La grande transformation Polanyi Julie - prepa-bl

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La grande transformation
Karl Polanyi
Nous nous focaliserons ici sur la démarche philosophique de Karl Polanyi qui le pousse à affirmer
qu’à travers l’idée d’un marché naturel à l’homme, le libéralisme a créé une illusion quant à la
définition de la liberté humaine, ce qui a finalement permis l’avènement du fascisme. Pour cela, nous
ne reviendrons que sur les éléments de l’ouvrage qui entrent dans cette perspective (la fiche
d’Anthony présente quant à elle une approche plus historique de l’œuvre).
I / La nature humaine et l’échange économique
a) Au cœur des rapports humains, retour sur l’homme primitif et sa sociabilité
Polanyi revient sur les hypothèses qui sont à la base d’une économie de marché : l’autorégulation par
les prix et surtout l’idée particulière de la nature humaine, supposée être tournée vers les échanges
économiques (Smith). Cette conception est pour lui erronée, et cherche à déterminer la nature
humaine en fonction de son comportement contemporain. Après Smith il y a eu un désintérêt pour
l’homme primitif jusqu’à ce que Weber s’oppose à cette conception d’un homme naturellement
tourné vers les échanges économiques et le gain. Pour lui la seule vraie conclusion sur l’homme
primitif est sa sociabilité. Dans les sociétés primitives, un code de réciprocité est imposé à l’individu
par la communauté pour son propre intérêt. Tout comportement autre que l’oubli de soi n’est pas
payant et l’idée de gain est absente. L’étude de la Mélanésie occidentale met en exergue deux
principes : la réciprocité et la redistribution. Ils sont facilités par la symétrie et la centralité de la
communauté. L’idée du profit est exclue.
b) Le troc et l’échange : une logique soumise au social
Les relations sociales englobent l’économie, l’homme agit donc afin de garantir sa position sociale.
Les biens matériels n’ont de valeur que dans cet objectif. Le système économique est une fonction
du système social. La production individualiste pour son propre usage est plus récente que la
réciprocité. Chez Aristote, une production d’usage est possible tant que le marché et l’argent restent
de simples accessoires pour des ménages par ailleurs autarciques. Au final, un tel système perdure
jusqu’au XIX e où le changement est soudain et où apparait une société de marché.
II / L’illusion d’un marché naturel et de lois économiques
a) L’économie de marché : une réponse à la pauvreté ?
Le XIXe siècle voit apparaître les pauvres, en même temps que le progrès industriel, et on suppose
que les deux phénomènes inséparables. Une réflexion s’engage sur la place des indigents dans les
sociétés industrielles. Les Quakers (i.e. les membres d’une société religieuse) sont les premiers à
admettre un défaut dans l’organisation du travail qui expliquerait le chômage involontaire. Bellers,
Bentham et Owen imaginent des systèmes plus ou moins utopiques au sein desquels l’organisation
du travail des chômeurs pourrait dégager un surplus. Defoe quant à lui défend l’idée fortement
répandue selon laquelle secourir les pauvres est un vrai danger pour la société (assistance et
augmentation du chômage). On ne comprend pas encore les véritables faiblesses de l’économie de
marché car elle n’est pas encore assez développée. Comme richesse et pauvreté semblent liées, on
prône l’abandon de la solidarité humaine. Pour Burke, le libéralisme économique est la réponse au
paupérisme, les entreprises embauchent les pauvres, ce qui montre que le patron est plus efficace
que le gouvernement. Une méthode existe donc pour mettre les pauvres au travail, moins coûteuse
que l’aide paroissiale : un marché du travail sans protection. Bentham est d’accord : le marché
supprime les sanctions politiques de la pauvreté, la faim est la sanction de la nature, elle est
suffisante. On se rue vers une utopique économie de marché et on cherche donc à fonder une
science économique.
b) L’erreur essentialiste : la recherche de lois économiques
Townsend introduit l’idée de lois de la nature dans la société humaine. Il affirme que les hommes
sont des bêtes et agissent comme tels, il existe donc des lois dans la société tout comme il en existe
dans la nature. Or les prix montrent une grande stabilité à l’époque, comme ils ne sont pas fixés par
des autorités, l’idée de lois naturelles apparaît pertinente aux contemporains ; elle expliquerait les
différences sociales entre ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent. On abandonne alors
l’humanisme de Smith pour le biologisme de Townsend. Comme on pense l’homme naturellement à
la recherche du profit, l’économie de marché apparaît naturelle à la société humaine. L’économie et
ses lois harmonieuses entre l’individu et la société apparaissait comme la solution parfaite, malgré
son caractère destructeur et conflictuel (car concurrentiel).
c) Le travail, la terre et la monnaie : des marchandises ?
L’économie de marché nécessite que tout puisse être échangé sur le marché. Ainsi, il est nécessaire
que le travail, la terre et la monnaie soient des marchandises comme les autres, dotées d’un prix de
marché qui puisse fluctuer. Or, faire entrer la terre et le travail dans la sphère économique, c’est faire
entrer la société toute entière dans celle-ci. D’où l’encastrement de la société dans l’économie. Mais
terre, travail et monnaie ne sont pas des marchandises, et leur nouvelle condition n’a donc rien de
naturelle. Ainsi, l’économie de marché demande une intervention de l’Etat pour les transformer en
marchandises. Pour Bentham, des trois choses nécessaires à l’économie (l’inclination, le savoir et le
pouvoir) l’individu ne possède naturellement que l’inclination, c’est à l’Etat de lui fournir les deux
autres. Le libéralisme est donc ouvert grâce à un important interventionnisme.
III / La société en quête de protection face au marché
a) L’économie de marché, une détérioration sociale
L’économie de marché n’est pas naturelle a l’homme, il n’est pas un être porté vers la logique
lucrative. Lorsqu’on lui impose par l’Etat un marché du travail, on assiste à l’anéantissement de la
société organique. En effet, pour fonctionner, le marché a besoin que les individus soient motivés par
la peur de la faim car l’appât du gain ne suffit pas. On détruit donc les institutions qui garantissaient
aux individus d’être protégés de la faim (abolition des lois de protection des pauvres comme
Speenhamland en Angleterre). C’est également manifeste dans les colonies où l’homme blanc a
introduit la faim. La création d’un marché du travail entraîne donc une véritable détérioration de la
condition humaine.
b) Réaction sociale : résistance spontanée face au marché
Les libéraux estiment que la société n’avait pas besoin d’être protégée puisqu’on constate une
amélioration économique. Mais le problème vient de la dégradation culturelle des individus. La mise
en place d’un marché du travail, de la terre et de la monnaie entraine un contre-mouvement
spontané, dû à un réflexe de protection de la société. Le mouvement n’a rien d’organisé, il traverse
les couches de la société et ne comporte ni idéologue ni véritable logique d’action. C’est l’ensemble
de la société qui est menacée.
c) La demande de protectionnisme
Ce besoin de protection spontanée se manifeste dans les trois domaines (terre, travail, monnaie). Les
ouvriers sont menacés par le marché du travail, leur condition se dégrade en l’absence de prise en
compte de leur condition d’homme. Les paysans sont menacés par le marché de la terre, car le libreéchange ne leur garantit plus un revenu décent. Enfin, la production industrielle est menacée par le
marché de la monnaie, car les fluctuations de celle-ci entrainent une variation des prix qui ne leur
permet pas toujours de tirer des bénéfices des ventes. Ainsi, tous réclament un protectionnisme à
l’Etat.
IV / La remise en cause de la liberté humaine
a) L’échec du libéralisme : la prise en compte de la nécessité de l’action de l’Etat
Cette réclamation du protectionnisme marque l’échec du libéralisme, qui ne constitue donc en aucun
cas un état naturel à l’homme. Même les Etats-Unis, donnés comme modèle de libéralisme,
connaissent des mouvements protecteurs dès que le travail et la terre sont devenus limités. Sur le
plan international, aucune coopération n’est constatée, on ne rembourse les prêts que par la force
des canons. Il n’existe pas de marché mondial, qui aurait demandé une participation égale de tous les
pays. Les instruments politiques sont de plus en plus utilisés. Or, le libéralisme affirme qu’aucune
liberté n’est possible quand on pratique des interventions étatiques, son échec semble prouver que
celles-ci sont pourtant nécessaires à la société.
b) Le choix de la liberté ou du réalisme et l’avènement du fascisme
Durant les années 1920 et 1930, le constat de l’échec du libéralisme semble mener à la conclusion
qu’il faut désormais choisir entre l’idée de liberté et la réalité de la société nécessairement
protectionniste. Le fascisme est une acceptation de la réalité, il nie donc en conséquence toute idée
de liberté humaine en société. Il est donc une conséquence directe de l’échec du libéralisme, et du
fait que celui-ci ait cherché à montrer que toute intervention est une entrave à la liberté. Le
libéralisme, en donnant une mauvaise définition de la liberté humaine, fondé sur une nature
économique de l’homme, a permis aux fascistes de conclure qu’il était préférable de nier celle-ci. Le
pouvoir et la valeur économique ne résultent pourtant pas de la volition des hommes, qui sont
incapables de non-coopération.
c)
La solution socialiste
La prise en compte de la réalité sociale engendre la renaissance ou la destruction de la liberté. Quand
le fascisme décide de nier celle-ci, le socialisme se résout quant à lui à accepter la société tout en
refusant d’abandonner l’exigence de la liberté. Se résigner à accepter la réalité de la société transmet
à l’homme un ultime courage pour chercher la liberté et supprimer l’injustice. C’est la maturité de
l’homme qui lui permettra d’exister au sein d’une société complexe. Tant qu’il est fidèle à sa volonté
de créer plus de liberté, il n’aura pas à craindre que la planification s’oppose à celle-ci.
« Telle est le sens de la liberté dans une société complexe : elle nous donne toute la certitude dont
nous avons besoin.»
Conclusion
Une mauvaise vision de l’homme et une interprétation erronée des échanges économiques ont
entrainé l’illusion selon laquelle la société était régie par des lois économiques, indépendamment de
la sphère sociale. Les populations ont alors réagis vivement à l’économie de marché qu’on a tenté de
leur imposer en réclamant une protection de l’Etat. L’échec du libéralisme a entrainé l’idée que
l’action étatique est nécessaire, ce qui a conduit à la négation de l’idéal de liberté humaine chez les
fascistes, et à la recherche d’un nouveau consensus chez les socialistes. Les années 1940 marquent
donc l’abandon du libéralisme et le réencastrement de la sphère économique dans la sphère sociale,
d’où l’idée de grande transformation.
Critique interne
L’ouvrage de Polanyi se présente de façon claire et cohérente : il cherche à montrer les
absurdités des fondements de l’économie de marché. Son argumentation se présente de manière
variée, il jongle entre les passages très historiques comme ceux qui décrivent les conséquences de
Speenhamland, et ceux beaucoup plus théoriques lorsqu’il tente de comprendre les méfaits de
l’économie sur la nature humaine. Le tout permet une lecture dynamique.
Quelques critiques peuvent néanmoins être mises en avant quant au fond de sa
démonstration. Polanyi a souvent tendance à omettre les multiples dimensions d’une évolution.
Entre autre son rejet des explications sociales et culturelles du fascisme est parfois dérangeante : la
dimension qu’il décrit apparaît pertinente, mais elle ne permet pas à elle seule d’expliquer
l’émergence du fascisme, des comparaisons nationales auraient par exemple pu être d’un grand
intérêt afin de comprendre si l’apparition du fascisme a un lien particulièrement fort dans les nations
qui ont vécu l’échec du libéralisme. Le cas des Etats-Unis apparaît capital pour cette étude.
De même, Polanyi omet plus ou moins volontairement de mettre en avant certains avantages liés à la
marchandisation de la monnaie. Accepter de considérer la monnaie comme une marchandise a
permis de mettre en place une indépendance de la banque centrale, qui permet d’éviter une
manipulation politique de la masse monétaire, et les incohérences temporelles.
En affirmant que le protectionnisme et l’action de l’Etat furent une simple réaction de survie de la
société, il refuse de considérer toutes les théories, entre autre keynésiennes, qui ont donné à la
figure de l’Etat un rôle central dans l’économie, et qui se sont montrer hautement pertinentes lors
des crises économiques des années 1930. Un manque de recul historique peut ici être soulevé :
Polanyi pouvait-il vraiment bénéficier de toutes les informations nécessaires à l’analyse de la société
des années 1930 alors qu’il publie son ouvrage en 1944 ?
La principale qualité du travail de Polanyi réside toutefois dans sa faculté à introduire des
concepts philosophiques au sein de son analyse économique, démarche souvent absente des
théories contemporaines. Cette dimension philosophique constitue pourtant une faiblesse à son
analyse puisque les débats sur la nature économique ou non de l’homme semblent souvent se
confondre avec de pures spéculations. Néanmoins, le problème de la nature humaine et de son
rapport à l’échange économique et au profit, est un problème clé au sein des controverses. En
considérant que le libéralisme s’est fondé sur une vision de l’homme erronée, Polanyi permet de
poser un nouvel autre angle d’approche pour critiquer les théories économiques. Il cesse de
considérer l’homme à travers les qualités que la société actuelle lui a forgé, mais plutôt à travers ce
que l’on croit connaître de la nature humaine, afin de comprendre quels systèmes lui sont adaptés.
Polanyi insuffle une autre ambition à l’économie que celle de pallier simplement aux besoins des
hommes de manière efficace, il veut comprendre quel système permettrait de le faire de manière
cohérente avec cette nature humaine.
Critique externe
Gregory Clark, professeur d’économie à l’université de Californie, a fait paraitre un article dans le
New York Sun qui prétendait reconsidérer les thèses de La grande transformation. Son article est
représentatif des principales critiques qui sont généralement émises à l’encontre de Polanyi. Fred
Block, sociologue expert de l’œuvre de Karl Polanyi, et Mark Thoma, journaliste à l’Economist View,
ont quant à eux défendu La grande transformation en contrant les critiques de Clark.

Critique prédictive
La critique s’attaque aux prédictions erronées de Polanyi au sujet de l’avenir du marché, et
affirme que la grande transformation décrite n’a jamais eut lieu. L’économie n’a pas été réencastrée
dans le social, la multiplication des doctrines libérales et la disparition des thèses marxistes et
dirigistes en témoignent.
Thoma fait remarqué que Polanyi n’est pas le seul dont les théories ne se trouvent pas
entièrement vérifiées, d’autres comme Marx ou Schumpeter sont dans la même situation sans que
l’on remette entièrement leur thèses en question. De plus, l’idée défendue par Polanyi est loin d’être
complètement infirmée : le libre marché a disparu, aucune économie aujourd’hui n’a abandonné la
régulation étatique. Les tendances internationales vont plutôt vers la réglementation et
l’encadrement de l’économie plutôt que vers la libération totale des forces du marché.

Critique historique
D’après Clark et d’autres historiens, Polanyi aurait sous-estimé l’importance du marché dans les
sociétés primitives. Clark prend l’exemple de l’Angleterre médiévale. Il met en avant la constance des
structures de marché dans les sociétés humaines afin de montrer que l’idée d’un développement
soudain du libre-marché au XVIIIe siècle est absurde.
Thoma et Block lui réplique que Polanyi n’a jamais nié l’existence de marché dans les sociétés
primitives, il se contente de montrer que celui-ci était soumis à d’autres institutions sociales jusqu’au
XVIIIe siècle. C’est l’idée selon laquelle on pouvait se passer d’autres formes d’intégration que celle
du marché qui apparaît de façon originale au XVIIIe siècle.

Critique idyllique et méthodologique
Clark affirme que Polanyi a une vision idyllique sur les sociétés primitives, qu’il ne voit en elle que
certaines dimensions en omettant leur violence et leur sexisme. Une telle omission fait de Polanyi un
auteur guidé davantage par sa sensibilité que par une véritable volonté scientifique, et remet donc
en cause la scientificité de sa thèse.
Polanyi a effectivement tendance à idéaliser les sociétés primitives d’après Thoma. Mais le
journaliste justifie la vision de l’historien en affirmant que Polanyi cherchait dans l’histoire des
éléments qui confirmait sa thèse. Max Weber avait lui-même montré que l’historien n’a beaucoup
d’autres choix que de sélectionner les faits ex ante. La démarche n’est pas nécessairement en
contradiction avec celle des scientifiques.

Critique marxiste
Polanyi insiste sur l’idée de collaboration de classes, celles-ci ayant des intérêts communs au
protectionnisme. Il affirme que la vision marxiste empêche de considérer la société dans sa totalité.
Pourtant celle-ci s’avère toujours pertinente : il semble que le patronat avait davantage d’intérêt à
défendre le libre-marché qui leur donnait la possibilité de rendre leurs coûts de production plus
flexibles et d’augmenter ainsi leurs profits.
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