Association ABREASS /www.abreass.fr Revue Contrepoint n°4 : Les dimensions de la pratique 1er novembre 2014 La Polyvalence… Entre Tumultes et Perspectives Annie Baqué – Letemplier Assistante sociale Conseillère technique La Polyvalence est une notion centrale de l’action sociale et du travail social dans les départements. Qu’en est‐il aujourd’hui ? Est‐elle encore d’actualité ? Des questions certes utiles pour progresser dans la compréhension d’une pratique singulière mais qu’on doit appréhender dans sa complexité pour tenter de la définir. Depuis son émergence, la polyvalence est un lieu d’exercice du métier d’assistant social en France, puisqu’il concerne plus de 40 % de la profession. Pratique intégrante d’une culture professionnelle (éthique, déontologie, méthodologie) et d’un corpus référé aux sciences humaines, elle a structuré des années durant la pratique des professionnels dans la pluri dimensionnalité de son exercice. Longtemps envisagée à l’aune d’une « approche globale » des personnes et des situations, elle a pu également se réduire à une forme organisationnelle susceptible d’évolutions au gré des contextes. Pour autant, ces formes successives qu’elle a connues, et connait encore aujourd’hui, n’ont jamais tout à fait rendu compte de ce qui en constituait le principe. Par ses fondements et par les dimensions sociales auxquelles la polyvalence est confrontée, elle est, en effet, amenée à « déborder » le cadre initial de sa définition, pour se situer sur un terrain dont le caractère généraliste impose une prise en compte particulière de l’Humain. La rédaction de cet article s’inscrit dans une évolution de l’exercice de la polyvalence qui s’est profondément modifié au plan notamment des postures professionnelles. Le contexte social est‐il le seul facteur explicatif de cette reconfiguration ? Pour partie sans doute. Mais il me semble que « la mutation » dont on parle n’est pas la seule raison du malaise que rencontrent aujourd’hui les professionnels de la polyvalence. Après celui de la santé, de la justice, de l’éducation le paradigme néolibéral a, petit à petit, sans qu’on n’y prenne garde, envahi notre champ professionnel ; nous en mesurons aujourd’hui les conséquences sur les pratiques, le rapport à la personne et la formation. Plus de trente ans d’expérience dans ce métier, m’ont mise au contact quotidien des ressentis et des désarrois des professionnels. Ceux‐ci me semblent participer d’un questionnement et d’un sentiment général d’une perte de la raison du métier, d’une 1 déshumanisation possible de la pratique, d’être de plus en plus positionnés comme des agents d’application des politiques publiques. Il ne s’agit pas bien sûr s’en remettre à une vision idéalisée du travail social où tout ne serait que bons sentiments, ni de se vouer à un modèle « expert », mais de tenter de dégager les éléments structurants du métier d’assistant social dans cet exercice particulier de la polyvalence. Je tenterai ainsi d’en référer sommairement à l’histoire pour réappréhender les conditions d’une émergence en essayant ensuite de mettre en perspective les écueils d’une polyvalence soumise aux cadres d’une rationalisation. Il m’a enfin semblé utile de poursuivre la réflexion en la resituant dans la pluralité de ses dimensions. Emergence et déclin d’une notion. La polyvalence a fait l’objet de nombreuses recherches et publications. Mon objet n’est pas ici l’exhaustivité d’une histoire marquée par de multiples influences (politiques, philosophiques,) mais de rappeler quelques jalons de cette histoire pour essayer d’en dégager une problématique générale1. Dans un début du 20e siècle marqué par les révolutions sociales, les guerres, l’industrialisation et son lot de misères et de pauvreté sanitaires et sociales, la polyvalence nait dans le giron d’une volonté politique et d’une nécessité sociale. La double vision du travail social avec deux modes d’interventions est alors très présente : celui de la restauration et du suivi des personnes (début du Social Case Work de Mary Richmond) et celle de l’intervention sur le milieu de vie, avec en France l’existence des « maisons sociales ». Il s’agit de coordonner les diverses composantes d’un travail social « éclaté ». La polyvalence est très marquée dès ses origines par une empreinte médico‐ sociale et une ambition éducative pour lutter contre les « fléaux sociaux » de l’époque. On attribue à Henry Sellier2 la paternité du terme et d’une politique sociale familiale ancrée dans un territoire : « Il initie ainsi, dès 1919, d’abord au niveau de Surennes, puis au niveau national, la mise en place d’un service social familial polyvalent et territorialisé. Il préconise également la création des comités départementaux de coordination des services sociaux3 .» On assiste dès lors, jusqu’aux années cinquante, à une lente formalisation d’une aide sociale et médico‐sociale qui va contribuer à « re professionnaliser » le métier d’assistant social dans une dénomination de polyvalence. Il fusionnera, en 1938, la formation d’infirmières visiteuses et celle d’assistantes sociales en un diplôme d’Etat d’assistant social avec des formations communes avec les infirmières les deux premières années, jusqu’en 1968. 1 Les lecteurs intéressés par cette histoire s’en retourneront avec profit aux ouvrages de : ‐ Perrot G., Fournier O., Salomon G.M, L’intervention clinique en service social. Les savoirs fondateurs (1920 1965), éd. ENSP, coll. Politiques et interventions sociales, 2006. ‐ Guerrand R.H, Moissinac C., Henri Sellier, urbaniste et réformateur social, Paris, La Découverte, 2005. 2 Henri Sellier, maire socialiste de Suresnes (département 1914 à 1941, puis ministre de la Santé du Front Populaire qui est le concepteur de la polyvalence de secteur. 3 Anne Catal, Quel avenir pour la polyvalence de secteur ? Revue Lien social, n° 708, 2004, p.4. 2 On peut pointer le caractère novateur de l’émergence d’un travail social généraliste dans son approche de la personne, de la famille et des situations. La circulaire du 22 octobre 1959 va approfondir la notion de polyvalence en élargissant son spectre d’intervention. Par voie de conséquence, les savoirs dont elle doit se doter sont plus larges et vont concerner les champs sociologiques, sanitaires et sociaux et psychologiques. Dès lors, il est inscrit que le service public « met à la disposition des usagers, des sanitaires, sociaux, économiques, psychologiques et de les aider à mettre en œuvre les moyens d’y porter remède avec le concours éventuel des services spécialisés4.» En parallèle, la même année, le décret du 7 janvier1959, viendra préciser la nécessité d’une coordination départementale des services sociaux, la polyvalence ayant également un rôle à jouer ici dans la répartition des réponses spécialisées. Cette double mission : celle d’une intervention sociale généraliste, centrée sur la personne et la famille d’une part, celle d’autre part d’une mission de liaison ou de coordination avec les services spécialisés autour d’une problématique donnée (handicap, maladie, etc.), va présider à une ambigüité qui constituera, comme on le verra plus loin, le terrain d’un déclin possible de la notion de polyvalence. Non pas que la notion de coordination soit inappropriée, il convient, en ce sens, d’harmoniser les champs d’intervention. Pour autant, on voit le risque d’une polyvalence pouvant dériver vers une lecture fonctionnelle de sa pratique. Dans les décennies suivantes, la polyvalence s’inscrira dans la déconcentration administrative des services de l’état dans les départements, puis par les lois de décentralisation, elle viendra organiser l’intervention sociale des départements5. Autrement dit, dans tous les départements de France, un modèle de polyvalence va s’installer dans la coexistence d’un souci de la personne et de la famille, avec le souci d’une administration efficace. C’est ainsi que la polyvalence me semble faire partie d’un processus de légitimation ambigüe où une des composantes (approche globale de la personne) peut possiblement être inféodée à l’autre (prégnance de la coordination, du référent principal, etc.). Ce hiatus en recouvre d’ailleurs un autre qui est celui d’une confusion continue entre la fonction et le rôle. Ajoutons à cela la fameuse critique de l’inefficacité du travail social. La ré interrogation permanente des pratiques professionnelles vient en effet contester la définition du métier énoncé dans son principe en 1959. En relisant des articles parus depuis vingt ans sur le sujet, j’ai trouvé une certaine récurrence dans la critique de « l’inefficacité » de la polyvalence, parlant de « crises », d’une « nécessaire réorganisation » et réinterrogeant à chaque fois les pratiques des professionnelles. Si l’on se réfère à certains de ces écrits, la polyvalence devrait être morte depuis longtemps ! En 1995, Patrick Simon ne considérait‐il pas, dans une charge sévère, que la crise de la polyvalence était à juger en considération d’une société en mouvement6. Un autre article de D. Lallemand paru dans les ASH en 2000, témoignait ainsi des nouvelles réorganisations: « face aux mutations de l’action sociale, les départements réorganisent 4 Anne Catal, op. cit. p.4. 5 Pour une présentation plus exhaustive de cette période voir l’article de Brigitte Gabout, Etat des lieux de la Polyvalence, au service de qui travaillons nous? ABREASS, Contrepoint N°1, p.39. 6 Patrick Simon, Le travailsocial, 1995. 3 leurs services La polyvalence n’est pas morte et reste un des pivots de l’accueil et de l’accompagnement des personnes mais c’est au prix d’un véritable « lifting7 ». En 2004, Anne Catal interrogeait: « Le concept de polyvalence subit un déficit d’image et pourrait même, pourquoi pas, être abandonné à l’avenir8 » L’argument « d’un monde qui change » est donc toujours l’objection des contempteurs de la polyvalence. Ils en appellent à se ranger derrière le drapeau de la « mutation » avec des remises en cause des pratiques professionnelles qu’ils ont eux mêmes contribuées à soumettre aux politiques publiques. Ils proposent, comme à chaque fois, une refondation des métiers sociaux. Mais la position est difficile à tenir car on ne peut être dans le reniement des valeurs qu’on énonce pourtant, à titre de justifications. Nous pouvons tous admettre que les enjeux sociaux se soient modifiés et aggravés. Reste que les problèmes humains et sociaux, même si les modalités de leurs expression sont différentes, ne peuvent, ni se comparer ni se réduire à une technologie sociale en mouvement (communication, management, etc.). A l’épreuve d’une rationalisation Arrivant à leurs termes, les critiques de la polyvalence se sont traduites dans nombres de départements par des réorganisations diverses et perpétuellement interrogées, mettant l’accent sur la recherche d’une forme adéquate aux attendus administratifs. Si les principes de la polyvalence continuent à être énoncés, si elle constitue encore un terrain d’investigation, elle est l’endroit même du paradoxe. Son énoncé coexiste avec des obligations et des organisations qui viennent la contredire et reconduire le brouillage des repères professionnels. Cette situation a abouti au déploiement d’une multitude de « formes » de polyvalences ; pour faire court : polyvalence de secteur / polyvalence en îlots / ou polyvalence en pôle accueil couplée au pôle accompagnement (voire accompagnement scindé en pôle enfance et pôle insertion). Il me semble important d’insister qu’en perdant de son unité (historiquement la polyvalence était exclusivement rattachée au métier d’assistante sociale), elle a potentiellement perdu sa consistance pour se fondre dans des approches par missions, fonctions, et par la création de nouveaux métiers. Dans cette logique instrumentale, l’accueil et l’accompagnement sont de plus en plus conçus et « traités » dans une optique formelle : de tâches, de temps compté et de lieux spécialisés, alors que la polyvalence a toujours privilégié une dimension éducative avec une temporalité adaptée, permettant de créer les conditions d’une écoute compréhensive de la personne. Cette situation est illustrée par l’inflation des « fiches de liaisons ». Elles sont bien entendu les bienvenues dès lors qu’elles améliorent la prise en compte d’une demande. Pour autant, leur multiplication comme mode privilégié de traitement, a non seulement pour effet de dé singulariser une demande mais il peut aussi produire, par son caractère d’automaticité, un effet de dépossession des capacités des personnes à faire valoir leurs 7 Dominique Lallemand, Les nouveaux visages de la polyvalence, Revue Actualités Sociales Hebdomadaires n°2179, 2000. 8 Anne Catal, op. cit. p.9. 4 particularités. Cette pratique s’est petit à petit généralisée et n’est plus guère interrogeable. Cette logique est également très signifiante quand elle ne se pense qu’au regard d’une catégorie de personnes ou d’une problématique : logement, insertion, etc. Les professionnels de la polyvalence ont vu arriver les contrats « contraints », autrement prédictifs. En effet, il ne fait pas bon être « pauvre » ! Du contrat d’insertion pour le RSA, au contrat logement du FSL pour entrer dans un premier logement, en passant par le contrat éducatif en Aide Educative à Domicile (A.E.D), on a là tous les socles de cette révolution de sens. Sans compter sur le caractère aberrant du nombre de travailleurs sociaux mobilisés autour d’une même famille qui n’échappe à personne mais a pourtant fabriqué la nécessité d’un « référent principal ». Mais jamais n’est interrogé le bien fondé de ces contrats dans la vie d’une personne ou d’une famille : on pense l’action en termes d’interventions, de prescriptions, de parcours, d’étapes successives pour aboutir à l’objectif fixé, comme si la vie se pensait rationnellement ! Enfin, dans le champ des expressions représentatives de la prégnance du technique sur le pédagogique, « la régulation » est, par exemple, devenue un de ces maîtres mots dont le champ social abonde. Il faudrait sans doute s’y arrêter plus longuement. Disons que dans cet arsenal de dispositifs régulateurs, prescripteurs (nous ne jurons plus que par le contrat), organisateurs, la polyvalence a perdu sa spécificité au profit d’une visée fonctionnaliste qui « aboutit à l’atomisation des missions, à la réification de la personne humaine comme à celle des professionnels, sous l’angle d’un « étant » ou d’un « devoir être »9. Il y aurait tellement à dire sur cette question du brouillage des repères que les exemples donnés ici n’y suffisent probablement pas. Je ne doute pas que les professionnels poursuivront la tâche et l’analyse. J’ai, pour ma part, retenu une double problématisation qui sert à me situer professionnellement : Suis‐je donc inscrite dans une visée fonctionnaliste ou dans une visée éducative ? Ils trouveront peut être, dans la question, le ciment d’une résistance qui les aidera dans les débats institutionnels actuels. Dans ce contexte, qu’il faut pour le moins comprendre et appréhender pour tenter d’en réduire les effets pour les personnes, il convient aussi de regarder au delà et/ou en deçà. Tout ne marche pas si bien dans ce monde que l’on veut huilé et efficient. Çà résiste car de toute façon l’humain obéit à tout autre chose qu’à cette mise en adéquation des attendus et des résultats. Une pratique incarnée Dans les années 1990, le terme d’intervention sociale est venu se substituer au terme générique de travail social. L’intervention sociale contient l’idée d’action, elle est volontariste, elle renvoie à une exécution, elle est possiblement imposée à une personne ou à une catégorie. La spécialisation, l’émergence de nouveaux métiers missionnés pour des publics dits « spécifiques », donnent consistance à cette approche par mission et intervention. Cet engouement pour « le spécialisé » a conduit à privilégier le prescrit au 9 Charte d’ABREASS sur : http://www.abreass.fr 5 détriment d’un processus de compréhension et d’orientation. Il est venu percuter la notion de polyvalence en déconsidérant le terrain dans lequel elle trouve sa réalité. Cette notion de polyvalence s’entend communément, dans le champ professionnel notamment, comme une capacité et une compétence à effectuer des tâches de différentes natures, à définir et prendre en charge leurs « process ». En cela, la polyvalence renvoie à une effectivité (ce qui se fait, ce qui se voit) et à une efficience (ce qui se mesure, ce qui est utile). Je me suis rendue compte que c’est probablement cette optique que les initiateurs avaient à l’esprit, dans le social, quand la notion fut développée. Sans doute cette approche est‐elle encore manifeste aujourd’hui. Mais il me semble que c’est là une conception tout à fait restrictive de la notion. Je crois en effet que la polyvalence recèle un implicite dont le spectre va bien au delà de l’énoncé. Comme souvent, le choix d’un mot dépasse son intention initiale. Dans le registre scientifique, la valence se définit comme « la capacité de combinaison (d’un élément chimique) ». A cette Valence a été associé le préfixe grec Poly qui signifie nombreux au sens de la multiplicité. Appliquée au travail social, la polyvalence s’inscrit d’emblée dans la multiplicité des tensions et des expressions sociales. Elle est certes concernée par les principes directeurs de l’action sociale (cohésion sociale, lien social, lutte contre les exclusions) mais elle va au delà de l’énoncé général pour tenter de relier ce qui se délie, pour appréhender une complexité et promouvoir des réinscriptions sociales. Ainsi, la notion de polyvalence concerne également le registre de la valeur. On sait en effet que l’étymologie de la valence vient du latin Valere qui signifie valoir, autrement dit d’accorder une légitimité à ce qui vaut, et dans une optique large : ce qui vaut pour « le social », ce qui vaut pour l’Homme, ce qui vaut pour le métier ; de là trois perspectives qu’il me semble nécessaire d’envisager pour définir la polyvalence aujourd’hui. Du registre social La polyvalence est là où les questions sociales et politiques se conjuguent dans la prise en compte de la misère et de la pauvreté. Elle est au carrefour de rapports sociaux qui posent la question du vivre ensemble, de la protection sociale et de ce que nous dénommons communément la cohésion sociale. Elle est en cela au cœur de ce qui fait lien. Ainsi, on dira que ce qui vaut pour le « social » c’est la prise en compte du lien social comme élément générateur de protections pour l’individu (« la société de semblables » chez R. Castel), dans une logique de reconnaissance sociale mais aussi dans une prise en compte de sa singularité. « Le propre de la socialisation, nous dit Serge PAUGAM, est de permettre à chaque individu de tisser, à partir de la trame que lui offrent les institutions sociales, les fils de ses appartenances multiples qui lui garantissent le confort de la protection et l’assurance de la reconnaissance sociale. Mais ce tissage n’est pas identique d’un individu à un autre10 ». En ce sens, la polyvalence incarne en pratique une volonté politique démocratique, laïque et d’égalité. Elle s’est fait un devoir, dans son histoire, d’accueillir tout public, tout individu, quelque soit sa nationalité, sa situation sociale, son appartenance culturelle ou 10 Serge Paugam, les différents liens sociaux et leurs ruptures www.cmh.ens.fr/ eris/pdf/liens sociaux et ruptures. 6 religieuse, quelque soit son âge, qu’il soit homme, femme, enfant, de la naissance à la mort. On voit bien comment la polyvalence, par sa position dans ce jeu social, est impliquée dans une nécessaire démarche d’ouverture au monde social, démarche qui implique à son tour l’analyse d’une situation corrélée au mode d’être d’une personne, position qui contribuera à la définition de ce qui est un métier. Elle intègre la dimension de l’humain dans le social, du lieu de vie (celle d’un secteur par exemple), d’un environnement dans les modalités d’existence. Son crédo est d’articuler et de combiner ces éléments pour se situer dans la perspective d’une approche par : « recomposition », « re‐mobilisation ». Elle ne se situe pas uniquement dans un traitement des situations, aussi difficiles qu’elles puissent être. Elle est toujours et d’emblée dans une perspective des possibles. Cette vision dynamique d’un travail social polyvalent tournée vers une dimension éducative au sens large du terme, suppose la prise en compte d’une pluralité de significations et d’enjeux. Il s’agit pour la polyvalence de prendre précisément en compte les effets de lieux, de postures, de catégorisation car elle doit travailler également au plan des représentations. On sait trop, en effet, combien, par l’approche rationnelle de l’individu, l’exclusion et la pauvreté sont traitées comme des phénomènes naturels/individuels, voire des handicaps, et qu’ils sont trop souvent « désincarnés de leurs conditions de production11. » Or, il est important de ne pas oublier qu’une demande d’aide financière quand les personnes vivent sous le seuil de pauvreté est d’abord une question de manque de ressources avant d’être un problème de gestion. De même, la souffrance psychique, qui peut conduire à un basculement dans une forme de pathologie après des années de chômage, de sentiment de déclassement, est aussi une question qui renvoie au délitement du lien social pouvant se combiner à un problème individuel. Du registre de l’humain. Une autre dimension de la polyvalence est aussi celle qui la fait être d’emblée du côté de l’humain et de la protection ; quand bien même cette protection pourra prendre dans certain cas, la voie de l’arbitraire. Je pense ici à ce qui découle de la prise en charge et qui conduit à gérer les situations de vulnérabilités dans le champ de l’enfance ou des adultes. Autant dire que le souci de l’humain doit se conjuguer avec l’impératif du métier. Je pointais plus haut que la polyvalence se distinguait par sa capacité à agir sur ce qui fait lien au sens global du terme. Elle se distingue également par la nécessité d’une prise en compte anthropologique de ce qui fait lien. L’humain ne peut être réduit à l’état d’une situation ou d’une condition, tel que le chômage, la séparation, les violences intra familiales, où on a trop tendance à constituer « le problème » en délaissant son arrière plan. C’est typiquement là le rôle du travail social que de considérer les difficultés sous jacentes pour tenter d’amener à modifier des comportements. Autrement dit, on est ici dans l’émergence d’un « projet » qui est à concevoir dans la prise en compte des capacités ou des facultés de la personne (j’y reviendrai) mais aussi dans ce qui s’exprime par ses « empêchements ». « Rétablir le lien social, réaffilier socialement les personnes, 11 Voir à ce sujet Joël Letempler, Travail social : l’emprise techniciste, Ed. ABREASS, Contrepoint n°1, 2010. 7 cela renvoie à la compréhension des incapacités et des ruptures12 12 ». C’est ce par quoi on peut parler d’une « dimension clinique » de la polyvalence. Vue ainsi, elle doit être en mesure de mener des observations compréhensives afin de déterminer les modalités par lesquelles un accompagnement peut être proposé. La nécessité des lieux institués en équipe pluridisciplinaire pour mener ces analyses est ici fondamentale. Que faut‐il retenir de ce qui se joue au plan de l’Humain dans le travail social ? A l’expérience des situations rencontrées depuis des années, je citerai deux ordres de problèmes (il en est d’autres que je ne peux pas, faute de place, aborder ici) qui me semblent être récurrents dans le travail social. Il s’agit en premier lieu des difficultés pouvant survenir dans le rapport qu’une ou des personnes entretiennent avec une situation sociale, un environnement. On parlera d’un rapport à la parité nécessaire à toute vie sociale humaine. Or, nombres de situations rencontrées en polyvalence me semble effectivement relever de cette difficulté à se situer entre « pairs », à poser l’autre comme élément d’une frontière qui le définit autant qu’il le limite et réciproquement. Je pense à toutes ces situations où les liens sociaux se sont distendus, déliés, coupés et qui conduisent les personnes à une relation d’isolement voire de rejet de l’autre. L’écoute, l’observation de ce que vit la personne au quotidien, ce qu’elle ressent, permet de comprendre par la singularité de ses modes d’expressions où se situe ces troubles de la parité, qui conduisent à un processus de désaffiliation identitaire. On retrouve là toutes les questions autour de l’estime de soi, de la négociation d’une « frontière » qui peut se révéler impossible et conduit à des situations de coupures sociales. L’autre ordre de difficultés se rencontre assez couramment dans le champ de l’Aide Sociale à l’Enfance notamment. Il s’agit souvent de situations où la responsabilité sociale fait problème en raison d’une difficulté à assumer une ou plusieurs obligations qu’il revient pourtant à la personne d’exercer, si elle veut se situer dans le devoir de sa charge. Je pense à ces situations où les travailleurs sociaux sont confrontés par exemple à des parents qui ont du mal à se situer dans leur rôle quand ils ne s’en dédouanent pas totalement (délaissement, maltraitance, unilatéralisme des relations comme fusion / rejet). Il ne s’agit pas là d’une question morale qui consisterait à bien se comporter, mais d’une difficulté à se positionner dans la responsabilité qui incombe à chacun quand on postule à l’éducation d’un enfant. Rapidement dit, on a, dans l’enjeu de la responsabilité sociale, la construction d’un échange et d’une relation entre don et dette. Certes, le travail social aime à énoncer le don et le contre don comme viatique du social et support de travail avec les personnes. Pour autant, l’énoncé ne suffit pas à cerner le principe qui fonde la relation d’utilité sociale. Il ne permet pas non plus de dégager, les modes d’analyses susceptibles d’être bénéfiques à l’accompagnement. J’ai conscience que ces questions mériteraient de plus amples développements. Pour une immersion plus profitable dans le champ de l’anthropologie, j’invite les professionnels à se tourner vers les travaux menés par différents auteurs13 qui contribuent à changer indéniablement notre façon de voir et de faire, dans un travail social de polyvalence. Ces savoirs 12 J.F. Garnier, Assistante sociale pour la redéfinition d’un métier, L’Harmattant, 1999, p.166. 13 Voir notamment : J. Y. Dartiguenave / J. F. Garnier, Un savoir de référence pour le travail social, Erès, 2008. J. C. Quentel, Le Parent. Responsabilité et culpabilité en question, Bruxelles, DeBoeck Université, “Raisonnances”, 2001. 8 modifient notre façon de penser le Social et permettent, en pratique, la mise en oeuvre d’une analyse et d’un accompagnement tout à fait renouvelés. Du registre de l’accompagnement Si le travail social est plutôt confronté par « nature » à l’expression des « mal être » et des empêchements, il est nécessairement porté à considérer aussi les capacités humaines. Il s’agit donc d’accompagner tout autant ce qui fait difficulté que ce qui peut se potentialiser en changements. C’est une autre « facette » de la polyvalence. Il n’est donc pas, ici, seulement question d’une clinique visant à situer le périmètre et le spectre de difficultés, mais aussi d’une approche par ce qu’on sait des capacités de l’humain à évoluer, à se déployer, à se stabiliser, en tenant compte bien entendu des empêchements éventuels. C’est par quoi l’accompagnement en polyvalence est toujours différencié et doit permettre de situer « la meilleure place » à tenir dans la relation à la personne. C’est un exercice que j’ai pratiqué en confiance et partage d’expériences avec des collègues pendant quelques années, dans un espace‐temps dédié, qui aide à se distancier et à poser un regard réflexif sur sa pratique. Caractériser l’accompagnement par le fait « d’être avec » comme on l’entend souvent énoncer, ne suffit pas à déterminer la place que le travailleur social doit occuper dans la relation à la personne. Comme je l’évoquais plus haut, c’est souvent à partir d’une analyse clinique que le travailleur social doit pouvoir situer sa place dans un processus d’accompagnement qui ne peut faire fi des empêchements ni des capacités. Il s’agit alors de considérer, suite à l’analyse d’une situation, s’il doit se placer derrière en qualité d’une guidance, à côté dans une perspective d’étayage, ou devant quand il doit délibérément orienter le cours de l’accompagnement. Quand des capacités existent et sont identifiées, elles se révèlent souvent au fur et à mesure du temps et peuvent constituer des potentiels qui contribueront à leur tour à modifier « la définition de la situation ». C’est pourquoi, la perspective d’un accompagnement doit toujours intégrer les évolutions possibles, évolutions qui peuvent modifier la place du travailleur social et le faire passer de « devant » à « derrière ». Elles impliquent évidemment la prise en compte du positionnement de la personne dans le processus. En évoquant ici cet aspect des capacités (en tant qu’elles sont tournées vers une suite à donner à une analyse et un diagnostic, tant il vrai qu’on ne peut jamais en rester à des constats), je ne peux que m’en référer à P. Ricoeur, et à ce qu’il nomme des « capacités de bases » : un « pouvoir dire » entendu par la capacité à produire un discours sensé, un « pouvoir agir » qui ne se réduit pas à la capacité de faire mais s’inscrit dans une capacité et une optique participative, un « pouvoir raconter » enfin, où la narration est constitutive d’une identité. J’ai à l’esprit que leurs analyses constituent le volet complémentaire d’une clinique et font partie intégrante d’une polyvalence susceptible de s’inscrire dans la positivité d’un accompagnement. Le travail d’analyse des capacités de bases, le travail d’accompagnement susceptible de les mettre ou les remettre en route, viennent configurer le terrain d’une pratique généraliste dans le travail social. Dit autrement, ce travail est souvent à concevoir comme celui d’une re‐composition ou d’une ré affiliation sociale (identitaire et/ ou contributive). Il s’agit dès lors de relier des capacités de bases de l’être humain à une potentialité en situation. 9 Ceci posé, on comprend que la polyvalence va contribuer, en la personne d’un professionnel capable, à créer une relation susceptible d’opérer une dialectique « des pouvoirs ». Elle suppose évidemment une relation de confiance entendue, en l’occurrence, dans une réciprocité de « l’échange capable ». Elle requiert un positionnement, une éthique qui oblige à la compréhension et au respect des logiques singulières des personnes. « À première vue, nous dit P Ricoeur, ces capacités de base n’impliquent pas de demande de reconnaissance par autrui, la certitude de pouvoir faire est intime, certes; toutefois chacune appelle un vis‐à‐vis : le discours est adressé à quelqu’un capable de répondre, de questionner, d’entrer en conversation et en dialogue. L’action se fait avec d’autres agents, qui peuvent aider ou empêcher; le récit rassemble de multiples protagonistes dans une intrigue unique14. » On voit combien cette conception s’intègre dans l’approche globale où l’homme est pris en compte dans ses capacités et dans son environnement. On ne pourrait guère d’ailleurs parler de travail social et d’accompagnement sans la positivité de cette perspective. Cette conception s’adresse, bien évidemment, au travail social individuel autant qu’au travail collectif, la polyvalence posant d’emblée, l’articulation de l’individuel et du collectif. Je ne peux clore ce chapitre sur la pratique sans aborder une des spécificités du métier d’assistant social en polyvalence : le mandat de protection de l’enfance, pensé en lien avec la notion de prévention. Son cadre légal pose une responsabilité sociétale envers l’enfant, être par nature vulnérable, et une responsabilité Parentale. J’ai toujours pensé que la complexité de cette délégation (qui donne mandat de) nécessitait, par l’exigence qui la définit et l’attention particulière qui la commande, de concilier le cadre stricte de sa définition avec l’aspect généraliste de son exercice dans un service unifié. L’exercice de ce mandat ne peut en effet se réduire à son caractère procédural, (notamment dans le traitement des informations préoccupantes), ni à une organisation par découpages de missions. Il requiert une pratique qui doit, me semble t‐il, se concevoir dans le cadre d’une professionnalité polyvalente au plan des compétences, seule capable de prendre en compte la pluri dimensionnalité de ses attendus (juridiques, sociaux, médico‐sociaux, psychologiques, éthiques et déontologiques), permettant in fine une prise en compte dialectique de l’intérêt de l’enfant et des parents15. Conclusion L’enfant qui nait, est jeté dans le monde social dès sa naissance ; un monde déjà prêt à le recevoir, avec ses modalités d’existences et ses logiques d’imprégnations. Mais il reste à « gérer » l’optique d’un devenir dans lequel ce qui a de la valeur doit se comprendre dans ce qui vaut pour l’Homme. Ramené au travail social, c’est une dimension de la pratique qui « ne peut pas méconnaitre les milles et une connexion qui s’opèrent dans une situation sociale aussi problématique qu’elle soit. Elles ne renvoient pas banalement à une actualisation de « schèmes intériorisés ». Elles se reconfigurent dans des médiations en situation, dans une dimension évènementielle qui oblige à se déprendre 14 Paul Ricoeur, Devenir capable, être reconnu , Texte écrit pour la réception du Kluge Prize, décerné aux États‐Unis (Bibliothèque du Congrès) à Paul Ricoeur en 2005. 15 Annie Baqué, « Les informations préoccupantes et la polyvalence, vieille question pour de nouveau enjeux » Contrepoint n°1, 2010, p. 102. 10 comme à se reprendre. Ce point nous semble essentiel pour la pratique individuelle et collective dans le travail social16 . » C’est probablement ce que les concepteurs d’une polyvalence marquée par une sorte d’ingénierie fonctionnelle ne voulaient peut être pas voir. Alors qu’ils pressentaient bien la multiplicité de l’expression sociale dans la cité (avancée des droits sociaux, nécessité de la protection infantile, loisirs, etc.), ils n’en mesuraient pas, pour autant, la portée au plan d’une pratique de la relation humaine. Ils ne pensaient pas que le travail social était là non seulement pour lier (cf. la cohésion) mais aussi pour relier la trame des existences et permettre aux vies de se vivre, dans toute la subjectivité propre à l’être humain. Ainsi, la polyvalence dans son approche globale, dans la prise en compte des empêchements, des capacités et des potentialités des personnes dans leur environnement, demeure un des remparts aux logiques de missions, de tâches et de procédures telles que nous les voyons prospérer aujourd’hui. Elle ne peut se concevoir que dans cette perspective multi dimensionnelle de l’humain. Si légitimement l’action sociale donne un cadre au travail social en le missionnant, ce cadre ne recoupe pas ce qui se passe et se joue au niveau d’une pratique. La prise en compte de la pluralité de ses dimensions ne peut se concevoir que dans une combinaison de tous les éléments qui font tenir une vie d’Homme et font socle au déploiement d’une spécificité. Je ne prétends pas dans cet article avoir fait le tour de la question. J’ai tenté de m’inscrire dans une analyse qui me semble pouvoir contribuer à la définition d’un concept de polyvalence pour le métier d’assistant de service social. D’autres écriront la suite… J’invite juste mes collègues et les lecteurs qui auront bien voulu me suivre jusqu’ici, à cheminer avec moi dans cette réflexion pour qu’elle soit l’objet, à tout le moins, de la perspective d’un travail social vivant, riche de son histoire, lucide sur les enjeux du moment et soucieux d’enrichir ses cadres de références. L’Humain doit revenir au centre de notre métier ! Et dans cette perspective d’une réappropriation des possibles, je m’inscris tout à fait, pour illustrer la pratique du travail social de polyvalence, dans la métaphore de la Métis que nous propose M. Autès : « La Métis est tout ce qui s’oppose au Logos ; celui­ci construit un ordre du monde à partir du pouvoir fondé dans la science, dans la vérité, dans la capacité de décrire un monde ordonné, rationnel et gouvernable depuis cette certitude fondée sur des énoncés vrais et identifiés dans des lieux de pouvoir. La Métis, la ruse, l’intelligence pratique représente tout ce qui s’échappe de cet ordre, tout ce qui se passe dans les interstices. C’est la logique des chemins de traverses17 ». 16 Joël letemplier / Yann malefant, Devenirs et qualités de vies, perspectives pour le travail social, Ed. ABREASS, Contrepoint n°3, 2013, p. 160. 17 Michel Autès, Les paradoxes du travail social, Dunod, 2e édition, p.252. 11