Réanimation 15 (2006) 234–236 http://france.elsevier.com/direct/REAURG/ Cas cliniques commentés Une pneumonie récidivante : cas clinique Case report: a recurrent pneumonia M.-L. Joly-Guillou Laboratoire de bactériologie, CHU d’Angers, 4, rue Larrey, 49033 Angers cedex 09, France 1. Histoire de la maladie : premier épisode Un patient de 62 ans présentant des troubles neurologiques est hospitalisé pour un syndrome infectieux et détresse respiratoire, avec à la radiographie pulmonaire des opacités basales droites. Il est intubé–ventilé. Les prélèvements de bactériologie (aspiration bronchique post-intubation immédiate) confirment le diagnostic de pneumonie de déglutition avec présence d’une flore polymorphe y compris anaérobie. Il est également noté la présence d’Enterobacter cloacae de phénotype sauvage, producteur d’une céphalosporinase chromosomique inductible à bas niveau (Fig. 1). Le malade est mis dès le prélèvement effectué sous amoxicilline–acide clavulanique. Ce traitement est maintenu cinq jours. Après une amélioration initiale, le patient se dégrade au septième jour avec des sécrétions purulentes, de la fièvre, l’apparition de nouvelles images radiologiques et la nécessité de maintenir une ventilation mécanique. Un lavage bronchioloalvéolaire (LBA) sous fibroscopie est alors réalisé et montre la présence de 106 CFU/ml d’E. cloacae. L’antibiogramme montre qu’il s’agit toujours d’un E. cloacae producteur de céphalosporinases inductibles et sensible aux céphalosporines de troisième génération (Fig. 1) et antibiogramme no 1 (Tableau 1). sociétés savantes (Lille, 1991). Les pneumonies d’inhalation impliquent habituellement la flore ORL constituée de streptocoques et d’anaérobies. L’E. cloacae retrouvé dans l’aspiration trachéale est une entérobactérie du groupe III résistante à l’antibiothérapie instituée. 2.2. Fallait-il tenir compte de cet enterobacter dans le choix initial ? La réponse n’est pas univoque. En premier lieu, le prélèvement est une simple aspiration trachéale, et l’enterobacter n’est peut-être pas impliqué dans l’atteinte initiale du poumon profond. L’enterobacter a été considéré ici comme une colonisation. De plus, il n’y a pas eu de culture quantitative. Enfin, l’identification avec antibiogramme n’est connue, au mieux, qu’après la quarante-huitième heure d’évolution. Le patient aurait pu s’améliorer rapidement et être extubé. L’utilisation d’emblée d’une antibiothérapie à plus large spectre aurait fait courir le risque d’une augmentation des flores dites « résistantes » et aurait créé un déséquilibre de l’écologie microbienne du patient. 2.3. Que s’est-il passé ? Le patient est mis sous céfotaxime en monothérapie à partir des résultats de l’antibiogramme. 2. Commentaires et critiques des choix d’antibiothérapies 2.1. L’antibiothérapie empirique initiale, amoxicilline–acide clavulanique Cette antibiothérapie est le traitement de choix des pneumonies de déglutition et suit les recommandations publiées par les Adresse e-mail : [email protected] (M.-L. Joly-Guillou). E. cloacae produit une céphalosporinase chromosomique inductible à bas niveau caractérisée par les images d’antagonisme entre céfotaxime et imipénème comme le montre la Fig. 1 avec un écrasement du diamètre d’inhibition du céfotaxime. Le céfotaxime est instable à l’effet des céphalosporinases induites par l’imipénème qui lui, est un excellent inducteur de céphalosporinases. L’acide clavulanique, inhibiteur de pénicillinase, est également un inducteur de céphalosporinases. Enterobacter va donc produire en présence d’acide clavulanique, une quantité importante de céphalosporinases. Cette production reviendra à son niveau de base au retrait de l’amoxicilline–acide clavulanique. 1624-0693/$ - see front matter © 2006 Publié par Elsevier SAS pour la Société de Réanimation de Langue Française. doi:10.1016/j.reaurg.2006.03.008 M.-L. Joly-Guillou / Réanimation 15 (2006) 234–236 Cette bactérie peut-elle muter en un mutant hyperproducteur stable de céphalosporinases sous l’effet de l’amoxicilline–acide clavulanique ? La réponse est non. Les antibiotiques ne sont pas mutagènes. La présence de la cellule bactérienne mutée est naturelle. 235 Au sein d’une population de 106 à 107 bactéries, il existe de façon totalement naturelle un mutant dit déréprimé hyperproducteur de céphalosporinases, c’est-à-dire une cellule bactérienne qui présente une mutation naturelle au niveau du répresseur qui n’est pas reconnu. Cette mutation permet à la bactérie de produire une quantité importante de céphalosporinases qui inactivent les C1G, C2G et C3G à l’exception des carbapénèmes et de façon irrégulière céfépime et cefpirome. L’association amoxicilline–acide clavulanique n’ayant aucun effet antibactérien sur tout enterobacter, lorsque l’antibiotique est soustrait, la population d’enterobacter reprend son équilibre et maintient la cellule bactérienne mutée dans une proportion de 1 pour 106 bactéries. E. cloacae a remplacé la flore sensible éliminée par l’amoxicilline–acide clavulanique. C’est un des risques encourus par la situation du patient et qui dépend du terrain et du niveau de colonisation atteint par enterobacter. Difficilement prévisible, cette évolution ne permet pas de donner comme recommandation de traiter toutes colonisations à titre préventif : cette attitude serait d’ailleurs en contradiction avec le respect de l’écologie microbienne. 2.4. Que pensez du choix de céfotaxime pour traiter la pneumonie à E. cloacae ? Fig. 1. E. cloacae producteur de céphalosporinases chromosomiques inductibles à bas niveau. AMX, amoxicilline (Clamoxyl®) ; TIC, ticarcilline (Ticarpen® ) ; MOX, moxalactam (Lamoxactam®) ; FOX, céfoxitine (Mefoxin®) ; PIP, pipéracilline (Pipérilline®) ; AMC, amoxicilline + acide clavulanique (Augmentin®) ; CT, céfalotine ; MA, céfamandole ; IPM, imipénème (Tienam®) ; CTX, céfotaxime (Claforan®) ; FEP, céfépime (Axépime®) ; AZT, aztréonam (Azactam®) ; G, gentamicine (Gentalline®) ; A, amikacine (Amiklin®) ; T, tobramycine (Nebcine®) ; CAZ, ceftazidime (Fortum®). Le céfotaxime (ou la ceftriaxone) est effectivement actif sur l’antibiogramme. Ces céphalosporines sont actives sur la population d’enterobacter producteur de céphalosporinases à bas niveau mais ne sont pas actives sur un mutant hyperproducteur. Sachant que le risque de la présence d’une bactérie mutante Tableau 1 Antibiogramme no 1 Prélèvement : LBA ; date : 17 octobre 2001 ; identification : E. cloacae Amoxicilline Amoxicilline + clavulanique Ticarcilline Ticarcilline + clavulanique Pipéracilline Céfalotine Céfamandole Céfoxitine Céfotaxime Ceftazidime Céfépime Cefpirome Moxalactam Imipénème Mécillinam Gentamicine Tobramycine Netilmicine Amikacine Péfloxacine Ciprofloxacine R R S S S Pipéracilline + tazobactam S R S R S S S S S S S S S S S I S Fig. 2. E. cloacae hyperproducteur de céphalosporinases chromosomiques. TCC, ticarcilline + acide clavulanique (Timentin®) ; TZP, pipéracilline + tazobactam (Tazocilline®) ; MEC, mécillinam ; CF, cefalotine ; ATM, aztréonam. 236 M.-L. Joly-Guillou / Réanimation 15 (2006) 234–236 Tableau 2 Antibiogramme no 2 Prélèvement : LBA ; date :22/10/2001 ; identification : E. cloacae Amoxicilline Amoxicilline + clavulanique Ticarcilline Ticarcilline + clavulanique Pipéracilline Céfalotine Céfamandole Céfoxitine Céfotaxime Ceftazidime Céfépime Cefpirome Moxalactam Imipénème Mécillinam Gentamicine Tobramycine Netilmicine Amikacine Péfloxacine Ciprofloxacine R R R R R Pipéracilline + tazobactam R R R R R R I I I S I S S S S I S existe pour 105 à 107 bactéries, la quantité de bactéries retrouvée au niveau du LBA ne nous met pas à l’abri d’une sélection de mutant résistant. Le risque diminuera en prenant un antibiotique stable aux céphalosporinases et le moins « écologiquement destructeur » ou en utilisant une association d’antibiotique comme céfotaxime associé à un aminoside pendant trois jours. L’aminoside pendant une période courte permet la diminution de l’inoculum à un taux qui met, en théorie (mais en théorie seulement), le patient à l’abri d’une émergence de résistance par sélection, pour autant que la diffusion tissulaire des antibiotiques soit correcte. 3. Histoire de la maladie : seconde épisode Après cinq jours d’antibiothérapie, alors que le patient semblait s’améliorer, à nouveau le patient se dégrade au niveau respiratoire. Un nouveau LBA est réalisé qui permet d’isoler 104 UFC/ml d’E. cloacae multirésistant et dont l’antibiogramme est différent du premier (Fig. 2 ; antibiogramme no 2 [Tableau 2]). 3.1. Que s’est-il passé ? Sous céfotaxime en monothérapie, un mutant hyperproducteur de céphalosporinases a été sélectionné au sein de la population de 106 bactéries. Le céfotaxime a tué la population productrice à bas niveau de céphalosporinases chromosomiques et a laissé la place libre à la bactérie multirésistante. 3.2. Cette évolution était t-elle prévisible ? Évitable ? Cette situation était prévisible selon les principes énoncés précédemment mais n’était pas pour autant systématique. Il faut estimer le risque de sélection d’un mutant hyperproducteur à partir de quelques marqueurs. Le premier est l’inoculum : plus il est élevé, plus le risque est grand. Le second est le comportement bactérien : sur l’antibiogramme on peut observer les souches dont le risque de mutation est plus élevé par la présence de « boutons » à l’intérieur des diamètres d’inhibition (Fig. 1). Pour éviter cette évolution il fallait choisir une molécule stable aux céphalosporinases (céfépime, cefpirome) ou une association d’antibiotiques sur l’enterobacter sauvage. Le choix d’emblée de l’imipénème ou du méropénème sur la souche sauvage d’enterobacter ne se justifie pas. Lorsque l’infection à enterobacter multirésistant émerge, le choix devient souvent limité : imipénème (ou méropénèm) ou encore céfépime (ou cefpirome) si le niveau d’expression fixé et stable de la céphalosporinase le permet. Ce dernier point peut être contrôlé par la mesure de la CMI par E test.