique ou plutôt des pratiques. La diversité même de nos pratiques est un enrichissement pour la compréhension du vieillissement et des affections qui lui sont associées, mais cela nécessite que chacun respecte la pratique des autres et fasse un effort pour la comprendre. Pour clore ce sujet, je voudrais livrer à la réflexion des lecteurs, la réponse que me fit Daniel Widlöcher, un jour que je l’interrogeais sur le statut épistémologique de la psychanalyse : « La psychanalyse n’est pas une science, c’est une grande découverte. » Christian Derouesné Référence 1. Poirier J. La médecine est-elle un art ou une science ? Collection Mémoire de la science, numéro 4. Paris, Académie des sciences 2004. Psychol NeuroPsychiatr Vieillissement 2004 ; vol. 2, n° 3 : 165-6