Ştiinţe socio-umane 171 Don Quichotte et Candide : la question du roman et du réalisme Abderhaman Messaoudi Université Paris VIII-Vincennes-Saint-Denis Paris, France [email protected] Abstract: This article wonders why Candide is always called a tale and Don Quichote a novel. Isn’t because Candide is in that way regarded as a mere fantasy? The critic seems in that case incoherent. Now what is at stake is the question of realism and that of philosophical aspect of literature. Keywords: Voltaire, Cervantes, Don Quixote, Candide, comparative literature, critique of criticism, epistemology, realism, philosophy, literary genre, novel, tale L’enjeu théorique et générique du rapprochement Il peut sembler de prime abord étonnant de réunir les œuvres majeures de Cervantès, d’une part, de Voltaire, d’autre part. Avec Don Quichotte, en effet, n’a-t-on pas affaire à un roman par excellence et, avec Candide, à ce qu’on désigne habituellement sous le nom de conte ? Ce sont là des données, voire des clichés répandus : traditionnellement, Cervantès est loué pour avoir fondé le roman moderne, Voltaire pour son art de fantaisie et de jonglerie, pour son art de conteur. Un des traits majeurs mis en exergue chez Cervantès, est ce qu’on pourrait appeler un art du réalisme qui s’épanouirait à différents niveaux et sur différents plans. Et c’est bien d’abord sur ce point, semble-t-il, que pourrait s’élever une opposition radicale. Car qu’en est-il d’autres aspects majeurs ? Qu’en est-il par exemple de la présence d’une dimension allégorique ? C’est que celle-ci semble tout au plus pouvoir renvoyer à des spécificités liées à la singularité et à la signification propres de chaque œuvre. En effet, il paraît difficile de l’inscrire dans une réflexion générique pertinente portant sur la nature du roman : essentiellement, « un roman n’est pas une allégorie »1, et d’autre part, ce qui pourrait ressortir à la question du symbolisme n’est recevable que s’il est traité dans un champ esthétique restreint à même d’échapper au registre des banalités (« car toute la littérature 1 Henri Coulet, Le roman jusqu’à la Révolution, Armand Colin, Paris, 1967, p. 8-9. use de symboles »2) ; enfin si la présence d’une dimension symbolique et allégorique peut être associée à un genre, ce serait au conte ou à la fable, plutôt qu’au roman. Certes, mais ce serait oublier que la question de la représentation de la réalité3 (c’est à elle qu’on peut rattacher celle du réalisme pour se donner un cadre de travail utile) est elle-même problématique. Le roman s’est justement affirmé dans une tension, car s’il recourt à une observation et à une reproduction minutieuses de la réalité, il ne peut manquer de faire appel à l’imagination pour les combiner, ou mieux pour les présenter dans un travail d’affabulation, qui vise à séduire le lecteur, en bref pour les romancer4. Par ailleurs, les deux œuvres en question appartiennent à une époque où le genre romanesque ne fait qu’émerger5, où en tout cas son existence (dans toutes les implications du terme : existence sur le plan social, esthétique…) pose problème. D’où un flottement et souvent une confusion terminologique et générique : pour Cervantès, on l’oublie bien souvent pour, dans l’enthousiasme, en faire non seulement un précurseur mais encore un pionnier dans (nouvelles, différents champs littéraires6 2 Alain Faudemay, Voltaire allégoriste, Essai sur les rapports conte et philosophie chez Voltaire, Editions universitaires, Fribourg Suisse, 1987, p. 13. 3 Voir par exemple les travaux d’Eric Auerbach (Mimesis, Gallimard collection Tel, Paris, 1968, rééd. 1994), de Thomas Pavel, L’art de l’éloignement, Gallimard, Folio, 1996. 4 Pour resituer le cadre de notre problématique, ainsi que sa perspective historique, il suffit de se rapporter, pour une première approche, à l’introduction d’Henri Coulet (op. cit.). 5 On ne peut toutefois négliger l’héritage grec (Daphnis et Chloé, Héliodore...) et son apport spécifique au roman. 6 Littérature innombrable à ce sujet, voir par exemple les travaux de E.C Riley (dont son Cervantes’ Theory of the entre 172 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 romans...), alors que pour Voltaire (écrivain postérieur dans le temps), gêné que l’on est par le terme « roman » transmis conjointement avec celui de conte par la tradition éditoriale, on ne manque presque jamais de rappeler qu’en fait la confusion générique était plutôt de mise à son époque : les contes, romans et nouvelles auraient ainsi désigné peu ou prou la même littérature frivole, et les théoriciens ne voulaient guère s’embarrasser à y faire des distinctions. Rares sont alors les positions nuancées et prudentes comme celles de Sylvain Menant7 qui contrastent avec certain aveuglement de circonstance (ou certaine amnésie de principe ?). Il s’agit d’une position moyenne. Elle invite à une considération plus attentive de cette époque de mutation dans les pratiques, époque sans doute aussi de régénérescence des genres où, assurément, on percevait, sans grande rigueur peut-être, une différence entre conte, roman et nouvelle. Notre hypothèse de travail est que ce trouble terminologique s’explique, dans une certaine mesure, si on le rapporte à une période clé : les univers (employons ce terme pour dépasser la simple question des champs littéraires et envisager d’autres problématiques possibles ouvrant sur une dimension d’ordre épistémologique) du conte et du roman étaient traversés moins de mouvements invitant à la pure confusion générique (l’esprit de pure évasion et de fantaisie, plutôt associé aux contes, se donne libre cours dans les Contes de ma mère l’Oye, ceux de Mme D’Aulnoy...) que de tendances à faire signe vers une esthétique du mentir-vrai8 avant la lettre. Avant que romance Novel, Oxford University Press, 1962, traduit en diverses langues, édité et réédité maintes fois. On remarquera aussi l’attitude symptomatique d’Eric Auerbach, lequel accorde toute son importance à Cervantès et à son Don Quichotte, mais ne s’intéresse à Voltaire et à son Candide que pour le dénigrer - notamment pour ses prétendues lacunes vis-à-vis du (d’un certain ?) réalisme (op. cit.). 7 Voir dans Voltaire, Contes en vers et en prose, Classique Garnier, Bordas, 1992, deux tomes, l’introduction de Sylvain Menant qui parle de la « conscience qu’avaient Voltaire et ses contemporains d’un genre mal défini certes, et de façon peu explicite mais enfin bien réel » (p. XVI). Ce spécialiste du XVIIIe siècle insiste sur l’existence d’une « esthétique au XVIIes., essentiellement fondée sur la distinction des genres » (à la même p. XVI), tout en soupçonnant l’atypie des « contes » voltairiens, perceptible par exemple à travers l’attitude de certains éditeurs, ainsi « les frères Cramer. Tantôt ils distinguent, et tantôt ils confondent romans et contes » (p. X). 8 L’expression au sujet des contes de Voltaire apparaît chez Edouard Guitton (Voltaire Romans et contes, Classiques modernes, 1994) dans sa préface à son édition critique ; en même temps celui-ci souligne le fait que « le conte voltairien reste jusqu’à la fin un espace d’évasion et de subversion, mais aussi de progression vers un réalisme qui, au XVIIIe [et donc a fortiori au XVII e siècle], se dérobe à l’artiste » (pp. XXI, XXII et sq.). En ce qui concerne Cervantès et son Don et novel (d’une part, le roman situé du côté de la fantaisie, d’autre part celui qui tend à s’enraciner fortement dans le réel prosaïque) ne se différencient nettement, il faut d’abord qu’ils émergent lentement. La présence d’une forte dimension réaliste et concrète dans Candide, comparable à bien des égards à celle du Quichotte, doit rappeler que ce conte peut s’inscrire dans la lignée des romans ou du moins tient du roman9. Par ailleurs, rapprocher ce conte philosophique de l’œuvre de Cervantès, c’est suggérer que chez celui-ci le réalisme n’est peutêtre pas uniquement lié à un souci de renouvellement esthétique, mais est aussi porté par un esprit de doute et d’interrogation philosophique. Ainsi nos deux auteurs imprimentils une forte orientation réaliste à leur œuvre, que ce soit au niveau de la reconstitution du cadre ou de l’adoption d’un style adéquat... La dimension réaliste Que Candide et Don Quichotte affichent des procédés artistiques communs dans leur peinture de la réalité, cela peut s’observer à différents niveaux d’écriture (constitution d’un arrière-fond réaliste, orientation particulière du style adopté...) même si des différences d’accent peuvent au final se faire jour, même si, par ailleurs, toutes les exigences du réalisme ne sont pas parfaitement remplies. Don Quichotte et Candide partagent une même tendance à l’inscription réaliste dans leur temps. D’abord, comme le souligne le spécialiste José Montero Reguera, à propos de la première œuvre : Muchos son los elementos que relacionan el Quichote con la realidad histórica de su tiempo. La inclusión en la obra de personajes históricos (como, por ejemplo, el conde de Lemos, un cautivo llamado Saavedra, Roque Guinart, ... de cuya existencía se conserva constancia documental) ; de personajes que, aun no son históricos, son perfectamente verosímiles (Maritornes, Diego de Miranda, el cura,...) ; del mundo real de las ventas y los caminos ; de Quichotte, est-il vraiment nécessaire d’insister sur cet aspect d’une œuvre dans laquelle on a depuis longtemps décelé en germe tous les procédés et procédures du roman moderne, et bien davantage (de même que toute la philosophie s’avère être déjà contenue dans Platon, tout le roman se trouve en puissance chez Cervantès) ? 9 Nous ne prétendons pas ici évacuer ou régler la question épineuse de l’appartenance générique de Candide, mais dire que le qualificatif de roman peut lui convenir à bien des égards, même si cette œuvre atypique se rattache par d’autres traits au genre du conte. Ştiinţe socio-umane alusiones varias a que la obra es una "historia verdadera"10 ; de titulos de capítulos como "De lo que sucedió a Don Quichote en la entrada de Barcelona, con otras cosas que tienen mas de lo verdadero que de lo discreto" (II, 61) ; de referencias al historiador arabe Cide Hamete ; de alusiones a hechos históricos concretos (los banditos catalanes, la expulsión de los moriscos, guerras con el turco) ; etc, sitúan esta obra en un marco histórico indudable. 11 De même : On peut soutenir que Candide est un roman historique. Il y est fait constamment allusion à des événements véritables et, qui plus est, qui sont presque contemporains et par conséquent encore dans la mémoire des lecteurs. Il y a bien eu une guerre entre Abares et Bulgares, c'est-àdire entre Français et Prussiens, un tremblement de terre a eu lieu à Lisbonne en 1755, les Jésuites étaient maîtres du Paraguay, l'amiral Byng a été fusillé, un certain nombre de rois ont été détrônés. (Jean Sareil)12 D’où encore les « innombrables allusions contemporaines de Wolff, de Maupertuis, des Croust, des Charles-Edouard de cette époque »13. (Christophe Thacker) Mieux même : Candide est tellement baigné dans l'actualité du temps […] que ce qui est restitué à notre attente n'est rien de moins que l'histoire du temps, et même l'air du temps, saisi sur le vif, en ses multiples chatoiements.14 (Pierre Chartier) Ce besoin de réalisme est servi par un style approprié. C’est ainsi que Jean Cassou invite à admirer chez Cervantès « la vérité du récit, le naturel des caractères, la sobriété des paysages, la transparence des nocturnes »15. Dans ces conditions, comme l’observe l’hispaniste Mercedes Blanco, « il est facile d’inférer que le Quichotte présente un exemple précoce [...] de 10 Dès la p. 37 (Don Quichotte éditions Gallimard, collection de La Pléiade, 1949), il est ainsi question des « auteurs de cette tant véritable histoire » (nous soulignons ; on remarquera l’utilisation - se révélant parodique - des procédures communes d’authentification de la fable). 11 El Quichote y la crítica contemporanea, Centros de Estudios Cervantinos, 1991. 12 « L'exagération comique dans les contes de Voltaire », The French short story, French literature series 2, Columbia, 1975, p. 51. 13 Voltaire Candide ou l’optimisme, Droz, Textes littéraires français, Genève, 1968. 14 Pierre Chartier Candide de Voltaire Editions Gallimard, Foliothèque, 1994, p. 66. 15 Introduction à l’édition Gallimard de Don Quichotte, « bibliothèque de La Pléiade », 1949, p. 16. 173 fiction réaliste, où les choses se passent à peu près comme dans la vraie vie et où les possibilités qui limitent les événements et les déterminations qui règlent leur enchaînement coïncident avec celles qui étaient observables dans le monde historique vécu par Cervantès et ses contemporains »16. Et le critique Eric Auerbach de renchérir : Nous étudions dans cet ouvrage les représentations de la vie quotidienne où celle-ci est considérée sous un aspect sérieux, en tenant compte des problèmes humains et sociaux, et même des conflits tragiques qu’elle comporte. Notre texte est sans contredit réaliste ; tous les personnages mis en scène sont montrés dans leur réalité du moment, dans leur existence quotidienne telle qu’ils la vivent ; non seulement les paysannes mais aussi Sancho, non seulement Sancho mais aussi Don Quichotte apparaissent comme des individus représentatifs de la vie espagnole du temps. 17 D’ailleurs, ajoute-t-il, « ce "proprement cervantinien" » : qui est c’est d’abord quelque chose de spontanément sensoriel : une puissante aptitude à se représenter des individus très différents dans des situations très diverses, le don d’imaginer et d’exprimer avec vigueur les pensées qui naissent dans leur esprit, les émotions qui traversent leur cœur, les mots qui viennent à leurs lèvres. Cette faculté est chez Cervantès si originelle et si forte, si indépendante en même temps de tout autre dessein, qu’à côté de lui presque toute la littérature réaliste antérieure apparaît limitée, conventionnelle ou démonstrative. On peut en dire autant de sa capacité d’imaginer sans cesse de nouvelles combinaisons d’individus et d’événements et de s’abandonner à leur dynamisme propre. 18 Quant au pittoresque voltairien, le critique Gustave Lanson y a été particulièrement sensible19 : ce pittoresque est servi par un style qui s’appuie sur « l’image directe » et « la précision du détail réel ». Il vise à « mett[re] les choses sous les yeux ». L’effet de réel est ainsi soutenu par un « dessein de tout particulariser » qui va jusqu’à garder des termes exotiques, car 16 Dans « Vraisemblance et réel dans le Quichotte », article du n° de La Licorne intitulé Cervantès (n° 39, 1996), p. 192. 17 Mimesis, Gallimard collection Tel, Paris, 1968, rééd. 1994, p. 347, nous soulignons. 18 Ib., p. 359-360. 19 Voir dans L’Art de la Prose, Table Ronde, 1996, les p. 200 à 206. 174 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 « cherche[r] des équivalents français aux termes des mœurs et institutions étrangères ne peut plus convenir ». On peut aussi admettre avec Lanson que « les noms de personnages sont représentatifs […] d’une nationalité ». Parmi les exemples donnés, comment nier que don Fernando d’Ibaraa y Figueroa y Mascerenes y Lampourdos y Souza sonne espagnol, Vanderdendur, hollandais, et Thunder-tenTronckh, plus ou moins allemand. Une certaine note de vraisemblance anime donc le récit qu’elle dote de sa brillante tonalité pittoresque : « Les menus changent selon les lieux. Chez l’anabaptiste hollandais, Candide a du pain et de la bière ; en fuyant du Paraguay, Candide mange du jambon ; au pays merveilleux d’Eldorado, on lui sert des perroquets, des singes rôtis, des colibris, des oiseaux-mouches et de la liqueur de canne à sucre. Dans l’hôtellerie d’Italie, il invite Pâquette et frère Giroflée à venir « manger des macaronis, des perdrix de Lombardie, des œufs d’esturgeon, et boire du vin de Montepulciano, de Lacryma-Christi, de Chypre et de Samos ». Chez Pococurante, « deux filles jolies et proprement mises servirent du chocolat qu’elles firent très bien mousser ». Et le bon Turc que visite Candide lui fait offrir « plusieurs sortes de sorbets…, du Kaïmak piqué d’écorces de Cédrats confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des dattes, des pistaches, du café de Moka, qui n’était point mêlé avec le mauvais café de Batavia des îles ». Mais : La monnaie aussi de chaque pays est employée : moyadors, pistoles ou maravédis, livres sterling, écus, florins, sequins, piastres, etc. De même, les costumes, institutions, modes, dieux et religions ; chaque chose est notée par son terme propre. Les moyens de transport aussi : chevaux andalous, chameaux, chaises de poste, etc. (Ces ultimes remarques restent évidemment valables pour Candide, même s’il n’y est pas beaucoup question de « dieux »). Par conséquent : Jusqu’à l’esclave nègre des colonies américaines à qui l’on donne un caleçon de toile pour tout vêtement, les romans et facéties de Voltaire nous font passer sous les yeux la plus étonnante collection d’images ethniques, chaque échantillon de chaque nation étant inscrit avec ses accessoires caractéristiques. Réserves quant au réalisme Cependant des réserves s’imposent quant à la qualité réaliste des récits en question. Le même Mercedes Blanco tenait à souligner que « beaucoup » des « événements narrés » ne peuvent être qualifiés que d’« improbables », sans compter que le récit en offre souvent des « enchaînement[s] invraisemblable[s] »20. Que dire aussi du « temps du récit », sinon qu’il est à l’image d’une « inscription historique précaire et incohérente » ? Et assurément bien des « personnages introduits » sont « marqués fortement par des conventions littéraires irréalistes »21 (sont alors mentionnés les genres de la pastorale, du roman byzantin, du conte et de la légende hagiographique). Ce sont jusqu’aux protagonistes qui présentent à des yeux quelque peu perspicaces une résistance physique incroyable et une « caractérisation contradictoire » à bien des égards. Que dire alors de Candide et de son « enchaînement comique, irréel, impossible »22 d’événements ? De ses personnages aussi qui sont avant tout considérés comme des « fantoches »23 ? Manifestement : aucun n’est constitué avec ce qu’il faut ordinairement de combinaisons d’attributs, de variations et de transformations d’énoncés, pour induire les illusions de la "personne", les impressions de l’épaisseur, de la profondeur et de la complexité dites psychologiques". Pas un personnage intéressant pour reprendre le grand mot de la poétique classique : pas un qui puisse susciter les rapports imaginaires de la participation, de la projection, de l’identification. 20 21 Art. cité, p. 192. Irréalistes à certains égards seulement, car c’est aussi ce qui peut permettre de représenter des personnages intéressants au sens classique du terme (voir dans la première partie le chapitre XXXIII « où l’on rapporte l’histoire du curieux impertinent » et bien sûr le chapitre XXIV, « suite de l’histoire du curieux impertinent »). Il est vrai qu’on est par ailleurs invité à prendre garde à la confusion entre « vraisemblance et réel ». La vraisemblance est une notion aristotélicienne complexe (présentée dans l’article en question) ; quant au réalisme, la vision que nous en avons est fortement conditionnée par le contenu et l’orientation que lui a donnés le XIXes. 22 Expression reprise de Thacker, op. cit., p.12. 23 Gustave Lanson, mais cette fois dans son Voltaire, 1906 rééd. Table Ronde 1960. Ce qui n’empêche pas des analyses fouillées et « intéressantes », par exemple du personnage Candide (cf. Pierre Chartier, op. cit., p. 103-104, Pol Gaillard, dans son analyse critique de Candide, Hatier, Profil, 1989 (p. 52 : « les commentateurs ont dit et redit que les personnages de Candide n’étaient que des marionnettes. [...] Cela ne paraît pas exact. »). Ştiinţe socio-umane Marionnettes, pantins, silhouettes : la tradition critique en parle bien. 24 La temporalité est également défaillante dans Candide au niveau de la fiction (incompatibilité dans le déroulement chronologique de certains événements censés être concomitants) aussi bien qu’à celui de la (feinte) inscription historique (« Par exemple, les six rois exilés qui viennent passer le Carnaval à Venise ne sont pas contemporains. Quatre seulement vivaient encore en 1758-1759. »25). De même un personnage comme « la vieille » semble participer davantage d’une tradition romanesque que de la réalité : le rôle de vieille entremetteuse qu’elle endosse (chapitre VII et VIII, voire début du chapitre XIII) est courant dans les romans de l’époque. Cependant, à la différence de ce qui se passe chez Cervantès, l’invraisemblance se situe davantage dans l’accumulation - burlesque - des événements que dans leur irréalité supposée26. Conclusion : réalisme et philosophie Ainsi à bien des égards, l’orientation réaliste des deux romans en question laisse entrevoir bien des apparentements et plus d’affinités qu’on ne pourrait croire de prime abord. Tous deux font fortement signe vers la réalité contemporaine. A cet effet, ils assimilent à leur matériau narratif des références à des personnages historique aussi bien qu’au monde réel et concret dans lequel ils s’insèrent. Et pour recomposer celui-ci, non seulement ils retracent les menus faits et le cadre qui font le contexte de la vie à cette époque, mais aussi rappellent des données et la réalité historiques du moment. Cependant, dans ce dessin général, des inflexions différentes, voire divergentes, peuvent d’ores et déjà être perçues. Mieux : il semblerait qu’on ait affaire à des perspectives qui, même si elles sont analogues, n’en sont pas moins dissemblables. En effet, l’accent est mis chez Cervantès sur la vérité du récit et le naturel du caractère alors que c’est justement à ce niveaulà que semble pécher le texte voltairien. Par 24 André Magnan, dans son étude critique Voltaire, Candide ou l’Optimisme, pp. 83-84. Cependant Don Quichotte suscite- t-il vraiment un rapport imaginaire d’identification ? Et rappelons aussi que la constitution d’une intériorité romanesque pour les personnages n’a commencé qu’au XVIIe siècle. 25 Christophe Thacker, op. cit., p. 5. 26 Candide apparaît alors comme un conte au cadre réaliste permettant des échappées fantaisistes. « Tout le récit est comme saturé des violences et des horreurs du temps » (André Magnan, op. cit., p. 17, nous soulignons). 175 ailleurs, s’il est simplement question de faits historiques comme par incidence dans le Don Quichotte et d’une réalité historique vouée à se fondre dans le tableau de la fiction (ainsi, les personnages sont historiques ou pour avoir réellement existé ou pour avoir pu exister), avec Voltaire le distinguo n’a pas lieu d’être puisque, on le voit, tout concourt à faire en sorte qu’« en général l’arrière-plan de Candide (sic) [soit] un tableau savamment enrichi par les phénomènes de la vie contemporaine, tous bien connus du public de 1759 »27. En un mot, le réalisme se situe davantage du côté de la quotidienneté chez Cervantès, et plutôt du côté de l’actualité avec Voltaire. D’où un style qui donne libre cours à l’imagination chez le premier et un style qui, bien que « précis, concis, concret, familier »28, est tout de notations brèves et désinvoltes chez le second. Ce qui n’empêche pas le paradoxe suivant : par divers moyens (formulation adoptée par certains titres29 ; inscription d’une figure d’historien...), le texte de Cervantès fait fortement signe vers l’histoire, tandis que celui de Candide, censé être un pur pamphlet contre l’optimisme, fait tend de même vers la fiction romanesque au point d’être parfois considéré comme une parodie de roman. Que dire alors, sinon qu’envers ce genre de fiction, Cervantès romancier affiche dans son roman30 une attitude ambiguë et que Voltaire 27 Christophe Thacker, op. cit., p. 6. José-Michel Moureaux, « Voltaire : l'écrivain », Revue d'histoire littéraire de la France, Paris, mars-juin 1979 (état présent des travaux en 1979), p. 331 : « Celui qui a dit écrire "pour agir" ne peut avoir qu'un style d'action : précis, concis, concret, familier et d'une rapidité nerveuse qui suppose encore une langue pure au service d'une expression transparente. » 29 A côté du titre du chapitre LXI (« De ce qui arriva à Don Quichotte à son entrée dans Barcelone, avec d’autres choses qui tiennent plus du vrai que de la raison »), notons par exemple le titre des chapitres XXIII (où il est question d’une « véridique histoire »), XXVII, XXIV et livre second (où le terme d’« histoire » apparaît encore), V et livre second (on y fait mention d’« événements dignes d’heureuse mémoire »), XXXIX, XL et livre second (on est à chaque fois invité à considérer une « mémorable histoire », XLVIII et livre second (on y parle d’« autres accidents dignes d’être gravés dans la mémoire des hommes »)... Nous soulignons l’effet d’inscription historique est aussi recherché à travers la mise en scène (et donc la mise en abyme) de la fortune de ce texte qui narre la geste don quichottesque. 30 Qui tire aussi vers le conte (cf. le Cervantès conteur de Michel Moner, les travaux de Maxime Chevalier...). On notera ainsi, d’emblée, certaines interventions du conteur (p. 33 : « ...du nom duquel je ne veux me souvenir » ; p. 34, « mais cela importe peu à notre conte », p. 143 : je crois pour moi... »...). Soulignons aussi la tournure de certains titres de chapitres (ceux des chapitres VIII à IX de la seconde partie commencent par l’expression « où l’on conte... » ; ils sont loin d’être les seuls à adopter ce genre d'expression), l’adoption de noms carnavalesques... C’est nous qui soulignons. Il s’agit certes d’un roman, qui tire vers le 28 176 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 conteur voudrait à peine qu’on soupçonnât chez lui une « attirance secrète »31. La recherche esthétique et la réflexion sur les genres est certes un trait marquant du roman cervantinien, tandis que l’utilisation désinvolte en même temps que stratégique du conte est une donnée notoire chez Voltaire. Mais qu’on y prenne garde, les vertiges chez Cervantès ne sont peut-être pas seulement littéraires, ils sont peut-être aussi métaphysiques ; les armes de Voltaire ne se réduisent peut-être pas à une pure fantaisie : et si le premier avait quelque chose à dire non seulement de troublant, mais de fort sur le monde32 ? Et si le second masquait derrière ses jongleries, ses haines ou ses facéties, une philosophie non seulement apparentée à la satire ou à la critique politique, mais encore qui en appelle de manière plus profonde à la conversion du lecteur33 ? Bibliographie Éditions critiques utilisées Cervantès, Don Quichotte, éditions Gallimard, collection de La Pléiade, 1949 (traduction par César Oudin, revue et corrigée par Jean Cassou). Voltaire, Voltaire Candide ou l’optimisme, Droz, Textes littéraires français, Genève, 1968, introduction de Christophe Thacker. Voltaire, Contes en vers et en prose, Classique Garnier, Bordas, 1992, deux tomes, introduction de Sylvain Menant (voir le deuxième tome). Voltaire, Romans et contes, Classiques modernes, 1994, préface d’Edouard Guitton. Ouvrages critiques Auerbach, Eric, Mimesis, Gallimard collection Tel, Paris, 1968, réed. 1994. Chartier, Pierre, Les Grandes théories du roman, Bordas, 1990. Chartier, Pierre, Candide de Voltaire Editions Gallimard, Foliothèque, 1994. Coulet, Henri, Le roman jusqu’à la Révolution, Armand Colin, 1967. Faudemay, Alain, Voltaire allégoriste, Essai sur les rapports entre conte et philosophie chez Voltaire, Editions universitaires, Fribourg Suisse, 1987. réalisme et fait signe vers l’histoire, mais cela n’empêche pas des tendances contraires de l’habiter au point de susciter une tension ambivalente. 31 Jacques Van den Heuvel, Voltaire dans ses Contes, Librairie Armand Colin, 1967, p. 10. 32 Voir l’article de Martínez Bonati, Le Quichotte et la poétique du roman, auquel La Licorne fait référence (à l’article cité et aux p. 196 et sq.) et où il est montré que Cervantès ne se réduit pas à un simple représentant de l’« engaño/desengaño » baroque. 33 Voir l’ouvrage d’Alain Faudemay, op. cit., et le livre de Pierre Cambou : Le traitement voltairien du conte, Honoré Champion, 2000. Foucault, Michel, Les mots et les choses, Gallimard, 1906. Gaillard, Pol, Candide Voltaire, Hatier, collection Profil, 1989. Kundera, Milan, L’Art du roman, Gallimard, Folio, 1986 (rééd. 2000). Lanson, Gustave, Voltaire, Paris, 1906 et réimpr. Lanson, Gustave L’Art de la prose, La table ronde, 1996. Magnan, André, Voltaire Candide ou l’optimisme, P.U.F., études littéraires, Paris, 1987. Mercedes, Blanco, « Vraisemblance et réel dans le Quichotte » dans la Licorne, numéro spécial consacré à Cervantès (n°39, UFR Langues et Littératures, Poitiers), 1996, p. 189-218. Montero Reguera, José El Quichote y la crítica contemporanea, Centros de Estudios Cervantinos, 1991. Moureaux, José-Michel, « Voltaire : l'écrivain », Revue d'histoire littéraire de la France, Paris, mars-juin 1979 (état présent des travaux en 1979). Pavel, Thomas, L’art de l’éloignement, Gallimard, Folio, 1996. Sareil, Jean, « L'exagération comique dans les contes de Voltaire », The French short story, French literatures series 2, Columbia, 1975. Van den Heuvel, Jacques, Voltaire dans ses Contes, Librairie Armand Colin, 1967. Abderhaman Messaoudi Doctorant en philosophie à l´Université Paris VIIIVincennes-Saint-Denis (équipe LLCP EA 4008). Publications (sélection) : - « Voltaire et la censure en France » dans Papers on French seventeenth century literature, vol. 36, no 71, 2009, p. 445-457. - « Le discours de la méfiance de Voltaire à l’encontre de Pascal. » dans Dilbilim (revue du Département de langue et de littérature françaises de l’Université d’Istanbul) n° XIX, volume 1, année 2008 [publié en 2009, Istanbul], p. 99-114. - « La pratique intertextuelle dans Candide » paru en septembre 2009 dans La Lettre "R" (éditions de l'Université "Stefan cel Mare" de Suceava, Roumanie) n° 7-8 (n° sur Pratiques intertextuelles), p. 87 et suiv. - « Introduction aux relations entre Voltaire et Saint François d'Assise » paru le 20 mars 2009 dans Le Paon d'Héra, gazette thématique interdisciplinaire internationale, n° 4. - « En quoi consiste la religion de Voltaire ? », dans SVEC 2006:06 (juin 2006), p. 357-373.