Jean-Claude BARBIER Le texte qui suit se fixe une ambition limitée: faire une revue cursive des questions que pose le développement du management participatif, tant dans les pratiques et les expériences que dans les discours de management. Il s'appuie, le cas échéant, sur quelques travaux de recherche en sociologie du travail et des organisations sans prétendre à une analyse complète des points de vue. Au moment où, dans les administrations, et particulièrement dans l'Institution des CAF, se répandent et prennent forme des démarches qui ont d'abord existé dans les entreprises privées, il a paru utile de tenter une synthèse pour fournir aux praticiens des éléments de réflexion généraux. Le contexte socio-organisationnel, les contraintes et les marges de manœuvre qui sont ceux des dirigeants et des personnels des CAF sont certes bien différents de ceux de nombreuses entreprises privées. Pourtant, il apparaît certain que la prise en considération des expériences et pratiques dans d'autres secteurs ne peut qu'enrichir la réflexion. Les années récentes -au moins depuis 1981-82- ont vu se développer, d'abord timidement puis de façon plus large, des réflexions, des expérimentations puis des pratiques qui ont pour point commun de chercher à faire participer le personnel (plus particulièrement les agents d'exécution et l'encadrement de base, plutôt classés du côté de l'exécution, selon le système taylorien classique); cette participation concerne la définition des objectifs de travail quotidiens ou à plus moyen terme, mais aussi la formalisation et l'intégration de valeurs, d'états d'esprit centrés sur une volonté de cohésion interne de l'organisme et sur l'implication, souvent individuelle, au sein de groupes. Cette tendance suppose une réorganisation à divers niveaux par rapport aux pratiques antérieures, qui se traduit dans la modification des structures de circulation de l'information; dans l'émergence de nouveaux systèmes organisationnels internes; dans l'appel à des compétences et savoir-faire différents chez les salariés; dans la réflexion et, éventuellement, l'essai d'instrumentalisation de valeurs et de normes. L'hypothèse semble être désormais assez généralement RECHERCHES ET PREVISIONS n°16 1 partagée, selon laquelle les entreprises produiraient mieux, plus efficacement, en impliquant les hommes et les femmes de tous niveaux hiérarchiques qui les composent. Celle-ci est d'ailleurs rarement relayée par des études ou évaluations ex-post des effets du "management participatir' au moins en termes quantitatifs ( 1). Avec le recul de quelques années, cel article se demande en quoi consiste exactement ce phénomène du "participalir' dont il passe en revue quelques manifestations empiriques dans le contexte français. Il s'interroge sur les raisons qui font que les pratiques et les discours changent maintenant à propos de l'implication des salariés dans la gestion. Dans la mesure où l'étiquette de "participatir' se trouve associée à de nombreuses pratiques différentes, il est nécessaire aussi de préciser quels sont les enjeux de ce mouvement et de produire une vue un peu synthétique de ce qui se fait concrètement dans les entreprises, à partir des études et enquêtes aussi bien que de la "littérature managériale". Enfin, on peut également s'arrêter sur une évaluation de la réussite de ces pratiques et de leurs limites. Vo1r toutefois les travaux d'Henri Savaii; vo1r aussi la gr1lle proposée par le CRIDA (cf. b1bhograph1e dans ce numéro) (2) Cf. plus tom fiches de synthèse dans ce numéro. (3) Cf. par exemple W. Ouchi, Théorie Z; T. Petera, Le prix de l'excellence. (1) Pour celui qui analyse les pratiques de gestion des entreprises avec le recul d'une période assez longue, il est frappant de voir naître et mourir, dans ce champ, des modes éphémères. L'engouement qu'elles suscitent est à la mesure de l'oubli ultérieur dans lequel elles tombent. Même des réorganisations et des méthodes authentiquement innovanles peuvent n'avoir qu'un impact limité dans le temps ou dans l'espace. Il faut donc se poser d'abord la question de la réalité du mouvement en faveur d'une gestion plus participative el des circonstances qui expliquent qu'il prend de l'ampleur actuellement. 1) Une diffusion large Sans préjuger de l'impact en profondeur (el surtout, durable) de la mise en œuvre des expériences et des pratiques nouvelles dans ce domaine, il faut reconnaître que leur diffusion est large. On n'examinera pas, en détail, les pratiques elles-mêmes (2). Contentons-nous de regrouper sous l'étiquette du participatif une série de pratiques de gestion qui prennent des formes variées, regroupant les démarches dites de projet d'entreprise, de management participatif, les cercles de qualité et la qualité totale, mais aussi les pratiques qui impliquent la formalisation d'une culture d'entreprise et sa diffusion décidée par la direction, voire des projets de modification des cultures existantes. Il faut en outre signaler que ces pratiques qui formalisent le participatif à un degré plus ou moins grand ne sont pas exclusives d'un fonctionnement participatif non explicité qui, lui, n'offre pas de caractère de nouveauté. C'est à la suite des théories et pratiques lancés aux Etats-Unis (3) et au Japon que ces idées se sont diffusées en France à partir dudébutdesannées 1980. a) Des données chiffrées précises sur l'ampleur du phénomène RECHERCHES ET PREVISIONS n"l6 2 d'ensemble sont difficiles à réunir. Toutefois plusieurs enquêtes ont montré une large diffusion dans les entreprises (1) y compris une extension des pratiques dans le secteur public. b) Dans les publications consacrées à la gestion des entreprises, et tout particulièrement quand il s'agit de gestion du changement, les thèmes qui se rattachent à la participation du personnel (à la frontière entre gestion du personnel et gestion de la production, qui se trouvent se recouper) sont très généralement évoqués. Si l'on ne peut écarter,là aussi, les effets de mode, ces mouvements méritent d'être pris au sérieux. Les techniques managériales se diffusent dans les entreprises par des effets d'imitation. Une transformation en profondeur des pratiques de gestion peut résulter aussi d'une diffusion qui emprunte les canaux de la mode et mode ne signifie pas unilatéralement un impact superficiel. Les exemples de l'implantation de l'organisation dite scientifique du travail, selon les principes tayloriens, puis de la diffusion de la chaîne de montage, montrent que ces méthodes ont d'abord été perçues comme une mode. A ce titre, d'ailleurs, elles furent accueillies dans un premier temps avec hostilité aux USA aussi bien par les employeurs que les syndicats (2). Quelques éléments bibliographiques (3) peuvent en rendre compte; il n'est pas possible de faire le tour d'une littérature foisonnante dans le cadre de cet article. c) Une autre preuve de l'importance de l'écho social important tient également dans la reprise du thème dans les rapports officiels aux pouvoirs publics. Le cas du rapport d'A. Riboud doit tout particulièrement être signalé, qui se place résolument en rupture avec le taylorisme et exalte l'autonomie, l'initiative, la participation et la motivation des hommes par une organisation du travail qualifiante (4). 2) Impact des "réorganisations" en profondeur Ces éléments, pour autant, ne permettent pas de juger dans quelle mesure les pratiques sont effectivement transformées en profondeur. Comme en d'autres domaines, la modification des discours managériaux est souvent plus fracile que leur traduction en actions de changement dans l'entreprise. Ce que disent les textes, ce que préconisent les "stars" les pl us connues (G. Serieyx en est un exemple célèbre en France), c'est la nécessité d'un changement radical de pratiques de gestion intégrant, sous une forme ou sous une autre, une mobilisation des salariés. La réalité de cette rupture, sur le terrain, n'est pour autant pas avérée. Certains éléments laissent penser qu'il y a, au moins, un retard dans l'appropriation effective de ce changement des pratiques par les états-majors. Une récente enquête (5) a montré que les dirigeants sont en très grande majorité convaincus de l'importance du "facteur humain" dans la compétitivité. La contribution des salariés est même jugée plus importante que les moyens matériels. En revanche, la dimension "ressources humaines" est rarement incorporée aux décisions concrètes de direction et aux plans stratégiques (rareté relative d'un plan général de formation, volet ressources humaines du plan, etc). Si l'on compare le mouvement créé autour du participatif avec celui qui, dans les années 70 RECHERCHES ET PREVISIONS n"l6 3 Cf. enquête CRIDA "Démocratie et entreprise", n• 6, décembre 1987; cf. auss1 la revue "Personnel", mal 198H; plus1eurs dizaines de milliers de cercles de qualité (AFCERQJ etc ... (2J V01r, par exemple, sur ce sujet, S. Kakar, Frederic Taylor, a study in personnahty and mnovation. (3l V01r b1bhograph1e dans ce numéro. (4) Cf. aussi le rapport Arthu1s dans la fonctiOn pubhque et les mitiat1ves pnses par l'ancien ministre de la fonction publique (De Charette). l5l Cf. Personnel, mai 1988 <réalisée par Peat Marw1ck, auprès de 267 entreprises). (lJ (1) Qui d'ailleurs n'étaient pas si nouvelles que cela, Cf. G. Friedmann, Problèmes humains du machinisme industriel. (2) Cf. CFDT aujourd'hui, mai·jum 1981. (3) Recherches sur la participation dans le groupe Thomson · Grand Pubhc, J. Gautrat et J .L. Laville, C:RIDA 1988. (4) Voir D. Linhart et A. BorzeJX, Sociolog1e,du travail "La partic1pat10n, un clair obscur", n° 1/88. (5) Confirmé par enquête "Personnel", ma• 1988, c1tée plus haut. (6) A l'exception, notable, de la CGT, Cf. aussi les réserves de FO (voir interviews in Laganier "Le concept de modernisation, l'entreprise et le progrès technique, rapport CGP, décembre 1986. préconisait le développement des "nouvelles formes d'organisation du travail" (NFOT) et tout particulièrement les groupes autonomes, on doit donc rester circonspect. Ces "nouvelles" formes (1) ne se répandirent que dans une partie marginale des entreprises au plus fort de leur diffusion, une enquête (2) a évalué le personnel concerné à 8% de la main d'œuvre de l'industrie et du commerce. Une des raisons, parmi beaucoup d'autres, de la diffusion limitée de ces NFOT et du fait qu'elles sont complètement passées de mode aujourd'hui tient, entre autres, au fait que les questions de l'autonomie et de l'autoorganisation n'avaient sans doute pas été pensées suffisamment. Dans une situation donnée, en entreprise, tous les collectifs n'aspirent pas à l'autonomie. Dans les années 75-80 surtout, des débats avaient pris place à propos de la question, centrale pour certains chercheurs, de savoir si ces NFOT représentaient une rupture vis-à-vis de l'organisation scientifique du travail classique (et de la dichotomie, comme dit G. Friedmann, entre conception et exécution) ou si, au contraire, il ne s'agissait que de "néo-taylorisme". Une interrogation analogue peut être posée aujourd'hui. Le mouvement en faveur de pratiques plus participatives peut aussi être évalué à l'aune des modifications des pouvoirs, de leur répartition dans l'entreprise, ou pour certains, à l'aune de la diffusion de pratiques "démocratiques" de gestion. Mais d'autres points de vue sont possibles. Les remarques prudentes et très nuancées de J. Gautrat sur le participatif peuvent être rappelées ici: selon lui, "il est impossible de porter un diagnostic général en termes de gain et de perte de pouvoir et d'avantage pour l'un ou l'autre des partenaires (salariés/ employeurs)". Ce qu'il constate, ce sont des "résultats différenciés voire diamétralement opposés" d'une entreprise à une autre (3). Soulignons en outre qu'il convient de ne pas surestimer le caractère "nouveau" des pratiques. Très souvent dans les cas concrets d'entreprises, des pratiques plus ou moins formalisées de participation, d'échange et de circulation d'information existent depuis longtemps. La démarche actuelle doit donc être dans certains cas comprise comme une démarche de formalisation et de systématisation plus que comme une démarche d'introduction de pratiques entièrement nouvelles. 3) L'hypothèse du caractère souhaitable de la participation est largement partagée Ce qui est peut-être le plus frappant dans l'évolution actuelle des discours, dans les "préconisations" des consultants, et dans la littérature du management, c'est l'acceptation générale (4) de l'hypothèse du caractère bénéfique, souhaitable, efficace, de la participation des salariés au regard de la productitivé et de la compétitivité des entreprises, aussi bien que de la qualité. Ceci n'empêche pas que cette hypothèse n'est en général pas vérifiée par des évaluations. La plupart des dirigeants ne veulent pas (ou ne savent pas) mesurer les effets de leur politique en matière de gestion participative (5) Un accord majoritaire sur l'hypothèse est presque réalisé entre les employeurs (et leurs organismes représentatifs), et les syndicats (6). Ce constat va de pair avec celui d'une modification (dont il n'est RECHERCHES ET PREVISIONS n°16 4 pas prouvé qu'elle sera durable) des positions syndicales concernant la légitimité de l'entreprise et du patronat et une modification des conditions de la remise en cause, traditionnelle en France, du système économique capitaliste. Il semble également que ce consensus ait des effets en matière de recherche, ce qui ne veut pas dire que l'unanimité règne, en particulier dans les motivations des différentes positions sur le management participatif. Dans la fin des années 70, les thèmes qui sont sous-jacents au participatif (1) étaient plutôt issus des revendications syndicales et des mouvements sociaux. Les employeurs, à travers une certaine remise en cause du "taylorisme", prenaient en compte, dans certains secteurs, cette donnée. L'enjeu semblait être principalement situé en termes de pouvoir des opérateurs sur leurs conditions de travail (et éventuellement son contenu) à des fins d'augmentation de la satisfaction ou de réduction des motifs de mécontentement. Dans les programmes syndicaux ou politiques, de l'autre côté, la participation, au niveau de la production quoLidienne, était conçue, dans le modèle autogestionnaire, comme devant s'articuler avec un projet d'autogestion globale de la société Toutefois, ce mouvement n'a pas pris l'ampleur de celui d'aujourd'hui. Le consensus anli-OST n'était semble-t-il que beaucoup plus superficiel. A cette époque, les organismes patronaux et les directions ne s'occupaient pas explicitement de la question du "participa tir'. A l'inverse, aujourd'hui on observe une quasi-unanimité patronale alors que certains syndicats sont restés, au moins au niveau des positions nationales, hostiles pour des raisons idéologiques. Mais le consensus du côté des employeurs ne repose pas sur un projet démocratique ou de partage de pouvoir, et là est la grande différence; il repose sur une logique d'efficacité. C'est parce que la combinaison productive peut être améliorée en lui "injectant" une dimension d'organisation participative que les experts en management développent et amplifient ce mouvement. C'est la raison pour laquelle il ne faut pas surestimer la solidité d'un accord majoritaire de partenaires qui ont des analyses et objectifs différents. C'est aussi la raison qui explique que le développement de pratiques participatives l'l'a aucune chance de se substituer au dialogue avec les syndicats et les représentants du personnel. Les points principaux de l'hypothèse qui recueille l'avis favorable dominant concernent à la fois la recherche de la qualité, la place donnée à la mobilisation des salariés et le rôle dévolu à une meilleure formation et une meilleure motivation pour que l'entreprise soit en mesure de dépasser ses concurrents et de servir ses clients 4) Une spécificité française ? Une telle extension ct transformation du contexte autour de la question de participatif semble comporter des dimensions spécifiquement françaises Même s'il ne faut pas les surévaluer. La synthèse réa 1isée pour le rapport Sudreau, au milieu des années 70, distinguo~ il le système des "relations professionnelles" françaises des modèles de l'Europe du Nord pour la raison essentielle que les principaux syndicats français refusaient le consensus et RECHERCHES ET PREVISIONS n•t6 5 (1) On ne parle pas ici de la participation au sens gaulhste. Ol Cf. K. Sug1ta, La part1cipat10n et l'orgamsation de l'entrepnse au Japon (Laboratoire d'anthropologie urbaine, CNRS, aolit 1988> et J.E. Neumann, The development of participative deciswn-makmg in the US entreprises, Tav1stock lnstitute(septembre 1988). (2) Employé ici comme synonyme des différentes formes de l'OST. (3) Cf. Drucker, Gelimer, Savaii, Dalle. (4) A cet égard, il esl intéressant de comparer le discours des années 60 sur la désaffectiOn V1s-à-v1s du travail au discours contemporain. D. Lmhart (dans L'appel de la sirène l avait Insisté sur l'ImplicatiOn et le vécu au travaiL la forme de la société. Au milieu des années 80 et presque au seuil de 90, le paysage a été profondément modifié : la CFDT a introduit la reconnaissance de la légitimité de plusieurs logiques au sein de l'entreprise (dont celle de l'entrepreneur); la CGT, quant à elle, si elle n'a pas rompu avec le discours confédéral qui refuse l'implication dans la "gestion de la crise", se trouve appliquer sur le terrain des schémas souvent contrastés. Plus généralement, à la faveur de la mise en place des lois Auroux, des développements de la crise et du contexte nouveau créé par le changement de majorité en 1981, il n'est pas interdit de penser que dans les entreprises la pratique du consensus local s'est développée. L'hypothèse est donc que le développement des formules participa ti v es trouverait actuellement un écho d'autant plus favorable en France que le paysage des relations industrielles a subi une grande transformation. Des travaux étrangers, portant sur les USA et le Japon, montrent toutefois des enseignements communs (1). 5) Pourquoi aujourd'hui ? Une fois établi que "le participatir' connaît aujourd'hui une extension large et qui s'appuie sur une modification du contexte des relations sociales dans les entreprises, on peut recenser rapidement les explications les plus couramment admises qui servent de justifications à ce développement et à l'intérêt que suscite le thème. Ces explications sont à replacer dans le cadre de la cri tig ue récurrente du taylorisme (2). Rappelons que, d'une façon générale, les réflexions et recherches en sociologie de l'entreprise et des organisations ont établi progressivement depuis les années 50 et surtout 60 la pauvreté du modèle d'explication et d'organisation taylorien. Quelques auteurs en littérature managériale ont également articulé une première série d'analyses visant à reconnaître l'importance de la participation et de l'autonomie des collectifs de travail (3), dès les années 1960/1970. Les bases de cette analyse critique de l'organisation taylorienne traditionnelle (on y reviendra, cf. partie Il) étaient donc largement posées Dans le contexte de "l'antitaylorisme" contemporain, trois grands groupes de justifications sont invoqués pour fonder la nécessité du management participatif, qui renouvellent cette approche: . les effets d'une concurrence exacerbée sont mis en avant, qu'il s'agisse de la concurrence internationale ou nationale sur la qualité et le contrôle des coûts, mais aussi sur la flexibilité; . la complexité des processus de production et la diffusion des technologies nouvelles constituent la seconde grande fa mi Ile de justifications du participatif. Seuls des hommes capables d'initiative et d'implication peuvent gérer cette complexité. La souplesse d'adaptation est également invoquée dans le même sens; . enfin , 1es as pi rations des salariés, liées à leur niveau de formation générale et aux évolutions sociales dans leur ensemble sont en général analysées comme constituant une nouvelle attitude dominante vis-àvis du travail : exigence d'un travail intéressant, motivant(4). IŒCHERCHES ET PREVISIONS n°16 6 Le nouveau (ou du moins supposé tel) rôle que doivent jouer dans cette conception les ressources humaines est présenté souvent comme la condition sine qua non (parfois dans des conditions de survie) face à l'ensemble de ces défis. C'est aussi, et tout particulièrement dans les entreprises qui ne sont pas en situation de concurrence, une des conditions de l'édification (ou la consolidation) d'une légitimité sociale En ce sens, pour les organismes de service public (qui ne sont pas tous indifférents à des substituts possibles de l'offre de services) la modernisation du management par intégration de dimension participative est souvent présentée comme devant à la fois fournir un service de meilleure qualité et légitimer la gestion publique ou parapublique du service en question (1). Dans ce secteur, la question est posée dans le contexte général de la rigueur budgétaire et certaines des spécificités de gestion du public par rapport au privé ont tendance à s'estomper Ces justificatifs aboutissent à une sene de nouvelles vertus cardinales de management (2) qui sont: -la souplesse et la vitesse de réaction; -la flexibilité; -la fluidité; - la qualité; -l'intégration; - l'ouverture. Et, comme le dit le même auteur, toute cette "révolution managériale" pourrait se résumer à une (re)découverte du facteur humain dans l'entreprise. * * * Les éléments partiels ci-dessus rassemblés militent donc pour l'hypothèse . -d'une généralisation de la reconnaissance (plus ou moins nouvelle, plus ou moins formalisée) du rôle du facteur humain dans l'entreprise et qui semble dépasser largement les précédents mouvements managériaux (école des relations humaines, critiques des années 70), -de son articulation avec des nécessités cl justifications directement reliées au processus de production et de concurrence (alors qu'il s'agissait plus d'une exigence de "démocratie" dans les années 70), -de sa mise en œuvre extensive dans des démarches pratiques variées dans les entreprises Pourtant, au regard des enseignements tirés dans l'histoire récente des pratiques de management, il convient d'être circonspect sur le caractère durable et sur l'impact en profondeur de telles évolutions. On rappellera en effet quelques points importants: -Comme il a été souligné au début de ce texte, les pratiques de management sont influencées dans leur conception, dans les modalités de leur diffusion, par les phénomènes de mode. Il n'est donc pas exclu que la remise en cause des anciens modèles, même si on l'observe plus générale et plus conséquente que dans les années 70, soit éphémère (3). -Ce phénomène s'illustre dans le cas de bilans de certaines expériences qui connaissent, après des démarrages très prometteurs, un essoufflement après une confiance presque magique dans les résultats. Plus globalement, on peut méditer la relativité des techniques qui RECHERCHES ET PREVISIONS n"l6 7 ( 1) Cf. pour exemple R. Luufer et A. Burland, Management public. <2l Selon l'expreSblun de P. Lorano "Les systèmes socw-économ 1q ues : une nouvelle m1cro-économie <Revue d'économie industnelle, 4ètrlmestre 1987). (3) La c1tat10n swvante, de P. Drucker, est mtéressante pour relativiser les choses. "Dans chaque entrepnse, chaque emploi dn1t être orienté en fonct1on des objectifs de l'entreprise comme totalité( ... ). Le manager doit connaltre et comprendre ce que les objectifs de l'entrepnse ex1gent de lm en termes de performances, et son supéneur d01t sav01r quelle contribution lui demander et attendre de lm; 1! d01t l'évaluer de ce pomt de vue ( ... ) chaque travailleur, du haut en bas de la h1érarch1e, a besoin d'objectifs claarement défims" in The practice of management, London, Hememann 1955, p. 23. concourent à la régulation des grandes organisations el en particulier des entreprises· en toul étal de cause, il ne faut pas attendre des pratiques plus que ce qu'elles peuvent produire. La reconnaissance du facteur humain, de ses aspects socioorganisationnels et de la dimension participative doit de toute façon être remplacée dans la nécessité toujours renouvelée d'outils de régulation qui peuvent, à des époques différentes, prendre des formes changeantes. * * * Certa1ns vont JUsqu'à parler de "mutatiOn du management", Cf. J .C. Fauvet "Mutation du management" (Entrepnse moderne d'éd1t1on). (1) Si l'on replace le phénomène contemporain de changement du management (1) dans l'évolution des techniques de gestion des entreprises on peut remarquer trois points communs . 1) au moins dans les discours, mais aussi dans les produits qui sont proposés par les consultants, on observe une utilisation nouvelle de connaissances venues de la sphère des sciences sociales et qui sont déjà anciennes; 2) les objectifs productifs, commerciaux et financiers sont censés pouvoir être atteints de façon plus efficace grâce à une intégration de connaissances qui n'étaient pas, jusqu'alors, considérées comme pertinentes (ou du moins, essentielles). Il s'agit de connaissances générales et théoriques (issues de la recherche en sociologie du travail, des organisations, éventuellement en ergonomie) mais aussi de connaissances locales el empiriques sur les acteurs directs du changement dans l'entreprise qui cherche à modifier sa gestion des ressources humaines (étude des caractéristiques, des comportements, des attentes des différentes catégories de personnel) et ses systèmes productifs. 3) le levier qui est considéré en général comme pertinent pour aboutir au changement vers une meilleure efficacité productive, est celui de la mobilisation des personnels (individuelle, colleelive) avec, parfois, le recours à une dimension "idéologique" instrumentalisée (valeurs, culture d'entreprise) La démarche de mise en œuvre pratique est bien résumée dans les trois phases classiques de l'intervention des sociétés de consultants a) analyse de l'existant: quelle est la culture? Quelles sont les cultures, les groupes d'acteurs pertinents, les contraintes, les dysfonctionnements, les exigences de qualité? etc (analyse menée de façon plus ou moins participative selon les écoles), b) utilisation de la connaissance de cette réalité locale pour définir des plans, des objectifs hiérarchisés et discutés, déclinés par services ct unités de base; c) mise en œuvre des objectifs par des actions appropriées et éventuellement, suivi-évaluation des résultats obtenus. Nous allons revenir sur ces différents points pour comprendre ce qui est en jeu dans l'extension des méthodes participatives de gestion 1) Utilisation nouvelle de connaissances déjà anciennes Que les spécialistes de RECHERCHES ET PREVISIONS n"l6 8 management et les praticiens en tirent ou non tou tes les conséquences, il est possible d'inférer des débats et pratiques actuelles qu'ils sont en train de "découvrir" et d'utiliser des apports des sciences sociales (économie, sociologie du travail, des organisations). Ce constat est cohérent avec la complexification de la gestion et le développement des "investissements immatériels" en matière d'organisation. Cela dénote aussi un projet managérial d'intégrer le fonctionnement réel (donc informe) dans les données de la gestion de la production. a) La prise en compte des facteurs socio-organisationnels pour orienter la pratique (et parmi eux, au tout premier plan le "facteur humain") peut s'analyser comme un élément parmi d'autres du développement des "activités de laboratoire" et de modification du contenu de la gestion ( 1). Les praticiens prendraient le temps de la réflexion et du recul critique; la gestion et la réflexion sur la gestion seraient alors reconnues comme un facteur déterminant dans le succès empirique de telle ou telle entreprise (2). b) Il existe donc désormais une volonté managériale de connaître et d'infléchir, au mieux des objectifs productifs, le fonctionnement réel des collectifs de travail, en dépassant le modèle taylorien classique, universellement considéré comme pauvre dans la circulation de l'information, créateur de dysfonctionnements, etc. A la différence des critiques managériales du milieu des années 1970, le taylorisme semble être remis en cause dans toutes ses applications, pour tous les types d'entreprise. Notons toutefois que la volonté de connaître le fonctionnement réel des collectifs de travail se heurte pourtant à une difficulté centrale : si tous s'accordent à considérer que le fonctionnement informel (donc non formalisé par des procédures, des règles explicites) doit être pris en compte et distingué du fonctionnement prescrit, les modèles explicatifs de l'entreprise sont divers et parfois contradictoires. En d'autres termes, l'affichage du projet managérial n'entraîne pas pour autant qu'il s'accompagne de la réunion des moyens de connaissance appropriés (persistance de modèles de causalité simple). La prévision, la connaissance et l'évaluation des effets des démarches de management participatif en sont d'autant plus complexes à cerner. Ceci est vrai autant si on se place du point de vue des cadres dirigeants que du point de vue des autres acteurs de l'entreprise (syndicats, représentants du personnel, groupes pertinents au sein du personnel, etc.). Il paraît en effet assez simple de mesurer le fait d'avoir atteint un objectif si cet objectif peut être quantifié; mais c'est loin d'être toujours le cas (par exemple : comment mesurer l'amélioration des relations internes dans les collectifs du travail?). En outre, quand bien même on se trouve dans le cas d'un objectif qui a pu être quantifié, autre chose est d'objectiver et de mesurer le coût du participatif et d'en évaluer les gains. c) L'accent est, enfin, mis de façon inédite et généralisée sur la nécessité de l'implication expresse des personnels dans la production, cette implication devant être mise au service de la plus grande efficacité productive. Là encore, il est possible de remarquer que la question de l'implication n'est pas nouvelle. RECHERCHES ET PREVISIONS n•Is 9 ( 1 l Cf. Barcet; La montée des services. CEDES Lyon. (2) Cf. Laganier, op Cite. Cf. par exemple le:,; travaux de D. Linhart, G. Mendel, C. Dejours. (2) Cf. par exemple J Gautrat. (3) Le praticien du management peut, pour sa part, dénier l'utilité de cette réflexiOn, pour autant que le succès de sa prattque est constant. (4) VOir, dans la bibliographie, les références des travaux de D. Ltnhart, J. D. Raynaud, J. Gautrat, R. Sainsauheu, D. Martin, Ph. Bernoux, M. Crozter; les numéros de la Revue françaiSe de gestiOn et les nombreuses références de manuels de management. (1) Des travaux, tant du point de vue de la sociologie que de la psychologie et de l'ergonomie ont mis depuis plusieurs années en lumière le fait que, quels que soient la tâche et son contenu, l'opérateur investit une part de ses affects et intègre dans sa démarche productive un jugement sur les résultats effectifs de son travail (1). Des sociologues et des auteurs divers ont depuis longtemps montré que sans implication prsonnelle des exécutants, la plupart des activités productives seraient impossibles. Certains soutiennent même que, contrairement à l'idée la plus répandue, un consensus de fait sur les finalités productives est généralisé, à l'exception des périodes de conflits sociaux (2). Ce qui semble nouveau cependant, c'est le souci de faire en sorte que l'implication - la "mobilisation" non seulement aille dans le sens de la réalisation d'objectifs plus élevés mais qu'elle soit active, consciente et explicite. Là encore, les managers se heurtent à une difficulté· comment mettre en œuvre des techniques d'implication des personnels, comment surtout faire en sorte de déclencher des comportements ou de les infléchir, de façon durable et efficace? 2)Enjeux 11 est assez aisé de cerner le projet du management contemporain et de constater son souci naissant d'investir dans des connaissances et des démarches auxquelles il était en partie étranger parce que principalement axé sur des recettes empiriques immédiates Il est beaucoup plus complexe de comprendre à la fois : - le sens de ce changement au sein de l'entreprise; - et les chances de performances des nouvelles pratiques sur la durée Cela suppose de confronter entre eux les différents modèles explicatifs du fonctionnement de l'entreprise et d'en tester la validité ... (3). Il n'est pas dans les limites de cet article de réaliser cette tâche -En revanche il n'est pas interdit de schématiser le paysage-. En première approximation, on peut aujourd'hui repérer trois familles d'explications (4): a) La première famille rassemble les auteurs, le plus souvent gestionnaires, parfois très célèbres, qui utilisent un modèle de causalité des comportements simple. Partan' du principe qu'il existe chez les acteurs au travail des trésors de motivation, de dynamisme et d'initiative qui sont mal employés ou détournés à des fins non utiles à l'entreprise, ce modèle propose d'introduire des méthodologies et des pratiques qui sont censées bouleverser de fond en comble le fonctionnement et les résultats productifs et financiers. La question est donc, pour eux, d'appliquer la bonne méthode, pour libérer la performance et la satisfaction au travail dans un même élan. Ces auteurs ne s'attardent pas sur les déterminants divers des comportements et l'environnement de l'entreprise. Ils postulent que la dynamique de participation motivante lancée selon les méthodes appropriées doit mécaniquement produire plus d'efficacité. Les méthodes font l'objet de produits "package" facilement implantables. b) La seconde famille regroupe des auteurs de sociologie qui sont très critiques à propos des évolutions récentes. La thèse la plus commune consiste à comprendre les initiatives managériales actuelles comme HECIIEKCHES ET PREVISIONS 11°16 10 autant de stratégies pour impliquer, à leur insu ou malgré eux, les acteurs de l'entreprise (et en particulier le personnel traditionnellement rangé dans la catégorie des "exécutants"); selon cette thèse, l'enjeu serait de provoquer des comportements unilatéralement favorables à la hiérarchie (ceux d'en haut) et orientés uniquement vers plus d'efficacité productive. Il s'agirait de récupérer, au service exclusif des directions, les logiques de régulation informelles qui n'étaient pas accessibles dans l'organisation traditionnelle d'inspiration taylorienne. Cette analyse fait aussi écho à certaines analyses syndicales qui voient l'implication des salariés dans la gestion quotidienne comme contradictoire avec la défense de leurs intérêts. Cette analyse pose clairement la question des relations entre la gestion participative et le rôle des syndicats et des organes de représentation du personnel. Elle a souvent mis en lumière le constat de certaines pratiques d'entreprise où les initiatives de la direction en matière de participation se fixaient ouvertement une visée antisyndicale. Ces auteurs, en définitive, privilégient donc le côté "machine de guerre antisyndicale" du management participatif. Toutes ces positions ont aussi en commun, en dernière instance, de privilégier, dans leur modèle d'explication de l'entreprise, la dimension conflictuelle qu'elles mettent au centre de leur préoccupation, laissant de côté le constat empirique de la coopération qui aboutit à la production. Elles ont également en commun de séparer, comme antagonistes, les fonctionnements informels, qui seraient le fait des exécutants, des fonctionnements formels recherchés par la logique de contrôle des hiérarchies et des directions. Dans cette optique, le management participatif verrait, du point de vue des salariés de la production, les limites de leur zone d'autonomie reculer dangereusement. c) Un troisième groupe de réflexions se tient à distance des deux précédents qui, chacun à leur manière, privilégient un modèle univoque d'explication des comportements (la première : la motivation participative produit la performance; la seconde : le projet du management produit le recul des défenses des salariés contre l'organisation à leurs dépens). Cette troisième famille d'explications met l'accent, à la suite de Crozier, sur les contingences organisationnelles: en opposition avec le postulat taylorien du "one best way", elle met en évidence que les logiques d'organisation de la production, des technologies et des rapports sociaux produisent des situations dont la résultante est à chaque fois particulière à une configuration donnée d'entreprise ou de collectif du travail. Logiques informelles et logiques formelles sont alors prises en compte, qui font l'objet de négociations au niveau des collectifs de travail. Ces collectifs, au plus près de la production quotidienne se saisissent des marges de pouvoir induites par la remise en cause de la logique taylorienne classique. Une démarche de gestion qui se contente de démarquer idéologiquement le projet paternaliste ancien (1) (y compris dans la diffusion d'une culture et de valeurs décidées unilatéralement par la direction et l'encadrement) RECHERCHES ET PREVISIONS n"l6 11 Cf., à ce propos, la remarque de M. Croz1er in "Etat modeste, état moderne" : "Les hommes d'affaires qui découvrent actuellement l'importance de la culture d'entreprise réclament qu'on les aide à la transformer pour pouvoir s'appuyer sur une "bonne culture". Les plus naifs d'entre eux souhaitent créer, par des déc1sions et un programme d'actiOn ra•sonné, une culture de consensus et d'harmome. Comment ne vo1ent-ils pas qu'ils sont en passe de susciter les mêmes réact1ons de résistance que les politiques? De quel droit entendent-ils mtervemr amsi dans la v1e de leurs employés ?"!p. 311 ). ( 1) sans remettre en cause la réalité quotidienne des tâches est alors vue comme sans lendemain : la mobilisation, au mieux, de certains secteurs d'élite de l'entreprise prélude à l'essoufflement d'une démarche qui ne parvient pas à s'intégrer techniquement dans le système de gestion. Et les espoirs naïfs de fondre dans un seul élan les initiatives de tous se heurtent au caractère superficiel de la refonte de l'organisation, participative seulement en surface, ou uniquement "idéologique" par la diffusion de discours et de valeurs qui ne sont pas profondément articulés avec le vécu des salariés ( 1). En revanche, la démarche participative qui admet de reconnaître effectivement, dans les procédures explicites et reconnues de travail, l'apport des collectifs, peut, dans le cas où les facteurs favorables sont réunis, produire un nouvel équilibre de la participation et du pouvoir des collectifs sur leur activité. * * * Cf. Midler, Amado (références dans la bibliographie). (2) Cf. "Le Châtelier, introducteur de l'OST en France (cf. par exemple "Le rôle du bons sens dans l'organisation du travail. Revue économique internatiOnale, 1928). (1) En définitive, l'évolution actuelle vers un management pl us participatif ne semble ni porteuse d'effets mirifiques et magiques en termes de productivité et d'efficacité au travail, ni productrice d'effets négatifs unilatéraux pour les salariés Encore une fois, la réflexion sur le modèle t.aylorien d'organisation devrait. inciter, à cet. égard, à beaucoup de circonspection. Il suffit de relire aujourd'hui les prédictions opposées auxquelles sa mise en place a donné lieu dans les années 1930. Enthousiasme d'un côté de la part de ceux (2) qui y voyaient l'achèvement de la régulation mécanique du travail, le travailleur étant désormais à la fois déterminé par une division scientifique des tâches et libéré d'avoir à penser; prédictions sombres de l'autre côté, de la part de ceux qui y décelaient l'asservissement. de l'homme au travail transformé en appendice de la machine. Dans les faits, l'OST n'est jamais parvenue, même au prix d'une parcellisation et. d'une spécialisation systématique, à exclure l'apport décisif du travail humain: toutes les études de sociologie du travail et d'ergonomie ont prouvé que les systèmes de travail apparemment les plus automatisés et parcellisés ne fonctionnaient. que grâce à l'intervention intelligente des salariés apparemment totalement déqualifiés; aussi faible fût-elle, elle a toujours été décisive. C'est pourquoi il est possible de mettre en doute le modèle simpliste du contrôle idéologique des opérateurs de base, qu'il vienne du côté des partisans managériaux, des méthodes toutes faites, ou, à l'inverse, du côté des critiques pessimistes qui prédisent. la manipulation ou l'embrigadement des mêmes opérateurs. La mise en place de démarches participatives reste, au fond, une opération délicate qui doit tenir compte d'un bilan des ressources et. des attentes des différentes parties prenantes, des cul tu res d'entreprises existantes, des marges de manœuvre et des contraintes existantes. Elle ne peut. déboucher sur des innovations durables que si les systèmes cie gestion intègrent. en profondeur une nouvelle logique. Paradoxalement, le succès passe peut-être par l'essouffiement ou la banalisation de procédures participatives qui, un temps, ont. été vues comme étonnantes, mais qui, RECHERCHES ET PREVISIONS n•l6 12 quand elles réussissent, passent alors dans la culture quotidienne devenue "naturelle". Enfin, la modification des modes de gestion et de régulation est bien sûr déterminée par le contexte social el économique dans lequel elle opère. Au terme de celle brève évaluation de l'étendue des pratiques de gestion participative, de leur diffusion idéologique el après en avoir situé schématiquement les enjeux, il est possible de réfléchir aux conditions empiriques de leur efficacité el à leurs limites. Avec le recul de plusieurs années de mise en œuvre de pratiques participa li v es, le temps des illusions naïves est passé, ce qui n'exclut pas la persistance de discours très unilatéraux dans la littérature managériale el chez certains consultants Le discours dominant semble cependant prendre en compte désormais le caractère éphémère et superficiel de nombreuses expériences (le passage des cercles de qualité à la démarche qualité totale intégrée en est un signe (1)). Cette réflexion doit toutefois être tempérée par une interrogation : le caractère superficiel ou éphémère de certaines pratiques n'est considéré comme un échec qu'au regard des objectifs explicites d'amélioration de la qualité, des conditions de travail, de la productivité. Il ne faut pas exclure pourtant la prise en compte d'objectifs non formalisés et implicites qui peuvent exister dans la mise en œuvre des stratégies du participatif (rapports de pouvoir au sein de l'entreprise entre dirigeants, positions slra légiques re la ti v es des différents départements, logiques de développement du marché du conseil) C'est pourquoi, avant de dessiner ce que peuvent être les facteurs favorables à la réussite du management participatif, il faut d'abord s'interroger sur la notion même de réussite. 1) Evaluer les effets positifs ? Trois questions se posent pour l'évaluation des politiques d'innovation participative, qui ont trait à la quantification de la mesure, à la prise en compte de points de vue divers, au champ temporel concerné Dans l'optique adoptée ici, il ne s'agil pas de se poser la question d'une évaluation sociale globale et l'on se limitera à une optique microsociale. On peut d'ailleurs se demander si une telle évaluation synthétique est possible: cette question, à certains égards, est analogue à celle de l'évaluation des conditions de travail * La mesure des effets suppose la construction d'indicateurs pertinents. Certains indicateurs traditionnels sont facilement quantifiables (productivité immédiate du travail, résultats financiers); en revanche des effets comme l'amélioration des relations au sein de l'entreprise, des effets de reconnaissance (2) semblent beaucoup plus difficiles à quantifier. La question qui se pose en outre est celle de la possibilité éventuelle d'objectiver un lien de causalité simple entre des gains et des coûts ou de dégager des corrélations entre certains types de systèmes RECHERCHES ET PREVISIONS n•l6 13 ll) Cf. La pratique de la qualité totale en milieu admimstratif. H. Mesure et G. Trepo (cahiers de recherche HEC- 19881 (2) Cf. les travaux de J. Gautrat. ( 1) C'est l'un des objectifs de la recherche dirtgée par R. Sainsauheu <Développement économique et social de l'entrepnse) au LSCI. (2) L'évaluation des conditions de travail, qui a tendance à reculer dans les préoccupations des gestionnaires, à la faveur des démarches "qualité", n'en reste pas indispensable (cf. l'exemple des cercles de qualité en milieu hospira her ). de gestion el des performances productives (1 ). Se pose en outre la question des effets globaux au sein de l'entreprise où des effets positifs ponctuels peuvent être acquis au prix d'effets négatifs dans d'autres secteurs. La mesure des effets pose donc de grandes difficultés méthodologiques *Une prise en compte cohérente des effets doit ensuite intégrer plusieurs points de vue· celui d'abord de la "logique productive" qui se pose en termes de productivité, des coûts analytiques, d'évolution des écarts objectifs/réalisations; celui ensuite de la gestion des ressources humaines, qu'il soit abordé du point de vue subjectif des salariés eux-mêmes (2), ou du point de vue des conditions de cette gestion par les services concernés (conflits, turnover, style de travail, etc.); en outre, on ne peut écarter les éléments qui ressortissent au système d'interactions entre l'entreprise et ses clients (appréciation comparative de la qualité; cc dernier point semble très important dès qu'il s'agit d'une démarche participative dans le secteur des services) Enfin se pose, de façon déterminante, la question du champ temporel dans lequel la mesure est envisagée, la définition précise des conditions de l'avant et de l'après, l'observation sur une période plus ou moins longue. Ces remarques préliminaires servent à relativiser les nombreuses relations journalistiques d'expériences qui se résument souvent à un seul argument: une augmentation spectaculaire de la productivité immédiate du travail d'un microsecteur de l'entreprise mesuré sur une très courte période. Une telle approche ne peul qu'être décevante el sans grand intérêt. Des objectifs multiples, situés dans le temps sont d'abord à repérer et définir. Ces difficultés méthodologiques rappelées, peul-on dessiner quelques-unes des conditions générales d'efficience des systèmes participatifs el repérer quelques points importants? 2) Conditions générales Indépendamment des conditions particulières à chaque entreprise (spécificité locales, caractéristiques de l'organisation antérieure, engagement plus ou moins important de la direction, rôle particulier de l'encadrement, etc.) on peut anticiper a priori les conditions générales d'efficience d'une démarche de changement participatif: a) Plus encore que dans la démarche traditionnelle de management, la pertinence/ validité des connaissances de l'entreprise sur elle-même conditionne l'efficacité potentielle de la démarche de changement. Les managers, on l'a dit, sont alors affrontés à une question, qui jusque récemment, ne préoccupait guère que les chercheurs : comment fonctionne réellement l'entreprise ? Le détour par une réflexion sur les modèles théoriques de la sociologie des entreprises est donc indispensable. Le manager qui désire mettre en place par exemple un projet d'entreprise ne peut faire l'économie d'une anticipation a priori (qu'elle soit formulée ou implicite) des effets de la démarche qu'il va mettre en œuvre. Remarquons à ce propos que les fournisseurs de prestations de conseil se gardent très souvent d'expliciter le modèle théorique qui sous-tend leur intervention. b) La définition des objectifs précis RECHERCHES ET PREVISIONS n°16 14 que l'on veut atteindre par une démarche d'innovation de changement participatif sera inéluctablement vaine si les conraintes, les marges de manœuvre et les anticipations des jeux internes à l'organisation, des ressources des acteurs ne sont pas correctement appréciés (1). c) Le succès d'un processus suppose encore que soient pris en compte les facteurs externes qui influencent les situations de travail que l'on cherche à modifier. 3) Des facteurs favorables La pertinence des connaissances de l'entreprise sur elle-même et l'appréciation (par les dirigeants ou les autres acteurs) des marges du changement possible supposent à la fois de rejeter les modèles clés en main et de procéder à une formalisation initiale de l'existant. Les principaux problèmes rencontrés dans la démarche de changement se transforment en facteurs favorables s'ils sont. évalués et surmontés. *Le premier facteur favorable semble être l'intégration des systèmes participatifs dans le fonctionnement ordinaire et quotidien Les enseignements des évaluations des démarches dans les entreprises (2) sont tous convergents pour estimer que, dans les premiers temps une démarche exceptionnelle ou marginale par rapport aux fonctions centrales de production peut réussir et parfois de façon spectaculaire. Le plus difficile vient à la phase d'extension aussi bien en profondeur (intégration dans la "routine" des procédures) et dans l'espace (généralisation à toute l'entreprise). Pour être cohérente, la démarche doit imprégner progressivement l'ensemble du fonctionnement. et de l'organisation. Sinon, elle reste plaquée, extérieure et connaîtra essouffiement et disparition. L'essouffiement. toutefois ne peut. pas être interprété unilatéralement : il peut être le symptôme de la mort d'une expérience, greffe qui ne prend pas. Il peut. être aussi à l'inverse le signe que le fonctionnement participatif est entré dans les mœurs et que ses effets visibles au début à cause de la grande rupture face aux procédures antérieures, sont devenues désormais beaucoup plus difficiles à percevoir, presque "naturalisés". La "routinisat.ion" et. l'extension à l'ensemble de l'entreprise du fonctionnement. participatif n'est pas contradictoire avec le maintien d'une formalisation des procédures participatives (existence des groupes, objectifs, reconnaissance et traitement. de leurs travaux, etc.) Les effets culturels modifient. la façon de penser l'organisation qui devient évolutive et intègre les points de vue des participants {3). *La seconde dimension à prendre en compte est la durée. Là aussi les enseignements des expériences sont concordants. Le management. qui monte "des coups", la gestion "à l'impulsir', au-delà des effets de choc, apparaissent. décevants quand il faut gérer le quotidien et ses contraintes de tous ordres. La sociologie du travail et des organisations enseigne depuis des années qu'on ne change pas l'entreprise en deux temps trois mouvements. Les collectifs de travail sont des systèmes d'acteurs, avec leurs cultures, leurs ressources, leurs stratégies. Les enjeux sont sur le moyen terme et non pas sur les six mois à venir. Les manuels de management. sont pleins d'exemples à ne pas suivre à cet égard. Si une direction d'entreprise RECHERCHES ET PREVISIONS n"l6 15 ( 1) A cet égard, le problème reste entier du cas particulier des udmm1strat10ns et de leurs contraintes de gestion propres. (2) Cf. par exemple 1''. Chevalier, C. Midler. (3) Dans de nombreux secteurs ce souc1 d'intégrer les pomts de vue des acteurs est devenu mdispensable; on ne peut par exemple concevoir une ergonomie des log1c1els sans recours ldu po1nt de vue de l'opérateur de base). Entreprtse et Progrès. EnJeux d'une pollt1que socuile, souplesse et cohérence, ma1 1988. (2) Cf. Rapport R1boud. (1) s'engage dans une démarche participative, elle devra tenir sur la durée pour prouver la crédibilité de son projet d'ensemble. Ce qui suppose l'acceptation d'un coût humain d'engagement et une opération vérité (comme dit "Entreprise et Progrès", il y a besoin de "mettre en accord les discours et les actes" (1), de rompre avec le secret et la rétention de l'information). *Le troisième facteur favorable tient à l'impulsion et l'engagement mis par la direction et l'encadrement dans son ensemble Le projet d'entreprise n'existerait pas sans chef charismatique, prétendent certains, mais les entreprises ne sont pas toutes dirigées par des stars médiatiques; plus sérieusement, la littérature managériale a pointé l'écueil important que peut être l'absence d'engagement de l'encadrement intermédiaire, ainsi que les fréquentes différences de culture entre les groupes de niveau hiérarchique différents. Tel étatmajor est convaincu de l'utilité de la démarche participative, mais son encadrement n'en voit pas l'intérêt. au contraire, il voit ce qu'il a à perdre. D'où, là encore, une double exigence : s'est-on réellement donné les moyens de la connaissance des attentes, des cultures el des stratégies des cadres el agents de maîtrise? A-ton pensé l'évolution du contenu des fonctions et prévu les formations adéquates? Le cas des agents de maîtrise revient souvent dans la catégorie des problèmes quand il s'agit de rompre avec une organisation classique taylorienne * Le quatrième élément favorable à la réussite des démarches participatives semble être la capacité de l'entreprise à "rémunérer" l'implication plus grande el la responsabilisation qu'elle demande. La "rémunération" peut avoir lieu sous plusieurs formes: intéressement individuel, intéressement collectif, amélioration des conditions de travail, reconnaissance et formalisation explicites des compétences, formation, intérêt des tâches en contenu, déplacements des équilibres de pouvoir, etc. La croyance naïve de certains auteurs en management mise sur l'utilisation unilatérale d'une implication explicitement demandée, el éventuellement partagée par le groupe : mais les expériences prouvent que l'absence de résultats ressentis par le groupe ou les individus, en termes de rétribution, est corrélée avec la désaffection. Dans ce cas, la mise en place d'un système participatif sera vite classée comme gadget sans lendemain. *Enfin, l'erreur souvent relevée (2) est la confusion des fonctions des systèmes participatifs pour la gestion quotidienne avec celle des institutions représentatives du personnel. Certains dirigeants ont cru voir dans les cercles de qualité et la démarche de projet d'entreprise une façon d'écarter la question syndicale, et les grandes centrales ne se sont pas privées d'épingler certaines pratiques. Les dirigeants ont plutôt tendance à voir dans la neutralité syndicale (ou au mieux la participation à l'expérience) une condition sine qua non de la réussite. Bien que les frontières ne sont pas toujours tracées sans chevauchements, ce qui relève du comité d'entreprise. * * * En définitive, une démarche qui n'est pas conçue comme devant s'intégrer dans l'organisation RECHERCHES ET PREVISIONS n•t6 16 quotidienne el concernent l'entreprise dans son ensemble, impliquant el rétribuant les salariés qui auront été partie prenante dès le début de la mise en œuvre, a toutes les chances soit d'échouer (el d'entraîner un retour aux procédures antérieures), soit de servir principalement de sujet de discours pour l'extérieur et de servir aussi, pour un lemps, à calmer le stress de certains cadres dirigeants. Il s'avère effectivement impossible de dire que la période actuelle comporte véritablement une mutation du management et que le phénomène observé durera plus longtemps qu'une mode, il y a peu d'études el de recherches qui fassent le point sur la diffusion et les effets du management participatif, peu d'évaluations quantitatives, peu de mise en rapport des innovations avec la mesure de la qualité des produits, la performance, mais aussi avec le vécu des travailleurs. Compte tenu du caractère récent des pratiques el de la persistance bien réelle de logiques layloriennes, mais aussi des obstacles à la diffusion de ces nouvelles formes de management, il est beaucoup trop tôt pour dire si ce mouvement porte en germe de nouvelles formes d'exercice des pouvoirs et de gestion des conflits, un accroissement significatif dans la coopération rationnelle en vue de la production dans les entreprises. Ce qui est simplement aujourd'hui flagrant c'est le caractère non prouvé, dans les dix dernières années de deux prophéties qui ont la vie dure. Celle d'abord selon laquelle l'i mplanlation de nou ve Iles méthodes de management des hommes serait en mesure de bouleverser radicalement les conditions de la production. Celle, ensuite, qui voit dans chaque innovation managériale l'avatar d'un projet sans cesse renaissant de manipulation des salariés par leurs dirigeants RECHERCHES ET PREVISIONS n"l6 17