Les revenants d`Henrik Ibsen

publicité
DOSSIER PÉDAGOGIQUE
LES REVENANTS
HENRIK IBSEN
THOMAS OSTERMEIER
avec Matthieu Sampeur (Osvald), Valérie Dréville (Madame Alving), Jean-Pierre Gos (Menuisier Engstrand),
François Loriquet (Pasteur Manders), Mélodie Richard (Régine)
traduction et adaptation Olivier Cadiot, Thomas Ostermeier scénographie Jan Pappelbaum
assistante à la mise en scène Élira Leroy dramaturgie Gianni Schneider
vidéo de scène Sébastien Dupouey lumière Marie-Christine Soma costumes Nina Wetzel musique Nils Ostendorf
« LA VIE N’EST-ELLE PAS QU’UN
CONSTANT COMBAT
ENTRE LES FORCES HOSTILES DE L’ÂME…
ET CE COMBAT EST LA VÉRITABLE VIE DE
L’ÂME… »
SOMMAIRE
ÉDITO
A sa parution, en 1881, Les Revenants fit scandale.
Parce qu’un jeune homme innocent s’y meurt
d’une dégénérescence cérébrale héritée de la syphilis
paternelle, les contemporains voyaient là une version
sulfureuse d’un vieil argument tragique. Aujourd’hui
où la transmission héréditaire de la syphilis est reléguée
au rang des mythes médicaux, la pièce s’entend de
façon plus ambiguë. Comme si Ibsen voulait surtout,
par ce procès posthume intenté à un père jouisseur, où
l’austérité maternelle se trouve aussi inculpée, poser
ces questions qui vont bien au-delà de son époque : où
s’arrête, où commence la responsabilité envers autrui ?
Si le pur principe de plaisir peut conduire au désastre,
son refus n’est-il pas tout aussi mortifère ? Peut-on vivre
une vraie vie dans le faux ?
Ce n’est pas un hasard si Thomas Ostermeier directeur
artistique de la Schaubühne, qui a construit sa
réputation de metteur en scène sur son génie à adapter
pour nos yeux contemporains les grands textes du
répertoire, entreprend depuis quelques années un
grand cycle de mises en scène des pièces d’H. Ibsen. A
l’heure des montées des radicalismes religieux, des replis
communautaires et des procès sexistes qui tendent à
faire valoir la supériorité des normes sur les différences,
monter Les Revenants constitue un geste résolument
moderne et politique qui nous invite à sonder notre
conscience d’êtres résistants. Résistance aux normes,
aux devoirs, aux nouvelles mythologies.
Ce dossier s’adresse aux enseignants, toutes disciplines
confondues, qui souhaitent ouvrir leurs élèves à la
connaissance du spectacle vivant. Le enseignants pressés
trouveront des encarts synthétiques qui récapitulent
l’essentiel des savoirs, les autres se verront proposés
des activités de recherche, de pratique théâtrale ou
scénographique.
> p. 3
I. Ibsen et «Les Revenants»
- Parcours pour une analyse dramaturgique
> p. 5
- Faire le point. H. Ibsen et l’invention du drame moderne
- A vous de jouer.
> p. 6
II. Mettre en scène « Les Revenants »
> p. 7
Zoom sur Antoine et le Théâtre Libre
> p. 8
III. Thomas Ostermeier, metteur en scène
- Analyse d’images scéniques
> p. 9
- A vous de jouer. Atelier de pratique théâtrale.
- Quizz de paternité
> p. 10
- Zoom sur Meyerhold
> p. 11
- Faire le point. Thomas Ostermeier, esthétique.
- A vous de jouer. Réalisez un projet scénographique
pour « Les Revenants »
> p. 12
IV. Parcours croisés. Drame familiaux : Oedipe, Hamlet,
Osvald, Louis et les autres...
> p. 13
V. Parcours des Arts
- E. Münch et H. Ibsen
> p. 14
- Ibsen, du théâtre au cinéma.
I. HENRIK IBSEN ET LES REVENANTS
PARCOURS POUR UNE ANALYSE
DRAMATURGIQUE
Le travail que nous proposons de mener ici est d’engager une
réflexion sur la mise en scène de la pièce. Comment mettre
en espace les éléments narratifs et textuels en choisissant des
signes dramaturgiques concrets qui traduisent un parti-pris
original.
Au préalable, il est nécessaire de faire comprendre les thèmes
et enjeux de la pièces.
• Faire lire la scène d’exposition (annexe 1). Demander
aux élèves de formuler la situation, les thèmes abordés
dans la scène. Quels sont les liens possibles avec les
recherches précédentes ? Partir de leurs connaissances
pour déterminer à quel mouvement littéraire la pièce
peut appartenir.
• Demander aux élèves de formuler des hypothèses
libres sur le titre « Les Revenants » et de l’associer à
des situations concrètes ou des références culturelles
En raison du caractère polysémique du mot, Les Revenants
invite à formuler de nombreuses associations. Sur le plan
littéral « revenant » peut s’entendre comme un participe
présent substantivé qui pourrait se traduire par « ceux qui
sont en train de revenir ». L’usage désigne également les
morts-vivants sous le terme de « revenants ». Pour le premier
cas, on parle de revenant quand quelqu’un fait retour après
une longue absence. La référence classique est le récit
biblique du retour de l’enfant prodigue. Pour le second cas,
la liste est amusante qui va du mythe de la morte amoureuse
chez les romantiques au mythe du vampire. Au cinéma, et
plus encore récemment dans les séries américaines l’imagerie
populaire du zombi et du mort-vivant est foisonnante.
Parmi les meilleurs, on citera la série Six Feet Under. Dans
de nombreux cas, le mort fait retour, non pas pour effrayer,
mais pour accompagner le héros vers un état de conscience
supérieure. C’est le rôle initiatique que joue la figure du père
dans la très oedipienne série Dexter. La pièces d’Ibsen aurait
donc à voir avec une figure du passé qui fait retour...
Assurément, la scène d’exposition ne nous place pas dans le
contexte fantastique d’une intrigue de zombis ! C’est bien
du retour d’un père vivant dont il s’agit, maître-chanteur
vulgaire et corrompu. La scène s’ancre dans un contexte
ordinaire, quasi quotidien – on notera au passage le caractère
familier de l’écriture, très proche de l’oralité. Une fille,
servante dans une maison bourgeoise cherche à se débarrasser
d’un père qui tente de la soudoyer en lui proposant au nom
de l’amour paternel et du devoir filial de le suivre pour
travailler comme « fille » dans une maison pour marins. La
scène s’inscrit bien dans un registre d’écriture réaliste. Pour
le moment des revenants annoncés dans le titre, nous n’en
avons découvert qu’un seul.
• Faire lire le résumé de la pièce acte par acte (annexe 1).
Toujours dans l’appréhension consciente du contexte
réaliste de la pièce, faire dégager les thèmes de l’intrigue.
Pour approfondir la réflexion on peut demander aux
élèves de faire des recherches sur l’origine du drame
bourgeois et d’opérer quelques liens de comparaisons.
Le drame bourgeois dont on attribue l’invention à Diderot
met en scène des gens communs, de basse condition.
Les passions de la tragédie classique et les caractères de
la comédie classique sont remplacés par la peinture des
conditions et des relations de famille, comme en témoignent
les titres des œuvres : Le Négociant de Lyon , Le Fils naturel,
Le Père de famille ou encore La Mère Coupable . On retrouve
bien évidemment ces caractéristiques dans l’intrigue des
Revenants. Milieu bourgeois, intrigue nouée autour de la
transgression de l’interdit et de la révélation du secret. Un
point d’étrangeté se cristallise cependant autour du titre et
de la question de la transmission. De quel mal peut souffrir
un père pour que son symptôme resurgisse des années plus
tard sur son fils jusqu’à le contraindre au suicide ?
^Ci-dessus : Photogramme de la série Dexter © DR
> Ci-après : Image de la série Six Feet Under © DR
3
• Faire lire les documents en annexe sur «Les théories
de l’hérédité» ainsi que l’extrait de La Bête humaine
de Zola et la citation de Gille Deleuze. Comment
comprendre le mal dont souffre Osvald ?
même dans ses propres renoncements, Mme Alving expose
Osvald à la nostalgie douloureuse qui l’anéantira.
Si l’on se fie à la documentation et aux témoignages d’Ibsen
lui-même, Osvald souffrirait d’une fatalité non pas divine
mais génétique. Le contexte est bien celui d’une idéologie
positiviste qui croit aux découvertes scientifiques toutes
récentes des théories de l’hérédité. Ibsen fait écho ici à
une génération traumatisée par la syphilis qui décime toute
une génération d’artistes : Maupassant, Casanova, Tolstoï,
Nietzsche, Beethoven en sont les plus célèbres victimes.
Peut-on, pour autant, s’en tenir au diagnostique clinique ?
Ibsen lui-même ne nomme pas la maladie dans la pièce et
laisse planer le doute sur la nature du mal tout en en décrivant
les symptômes de nature psycho-cérébrale. Un mystère plane
sur la nature du mal. C’est précisément autour de ce silence
névralgique que se construit le drame.
POUR ALLER PLUS LOIN
« Ibsen part de cette notion moderne d’une guerre et d’un
déséquilibre dans la psyché individuelle. Les fantômes qui
hantent ses personnages sont des forces de destruction
déchaînées au centre de l’âme. » écrit G. Steiner
A partir de la lecture de l’extrait de Steiner sur l’invention de la tragédie, (annexe 2) demander aux élèves
de redéfinir la modernité tragique des Revenants. • La fêlure et Les enjeux du drame moderne. Décrypter
les non-dits et silences de la pièce. Faire lire les autres
extraits proposés en annexe et demander aux élèves
de préciser les enjeux dramatiques et les questions
psychologiques soulevées dans la pièce. Leur faire
émettre des hypothèses sur la nature des silences.
La nature du mal d’Oswald.
La nature de l’incendie : coup du hasard ou geste
coupable ?
La nature des relations de Mme Alving avec le Pasteur.
Maladie sexuellement transmissible ? Dépravation ?
Dépression ? Psychose ou simple névrose de quel mal souffre
Osvald ? Parce qu’elle se place sur le plan moral, alors que
Mme Alving est certaine qu’il existe une transmission de la
dépravation du père au fils, l’ambiguïté plane tout au long
de la pièce. Quelle est la nature des relations qu’Osvald
entretient avec ses camarades à Paris. Si la transmission de la
maladie reste génétiquement possible on peut la comprendre
de manière plus symbolique comme la transmission sous
forme de névrose d’une éducation douloureuse scellée par
le non-dit et le mensonge. Image déficiente du père, silences
tragiques compensés par un amour dévorateur de la mère
sont également la marque de fabrique de l’homosexualité.
Cette interprétation oedipienne de la pièce pourrait paraître
surfaite à condition d’oublier que l’écriture des Revenants est
contemporaine de l’invention de la psychanalyse freudienne
à Vienne.
Mais le champ de lecture est plus large si l’on tient compte
des autres non-dits qui sous-tendent l’intrigue. Le pasteur
Manders est-t-il coupable ou à défaut responsable, par un
geste malencontreux et non moins symbolique, celui d’avoir
échappé un cierge – de l’incendie de l’orphelinat ? Pourtant,
s’il reconnaît avoir résisté à la tentation de l’amour pour
Mme Alving au nom de la morale chrétienne, il n’hésite pas
à la trahir pour fonder une maison avec Engstrand où ses
intérêts seront renouvelés. Manders se révèle alors comme le
double vénal et corrompu d’Engstrand. Le pasteur Manders
est l’incarnation, tout en subtile duplicité, des ravages que les
valeurs traditionnelles accomplissent sur les êtres confrontés
aux tensions douloureuses du libre choix et des devoirs.
Enfin, en cultivant un mensonge qui l’emprisonne elle-
4
FAIRE LE POINT
HENRIK IBSEN OU L’INVENTION
DU DRAME MODERNE
A VOUS DE JOUER !
Au début du XIXème siècle le théâtre norvégien ne peut pas
revendiquer de répertoire national. Le vaudeville essentiellement inspiré de l’école française est le genre dramatique le
plus répandu. Il correspond alors une société bourgeoise qui
aime ce genre de spectacle léger, soumis aux caprices de l’actualité et de la mode. Ibsen en tirera un sens fort de l’intrigue
bien filée, de la langue de théâtre simple, presque quotidienne,
« bien en bouche », de l’observation simple et directe. On le
dit peu, mais le vaudeville apparaît comme une première étape
sur la voie du réalisme.
Un travail d’improvisation au plateau peut aider à mieux
cerner les enjeux implicites qui sous-tendent l’écriture
ibsénienne. Ironie, mépris et colère lucide chez Régine,
duplicité et hypocrisie grossière chez le père qui revient
pour la vendre. On demandera aux élèves de reprendre
la scène d’exposition en transposant la situation dans
un contexte contemporain. (prostitution, mariage forcé,
précarité sociale, domination masculine...)
Exercice de plateau. Scène d’exposition : Le retour du père
- Un théâtre d’inspiration nationale.
Ibsen voyage. A partir de 1864, il vit presque toujours en exil.
Influencé par le romantisme allemand et français, il invente
une forme éloquente, éducative et littéraire imprégnée
de ferveur patriotique. Ses pièces comme Brandt (1866)
et Peer Gynt (1867) sont des saga imprégnées d’histoire
et d’élan épique. Dans Peer Gynt, Ibsen pose le problème
du salut individuel, mais d’un salut laïcisé, que beaucoup
rapproche du Faust de Goethe. Patrice Chéreau en 1981
propose une mise en scène magistrale de la pièce en pointant à
la fois le caractère ironique et universel de la légende. (http://
fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/Scenes00062/
patrice-chereau-met-en-scene-peer-gynt-d-ibsen.html)
- Avec les années, le théâtre d’Ibsen devient plus individualiste. Il répond à un désir profond d’observer le monde réel
qui l’entoure. Le métier de journaliste qu’il exerce n’est pas
étranger à cette formation auquel s’ajoute l’influence
esthétique naturaliste. Il s’agit d’éveiller les consciences
en proposant des pièces qui sont marquées par des prises
de position souvent polémiques. Maison de Poupée dénonce la
tyrannie qu’un sexe exerce au dépens de l’autre. Faire réagir
une société figée et attristée par l’esprit piétiste, dissiper « le
mensonge vital » pour suivre « l’exigence idéale » telle est la
voie que le théâtre doit montrer au spectateur. Libre penseur,
Ibsen entre en lice pour défendre des idées nouvelles.
Les Revenants sont l’illustration des nouvelles théories de l’hérédité. Mais subtilement, Il invente ainsi un tragique moderne
où l’héritage génétique se confond de manière très ambiguë
avec les déterminismes sociaux et psychologiques.
- Sur le plan dramaturgique, on assiste bien à une intériorisation du drame. Tout est joué avant le début de la pièce. L’enjeu
de l’intrigue est d’observer le lent et inévitable dépliement des
conséquences sur le êtres, jusqu’à la mort. « La représentation dramatique ibsénienne, lit-on dans la Théorie du drame
moderne de Peter Szondi, reste reléguée dans le passé et dans
l’intériorité. Cette « relégation » ouvre le drame moderne
à un nouvel espace : l’espace d’une dramaturgie fondée non
plus sur l’événement interpersonnel – sur l’« aventure » dirait
Maeterlinck – mais sur les conflits à l’intérieur d’un sujet et
entre ce sujet et le monde ; l’espace d’un drame subjectif, d’un
drame dans l’intime de l’être.
5
II. METTRE EN SCÈNE «LES REVENANTS»
• S’appuyer sur les connaissances des élèves à propos du
Naturalisme et du Réalisme. Comparer les didascalies
initiales des Revenants avec le décor proposé par A. Antoine. Faire émettre des hypothèses de lecture en prenant appui sur l’extrait de Causerie sur le théâtre
à propos du décor. (annexe 3) On complètera le travail par quelques recherches
documentaires sur Antoine en demandant aux élèves
de faire converger leurs hypothèses avec l’esthétique
d’Antoine.
^ José Quiroga, décor et costumes de Les Revenants d’Ibsen, 1994
Aquarelle sur papier, Recto-Verso, Tamponnée au dos, Tirée d’un
carnet à dessin
Le décor d’Antoine nous apparaît à première vue comme une
transcription fidèle des didascalies augurales. La présence et
l’emplacement des meubles ainsi que les portes sont respectés
avec un zèle attentif. L’oeil est particulièrement frappé par le
réalisme de la pièce qui reconstitue plus qu’il ne reproduit
le style d’un salon bourgeois. La cage de scène délimite la
totalité de la pièce, les seules ouvertures, comme dans un intérieur domestique, se font par la fenêtre en fond de scène et
les portes à cour et jardin. Ainsi, tout est mis en œuvre pour
effacer la réalité du théâtre.
^ Mise en scène : Jean Bollery, Théâtre 14-Jean-Marie Serreau
du 14 octobre au 4 décembre 1994
• De l’espace réaliste à la figuration symbolique.
Attirer l’attention des élèves sur la représentation du
jardin d’hiver. Comment est-il représenté dans le décor
d’Antoine, dans le projet de décor de José Quiroga pour
la mise en scène de Jean Bollery ? Par quels procédés
scéniques le jardin est-il représenté dans la mise en
scène de Jean Bollery ? En observant la scénographie
de Thomas Ostermeier, quelles hypothèses peut-on
faire sur l’éventuelle représentation du jardin ?
6
On note d’emblée chez Antoine la difficulté certaine
à représenter le jardin d’hiver. Les plantes vertes en fond de
scène devant la fenêtre semblent par métonymie en signifier
la présence. La boite noire ne permettant pas de créer d’échappée en profondeur dans l’espace, on observe là une limite
du réalisme tel que le conçoit Antoine. Dans son refus des
artifices dits « « à l’italienne » notamment celui du « trompe
l’oeil » qui jouent sur l’illusion de la perspective, Antoine ne
peut représenter cette troisième dimension qui impliquerait
de transiger avec l’intention réaliste. Cette représentation,
en effet, obligerait le scénographe à jouer de l’illusion en
brisant la cage du théâtre pour ouvrir sur un autre volume.
Des mises en scène ultérieures figureront cet espace sans difficulté en utilisant par exemple des verrières et des cyclorama.
(et, pour cela, suppression des toiles peintes, des plantations
conventionnelles et des objets peints sur le décor), exactitude
du mobilier et des accessoires, instauration d’un « quatrième
mur » virtuel qui n’existe que pour l’acteur ; acteurs jouant
en interaction avec le décor et dans l’ignorance volontaire du
public – au besoin, en lui tournant le dos. À partir de telles
prémices, qui ne sont pas sans nous rappeler Diderot et sa
théorie du « naturel » au théâtre, la mise en scène ne peut que
privilégier la reproduction de la vie quotidienne, d’un parler
prosaïque (entendons : non conventionnellement emphatique
et déclamatoire), d’un jeu gestuel ou le silence prend toute
son importance.
Et, dans Le Canard Sauvage (Théâtre-Libre, 1891)
d’Ibsen, le fameux décor d’intérieur en vrai sapin de Norvège
et la présence centrale du poêle, alimenté en bûches par les
personnages, jouent un rôle dramatique éminent. La légende
du Théâtre-Libre insiste volontiers sur les quartiers de viande
sanguinolents de la mise en scène des Bouchers de Ferdinand
Icres, sur la fontaine ruisselante (de vraie eau) de Chevalerie
rustique de Verga, sur Antoine installant sur la scène son
propre mobilier ; elle a pour inconvénient de faire passer
pour de la naïveté d’amateur et pour de l’exotisme ce qui
ressort en fait à un processus esthétique très étudié. De façon
plus pernicieuse, cette légende, toujours vivace aujourd’hui,
autorise la critique à taxer d’illusionniste – ou, au mieux,
de « réalisme illusionniste » – l’art de la mise en scène selon
Antoine.
Une approche plus contemporaine tend à annuler la
représentation de la verrière. Il semble que ce soit le choix
de Thomas Ostermeier. Les projections vidéo, en fond de
scène ainsi que sur le panneau de bois qui sépare en deux l’espace de jeu, tendent à confondre espace extérieur et espace
intérieur. Le jardin d’hiver a la particularité d’être à cheval
entre le domaine public et le domaine privé. Lieu de passage, il
est à l’image de la femme qui y vit : un champ de bataille où les
forces s’affrontent dans un combat intérieur sans fin. Le parti
pris de la mise en scène se décèle déjà dans cette volonté de
représenter non pas un espace réaliste, mais un espace mental.
Le plateau tournant sur lequel jouent les acteurs enferme les
personnages dans le cycle infernal de la répétition. Ils sont
ensemble, solitairement emmurés dans leurs ténèbres. Ainsi
font font font les Revenants...
ZOOM SUR ANDRÉ ANTOINE ET
LE THÉÂTRE LIBRE
Le 30 mars 1887, André Antoine, ancien employé de la
Compagnie du Gaz, ouvre les portes du Théâtre-Libre où
il dirige une troupe d’anciens amateurs, de sortants ou de
refusés du Conservatoire, qui vont porter sur leurs épaules
une des plus grandes révolutions scéniques de la modernité.
Patronnée par Zola, Edmond de Goncourt, Daudet, cette
aventure théâtrale s’annonce comme une institution littéraire
destinée à porter à la scène les auteurs nouveaux, qu’ils soient
de tendance naturaliste ou qu’ils appartiennent à d’autres
courants, notamment idéaliste et symboliste.
Mais si les avancées du Théâtre-Libre en matière
de répertoire sont considérables – adaptations de qualité des
romans de Zola, des Goncourt, traductions de grandes pièces
étrangères d’Ibsen, de Strindberg, d’Hauptmann, de Tolstoï
–, le mérite principal du Théâtre-Libre devant la postérité
sera d’avoir été le laboratoire où la mise en scène moderne
s’est inventée. Très attentif aux théories théâtrales de Zola,
André Antoine va faire entrer dans la pratique, le principe du
Naturalisme au théâtre selon lequel les décors doivent tenir au
théâtre la place que les descriptions tiennent dans les romans.
En fait, cette romanisation du théâtre affecte la mise en scène
dans son entier : construction de décors reconstituant de façon
rigoureuse le milieu dans lequel évoluent les personnages
7
III. THOMAS OSTERMEIER, METTEUR EN SCÈNE
A partir de l’observation des différentes mises en scène de
Thomas Ostermeier, essayer de dégager les grandes lignes des
choix artistiques. Créations ou textes ? Textes contemporains
ou classiques ? Quels auteurs particuliers ?
Thomas Ostermeier se tient à l’écart des créations
performatives de la post-modernité. L’attachement
aux textes est évident. Il monte des textes d’abord
contemporains puis depuis 2004 exclusivement classiques.
Shakespeare et Ibsen sont ses deux auteurs de prédilection.
Pour lui, il est impératif de revenir aux « grands récits ».
« Le postdramatique, cette esthétique éclatée, fragmentée,
était un écho de la période dominée par l’idée de la fin
de L’Histoire, de l’épuisement du rêve révolutionnaire.
Avec la crise, les camps politiques deviennent plus
marqués. Il y a un retour des luttes et des contradictions
sociales. Il me semble possible d’opérer une sorte de
restauration de la représentation : réinvestir les récits, les
caractères, les personnages et les héros on peut s’identifier » Entretiens avec Sylvie Chalaye (Actes Sud Papiers)
^ Shakespeare, Hamlet
Pour comprendre le regard original que Thomas Ostermeier
porte sur les textes classiques, on demandera aux élèves
d’essayer de dégager les points communs des dispositifs
scéniques des dernières créations.
^ Henrik Ibsen, Maison de poupée
^ Shakespeare, Othello
^ Henrik Ibsen, Un Ennemi du peuple
8
À VOUS DE JOUER !
Les espaces scéniques inventés par Thomas Ostermeier et
son scénographe Jan Pappelbaum sont toujours résolument
contemporains. Ostermeier explore les univers passés de
manière systématique, en soumettant les drames ibséniens
ou shakespeariens
à une actualisation très affirmée,
n’hésitant pas à transposer le milieu bourgeois norvégien du
dix-neuvième siècle dans le Berlin ou la banlieue de Vienne
d’aujourd’hui, avec des références au monde contemporain
facilement identifiables. Pour son adaptation de Maison de
poupées d’Ibsen, Thomas Ostermeier part à la recherche d’une
Nora moderne, habillée par Prada et vivant dans un loft au
design moderne au coeur d’un nouveau quartier de Berlin.
Est-elle prisonnière des mêmes structures que la Nora de la
société bourgeoise du XIXème siècle ? Pour Hamlet, Thomas
Ostermeier transforme la scène en une cour élyséenne où le
couple royal est identifié au couple Bruni-Sarkozy. Hamlet,
personnage double, apparaît tantôt en trentenaire teuton gras
de bière et grossier, tantôt en chanteur de rock décadent et
déchu. Chaque mise en scène pose ainsi la question suivante :
peut-on trouver des parallèles entre notre vie actuelle et celle
des siècles précédents ?
Exercice de pratique artistique et atelier d’écriture
A la pratique de l’improvisation Thomas Ostermeier
préfère celle du Story Telling. Il ne s’agit pas de
contraindre l’acteur à une obligation de créativité,
mais de raconter, de dire ce que représente pour lui
la situation qu’il aura à jouer. On peut demander
aux élèves de prendre en charge cette exploration
d’une expérience, d’une sensation soit au plateau,
soit à l’écrit. Comme dans Les Revenants ont-ils été
confrontés à la révélation d’un secret douloureux
qui les met face à une sorte de trahison ?
LES INFLUENCES DE THOMAS OSTERMEIER
QUIZZ DE PATERNITÉ
• Voici des citations de Thomas Ostermeier tirées de ses
Entretiens avec Sylvie Chalaye. Chacune correspond à
l’influence qu’exerce sur son travail l’un de ces grands
metteur en scène et/ou théoricien du théâtre. Après de
brèves recherches documentaires, on demandera aux
élèves de retrouver à quelle théorie correspond chaque
citation. S’agit-il de Brecht, Artaud ou Meyerhold.
Chez Thomas Ostermeier, le dispositif scénographique
est établi en amont des répétitions mais toujours soumis à
modification là où il doit permettre la liberté organique de
l’acteur. Le décor indique également cette dimension ludique
d’un théâtre qui se montre et s’assume comme « machine à
jouer ». Ainsi dans Un Ennemi du peuple, les graffitis sur le
mur noir, comme dessinés à la craie, figurent des esquisses
de décor et complètent les éléments réels. Dans Hamlet, les
acteurs jouent avec toutes les matières dont ils disposent : lait,
faux sang, bière, terre... On retrouve là un moteur central
de l’esthétique de Thomas Ostermeier qui place la liberté de
l’acteur et la liberté de jeu avant tout autre condition.
« Il s’agit de transmettre une conception du théâtre qui ne se
réduise pas à un espace de création artistique, mais défende
également sa place comme espace de pensée dans la société,
dans la cité. Le théâtre doit pouvoir traduire un point de vue
sur la société. Il a une responsabilité politique. »
« Ce qui doit primer c’est la dimension ludique, le fait
que le théâtre ne doit pas être un espace de souffrance, mais
un espace de vie et de joie, la joie du jeu vivant, du jeu
accéléré, rythmique, explosif, avec un montage d’attractions,
avec quelque chose qui est plus vivant que la vie. »
Entretiens avec Sylvie Chalaye (Actes Sud Papier)
« La pensée de X. n’a rien à voir avec la pratique professionnelle, elle ramène le théâtre sur le terrain du sacré et des questions en rapport avec la mort, le sacrifice, le rituel. C’est une
philosophie du théâtre qui nourrit la tête et le cœur. C’est une
pensée radicale et régénératrice qui me passionne. »
« X. m’influence beaucoup, en particulier tout ce qui relève de
la question du rythme au théâtre et de cette différence essentielle entre le rythme de la réalité d’une scène quotidienne et
le rythme de la scène au théâtre. Le rythme permet d’insérer
plus d’information dans un seul moment théâtral. Il permet
de raconter à plusieurs niveaux : la langue, le comportement
corporel, la situation entre les partenaires, la lumière, la musique... »
• Pour comprendre le travail de l’acteur, on fera
visionner cet entretien d’Ostermeier. ( 10’41 – 15’16)
http://www.theatre-video.net/video/
Rencontre-avec-Thomas-Ostermeier-FestivalTransAmeriques-2013
Faire reformuler de manière synthétique la méthode
originale de la direction de l’acteur.
« Il faut dire aussi que X. m’a permis de faire le lien avec ce qui
gouvernait ma vie avant le théâtre, puisque j’étais musicien, je
jouais de la basse, de la contrebasse, et pratiquais le chant ; j’ai
même envisagé de devenir professionnel. Or, la méthode de
X. s’appuie beaucoup sur la musique et cela avait du sens pour
moi. J’étais aussi sensible à la dimension très concrète de ses
propositions, que ce soit en matière d’entraînement corporel
ou sa conception de la théâtralité et du spectacle comme montage d’attractions »
9
ZOOM SUR MEYERHOLD
de costumes historiquement, socialement connotés. L’acteur
ne peut compter que sur ses actes, son jeu pour se distinguer.
Il faut rappeler que la révolution toute récente pense les
comédiens comme des ouvriers. Meyerhold tenait à ce que ses
spectacles soient également joués par des travailleurs au cours
de leur moment de loisir.
On retrouve chez Ostermeier cette double aspiration d’un
espace scénique qui laisse toute la place au travail de l’acteur
dans une approche rythmique et ludique en s’ouvrant à une
réception ouvertement populaire. Le théâtre doit se vivre et
se jouer comme une attraction. « La formule selon laquelle
une mise en scène est un montage d’attractions est intimement
liée au monde du cirque. Quand le trapéziste s’élance dans le
vide avant d’être rattrapé au vol, le spectateur se demande, une
fraction de seconde, si son partenaire va bien le récupérer, s’il ne
va pas tomber (…) Il faut que les spectateurs soient assis au bord
de leur chaise et tendus. Il faut que la scène donne le sentiment
que toujours quelque chose risque de déraper. Et ce sentiment
doit être d’autant plus trouble que le théâtre joue sur le réel. »
(Thomas Ostermeier, Entretiens, p. 28)
Analyse d’image scénique. Faire décrire l’image ci-dessous
aux élèves de manière précise. Les informer par la suite que
Crommelynk situe la fable dans un moulin. L’intrigue est
centrée sur les actions d’un mari jaloux et possessif qui met
sa femme à l’épreuve en la jetant dans les bras des hommes
alentours.
^ support : photographie du Cocu Magnifique de Fernand
Crommelync, Moscou, 1922 © musée Bakhgrouchine, Moscou
Le dispositif travaille sur un principe anti-réaliste et non
décoratif. En lieu et place d’un intérieur de moulin,
le spectateur voit une construction ouverte, composée de
passerelles suspendues, de plans inclinés, de plateformes nues,
d’escaliers, d’un tremplin et d’une porte tournante qui permet
certainement des jeux de scène comiques. Les grandes roues
qui s’actionnent à des moments-clés de l’action renvoient au
mouvement circulaire du moulin et le toboggan qui sert à
faire glisser les sacs de farine servent avant tout au mouvement
des comédiens. Le décor constitué de produits de récupération se transforme en agrès multiples d’où le terme de « machine à jouer ». Les acteurs virtuoses, formés à la technique de
la biomécanique, multiplient les tours de force acrobatiques
sur un fond musical qui rythme l’ensemble du mouvement.
Par ailleurs le costumes sont uniformisés : les comédiens
portent des blouses de travail, ce qui est le signe d’un refus
10
À VOUS DE JOUER !
FAIRE LE POINT
DEMANDER AUX ÉLÈVES DE TRANSPOSER LEUR PROPRE
LECTURE DRAMATURGIQUE DES REVENANTS DANS UNE MAQUETTE SCÉNOGRAPHIQUE.
THOMAS OSTERMEIER. ESTHÉTIQUE.
Un théâtre de situation centré sur le travail de l’acteur. La
liberté est donnée à l’acteur d’investir l’espace de jeu. Ostermeier fait partie de ces metteurs en scène qui accordent un
temps particulier à l’espace de recherche et d’expérimentation. L’acteur doit se défaire de ses peurs pour accéder à un
plaisir ludique qui libère ses formes créatrices, d’où la grande
puissance ludique de son théâtre qui joue avec une irrévérence
très mesurée avec l’exhibition de la théâtralité.
Une logique d’actualisation des textes classiques. « J’affirme
quasiment avec dogmatisme que les contenus des oeuvres
classiques ne signifient plus rien pour nous aujourd’hui,
parce qu’ils dépendent trop des conflits propres à leur temps. ».
Voici différentes étapes pour les guider dans l’élaboration du
projet.
1. Dégager les thèmes et enjeux dramaturgiques. Composer un puzzle dramaturgique. En s’appuyant sur les analyses
précédentes relever les thèmes et motifs forts de la pièce. On
pourra mettre l’accent sur les principes d’opposition : vérité/
apparences ; silence/parole ; vivant/revenant ; absence/présence ; devoirs/désirs etc...
2. les contraintes du décor et les éléments symboliques. Faire
relever tous les indices concrets qui vont servir à l’élaboration
du décor. Quelle signification symbolique peut-on leur donner. La rhétorique de la lumière (soleil, brouillard, incendie,
cierge...), le rapport intérieur/extérieur ; le rôle du hors-scène
et des portes.
Très attaché à la narration et au récit, Thomas Ostermeier
n’hésite pas, cependant, à modifier les œuvres qu’il monte.
Pour John Gabriel Borkman, il supprime le dernier acte, pour
Maison de poupée, il change littéralement la fin et amène Nora
à tuer son mari. Le travail de traduction contribue également
à actualiser l’oeuvre adaptée.
L’espace scénographique est toujours déterminé par des éléments contemporains : Le Songe d’une nuit d’été est situé
dans une boîte de nuit, dans Hamlet, la cour royale est celle,
élyséenne, du couple Sarkozy-Bruni, Un ennemi du Peuple se
déroule dans un loft de jeune bobos berlinois.
Une esthétique en perpétuel mouvement. A la différence
de certains metteurs en scène de sa génération comme par
exemple Franck Castorf qui déterminent le choix des œuvres
en fonction d’une esthétique personnelle affirmée, Thomas
Ostermeier suit un parcours plus intuitif où l’esthétique des
spectacles semble découler des choix de répertoire, être portée
par eux.
3. A la manière d’Ostermeier, rechercher comment transposer
le contexte des Revenants dans une situation contemporaine.
Une fois la spatialisation sociale élaborée, on peut passer à la
transcription de cet espace en signes dramaturgiques.
4. Pour les élèves plus expérimentés, on pourra proposer de
réfléchir à une évolution de l’espace scénographique en fonction de l’évolution de la pièce.
11
IV. DRAMES FAMILIAUX : OEDIPE, HAMLET, OSVALD, LOUIS ET LES
AUTRES...
Dans Oedipe-roi la révélation de l’identité est l’enjeu de
l’intrigue. La parole retardée, différée fait le nœud de l’action,
action ultime de résistances des hommes face à la dictée
implacable des dieux.
Dans Hamlet, c’est la représentation du meurtre par
le théâtre qui permet la révélation de la vérité du crime. Le
héros shakespearien se réalise par le trouble d’une folie dont
on ne sait si elle est feinte ou réelle, si Hamlet la jouant ne
finit pas lui-même pas s’en convaincre. Pour l’être baroque, le
fou dit vrai, la vérité ne peut éclater que par la représentation
éclatante de sa théâtralisation. Le théâtre agit comme puissance
révélatrice. L’aveu se montre plus qu’il ne se dit.
Chez Ibsen, les personnages sont encagés dans leur
réalité, prisonniers d’un passé dont ils ne peuvent assumer la
sortie au grand jour. Mme Alving est une Jocaste. Le lien qui
l’unit à son fils est calqué sur celui qui lie Oedipe et sa mère,
à ceci près que le meurtre du père est ici commis de manière
symbolique, par la mère. Mais Les Revenants demeure une
tragédie troquée : aucune reconnaissance ne suivra la péripétie
finale. Le conflit n’est annonciateur d’aucun consensus
nouveau. L’apaisement de la souffrance, toute forme de
guérison est refusée.
Chez Jean-Luc Lagarce, tous les personnages parlent
comme pour s’excuser d’une faute originelle qu’ils peinent
eux-mêmes à définir : n’avoir pas su aimer ou être aimés et
donc n’avoir pas su faire quelque chose de leur vie. Malgré
tous leurs efforts pour se justifier, ils partent convaincus
d’avance qu’ils seront mal compris par les autres. Le tragique
de la parole tient dans ce hiatus entre ce que le personnage sait
de lui et ce que les autres perçoivent.
12
V. PARCOURS DES ARTS
Exploration de références classiques et incontournables qui mettent en scène le conflit entre les générations, interrogent les identités et montrent le corps
souffrant. A titre indicatif, nous proposons ici quelques
références majeures du cinéma et de la peinture. Ces
œuvres peuvent faire l’objet d’explorations documentaires pour des élèves curieux d’autres expressions artistiques. Ils peuvent également servir de point d’appui
pour des ateliers de pratiques théâtrale ou d’écriture.
un lecteur pénétrant mais subjectif. Si la fiction littéraire est
la source référentielle première, la part d’interprétation, puis
d’appropriation et d’expression personnelle fait de ces oeuvres
moins des illustrations qu’une lecture visuelle, dans laquelle le
rapport de primauté entre texte et image se fait toujours plus
fluctuant, toujours plus subtil.
EDVARD MÜNCH ET HENRIK IBSEN, L’ANTI-CRI
^ Edvard Münch, Osvald dans son fauteuil, 1906
^ Edvard Münch, Henrik Ibsen au grand café, 1898
« Quand je lis Ibsen, je le lis en tant que moi », disait Münch. Ce
n’est guère un hasard si seules les pièces d’Ibsen ont inspiré des
illustrations à Münch. Münch n’a jamais réalisé d’illustrations
pour des livres, mais il a beaucoup dessiné à propos de pièces
d’Ibsen. Entre autres sur Peer Gynt, Les Prétendants à la
couronne, Les Revenants, Rosmersholm et Quand nous nous
réveillerons d’entre les morts . Il appelait Rosmersholm le plus
grand paysage hivernal dans l’art norvégien. Le grand acteur
allemand Moissi a dit un jour que pour son rôle d’Osvald dans
Les Revenants d’Ibsen, il s’était beaucoup aidé de la gravure
de Münch Osvald. Il a fait de la scène où Osvald annonce
à sa mère qu’il est atteint d’une maladie incurable le point
culminant de la pièce. Il a joué cette scène en s’inspirant du
dessin de Münch où la mère s’effondre tandis qu’Osvald reste
paralysé sur le fauteuil, brisé.
^ Edvard Münch, Scène des Revenants d’Ibsen, 1906
Amené au monde du théâtre et de l’illustration par la
sollicitation d’acteurs extérieurs, Münch s’est peu à peu
délivré de toutes les contraintes inhérentes à une création à
des fins publiques pour instaurer un dialogue artistique aussi
durable qu’exclusif avec la fiction dramatique. Dans son têteà-tête avec l’oeuvre d’Ibsen, le peintre s’est en outre montré
13
Festen de Thomas Vinterberg
IBSEN, DU THÉÂTRE AU CINÉMA.
Les Piliers de la Société de Raoul Walsh
Raoul Walsh adapte en 1906 Les Piliers de la Société. Le cinéma
adopte alors tous les processus de la théâtralité comme en
témoigne cette photo. Analyse.
Espace clos à décor 1900, sombre et surchargé comme
l’époque, avec un grand nombre de personnages plus ou
moins au garde-à-vous. Il y a comme de l’étouffement dans
l’air par cette réunion d’une kyrielle d’acteurs statufiés dans
un salon bourgeois. Les acteurs y sont déployés en éventail,
ceux de gauche redoublant le cadre gauche, ceux de droite le
refermant dans l’autre sens pour tout centrer sur le couple du
milieu, la table de travers venant tenter de justifier cette disposition très “cube scénique”. On notera aussi la relative variété
des types et des poses, entre femmes et hommes, savamment
disposés en hauteur et en profondeur, sans pour autant réussir
à masquer le vide frontal, ce quatrième mur invisible qui signe
la relation entre la scène de théâtre et le public.
^ Festen, Thomas Vinterberg, 1998 © DR
Festen est un film danois, réalisé par Thomas Vinterberg, et
sorti en 1998. Il a obtenu cette année-là le prix du Jury du
Festival de Cannes, et est le premier film labellisé Dogme95, du
nom du mouvement cinématographique initié par Vinterberg
et un autre fameux réalisateur danois, Lars Von Trier. Ce long-métrage raconte les démêlés d’une grande famille, lors
d’un dîner au cours duquel chacun décide de révéler les secrets
et mensonges qui gangrènent leurs relations. S’ensuivent une
série de scènes de crises, verbales et physiques, où les uns
tentent d’un côté de faire éclater la vérité quand les autres
s’enferment dans le déni pour tenir à tout pris les apparences
sociales.
La mise en perspective avec le théâtre d’Ibsen est éclairante
en ce sens qu’elle montre dans une époque moderne la
force de volonté et la résistance qu’il faut pour réussir à faire
reconnaître une vérité dans une société qui préfère encore se
tenir dans l’apparence et le faux.
^ Pillars of Society, Raoul Walsh, 1916 - coll. Cinémathèque française
© DR
14
ANNEXES
15
s’achève sur cet homme qui se meurt.
ANNEXE 1
ANNEXE 2
RESUME DE LA PIECE
LES REVENANTS. EXTRAITS.
Acte1
Une vieille maison de campagne, par une matinée pluvieuse.
Régine, bonne chez les Alving, reçoit la visite de son père,
Engstrand. Le menuisier boiteux veut emmener sa fille avec
lui et l’introduire dans son nouveau projet : un établissement
destiné aux marins, dans lequel elle pourrait se prostituer.
Outrée, Régine le chasse, alors qu’il revendique ses droits de
père.
Dans le même temps arrive le Pasteur Manders, qui à son tour
évoque la solitude d’Engstrand et le devoir filial de Régine,
pour la convaincre d’accepter. Sur ces mots entre en scène
la vieille amie du Pasteur, Frau Alving, les deux camarades se
réjouissent du retour d’Osvald, le fils de Frau Alving. Il revient
en effet de Paris, pour l’inauguration de l’orphelinat, construit
par sa mère, et passera l’hiver avec elle.
Mais rapidement le Pasteur Manders réprimande Frau
Alving sur son ancienne conduite, son manquement au devoir envers son mari, le Capitaine et son fils, Osvald. Cette
dernière révèle alors deux secrets de famille, et pas des
moindres : son mari, le Capitaine, était en réalité malade et
alcoolique, et Régine n’est autre que la fille qu’il a eu avec la
bonne, Jeanne. Sur ces aveux Régine se fait entendre depuis la
cuisine, elle dit à Osvald de la lâcher.
Les extraits sélectionnés sont tirés de l’édition suivante :
Henrik Ibsen, Les douze dernières pièces, Vol.1 Massin, Le
Spectateur français, traduction de Terje Sinding.
EXTRAIT 1
Acte 1
Un vaste salon donnant sur le jardin. Une porte à gauche ;
deux portes à droite. Au centre de la pièce, une table ronde et
des chaises ; sur la table, des livres, des revues, des journaux.
A gauche, au premier plan, une fenêtre, un petit canapé et
une table à ouvrage. Au fond, la pièce s’ouvre sur un jardin
d’hiver, une porte donnant sur le jardin. Par les baies vitrées,
on distingue dans la bruine le fjord mélancolique et sombre.
Engtrand s’apprête à rentrer par la porte du jardin. Il porte une
botte avec une épaisse semelle de bois à sa jambe gauche, qui
est arquée. Régine, un vaporisateur vide à la main, l’empêche
de s’approcher.
REGINE (à voix basse) Qu’est-ce que tu veux ? Reste où tu
es. Tu es tout dégoulinant.
ENGSTRAND. C’est la pluie du Seigneur, mon enfant.
REGINE. Dis plutôt la pluie du Diable !
ENGSTRAND. Doux Jésus, comme tu parles, Régine.
(s’avançant en boitillant) Il y a que je voulais te dire REGINE. Ne fais pas tout ce bruit avec ton pied. Le jeune
Monsieur dort juste au dessus.
ENGSTRAND. Il dort encore ? Au milieu de la journée ?
REGINE. Ça ne te regarde pas.
ENGSTRAND. J’ai pris une fameuse cuite, hier soir.
REGINE. Tiens, tiens !
ENGSTAND. La faiblesse est humaine, mon enfant
REGINE. Sans doute.
ENGSTRAND. et nombreuses sont les tentations en ce bas
monde, vois-tu ; pourtant, j’étais bien à mon travail ce matin
à cinq heures et demie, non de Dieu.
REGINE. Bon, bon, va-t-en maintenant. Je ne veux pas rester
ici en rendez-vous ( en français dans le texte ) avec toi.
ENGSTRAND. Tu ne veux pas rester comment ?
REGINE. Je ne veux pas qu’on te rencontre ici. Allez, va, va.
ENGSTRAND. (s’approchant de quelques pas) Crénom, je
ne partirai pas avant de t’avoir parlé. Cet après-midi, j’aurais
fini le boulot au bâtiment de l’école, et cette nuit je prendrai
le vapeur pour retourner chez moi, en ville.
REGINE . (à voix basse) Bon voyage !
ENGSTRAND. Merci, mon enfant. Demain on inaugure
l’orphelinat, on va festoyer, faire bombance et boire de
l’alcool. Mais personne ne dira de Jacob Engstrand qu’il ne
sait pas résister à la tentation quand elle se présente ;
REGINE. Ah !
ENGSTRAND. Oui, car il y aura du beau monde. On attend
le pasteur Manders.
REGINE. Il arrive aujourd’hui, déjà.
ENGSTRAND. Tu vois. Crénom, je ne veux surtout pas qu’il
Acte 2
Au salon, Frau Alving et le Pasteur Manders oscillent entre
dire ou non la vérité à Osvald sur celle qui est, en réalité, sa
demi-sœur. Frau Alving évoque ses peurs « des revenants »,
et raconte comment Engstrand a accepté d’épouser Jeanne et
d’adopter Régine.
C’est le moment que choisi Engstrand pour frapper à la
porte. En colère, le Pasteur Manders profite de sa venue
pour lui demander des explications sur ses mensonges. Mais
rapidement apaisés, les deux hommes reconnaissent leurs
erreurs et se confondent en excuses.
Osvald se retrouve seul avec sa mère. Il lui ouvre alors son cœur,
avoue ses sentiments pour Régine qu’il sait réciproques, et la
sensation de faiblesse et de souffrance maladive qui l’habite.
Régine est son seul salut, il veut l’épouser et l’emmener à
Paris. Mais alors que Frau Alving s’apprête à lui dire la vérité
sur Régine, son élan se trouve contrarié par par une terrible
nouvelle : l’orphelinat de Frau Alving prend feu.
Acte 3
Alors que l’orphelinat brûle, le Pasteur, poussé par une
manipulation d’Engstrand, se pense responsable de l’incendie.
Mais Engstrand, avec fourberie, lui propose d’en prendre la
responsabilité. Le Pasteur reconnaissant, accepte en contrepartie de financer le foyer de marins rêvé par Engstrand.
Les deux hommes partent ensemble. Frau Alving dévoile
finalement les secrets des vraies filiations de Régine et
d’Osvald. Régine est choquée, elle fuit rejoindre le Pasteur et
se déclare être une femme perdue, comme sa mère.
Finalement, Osvald se retrouve seul avec sa mère et se
morfond. Il lui explique la nature de sa maladie et la pièce
16
ait quelque chose à me reprocher.
REGINE. Aha ; c’est comme ça !
ENGSTRAND. (…) Cette nuit je retourne à la maison.
REGINE. Le plus tôt sera le mieux.
ENGSTRAND. Oui, mais je veux t’avoir avec moi Régine.
REGINE. (bouche bée) Tu veux m’avoir ? Qu’est-ce que tu
dis ?
ENGSTRAND. Je dis que je veux t’avoir près de moi à la
maison.
REGINE (avec mépris) Jamais, au grand jamais, tu ne m’auras
près de toi à la maison (…) (après un bref silence) Que veuxtu faire de moi en ville ?
ENGSTRAND. Tu me demande ce qu’un père veut faire de
son enfant unique ? Ne suis-je pas veuf et abandonné ? (…) Je
vais te le dire : je voudrais me lancer dans une nouvelle affaire.
REGINE (se moquant de lui). Ce ne sera pas la première fois,
et ça a toujours foiré.
ENGSTRAND. Oui, mais cette fois-ci tu vas voir, Régine !
- Que le diable m’emporte REGINE. (Tapant du pied). Arrête de jurer !
(…)
ENGSTRAND. Eh bien vois-tu ; cet argent j’ai pensé à le
mettre dans une affaire qui rapporte. Une sorte d’auberge
pour les marins REGINE. Oh! Là ! Là !
ENGSTRAND. Une auberge vraiment bien, vois-tu ; pas
une saloperie pour matelots. Non, morbleu, ce serait pour les
capitaines et les pilotes ou des gens vraiment bien, vois-tu.
REGINE. Et moi, je ?
ENGSTRAND. Toi, tu m’aideras. Mais seulement pour les
apparences. Tu n’auras, morbleu, rien de pénible à faire. Tu
feras tout ce que tu voudras.
REGINE. Ah oui !
ENGSTRAND. Mais il faut des dames à la maison, c’est clair
comme je jour. Parce que le soir, on s’amusera, il y aura du
chant, de la danse et tout ce qu’on veut. Tu comprends, ce
sont des marins au long cours qui voguent sur les vastes mers
du monde.
s’empoisonner en respirant l’air de cette maison souillée. C’est
pour cela que je l’ai fait partir. Vous comprenez maintenant
pourquoi je n’ai pas voulu qu’il mette les pieds ici tant que
son père était en vie. Personne ne sait ce que cela m’a coûté.
PASTEUR MANDERS. Quelles épreuves vous avez subies !
MME ALVING. Jamais je n’aurais tenu bon sans mon
travail. Car j’ai travaillé ! L’agrandissement de la propriété, les
améliorations, tous ces aménagements si utiles dont Alving a
récolté la gloire, – vous croyez qu’il avait assez d’énergie pour
accomplir tout cela ? Lui qui passait le plus clair de son temps
sur le canapé à lire un vieux bottin mondain ! Cela aussi je
veux que vous le sachiez : c’était moi qui le poussais à travailler
quand il avait un moment de lucidité ; c’était moi qui portais
tout le fardeau quand il replongeait dans sa débauche et qu’il
se mettait à divaguer de la façon la plus pitoyable.
PASTEUR MANDERS. Et vous élevez un monument à la
gloire de cet homme !
MME ALVING. C’est cela le pouvoir de la mauvaise
conscience.
EXTRAIT 3
p. 308
Mme ALVING. Je croyais que vous aviez compris où mon
cœur, comme vous dites, s’était égaré à l’époque.
MANDERS. (d’un ton distant) . Si je l’avais compris, je ne
serais pas devenu un hôte quotidien dans la maison de votre
mari.
Mme ALVING. Il n’en reste pas moins que je ne me suis pas
consultée moi-même.
MANDERS. Mais vos proches, du moins, comme il convient
de le faire : votre mère et vos deux tantes.
Mme ALVING. Certes. Elles ont fait le calcul pour moi. Avec
une rapidité déconcertante, elles ont conclu que ce se serait de
la folie de rejeter une telle offre. Si seulement ma mère pouvait
me voir, maintenant ; elle verrait ce que toutes ces richesses
m’ont apporté.
MANDERS. Personne ne peut être tenu pour responsable de
ce qui est arrivé. Ce qui est certain c’est que votre mariage a
été contracté selon la loi et la morale.
Mme ALVING. (près de la fenêtre). Oui, la loi et le morale !
Il me semble parfois que ce sont elles qui causent tous les
malheurs du monde.
MANDERS. Madame Alving, ce sont des paroles offensantes.
Mme ALVING. Que voulez-vous que cela me fasse ? Je ne
supporte plus d’être liée par toutes ces conventions. Je n’en
peux plus ! Je veux être libre.
MANDERS. Que voulez-vous dire ?
Mme ALVING (tambourinant contre le rebord de la fenêtre).
Jamais je n’aurais dû dissimuler l’inconduite d’Alving. Comme
je n’osais pas faire autrement, - pour moi-même. J’étais trop
lâche.
MANDERS. Lâche ?
Mme ALVING. Si les gens avaient su, ils auraient dit : pauvre
homme, avec une femme qui l’abandonne, c’est normal qu’il
prenne ses libertés.
MANDERS. Ils auraient peut-être eu tort.
EXTRAIT 2
Acte I. p. 313-314
MME ALVING. J’ai supporté beaucoup de choses dans
cette maison. Pour le retenir le soir – et la nuit – j’ai dû
me transformer en compagnon de beuverie là-haut, dans
sa chambre. Rester en tête-à-tête avec lui, trinquer avec lui,
écouter ses obscénités, me battre avec lui pour le traîner dans
son lit.
PASTEUR MANDERS (secoué). Que vous ayez pu supporter
tout cela !
MME ALVING. J’avais mon fils. Mais lorsque j’ai reçu cette
dernière gifle ; lorsque ma propre bonne — ; je me suis juré :
c’est fini. J’ai pris le — tout le pouvoir— sur lui et sur le reste.
J’avais enfin une arme contre lui, voyez-vous ; il n’osait plus
rien dire. C’est à ce moment-là que j’ai mis Osvald en pension.
Il allait avoir sept ans, il commençait à remarquer des choses et
à poser des questions, comme le font les enfants. Je ne pouvais
pas le supporter, Manders. Il m’a semblé que mon enfant allait
17
Mme ALVING. (le regardant fermement). Si je me conduisais
comme je le devrais, je prendrais Osvald à part, et je lui dirais :
« Ecoute mon garçon, ton père était un homme dépravé » MANDERS. Dieu du Ciel Mme ALVING. – et je lui raconterais tout ce que je viens de
raconter, - tout.
MANDERS. Vous me scandalisez, madame.
Mme ALVING. Je le sais. Je le sais très bien ! Je suis moimême scandalisée à cette idée. (S’éloignant de la fenêtre.)
Vous voyez comme je suis lâche.
MANDERS. Vous appelez cela de la lâcheté, alors que c’est
tout simplement votre devoir. Oubliez-vous qu’un enfant doit
aimer et respecter son père et sa mère ?
Mme ALVING. Pas de généralités. Il s’agit de savoir si Osvald
doit aimer et respecter le chambellan Alving.
MANDERS. N’y a-t-il pas dans votre cœur de mère une voix
qui vous interdit de détruire les idéaux de votre fils ?
Mme ALVING. Et la vérité ?
MANDERS. Et les idéaux ?
ANNEXE 3
HÉRÉDITÉ /SYPHILIS
Le thème de l’hérédité, et plus exactement de la syphilis
héréditaire, est au cœur des Revenants. Même si la maladie
d’Osvald n’est jamais nommée, les symptômes (grande
fatigue, dégénérescence…) ne laissent aucun doute quant à sa
nature. Or, la disparition de l’espèce humaine à cause de cette
maladie fut une des grandes peurs du XIXe siècle. Nombre
d’écrivains et d’artistes en furent notamment victimes et,
avant la découverte de la pénicilline, on ne savait pas la guérir.
Le remède utilisé était le mercure.
Or, au XIXème siècle, le mythe médical selon lequel la syphilis
était héréditaire avait la vie dure (hérédo-syphilis). Dans Les
Revenants, Ibsen suggère fortement qu’Osvald ait « hérité »
de la syphilis paternelle (même s’il n’exclut pas qu’Osvald l’ait
attrapée par lui-même).
EXTRAIT 4
Or l’héréditarisme, en tant que pensée médicale constituée
possède aussi des conséquences philosophiques. A partir
des années 1860, un autre concept de l’hérédité s’esquisse.
Il implique que les individus ne soient, du point de vue de
l’hérédité, que des transporteurs passifs. Dans ce nouveau
concept de l’hérédité, qui suppose une dissociation drastique
entre l’individu apparent et ses caractères latents, un organisme
ne transmet rien de ce qu’il est devenu, mais seulement les
germes qu’il a lui-même reçus à sa conception, ou du moins
un échantillonnage de ceux-ci. Ce concept a déterminé une
seconde idéologie héréditariste, dont le règne s’est étendu
de la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du siècle suivant. Ce
second héréditarisme, ou héréditarisme dur, est par excellence
celui dans lequel l’historien peut aujourd’hui reconnaître la
figure philosophique de l’irrémédiable.
p.324-325
Mme ALVING. Je vais vous expliquer comment je l’entends.
Si je suis craintive et peureuse, c’est qu’il y a en moi tout un
monde de revenants dont je n’arrive pas à me défaire.
MANDERS. Un monde de quoi ?
Mme ALVING. Un monde de revenants. Lorsque j’ai entendu
Régine et Osvald, c’était comme si je voyais des revenants. Je
me demande si nous ne sommes pas tous des revenants, pasteur
Manders. Ce n’est pas seulement l’héritage de nos parents qui
renvient nous hanter. Il y a aussi toutes sortes de vieilles idées
et de croyances mortes. Elles ne sont plus vivantes, mais elles
nous encombrent l’esprit, et nous n’arrivons pas à nous en
défaire. Quand je prends un journal, c’est comme si je voyais
des revenants se faufiler entre les lignes. Il doit y en avoir
partout dans le pays. Ils sont nombreux comme les grains de
sable, il me semble. Et nous avons tous terriblement peur de
la lumière.
MANDERS. Voilà le fruit de vos lectures. Beaux fruits, en
effet ! Quels livres abominables, athées et révolutionnaires !
Mme ALVING. Vous vous trompez mon cher pasteur. C’est
vous qui m’avez poussée à réfléchir, et je vous en remercie.
MANDER. Moi !
Mme ALVING. Oui, vous ; lorsque vous m’avez pliée à ce
que vous appelez le devoir, lorsque vous avez vanté comme
justes et équitables des principes que mon esprit rejetait avec
horreur. C’est à ce moment là que j’ai commencé à examiner
la trame de votre enseignement. Je voulais juste toucher à un
nœud ; lorsque je l’ai défait, tout a filé. Et j’ai vu que c’était
cousu à la machine.
Et Ibsen ne fut pas le seul auteur à convoquer cette notion
dans ses écrits, Zola en offre de nombreux exemples.
Émile Zola, La Bête humaine, Folio Gallimard, p. 85
«Peut-être aussi ses frères avaient-ils chacun son mal, qu’ils
n’avouaient pas, l’aîné surtout qui se dévorait à vouloir être
peintre, si rageusement qu’on le disait à moitié fou de son génie.
La famille n’était guère d’aplomb, beaucoup avaient une fêlure.
Lui, à certaines heures, la sentait bien, cette fêlure héréditaire ;
non pas qu’il fût d’une santé mauvaise, car l’appréhension et la
honte de ses crises l’avaient seules maigri autrefois ; mais c’étaient,
dans son être, de subites pertes d’équilibre, comme des cassures,
des trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d’une
sorte de grande fumée qui déformait tout. Il ne s’appartenait
plus, il obéissait à ses muscles, à la bête enragée. Pourtant, il
ne buvait pas, il se refusait même un petit verre d’eau-de-vie,
ayant remarqué que la moindre goutte d’alcool le rendait fou.
Et il en venait à penser qu’il payait pour les autres, les pères, les
grands-pères, qui avaient bu, les générations d’ivrognes dont il
était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui le
ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois.»
18
Gilles Deleuze, «Zola et la fêlure», in Logique du sens,
Édition de Minuit, 1969
ailleurs. Il doit forcément en être ainsi. Un pasteur Manders
fera toujours surgir une madame Alving. Et précisément parce
qu’elle est femme, elle embrassera les opinions extrêmes dans
la voie où elle se sera engagée. [...] »
Ibsen, « Lettre à Sophus Schandorf », 6 janvier 1882
« L’hérédité n’est pas ce qui passe par la fêlure, elle est la fêlure
elle-même : la cassure ou le trou, imperceptibles. En son vrai
sens, la fêlure n’est pas un passage pour une hérédité morbide ;
à elle seule elle est toute l’hérédité et tout le morbide. Elle ne
transmet rien sauf elle-même… »
ANNEXE 5
ANTOINE ET LA QUESTION DU DECOR
ANNEXE 4
«Décor.
Il faut, dans l’emploi du mobilier, trouver des expédients
pour conjurer cette bizarre impression de vide que laissent les
cadres trop larges. En cette matière, du moins avec les moyens
actuels, nous avons beaucoup fait ; les réminiscences classiques
ne nous paralysent plus : nous n’en sommes plus à l’unique
table de Tartuffe.
La question des accessoires peints est aussi vigoureusement
tranchée. Un objet peint sur un décor, aujourd’hui, tire et
gène l’oeil du spectateur le moins averti. Il arrive bien encore
quelquefois à nos décorateurs de paysage ou d’architecture
de glisser sournoisement des lianes, des fleurs invraisemblables
ou des herbes folles assez fâcheuses ; mais on y veille,
l’attention est en arrêt, et combien de fois, dans un joli décor,
des géraniums ou des plans de vignes folles ne furent-ils pas
supprimés aussitôt que découverts !
Il faudrait, dans les décorations d’intérieur, ne pas craindre la
profusion des petits objets, la diversité des menus accessoires.
Rien ne donne à un intérieur un aspect plus habité. Ce sont
ces imperceptibles choses qui font le sens intimes, le caractère
profond du milieu qu’on a voulu reconstituer.
Le jeu des comédiens parmi tant d’objets, dans l’ameublement
compliqué de nos intérieurs modernes, devient, à leur insu,
et presque malgré eux, plus humain, plus intense, plus vivant
d’attitudes et de gestes.»
CORRESPONDANCE IBSEN ET LA RÉCEPTION DES
REVENANTS
« [...] Mon drame qui vient de paraître [Les Revenants] est
cause de beaucoup de bruit dans la presse scandinave. Chaque
jour je reçois des lettres et des articles de journaux prenant
parti pour ou contre la pièce. Celle-ci vous sera envoyée dans
très peu de temps. Mais j’estime qu’il est pour le moment
absolument impossible de la faire représenter sur une scène
allemande. Et je ne crois pas que dans les pays scandinaves on
ose la jouer dans un avenir proche. »
Ibsen, « Lettre à Louis Passarge », 22 décembre 1881
« Je suis parfaitement tranquille à l’égard des violences de la
critique et des insanités qui se débitent autour des Revenants.
Je m’y attendais. On cria tout aussi fort en Norvège lorsque
parut la Comédie de l’Amour. Et les clameurs accueillirent
Peer Gynt , les Soutiens de la société, la Maison de poupée.
Aujourd’hui encore l’effervescence se calmera.
Ibsen, « Lettre au Conseiller Hegel », 2 janvier 1882
« Votre lettre est venue me surprendre agréablement à Noël,
au milieu des erreurs, des insanités auxquelles mon nouveau
drame a donné lieu dans mon pays.
Je m’attendais à tout ce bruit. A défaut d’autre talent, nos
critiques scandinaves ont celui d’interpréter faussement les
auteurs dont ils s’avisent de juger les ouvrages.
Mais ne faut-il voir dans ces erreurs qu’un manque
d’intelligence ? Ne sont-elles pas en grande partie sciemment
énoncées ? J’ai peine à ne pas le croire.
On cherche à m’attribuer les opinions exprimées par quelquesuns de mes personnages. Il n’y a cependant pas dans toute la
pièce une seule réplique qui traduise l’opinion personnelle de
l’auteur. Je me suis bien gardé de commettre cette faute. Le
genre de technique , la méthode observée tout au long de cette
œuvre s’opposaient à ce que la personnalité du dramaturge
devînt apparente à travers le dialogue. Mon intention était de
provoquer chez le public l’impression de faits empruntés à la
vie réelle. Or, rien de plus contraire à ce désir que le procédé
qui consiste à faire intervenir l’auteur et ses opinions. Ne me
croit-on pas en possession de suffisamment de sens critique
pour l’avoir compris ? Je m’en suis fort bien rendu compte et
j’ai agi en conséquence. Dans aucun autre de mes drames la
personnalité de l’écrivain n’est aussi soigneusement écartée.
On dit encore que l’oeuvre prêchait le nihilisme. Nullement.
Elle ne prêche rien. Elle renferme seulement l’avertissement
que le nihilisme existe à l’état latent chez nous comme
Extrait de Causerie sur la mise en scène (1903) dans J.P Sarrazac et P. Marcerou, Antoine, ou l’invention
de la mise en scène. Anthologie des textes d’André Antoine,
Arles-Paris, Actes Sud-Papiers-CNT, 1999
19
des larmes. » En fait, plus de tragédie du tout mais une voix
dramatique nous appelant à agir, avec la conviction que la
vérité du comportement humain peut être définie et qu’elle
libérera la société.
[...] Le déclin de la tragédie est inséparablement lié au
déclin d’une vision organique du monde et de son contexte
mythologique, symbolique et rituel. C’est sur ce contexte que
fut fondé le théâtre grec ; et les élisabéthains furent encore
capables d’y adhérer par l’imagination. Cette vision ordonnée
et stylisée de la vie, avec sa tendance à l’allégorie et à l’action
symbolique, était déjà sur son déclin au temps de Racine
(...). Après Racine, la longue familiarité avec des mythes et
des symboles, qui permet au public de les connaître et de les
reconnaître instantanément, et qui donne à la tragédie son
système de coordonnées – cette familiarité n’avait plus cours.Aussi Ibsen se trouva-t-il devant un vide. Il dut créer pour ses
pièces un contexte de signification idéologique (une véritable
mythologie) et inventer les symboles et les conventions
théâtrales capables de communiquer ce qu’il voulait dire à un
public corrompu par les moyens faciles de la scène réaliste.
Il se trouva dans la situation d’un écrivain qui invente une
langue nouvelle et doit ensuite l’enseigner à ses lecteurs.
En combattant consommé qu’il était, Ibsen tourna à son
avantage le vide qui s’offrait à lui. Il fit de la précarité des
croyances modernes et de l’absence d’une image ordonnée
du monde son point de départ. L’homme marche nu dans
un monde privé de mythes qui éclairent ou signifient. Les
pièces d’Ibsen présupposent que Dieu s’est retiré des affaires
humaines, laissant la porte ouverte aux rafales glacées qui
soufflent d’une création méchante bien qu’inanimée. Mais
les plus dangereux assauts livrés contre la raison et la vie ne
viennent pas du dehors, comme dans la tragédie grecque ou
élisabéthaine ; ils se lèvent dans l’âme instable. Ibsen part de
cette notion moderne d’une guerre et d’un déséquilibre dans la
psyché individuelle. Les fantômes qui hantent ses personnages
sont des forces de destruction déchaînées au centre de l’âme. »
ANNEXE 6
LA MORT DE LA TRAGEDIE OU « DIEU S’EST RETIRE
DES AFFAIRES HUMAINES »
Avec le développement au cours du XIXe siècle d’une
prose arrivée à maturité et d’un théâtre lyrique capable de
représenter une action complexe et sérieuse, nous arrivons au
bout de notre thème principal. Après Woyzeck et Tristan et
Iseut, les vieilles définitions de la tragédie ne sont plus valables
et la porte s’ouvre à Ibsen, à Strindberg et à Tchékhov. Ces
auteurs dramatiques ne se demandaient pas s’ils étaient en
train d’écrire une tragédie au sens technique ou traditionnel.
Leur œuvre n’a aucun rapport avec le conflit d’idéaux qui a
dominé la poétique de la tragédie depuis la fin du XVIIème
siècle ; elle n’appartient ni à la tradition grecque ni à la
tradition shakespearienne et ne fait aucune tentative pour les
unir en quelque synthèse artificielle.
Avec Ibsen, l’histoire du théâtre prend un nouveau
départ. Cela seul fait de lui l’auteur le plus important avec
Shakespeare et Racine. Le théâtre moderne peut être daté à
partir des Piliers de la société (1877). Mais comme la plupart
des grands auteurs, Ibsen ne s’affranchit pas tout de suite des
conventions qui régnaient à son époque. Les quatre premières
pièces de la maturité – Piliers de la Société, Maison de poupée,
Les Revenants et Un Ennemi du peuple – sont des merveilles
de construction dans la manière de la pièce de salon du
XIXème siècle ; les jointures y sont aussi exactement ajustées
que dans les mélodrames domestiques d’Augier et de Dumas
fils. Ce qui est révolutionnaire, c’est qu’Ibsen oriente les vieux
procédés usés tels que le passé caché, la lettre dérobée ou la
révélation au lit de mort vers des problèmes sociaux d’une
extrême gravité. Les éléments du mélodrame deviennent des
moyens en vue d’une fin intellectuelle délibérée. C’est dans
ces pièces qu’Ibsen est l’auteur dramatique que Shaw a voulu
faire de lui : le pédagogue et le réformateur. Aucun théâtre n’a
été plus fortement voulu, ni plus fortement inspiré par une
philosophie sociale explicite.
Mais ces œuvres de propagande, si durable que puisse en être
l’intérêt du seul fait de leurs fortes qualités théâtrales, ne sont
pas des tragédies. Dans la tragédie, il n’y a pas de remèdes
temporels. On ne saurait trop insister sur ce point. La tragédie
n’a pas pour objet des problèmes séculiers qui pourraient se
résoudre par quelque innovation rationnelle, mais l’immuable
tendance à l’inhumanité et à la destruction dans la marche
du monde. Dans les pièces de la période progressiste d’Ibsen,
tel n’est pas le problème. Il existe des remèdes spécifiques
aux catastrophes qui frappent les personnages et c’est le but
d’Ibsen de nous faire voir ces remèdes et de nous les faire
appliquer. Maison de poupée et Les Revenants sont fondés sur
cette croyance que la société peut aller vers une notion saine
et sérieuse de la vie sexuelle et que la femme peut et doit être
élevée à la dignité d’homme. Les Piliers de la société et Un
Ennemi du peuple dénoncent les hypocrisies et les oppressions
cachées sous le masque de la distinction bourgeoise. Ils nous
racontent comment les intérêts d’argent empoisonnent les
sources de la vie du cœur et de l’honnêteté intellectuelle ; ils
réclament à grands cris un progrès et des réformes précises.
Comme Shaw le dit avec raison : « plus de tragédie pour
Georges Steiner, La Mort de la tragédie, coll. Essais, Folio
Gallimard, réédition 1993, pp. 285-289.
20
ma vie m’ont fait tour à tour et petit et grand. Voilà mon
origine, rien ne petit la changer : pourquoi renoncerais-je à
savoir de qui je suis né ?
ANNEXE 7
LES DRAMES FAMILIAUX : TRAGÉDIE DE L’AVEU,
FABRIQUE DU SILENCE
Sophocle, Oedipe-roi, Livre de poche, traduction de Victor
Henri Debidour
OEDIPE (au choeur). Parmi ceux qui sont là est-il quelqu’un
qui sache quel est le berger dont parle cet homme, s’il habite
aux champs, si on l’a vu ici ? Parlez donc franchement : le
moment est venu de découvrir enfin le trot de cette affaire.
HAMLET. - Si longtemps ?. Oh ! alors que le diable se mette
en noir ! Pour moi, je veux porter des vêtements de zibeline.
Ô ciel ! Mort depuis deux mois, et pas encore oublié ! Alors
il y a espoir que la mémoire d’un grand homme lui survive six
mois. Mais pour cela, par Notre-Dame ! Il faut qu’il bâtisse
force églises. Sans quoi, il subira l’oubli comme le cheval de
bois dont vous savez l’épitaphe : Hélas ! Hélas ! le cheval de
bois est oublié.
Les trompettes sonnent. La pantomime commence.
Un Roi et une Reine entrent : l’air fort amoureux, ils se
tiennent embrassés. La Reine s’agenouille et fait au Roi force
gestes de protestations. Il la relève et penche sa tête sur son
cou, puis s’étend sur un banc couvert de fleurs. Le voyant
endormi, elle le quitte. Alors survient un personnage qui lui
ôte sa couronne, la baise, verse du poison dans l’oreille du
Roi, et sort. La Reine revient, trouve le Roi mort, et donne
tous les signes du désespoir. L’empoisonneur, suivi de deux
ou trois personnages muets, arrive de nouveau et semble se
lamenter avec elle.
Le cadavre est emporté. L’empoisonneur fait sa cour à la
Reine en lui offrant des cadeaux. Elle semble quelque temps
avoir de la répugnance et du mauvais vouloir, mais elle finit
par agréer son amour. Ils sortent.
LE CORINTHIEN. Je crois bien qu’il n’est autre que le
berger fixé à la campagne que tu désirais voir. Mais Jocaste est
là : personne ne pourrait nous renseigner mieux qu’elle.
OEDIPE. Tu sais, femme : l’homme que tout à l’heure nous
désirions voir et celui dont il parle...
JOCASTE. Et n’importe de qui il parle !
N’en aie nul souci. De tout ce qu’on t’a dit, va, ne conserve
même aucun souvenir. A quoi bon !
OEDIPE. Impossible. J’ai déjà saisi trop d’indices pour
renoncer désormais à éclaircir mon origine.
JOCASTE. Non, par les dieux ! Si tu tiens à la vie, non, n’y
songe plus. c’est assez que je souffre, moi.
OEDIPE. Ne crains donc rien. Va, quand je me révélerais et
fils et petit-fils d’esclaves, tu ne serais pas, toi, une vilaine pour
cela.
JOCASTE. Arrête-toi pourtant, crois-moi, je t’en conjure.
OPHÉLIA. - Que veut dire ceci, monseigneur ?.
OEDIPE. Je ne te croirai pas, je veux savoir le vrai.
HAMLET. - Parbleu ! C’est une embûche ténébreuse qui veut
dire crime.
JOCASTE. Je sais ce que je dis. Va, mon avis est bon.
JOCASTE. Ah ! puisses-tu jamais n’apprendre qui tu es !
OPHÉLIA. - Cette pantomime indique probablement le sujet
de la pièce.
wEntre le Prologue.
OEDIPE. N’ira-t-on pas enfin me chercher ce bouvier ?
Laissons-la se vanter de son riche lignage.
HAMLET. - Nous le saurons par ce gaillard-là. Les comédiens
ne peuvent garder un secret : ils diront tout.
JOCASTE. Malheureux ! Malheureux ! Oui, c’est là le seul
nom dont je peux t’appeler. Tu n’en auras jamais un autre de
ma bouche.
Elle rentre, éperdue, dans le palais.
OPHÉLIA. - Nous dira-t-il ce que signifiait cette pantomime ?.
OEDIPE. Eh bien ! Tes bons avis m’exaspèrent à la fin.
HAMLET. - Oui, et toutes les pantomimes que vous lui
ferez voir. Montrez-lui sans honte n’importe laquelle, il vous
l’expliquera sans honte.
LE CORYPHÉE. Pourquoi Sort-elle ainsi, Oedipe ? On dirait
qu’elle a sursauté sous une douleur atroce. Je crains qu’après
un tel silence n’éclate quelque grand malheur.
OPHÉLIA. - Vous êtes méchant ! Vous êtes méchant ! Je veux
suivre la pièce.
LE PROLOGUE.
Pour nous et pour notre tragédie, Ici, inclinés devant votre
clémence. Nous demandons une attention patiente.
OEDIPE. Eh ! qu’éclatent donc tous les malheurs qui
voudront ! Mais mon origine, humble soit-elle, j’entends, moi,
la saisir. Dans son orgueil de femme, elle rougit sans doute
de mon obscurité : je me tiens, moi, pour fils de la Fortune,
Fortune la Généreuse, et n’en éprouve point de honte. C’est
Fortune qui fut ma mère, et les années qui ont accompagné
Shakespeare, Hamlet, traduction par Jean Michel Déprats,
Gallimard, La Pléiade
21
Dans cette pièce ultime Jean-Luc Lagarce propose « une
mosaïque de sa propre vie et de la vie des autres. Le Pays
Lointain est une œuvre qui s’écrit au singulier-pluriel : elle
relate un parcours de vie personnelle
L’extrait se situe vers la fin de la pièce, lorsque Louis fait ses
adieux – sans avoir dit son caractère définitif – à sa mère, à
son frère.
aNNEXE 8
THOMAS OSTERMEIER
LA MERE. Louis. Tu ne m’entendais pas ? J’appelais.
LOUIS. J’étais là. Qu’est-ce qu’il y a ?
LA MERE. Je ne sais pas. Ce n’est rien, je croyais que tu étais
parti. J’avais peur que tu sois parti. (…)
LOUIS. Et plus tard, vers la fin de la journée, c’est exactement
ainsi, lorsque j’y réfléchis, que j’avais imaginé les choses, vers
la fin de la journée, sans avoir rien dit de ce qui me tenait à
cœur – c’est juste une idée mais elle n’est pas jouable – sans
avoir jamais osé faire tout ce mal, dire que j’allais mourir, la
raison exacte pour laquelle j’étais venu, sans avoir jamais osé,
je repris la route, je demandai qu’on m’accompagne à la gare,
qu’on me laisse partir.
Je promets qu’il n’y aura plus tout ce temps avant que je
revienne, je dis des mensonges, je promets d’être là, à nouveau,
très bientôt, des phrases comme ça.
Les semaines, les mois peut-être qui suivent, je téléphone,
je donne des nouvelles, j’écoute ce qu’on me raconte, je fais
quelques efforts, j’ai l’amour plein de bonne volonté, mais
c’était juste la dernière fois, ce que je me dis sans le laisser voir.
Elle, elle me caresse une seule fois la joue, doucement, comme
pour m’expliquer qu’elle me pardonne, je ne sais quels crimes,
et ces crimes que je ne connais pas, je les regrette, j’en éprouve
du remords.
Antoine est sur le pas de la porte, il agite les clés de sa voiture,
il dit plusieurs fois qu’il ne veut en aucun cas me presser, qu’il
ne souhaite pas que je parte, que jamais il ne me chasse, mais
qu’il est l’heure du départ, et bien que tout cela soit vrai, il
semble vouloir me faire déguerpir, c’est l’image qu’il donne,
c’est l’idée que j’emporte. Il ne me retient pas, et sans le lui
dire, j’ose l’en accuser.
ANTOINE. Je ne souhaite pas que tu partes, je dis juste que
c’est l’heure où tu dois partir si tu veux partir maintenant, je
n’ai rien dit de plus, je n’ai rien dit d’autre, qu’est-ce que j’ai
dit ?
CATHERINE. L’idée que tu donnes, l’image que tu donnes,
c’est de vouloir les voir partir, tu es là, tu agites tes clés et tu
sembles vouloir les voir déguerpir, c’est l’impression que tu
donnes.
LOUIS. C’est de cela que je me venge. (Une jour, je me suis
accordé tous les droits.)
LONGUE DATE. Je voulais vous remercier. J’ai été très
heureux. Catherine ?
CATHERINE. Oui ?
LONGUE DATE. J’ai été très heureux de vous rencontrer. Je
voulais vous le dire.
CATHERINE. Moi aussi, j’ai été très heureuse. J’espère que
vous ne garderez pas trop un mauvais souvenir de …
LA MERE. (elle caresse à peine la joue de Louis). Je te
pardonne... rien de grave... mais pardonné tout de même...
^ Thomas Ostermeier, 2011 © DR
Né en 1968 à Soltau, Thomas Ostermeier est considéré comme
l’un des metteurs en scène allemands les plus marquants des
années 90. En 1996, il termine sa formation de metteur en
scène à l’Ecole supérieure de théâtre «Ernst Busch» à Berlin.
A peine sorti de l’école, son travail de fin d’étude lui vaut déjà
la reconnaissance du monde théâtral berlinois et allemand.
Moins d’une année plus tard, le « Deutsches Theater » lui
donne accès à un de ses espaces « Die Baracke » qui deviendra
le lieu de référence de sa génération. Les trentenaires
semblent se reconnaître dans le travail du metteur en scène
axé principalement sur le conflit des générations. Les succès se
multiplient et mènent Thomas Ostermeier toujours plus loin.
En 1999, il devient membre de la direction artistique de la
prestigieuse Schaubühne de Berlin. Depuis les années 2000,
Thomas Ostermeier a mis en scène près d’une trentaine de
spectacles qui tournent dans le monde entier.
En 2004, il est nommé Artiste Associé pour le Festival
d’Avignon. En 2009, Thomas Ostermeier est nommé Officier
des Arts et des Lettres par le Ministre français de la Culture.
En 2011, il s’est vu attribuer le Lion d’or de la Biennale de
Venise pour l’ensemble de sa carrière. Il a reçu, la même année,
le prix Friedrich-Luft de la meilleure pièce pour Mesure pour
mesure. Au Chili, sa mise en scène de Hamlet a reçu le prix
de la critique en tant que meilleure production internationale
en 2011 et en Turquie, elle a été couronnée l’année suivante
du Prix Honorifique du 18e Festival international de théâtre
d’Istanbul.
Jean-Luc Lagarce, Le Pays Lointain, Les Solitaires
intempestifs, 2005 - 1995
22
DOSSIER PÉDAGOGIQUE LES REVENANTS
LES REVENANTS SUR LA TOILE
CONTACTS
Dossier réalisé par Amélie Rouher,
professeur de lettres correspondant
culturel auprès de la Comédie,
missionné par le rectorat
[email protected]
> https://vimeo.com/38901848
> http://www.festival-avignon.com/fr/
Archive/Spectacle/2012/336
> https://www.youtube.com
watch?v=4OJV4UOP4dI
contact scolaire
Laure Canezin,
chargée des relations avec les publics
[email protected]
t. 0473.170.180
23
Téléchargement