LA LETTRE DU CONSEIL N° 61 - août 2015 | 11, rue de l’Hôtel-de-Ville | 1204 Genève | tel + (41) 22 310 50 65 | fax +(41) 22 781 45 59 | www.odage.ch | SOMMAIRE 4 Discours du Bâtonnier prononcé lors du Banquet de l’Ordre des avocats du 27 mars 2015 Me Jean-Marc Carnicé Communications du Bâtonnier Me Jean-Marc Carnicé 11 Discours prononcé lors du Concours international de plaidoirie pour les droits de l’Homme: «Le programme de torture de la CIA» Me Nicolas Gurtner 16 Discours prononcé lors du Concours international d’éloquence de la rentrée solennelle du Barreau de Toulouse: «Toulouse or not to loose?» Me Louis Frédéric Muskens 20 Le droit humain à l’eau, un concept mal compris? Me Evelyne Fiechter-Widemann 25 20 ème édition du «Marathon du droit» Me Philipp Fischer 29 Libres réflexions sur la médiation et le Barreau Me Pierluca Degni et Me Guillaume Tattevin 32 Missions à Bamako, Mali Me Philippe Currat et Me Arnaud Moutinot 36 L’innovation radicale ou la promesse d’un nouvel avenir économique M. Christophe Donay 41 Le nouveau plan d’utilisation du sol de la Ville de Genève: nouveautés et incertitudes Me Philippe Cottier 44 La contribution de l’avocat dans la pérennité et l’instauration de l’Etat de droit Me Taoufik Ouanes 51 MAH+ Genève: droit de réponse Me Philippe Cottier 61 Admissions à l’Ordre des avocats 65 N° 61 - août 2015 3 DISCOURS DU BATONNIER PRONONCE LORS DU BANQUET DE L’ORDRE DES AVOCATS LE 27 MARS 2015 Me Jean-Marc Carnicé Il incarnait pour nous tous l’avocat par excellence. Monsieur le Procureur général, Il a porté nos valeurs au plus haut, jusque dans l’élégance de son quotidien. Monsieur le Conseiller d’Etat, Elégance du verbe mais aussi des relations humaines. Il n’était pas seulement un avocat d’une grande intelligence et un orateur d’exception mais aussi et peutêtre surtout un homme de dialogue et de tolérance. Messieurs les députés genevois aux Chambres fédérales, Madame et Messieurs les Bâtonniers, Monsieur le Secrétaire général adjoint de la CIB, Chers Amis, Madame et Messieurs les Juges fédéraux, Le Bâtonnier Halpérin a rejoint les grandes voix éteintes de notre Barreau. Madame la Présidente de la Cour des comptes, Madame la Présidente d’Avocats Sans Frontières Suisse, Monsieur le représentant du Conseil national des barreaux de France, Monsieur le Président du Conseil de direction de l’Ecole d’avocature, Mesdames les Présidentes de l’Association des juristes progressistes, Monsieur le Directeur de la Prison de Champ-Dollon, Monsieur le Président de la Société de droit et de législation, Madame la Cheffe de la Police, Monsieur le Président de la Chambre des Notaires, Monsieur le Président de la Fédération Suisse des Avocats, Monsieur le Président de l’Association des clercs, Monsieur le Président de l’Union internationale des avocats, Monsieur le Président du Grand Conseil, N° 61 - août 2015 Monsieur le Président de la Chambre des huissiers judiciaires, Monsieur le Premier secrétaire, *** Madame et Messieurs les Bâtonniers des cantons de Vaud, Fribourg, Neuchâtel, Jura et Valais, Madame et Messieurs les Bâtonniers des Barreaux de Paris, Nice, de l’Ain, de Thonon-les-Bains et du Luxembourg, 4 Je l’accueille comme un signe de soutien, un geste d’amitié. Grâce à vous je suis un Bâtonnier heureux. Monsieur le Conseiller municipal de la Ville de Genève, Il ne se taisait pas quand il voyait la justice faire fausse route, précisément parce qu’il la respectait. Messieurs les Procureurs fédéraux, Jamais vous n’avez été aussi nombreux. Madame la Doyenne de la Faculté de droit de Genève, Monsieur le Conseiller administratif de la Ville de Genève, Mesdames et Messieurs les représentants du Pouvoir judiciaire, Monsieur le Procureur général de la Confédération, Plus de 800. Et votre présence compte beaucoup pour moi. Michel Halpérin s’est battu pour la défense, contre la gigantesque machine à broyer du pouvoir. Ce soir il nous manque, il est dans nos pensées et dans nos cœurs et il y restera pour toujours. *** Vous êtes très nombreux ce soir. Mesdames et Messieurs les Présidents de juridiction, Mesdames et Messieurs les députés au Grand Conseil, Les avocats n’ont jamais eu de plus grand défenseur que lui. Chers Confrères, Monsieur le Secrétaire général du Barreau pénal international, La disparition du Bâtonnier Halpérin a laissé un immense vide dans notre Barreau et dans nos cœurs. Son Bâtonnat brillant et éclairé a marqué l’histoire de notre Ordre et nous lui en serons toujours infiniment reconnaissants. Madame et Messieurs les représentants des Bâtonniers du Barreau flamand de Bruxelles, d’Anvers, de Liège, des Barreaux de Chambéry et de Milan, Madame la Présidente de la Section des avocats étrangers, Pour celui qui aime être courtisé, le Bâtonnat est un moment de jouissance. Il l’est pour moi aussi, mais pour d’autres raisons. Ce qui m’a particulièrement touché pendant cette première année de Bâtonnat, c’est la confiance qu’on m’a témoignée. Dans les conflits, personnels ou professionnels, vous pouvez compter sur moi pour être discrètement médiateur ou simplement confident et vous aider à résoudre les situations délicates auxquelles vous pourriez être confrontés. C’est mon activité quotidienne depuis que j’ai initié mon Bâtonnat. Madame la Secrétaire générale de l’Ordre, Je veux être particulièrement attentif à cet aspect de N° 61 - août 2015 5 Les avocats sont pratiquement les derniers de la liste... ma mission. Pourtant lorsqu’on demande aux gens quelle profession ils voudraient voir leurs enfants exercer, ils répondent d’abord: avocat! L’Ordre vient d’ailleurs de créer une nouvelle Commission des droits de l’enfant, la première de Suisse, qui a pour objectif de soutenir et former les avocats qui pratiquent la justice aux côtés des mineurs et de veiller au respect de la Convention internationale des droits de l’enfant. Quel paradoxe! Tout cela mérite du respect et de la considération. Et quelle injustice! James Fazy disait: «il est plus facile de critiquer les avocats que de s’en passer». Je souhaite renforcer les actions bénévoles des avocats mais aussi les mettre en valeur, que le public prenne conscience de notre engagement pour le bien commun. La défense de notre image nécessite de communiquer, de réagir tout le temps et partout. Comment mieux le faire qu’en allant à la rencontre des citoyens? L’Ordre est présent chaque fois qu’il le faut dans les médias. Nous allons nous rendre plus accessibles et plus visibles en descendant dans la rue! Cela est nécessaire mais pas suffisant. C’est le projet de l’Avocat dans la Cité auquel le Conseil travaille depuis quelques mois. Les affaires que j’ai gagnées m’ont fait plaisir. Celles que j’ai conciliées m’ont rempli de bonheur. *** Certains m’ont approché pour me dire leur inquiétude face à la dégradation de notre image dans l’opinion. Nous serions impopulaires. A l’aide de cas pratiques, on expliquera aux écoliers le rôle du droit dans la société, celui de l’avocat et aussi le fonctionnement général de la justice. Je remercie la Ville de Genève, M. Barazzone qui est avec nous ce soir et qui est l’un des nôtres, et le Département de l’instruction publique de leur intérêt pour ce projet. Tous les avocats seront bénévoles. Je solliciterai une soixantaine d’entre vous. Ici aussi, l’Ordre sera pionnier en Suisse. Rien de nouveau cependant. Voilà des millénaires que notre profession fait l’objet de critiques. Les avocats ne seraient que des mercenaires habités par le goût de l’argent et un désir de gloire personnel. Ils seraient au service des criminels et des nantis. Les gens confondent malheureusement souvent défense et complicité. Ils voudraient qu’on assiste les innocents et ne nous pardonnent pas de nous occuper des autres. Un institut a réalisé un sondage sur la cote d’amour des professions. En tête viennent les pompiers parce qu’ils sauvent les animaux. Ensuite les vétérinaires parce qu’ils les soignent. Les médecins – qui ne soignent que les hommes – viennent évidemment bien après. N° 61 - août 2015 Ce qui importe plus que tout, c’est la nécessité de défendre et faire vivre nos valeurs. Et nos valeurs c’est aussi notre engagement, souvent désintéressé et discret, pour la communauté. Les avocats se mobilisent pour des actions bénévoles de toutes sortes. Ils s’engagent de façon citoyenne et solidaire et dispensent des services à ceux qui en ont besoin. Pour la première fois, les Genevois pourront bénéficier d’un entretien gratuit d’environ vingt minutes en prenant rendez-vous sur le site internet de l’Ordre ou sans rendez-vous en se présentant spontanément dans divers lieux de la République. Cette opération ambitieuse, qui devrait se répéter chaque année, aura pour point central une tente dressée en ville. Nous ne devons pas avoir peur d’être un Barreau impliqué et visible parce que nous sommes un Barreau fort. Une association de référence. Il faut que cela se sache! Notre Ordre est le deuxième plus grand de Suisse. L’Ordre tel que nous le connaissons aujourd’hui fêtera ses cent vingt ans en novembre prochain. Mais la profession est organisée depuis 1712. Il y avait alors cinquante-et-un avocats à Genève. Il y a ceux qui défendent les droits de l’Homme. Ceux qui sont actifs au sein d’associations culturelles ou environnementales. Mais d’autres consultations juridiques gratuites seront dispensées à la Maison des Avocats, dans les locaux de la permanence de l’Ordre et dans des mairies en périphérie. Ceux qui s’occupent des familles de détenus ou encore du sort des enfants. Des animations pédagogiques dans les écoles sont prévues. 6 *** N° 61 - août 2015 L’événement mérite d’être célébré. J’ai chargé un historien de rédiger un ouvrage sur l’histoire de l’Ordre et de l’avocat dans la cité depuis le dix-huitième siècle. 7 Ce livre, disponible cet automne, sera destiné aux avocats mais sera aussi distribué en librairie et pourra intéresser le grand public. Nous avons envoyé une mission d’observation en Chine, reçu des avocats africains, soutenu des défenseurs des droits de l’Homme partout dans le monde. Je souhaite que le rôle des avocats dans l’histoire de Genève soit expliqué et mis en valeur. Je veux que chacun se sente fier d’appartenir à notre Barreau. Je tiens aussi à ce que l’Ordre intervienne et prenne position chaque fois qu’un projet de loi touche à un domaine du droit. Et nous le faisons plus que jamais. *** Si le Barreau de Genève est écouté à l’étranger, c’est parce que notre Cité a un attachement profond, viscéral, ancien et reconnu dans le monde entier à la liberté d’expression et aux autres droits fondamentaux. Veillons à ce que la Suisse reste un pays ouvert et ne s’isole pas davantage sur la scène internationale. L’Ordre se battra contre l’inscription dans la Constitution de la primauté du droit national et pour la défense des droits humains parce que c’est notre devoir d’avocat qui l’exige. *** Et puisque je viens de parler du devoir de résistance de l’avocat, permettez-moi de vous dire un mot de notre serment. L’indépendance, c’est d’abord la liberté. Liberté de parole et de comportement que personne n’a le droit de restreindre. Quant à la notion d’humanité, elle est importante et figure dans peu de serments. Il s’agit d’un vrai sentiment de bienveillance, de compassion envers les autres. Or notre serment ne s’arrête malheureusement pas à ces cinq engagements. C’est notre histoire qui l’explique. Mais je tiens aussi à notre influence internationale. Il devrait se limiter aux qualités qui figurent au rang de principes essentiels de notre profession. Mais soyons vigilants! J’ai beaucoup voyagé cette année pour l’Ordre des Avocats. Je me suis rendu à Paris, à Madrid, à Barcelone, à Florence et dans toute la Suisse. Gardons à l’esprit qu’aucun pays, même le nôtre, n’est à l’abri d’une érosion parfois subtile des droits fondamentaux. Soit honneur, dignité, conscience, indépendance et humanité. Les magistrats méritent bien entendu notre respect. J’ai été représenté à Milan, à Tunis et ailleurs. En Suisse et à l’étranger, notre Ordre est respecté et écouté. J’ai été heureux de constater que notre Barreau a une réputation flatteuse. A l’heure où les débats politiques s’enveniment à propos de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, où certains irresponsables – y compris au gouvernement – suggèrent qu’il serait judicieux de dénoncer cette convention, battons-nous aussi pour protéger nos droits fondamentaux et conserver les mécanismes qui protègent nos libertés. La CEDH a renforcé l’état de droit en Suisse. Celle d’incarner l’esprit de Genève. Et l’esprit de Genève c’est notre vocation unique pour les droits de l’Homme. L’Ordre est de plus en plus engagé dans l’assistance et le soutien aux avocats menacés dans l’exercice de leur profession ici et partout. N° 61 - août 2015 Ce sont des évidences qui induisent l’idée d’une forme de soumission aux autorités. Ce sont les cinq vertus cardinales de l’avocat. Cela est aussi valable en matière judiciaire. Partout j’ai reçu un accueil chaleureux. Nous avons aussi promis ou juré de respecter la loi et de ne jamais nous écarter du respect dû aux Tribunaux et aux Autorités. Elle permet également un regard extérieur sur le système légal de notre pays. Enfin la Suisse, présente à Strasbourg, contribue au respect des droits fondamentaux dans le reste du monde. Les méconnaître constituerait une faute professionnelle. L’honneur de l’avocat c’est sa dignité morale, son intégrité mais aussi sa forme toujours irréprochable. La dignité c’est sans doute l’élégance que doit manifester en toute circonstance l’avocat et sa probité. C’est aussi un comportement qui traduit ce sentiment, une allure dans les manières qui inspire le respect. La conscience de l’avocat c’est son engagement de défendre tout le monde, de ne jamais se taire sans autre limite que la loi et les règles de la déontologie. Mais cette partie du serment doit être supprimée. Les qualités humaines et professionnelles suffisent. Notre serment ne doit plus être celui d’un auxiliaire de justice mais celui d’un véritable acteur et sa modification nous donner toute notre place dans la cité. *** Je ne veux pas terminer sans adresser aux jeunes avocats un message positif: vous n’avez rien à craindre de l’avenir. N’écoutez pas ceux qui vous disent que c’était mieux avant et que la profession est morte. L’avocat ne doit des comptes qu’à sa seule conscience. 8 N° 61 - août 2015 9 COMMUNICATIONS DU BÂTONNIER Me Jean-Marc Carnicé C’est tout le contraire: vous allez faire une belle carrière et l’Ordre est à vos côtés. Veillez comme vos aînés au rayonnement intellectuel de notre profession. Maintenez vivant l’esprit de résistance des avocats. A nos invités suisses, français, belges, luxembourgeois, italiens, espagnols, uruguayens, russes, sénégalais, burkinabé, canadiens, je dis que le Barreau de Genève est très heureux et fier de vous accueillir. Merci de tout cœur de votre présence ce soir. Vous êtes ici chez vous. Je remercie chaleureusement la Secrétaire générale, Caroline Bydzovsky, les membres du Conseil, le Premier secrétaire et le Comité du Jeune Barreau, la Présidente du concours d’art oratoire, la Banque Pictet ainsi que tous ceux qui contribuent à la réussite de cette soirée, en particulier Mes Degni, de Lucia, Vecchio et Micucci, vidéastes et comédiens de talent, Me Lembo et les Bâtonniers Reymond et Spira. partenariat. Le 8 mai 2015, à l’occasion de leur retraite biannuelle, les membres du Conseil ont notamment travaillé à l’organisation de l’Avocat dans la Cité et à la célébration des 120 ans de l’Ordre. Le Bâtonnier et très satisfait des relations entretenues avec la Banque Pictet. Une conférence sur un thème d’actualité se tiendra le 24 septembre 2015 dans les locaux de la banque. La fête ne fait que commencer. Ils ont également préparé diverses communications aux membres en lien avec l’entrée en vigueur de la loi FATCA. Une communication sera adressée en septembre à tous les membres à cet égard. Je vous souhaite à toutes et à tous une très belle soirée. Le prochain séminaire du Conseil se tiendra du 1er au 3 octobre 2015. 5. Rencontre avec le Ministère public de la Confédération 2. Rencontre avec le Conseil de l’Ordre des avocats vaudois Le 28 mai 2015, le Bâtonnier a rencontré, avec les autres Bâtonniers romands, les Procureurs en chefs du Ministère public de la Confédération, à Lausanne. Le Bâtonnier de Paris, Pierre-Olivier Sur, nous honore ce soir de sa présence. Nos liens avec Paris sont précieux. Je vous réassure, Monsieur le Bâtonnier, du soutien de notre Ordre suite aux terribles attentats de Paris contre la liberté d’expression et contre des innocents simplement parce qu’ils étaient juifs. Le 21 mai 2015 a eu lieu la traditionnelle rencontre annuelle entre les Conseillers des Ordres vaudois et genevois. Divers sujets ont été abordés, dont notamment la surpopulation carcérale et la détention illicite. La violation délibérée du secret professionnel de certains avocats à Paris a profondément choqué le Barreau genevois. Nous serons toujours à vos côtés pour défendre les principes d’une défense libre et indépendante, sans laquelle il n’y a ni justice ni démocratie. 3. Rencontre avec les Bâtonniers des Barreaux lémaniques Le 22 mai 2015, le Bâtonnier a rencontré les Bâtonniers des Barreaux de Thonon, de Bonneville, d’Annecy, de l’Ain, ainsi que les Bâtonniers du canton de Vaud et du Valais. Ma sympathie va aussi au Bâtonnier Mahfoudh de Tunisie qui a dû renoncer à être présent ce soir suite à l’attentat du Musée du Bardo. Nous serons en pensées avec nos Confrères tunisiens lors de la marche de solidarité contre le terrorisme prévue dimanche à Tunis. Les Bâtonniers d’Annecy et Thonon ont décidé d’organiser un événement similaire à l’Avocat dans la Cité aux mêmes dates que Genève. 4. Rencontre avec les représentants de la Banque Pictet Les magistrats sont très nombreux ce soir. Plus de trente. Vous êtes et vous serez toujours les bienvenus chez les avocats. Merci d’être parmi nous ce soir. N° 61 - août 2015 1. Séminaire du Conseil Le 28 mai 2015 a eu lieu une rencontre entre les représentants de la Banque et le Conseil de l’Ordre. Les discussions ont notamment porté sur l’avenir du 10 N° 61 - août 2015 Diverses questions ont été abordées dont notamment celles de la sécurité, de l’utilisation de la vidéoconférence lors d’auditions de témoins à l’étranger et de la remise des copies des dossiers. Le Ministère public a accepté que les Ordres cantonaux dressent une liste des avocats prêts à accepter des nominations d’office. 6. Election de Me Birgit Sambeth Glasner au Conseil de la Fédération Suisse des Avocats Du 4 au 6 juin a eu lieu à Lucerne le Congrès de la FSA et la 114ème assemblée des délégués cantonaux de la FSA à l’occasion de laquelle Me Birgit Sambeth Glasner, ancien membre du Conseil de l’Ordre des avocats de Genève, a été élue au Conseil de la Fédération Suisse des Avocats. Le Bâtonnier et le Conseil de l’Ordre sont très heureux de cette élection et félicitent chaleureusement Me Birgit Sambeth Glasner. 11 Le Bâtonnier était accompagné de plusieurs membres du Conseil de l’Ordre et d’une importante délégation genevoise. 13. Participation à des événements organisés par les Barreaux suisses et étrangers En mars et avril 2015, le Bâtonnier s’est rendu aux Rentrées annuelles des Ordres des avocats vaudois et fribourgeois. Il a également assisté à la Rentrée de Madrid. 7. Rencontre avec le Département fédéral des affaires étrangères à Berne En mai, juin et juillet 2015, le Bâtonnier s’est rendu aux Rentrées annuelles des Ordres neuchâtelois et valaisans. Il s’est également rendu aux Rentrées des Barreaux de Toulouse, de Thonon et de l’Ain. Il a été représenté aux Rentrées de Bordeaux et du Tessin. Le 11 juin 2015, le Bâtonnier a été reçu par Monsieur le Secrétaire d’Etat Yves Rossier, en compagnie notamment de Me Sandrine Giroud et Me JeanJacques Martin. Il s’agissait d’examiner dans quelle mesure la Commission des droits de l’Homme et l’Ordre des avocats de Genève peuvent contribuer à aider les avocats chinois à exercer leur profession de la manière la plus indépendante possible. 8. Délibération du Prix Ludovic-Trarieux 2015 Le 12 juin 2015, Me Isabelle Bühler Galladé, Me Marc Joory et Me Arnaud Moutinot ont représenté l’Ordre à l’occasion de la délibération du Prix Ludovic Trarieux 2015 qui s’est déroulée à Amsterdam. Le Prix a été remis à Me Walid Abu al-Khair, avocat saoudien ayant largement œuvré en faveur de la défense des droits de l’Homme. Il a participé depuis plusieurs années à des actions intentées contre le gouvernement pour avoir emprisonné des militants sans charge et pour avoir interdit le vote des femmes aux élections municipales. Il a notamment été l’avocat d’un célèbre blogueur saoudien condamné en juillet 2013 à sept ans de prison et six cent coups de fouets. Me Abu al-Khair a été condamné à quinze ans de prison pour «désobéissance et rupture de l’allégeance du souverain», «manque de respect envers les autorités» et «outrage à magistrats»1. 1 La remise du Prix Ludovic Trarieux se déroulera le 27 novembre 2015 pour la première fois à Genève, dans le cadre de la célébration des 120 ans de l’Ordre des avocats (cf. infra ch. 17). 9. Rencontre avec la Section des avocats de Barreaux étrangers (SABE) Le traditionnel dîner entre la Section des avocats de barreaux étrangers (SABE) et le Conseil de l’Ordre a eu lieu le 22 juin 2015. Le Bâtonnier remercie vivement la Présidente de la SABE, Me Karen Monroe, pour son immense engagement pour l’Ordre des avocats. 10. Rencontre avec la Chambre des notaires Le 23 juin 2015, le Bâtonnier s’est rendu au dîner annuel des notaires et a pu prononcer un discours. Les relations avec les notaires sont excellentes et les intérêts communs nombreux. 11. Cérémonie solennelle du brevet d’avocat Cette promotion était parrainée par le Bâtonnier Luc Argand. Le Bâtonnier a également prononcé un discours. 12. Prises de position sur des projets de lois En avril 2015, l’Ordre des avocats a adressé au Département fédéral des finances une prise de position sur la procédure de consultation relative à l’échange international de renseignements en matière fiscale. La Fédération Suisse des Avocats et l’Ordre des avocats de Genève ont également conjointement adressé au Département fédéral des finances une prise de position sur le projet de loi fédérale sur le blocage et la restitution des valeurs patrimoniales d’origines illicites de personnes politiquement exposées (LVP). En mai 2015, l’Ordre des avocats a adressé au Secrétariat d’Etat aux migrations une prise de position sur la procédure de consultation relative à la révision de la Loi fédérale sur les étrangers. La dernière cérémonie solennelle du brevet d’avocat Les Commissions sont vivement remerciées pour le travail qu’elles ont accompli à cet égard. Des informations complémentaires relatives à la biographie du Lauréat du Prix Trarieux 2015 sont disponibles depuis le lien suivant: http://www.ludovictrarieux.org/fr-page3.callplt2015.htm. N° 61 - août 2015 s’est déroulée le 29 juin 2015. 12 N° 61 - août 2015 14. Concours international de plaidoirie pour les droits de l’Homme Le Bâtonnier félicite Me Nicolas Gurtner, qui a remporté le 2ème Prix du concours international de plaidoirie pour les droits de l’Homme. Le concours s’est déroulé à Nouakchott, en Mauritanie. La consigne invitait les candidats à choisir un cas tiré de l’actualité représentant, selon eux, une violation des droits de l’Homme. Me Gurtner a choisi de plaider contre le programme de torture de la CIA. 15. Concours international d’éloquence de la rentrée solennelle du Barreau de Toulouse Le Bâtonnier félicite Me Louis Frédéric Muskens, qui a remporté le 1er Prix du concours international d’éloquence lors de la rentrée solennelle du Barreau de Toulouse. Tous les candidats étaient invités à prononcer un discours, dont le sujet s’intitulait: «Toulouse or not to loose?». 16. L’Avocat dans la Cité La manifestation s’inscrit dans le cadre de la semaine de la citoyenneté qui se déroulera à Genève du 26 au 31 octobre 2015. 13 Tous les jours de la semaine, des avocats se rendront dans les Cycles d’orientation de la République et transmettront à des jeunes de 13 ou 14 ans un certain nombre de valeurs essentielles dans un Etat de droit. Cet événement a été extrêmement bien accueilli par le Département de l’instruction publique avec lequel l’Ordre des avocats coopère étroitement. La manifestation prévoit également un projet citoyen destiné à servir la communauté genevoise qui se déroulera du vendredi 30 au samedi 31 octobre 2015. Cette opération ambitieuse vise à rendre les avocats plus accessibles et à permettre à ceux qui sont hésitants ou rebutés par les honoraires de bénéficier de conseils gratuits. Une tente sera dressée au centreville et aménagée de telle manière que le secret professionnel soit préservé. Des consultations juridiques auront également lieu à la Maison des avocats et à la permanence de l’Ordre. L’avocat aura un droit de suite. Il pourra gérer le dossier et accompagner la personne qui l’a consulté. Le Bâtonnier et le Conseil de l’Ordre des avocats de Genève se sont engagés avec énergie et détermination dans ce projet qui a vocation à être reconduit chaque année. 17.120 ans de l’Ordre des avocats La célébration des 120 ans de l’Ordre des avocats de Genève aura lieu du 25 au 27 novembre 2015. La cérémonie solennelle des 120 ans de l’Ordre des avocats se déroulera le 27 novembre 2015 au Palais de justice dans la salle Dominique Poncet. Le Prix Trarieux 2015 sera remis au Lauréat pour la première fois à Genève (cf. supra ch. 8). Un livre consacré à l’histoire des avocats dans la République et à l’Ordre sera présenté à cette occasion. La cérémonie sera N° 61 - août 2015 suivie d’un cocktail dînatoire. Une communication sera adressée à tous les membres en septembre. Présence nécessaire du Bâtonnier lors d’une perquisition 18.Rappel de certaines règles déontologiques Il arrive que l’avocat concerné par une perquisition renonce à la présence du Bâtonnier, celle-ci n’étant selon lui pas obligatoire. Saisine du Bâtonnier Le secrétariat de l’Ordre rappelle que les avocats souhaitant soumettre un incident entre avocats au Bâtonnier, conformément à l’art. 24 de nos Us et coutumes, sont priés de s’adresser par écrit à la Maison des avocats, sise 11, rue de l’Hôtel-de-Ville. Les parties sont invitées à adresser systématiquement copie de leurs écritures à leur partie adverse lors de toutes communications, à moins qu’un motif légitime s’y oppose. La présence du Bâtonnier ou de son suppléant lors d’une perquisition est indispensable pour préserver le secret professionnel, en évitant que soient emportés des documents non visés par l’ordonnance de perquisition ou encore en assurant la mise sous scellés (art. 248 CPP) de tout document ayant trait à une activité typique de l’avocat. Les avocats faisant l’objet d’une perquisition sont invités à exiger la présence du Bâtonnier ou de son suppléant, sans exception. Art. 8 LPav – Nominations d’office En cas de défense obligatoire, le Bâtonnier invite les avocats à s’adresser à la Commission du Barreau, lorsqu’ils souhaitent se faire relever de leur ministère en invoquant un motif légitime d’excuse. En tout état, chaque fois que des pièces saisies sont en lien avec une activité typique de l’avocat ou s’il y a le moindre doute à ce sujet, il est impératif de demander leur mise sous scellés immédiatement, soit en cours de perquisition. Si le motif d’excuse est admis, l’avocat transmettra le préavis de la Commission à la direction de la procédure qui en principe donnera suite à la demande de révocation. Il est rappelé que l’identité de l’avocat et de son Etude sont tenues confidentielles par le Bâtonnier ou son suppléant, qui n’en informe pas les autres membres du Conseil. Aucune autre solution n’est acceptable au regard du respect du secret professionnel. Exposer à la direction de la procédure les raisons pour lesquelles l’avocat souhaiterait être relevé de son mandat exposerait l’avocat à violer ledit secret. L’art. 8 LPAv a précisément pour but de protéger ce secret. 14 N° 61 - août 2015 15 LE PROGRAMME DE TORTURE DE LA CIA Me Nicolas Gurtner Mesdames et Messieurs les membres du Comité onusien des droits de l’Homme, Votre organe est le gardien de l’un des traités les plus importants de l’ONU, le Pacte relatif aux droits civils et politiques. Ce Pacte confie à votre Comité la mission de juger les plaintes déposées par les particuliers contre les États pour violation de droits fondamentaux. Mon client, M. Abou Zoubaydah, vous soumet une plainte contre le gouvernement américain. En effet, la CIA a fait de lui le tout premier détenu de la lutte anti-terroriste post-attentats du 11 septembre, mais aussi la première victime des «techniques d’interrogatoire renforcées». Certains contradicteurs, à l’instar du représentant du gouvernement américain, ne manqueront pas de soutenir que ce cas serait dépourvu d’intérêt, car pas assez actuel, car trop ancien. Je vous invite à éconduire ces esprits chicaniers, pour plusieurs raisons. D’abord, le programme de torture de la CIA est singulier par son ampleur, puisqu’il a touché 123 victimes. Ensuite, ce cas traite d’actes de torture, mais aussi d’autres droits fondamentaux, j’y reviendrai. De plus, cette affaire conserve son actualité puisqu’elle a refait surface en décembre 2014 en raison du rapport sur la CIA et la torture, établi par la Commission du Sénat américain et publié grâce au courageux sénateur Dianne Feinstein. Enfin, dans le contexte actuel de la lutte zélée contre le terrorisme, on ne peut exclure que certains États sombrent à l’avenir dans des excès antidémocratiques. Ces implications, actuelles et futures, m’invitent à plaider la cause de M. Zoubaydah. N° 61 - août 2015 Mon client fut capturé le 28 mars 2002 au Pakistan; en dépit d’une collaboration efficace avec le FBI, il fut soumis à la CIA, qui opta pour une autre méthode: les «techniques d’interrogatoire renforcées». Sans explications, la CIA plaça M. Zoubaydah dans une cellule dépourvue de fenêtres. Les premiers sévices suivirent: privation de sommeil, harcèlement sonore permanent, nudité imposée, isolement complet pendant 47 jours d’affilée, alimentation forcée. Deuxième phase, la violence s’accrut: gifles, insultes, placement dans les «stress positions»: mon client – menotté au sol et au plafond – était forcé de tenir debout, quarante heures durant. Pénultième supplice: on plaça M. Zoubaydah dans un coffre de bois, on cloua ensuite un couvercle. C’était un cercueil. Il y restera pendant 11 jours. Dernière phase, l’asphyxie: on bâillonna mon client, l’attacha, puis déversa un torrent d’eau sur son visage. Sa gorge se remplissait, il étouffait. La séance s’interrompit, puis recommença, 83 fois, en un mois. Les médecins et les agents du FBI confrontés à ces scènes de noyade simulée protestaient. L’effroi gagnait même des gardiens: certains pleuraient, d’autres vomissaient. Le cauchemar dura quatre ans et demi. Aujourd’hui, ces faits sont incontestables, car la Commission sénatoriale elle-même les a établis; Leur qualification juridique confine à l’évidence: de 2002 à 2006, mon client fut bien victime de torture au sens de l’art. 1er de la Convention éponyme. Vous entendez déjà la riposte du représentant américain: «Actes de torture certes, mais la CIA a sauvé des vies grâces aux interrogatoires». Sur cette question, Monsieur, consultez simplement le rapport du 16 Sénat, qui a souligné l’inutilité... abyssale du programme vis-à-vis de la lutte contre le terrorisme; mais surtout, j’aimerais vous rappeler cet aphorisme de Benjamin Franklin, l’un de vos Pères fondateurs, «[c]eux qui sont prêts à sacrifier une liberté fondamentale au profit d’un peu de sécurité temporaire ne méritent ni l’une, ni l’autre». Torture avérée, absence de faits justificatifs: Mesdames et Messieurs, je pourrais m’arrêter là. Mais ce serait oublier – et j’ai promis de vous en parler – que le programme de torture de la CIA a également heurté les principes cardinaux de l’État de droit. Le procès équitable et l’interdiction de la détention arbitraire: mon client a été détenu pendant plusieurs années, sans aucune possibilité de contester les charges à son encontre, et pour cause, aucune charge, aucune accusation, n’a été notifiée à cet homme, ici présent. Ah non, j’oubliais, il est toujours détenu, sans procès, depuis treize ans. Deuxième violation: nonobstant la preuve des actes de torture, le gouvernement américain a explicitement refusé d’attraire les responsables devant les Tribunaux. Cette omission consacre tant un déni de justice, qu’une violation de l’obligation faite aux États de poursuivre tout auteur de torture (art. 6 de la Convention). Le droit à l’information et la séparation des pouvoirs: en 2005, la CIA a détruit plusieurs preuves du crime, notamment des enregistrements vidéos. Le secrétariat d’État et la Maison Blanche se sont opposés à la publication du rapport de la Commission sénatoriale. En 2010, la CIA a espionné les sénateurs de la Commission en piratant leurs ordinateurs. Somme toute, on a essayé, en violant la séparation des pouvoirs, de limiter l’information du public, oubliant par- N° 61 - août 2015 là l’alexandrin de Racine: «Il n’est point de secret que le temps ne révèle». La presse a souvent dénoncé les actes itératifs de torture de la CIA; elle s’est montrée moins diserte au sujet des trois violations décrites à l’instant. Sontelles dérisoires? Je ne le pense pas: à quoi sert l’interdiction de la torture, si elle ne comprend pas le droit des victimes d’attraire leurs tortionnaires devant la justice? Loin d’être accessoires, ces points sont cardinaux, car les droits fondamentaux ne doivent pas se limiter à des niaiseries étalées sur un feuillet. Ils doivent être effectifs. Au vu des preuves apportées, je sollicite respectueusement de votre Comité les constats suivants: violation du droit au procès équitable, détention arbitraire, déni de justice, violation du droit à l’information et violation de la Convention contre la torture. À supposer que vous me donniez raison, j’en serais certes aise, mais je dois vous avouer que cela ne suffirait peut-être pas, car je vous devine aussi curieux que moi de comprendre comment ce pays, jadis cité par Alexis de Tocqueville comme un parangon de démocratie, a pu sombrer dans une telle barbarie. En effet, les dérives de la CIA nous invitent à nous interroger, au-delà de ce cas, sur la notion même des droits de l’Homme, et, dans une certaine mesure, sur la nature humaine. Vous le savez, Rousseau considérait l’homme à l’état originel comme foncièrement bon, alors que Plaute et Machiavel le qualifiaient de naturellement mauvais. Pour Sartre, l’homme naît sans programme initial, sans nature particulière. Ni bon, ni mauvais, il n’a pas d’essence propre, et se construit par son existence, d’où le précepte «l’existence précède l’essence»; Toujours pour Sartre, le corollaire est que 17 l’homme jouit de la liberté, même si des éléments extérieurs (statut, éducation, fortune, etc.) peuvent influencer ce libre-arbitre. Je sais, Monsieur le représentant américain, la thèse de Sartre peut sembler abstraite, mais elle a heureusement été testée, notamment dans l’expérience dite de Stanford en 1971. Un professeur de psychologie sociale avait attribué à des étudiants des rôles de gardiens ou de prisonniers, pour examiner leur comportement dans une prison fictive. Durant l’expérience, il constata que les étudiants surpassèrent les rôles attribués: un tiers des gardiens avaient même eu des comportements sadiques, à tel point qu’il fallut interrompre l’exercice. Pour le scientifique, ces gardiens n’auraient jamais sombré dans de tels travers hors d’un contexte carcéral. Il considérait donc que l’élément systémique avait participé à la survenance de ces débordements et il craignait que tout individu confronté aux mêmes circonstances fût enclin aux mêmes excès. Quel lien avec les droits de l’Homme, me direzvous? Pour Sartre et ce scientifique, toute personne est susceptible de commettre le mal si on la soumet à des conditions idoines. L’Histoire l’a malheureusement illustré à de multiples reprises. C’est précisément là qu’interviennent les droits fondamentaux, qui découlent également de la liberté humaine, celle qui permet à l’homme de choisir ses propres normes. Je suis en effet convaincu que les droits fondamentaux ne sont pas innés: ils ne sont pas – pardonnez l’expression incongrue – livrés à la naissance. Au contraire, ils résultent d’une construction historique, diachronique, car ils sont survenus, non pas avant, mais après des violations commises par les États. Plus qu’un héritage dont on profiterait de façon oisive, ces garanties sont une construction, un édifice, fragile, sur lequel chacun doit veiller; veiller constam- N° 61 - août 2015 ment, tant il est vrai que les abus surviennent souvent de manière sournoise. Dans notre cas justement, les États-Unis n’ont pas sombré dans la barbarie abruptement; les parois de l’édifice démocratique se sont d’abord effritées, puis fissurées, avant de choir. Suivez les étapes: le 17 septembre 2001, le Président Bush autorisa l’arrestation extrajudiciaire de toute personne représentant une menace grave pour le pays. Au printemps 2002, la CIA octroya, au-delà du décret présidentiel, le droit de détenir de simples témoins potentiels. On créa cinq sites secrets de détention à l’étranger. Ensuite, un «expert» psychologue, totalement inexpérimenté en interrogation, recommanda les auditions violentes. Personne ne remit en doute. Quelques mois plus tard, un juriste du Département de la Justice donna son aval pour le waterboarding. Personne ne contrôla. récents: en Turquie, le refus d’accès à l’avocat pour une personne accusée d’appartenir au PKK; en France, la récente loi anti-terroriste qui permet, sans passer par un juge, de bloquer la diffusion de sites Internet; au Venezuela, l’arrestation du Maire de Caracas au motif spécieux qu’il eût fomenté un coup d’État; aux États-Unis, on a découvert qu’un ancien tortionnaire de Guantanamo appliquait des méthodes choquantes pour la police de Chicago. Tous ces exemples sont autant d’indices d’un État qui dysfonctionne. Ils rappellent donc le rôle de tout avocat, qui doit dénoncer et combattre chacune de ces violations, prémisses d’une procession macabre. Mesdames et Messieurs, qu’André Malraux m’autorise à le paraphraser, les droits de l’Homme ne s’héritent pas, ils se conquièrent. Alors, restons vigilants et agissons: la conquête des droits fondamentaux ne fait que commencer. Pendant quatre ans, alors même que les détenus fournissaient des informations souvent erronées pour faire cesser le supplice, on s’obstinait. Pendant quatre ans, la CIA mentit au Département de la Justice, au Président, au Congrès. Alors que l’Amérique, modèle démocratique depuis les Lumières, sombrait doucement dans les ténèbres, aucun homme politique n’a osé s’interposer. Ces événements le prouvent: dans une situation de menace ou d’urgence, toute démocratie court le risque de glisser dans la tyrannie. Il faut donc être attentif à chaque atteinte aux droits fondamentaux, car l’effritement imperceptible d’un pilier peut mener l’édifice entier à s’écrouler. Comme avocat, comme citoyen, nous devons garder un regard critique sur l’actualité, parfois annonciatrice de graves dérives. Prenez les exemples 18 N° 61 - août 2015 19 TOULOUSE OR NOT TO LOOSE? Me Louis Frédéric MUSKENS, av. st. 1 Madame le Bâtonnier, Mesdames et Messieurs les membres du Jury, Chers Confrères, Chers Amis, A la question être ou ne pas être, je réponds: «J’expire donc je ne suis plus». En ces temps austères où nous courbons l’échine sous le poids de la dette publique, la véritable question, essentielle parce qu’existentielle, métaphysique parce que fondamentale, est et demeure celle d’être ou de ne pas être… payé. Ce glissement traduit une mouvance bien plus profonde et structurante: l’avènement du matérialisme. Dans un monde où être se résume à posséder, lutter pour son existence ne préoccupe guère plus que le parti communiste français. Le reste du monde se bat pour gagner, gagner, encore et toujours gagner. Les Toulousains le résument à leur manière, c’est-àdire avec la désinvolture qu’on leur connaît, en disant: «Per Tolosa totjorn mai» (Pour Toulouse toujours plus). Devise qui équivaut à sa traduction anglaise «Toulouse or not to loose». Avant toute chose, notez que l’analyse qui va suivre provient d’un Genevois dont la ville a pour devise «Post tenebras lux»2. Qui plus est, les Suisses se plaisent à dire que les Genevois sont les Français des Suisses, c’est vous dire la légitimité avec laquelle je m’exprime devant vous. triomphale ou de la lamentation du vaincu. Je suis de ceux qui estiment que les mots trahissent davantage la nature de leur auteur que celle de leur objet. Ne m’en voulez pas, j’ai un penchant certain pour la psychanalyse et l’idée selon laquelle le verbe tait souvent ce qu’il dit, au profit de ce qu’il suggère, qu’il révèle la psyché de son locuteur, qu’il se fait le témoin d’une réalité voilée parce qu’incarnée. «Toulouse or not to loose». Si j’ose dire, dans les deux cas c’est perdu. Un mot anglais, deux orthographes différentes et pas une seule de correcte. Le verbe perdre «to lose» ne s’écrit bien évidemment ni comme la ville Toulouse ni comme le verbe «to loose» libérer. S’il me fallait désigner les derniers des perdants en matière de langues étrangères, mon choix se porterait assurément sur les Français. Ce n’est d’ailleurs pas Jean-Pierre Raffarin qui me ferait mentir. Souvenez-vous, lorsqu’en tant que Premier Ministre, il y a une dizaine d’années de cela, il plaidait en faveur du projet de Constitution européenne en déclarant: «Le oui a besoin du débat pour gagner… win… the yes… needs the no… to win. Against the no.» Incompréhensible. Affligeant. «Time flies like an arrow»3, les français comprennent: «les mouches du temps aiment une flèche». Révoltant, abjecte. La question qui nous rassemble aujourd’hui est celle de savoir si cette affirmation relève de la clameur A tout le moins, votre incompétence en matière Discours prononcé à l’occasion du Concours international d’éloquence de la rentrée solennelle du Barreau de Toulouse. L’auteur remercie particulièrement Me Charles-Louis Notter, Me Nathalie Hubert et Me Jennifer Crettaz pour leurs précieux conseils. J’emprunte ce calembour, prononcé lors de la dernière Conférence Berryer, à Me Diane de Bavier, Secrétaire au Comité du Jeune Barreau. 3 Célèbre exemple de phrase au sens équivoque. 1 de langage shakespearien vous préserve-t-elle de l’américanisation outrancière du droit et du monde judiciaire, fléau qui sévit plus que jamais en Helvétie. Voyons le bon côté des choses, vos élèves avocats gardent un semblant de dignité puisqu’on ne les qualifie pas de trainees (prononciation à la française). Il semblerait qu’outre-Atlantique cela signifie quelque chose comme stagiaire. Bref, passons. Le paiement viager, rien de plus qu’un moyen non rentable lorsque son bénéficiaire vit âgé; point de chauve à Toulouse, mais à Calvi si; le film Spiderman a régné sur la toile, preuve que l’art est niais; on ne sait jamais par quel bout prendre une personne qu’on vexe; tous les ambassadeurs ont obtenu leur diplôme assis; plus les hommes ont d’argent, plus les femmes en brassent; Johnny a une voix très rock.4 Vous l’aurez reconnu, c’est le calembour, la fiente de l’esprit qui vole comme se plaît à le décrire Victor Hugo. Paroxysme de la pudeur, quiproquo de la honte, il ne dupera personne. La rencontre de Toulouse et du revers s’avère aussi fortuite que celle du marteau et de l’enclume. Songez ne serait-ce qu’à la diversité des vocables pour désigner la défaite en français: débâcle, déroute, perte, chute, déconfiture, échec, fiasco, revers, bide, déculottée, capitulation, débandade, insuccès, raclée, faillite. Devant ce choix infini, pour quel substantif le Toulousain opte-t-il? Pour le mot «Toulouse». Voilà un hasard qui éveille la suspicion plus qu’il ne la jugule. Ce d’autant plus que si ledit Toulousain avait voulu employer un régionalisme il eût aisément pu parler de tuile. Calembour et anglais de cuisine chez le Toulousain participent tous deux d’une même tentative de dénégation de sa véritable nature, tentative tout aussi risible que celle de l’avocat qui prétend que le gain de cause s’explique par ses qualités personnelles et le déboutement par la faiblesse de son dossier. «Toulouse or not to loose» c’est ériger à tort la ville rose en vainqueur. C’est nier l’évidence en s’exposant à un retour du refoulé aussi inattendu que violent. Démarche éminemment magritéenne que d’affirmer: «Ceci n’est pas une pipe» au-dessous de ladite pipe. Certes, ce n’est pas cette pipe, raison pour laquelle il s’agit précisément d’une pipe. Quod erat demonstrandum. Quelles sont les débâcles que Toulouse occulte ainsi à la vue du plus grand nombre? Les clés de cette honte indicible se trouvent certainement dans une déchéance passée. Procédons par anamnèse. Au commencement étaient les Volques Tectosages, ces Celtes qui avaient profané et pillé le sanctuaire d’Apollon à Delphes, emportant avec eux moultes tonnes d’un or aussi pur que celui des Nibelungen. Revenus en terres gauloises ils comptaient bien dormir sur leur trésor de guerre. C’était sans compter 2 N° 61 - août 2015 20 4 Ce florilège de calembours est issu du site http://finallyover.com. N° 61 - août 2015 21 les assauts de l’infortuné proconsul romain Quintus Servilius Caepio, fils de Quintus Servilius Caepio et père de Quintus Servilius Caepio. Celui-ci déroba aux Volques Tectosages soixante-dix tonnes d’or avant de se faire piller en chemin puis de subir à Arausio une cuisante défaite qui coûta la vie à près de cent mille Romains. Se faire piller par un vaincu, être battu par un Romain qui fut déchu de sa citoyenneté et condamné à l’exil, n’est-ce pas là le destin d’un peuple damné? Rome par le pape Fabien pour évangéliser la Gaule. A cette époque, nous nous situons au IIIe siècle, Tolosa était romaine, entourée de remparts et prospère. Sous prétexte que sa présence rendait les oracles muets, des prêtres païens lui demandèrent de sacrifier un taureau à l’empereur. Il refusa si bien qu’il fut attaché au bovidé du sacrifice et condamné, sans autre forme de jugement, à mourir entraîné dans la course folle de ce dernier du haut du Capitole jusqu’à la rase campagne. Et que dire du temps des comtes de Toulouse et de la Croisade contre les Albigeois (XIIIe siècle), du temps où Raymond V, puis Raymond VI résistaient aux sièges de Simon IV de Montfort, du temps où Toulouse jouissait d’une indépendance de fait vis-àvis du roi de France et inventait une nouvelle forme de gouvernement démocratique? Ô délices des temps révolus, cruel acharnement d’un sort sans cœur: Raymond s’inclina, Toulouse fut annexée et les Capitouls capitulèrent dans un vent de Révolution. Citons une autre affaire, tout aussi parlante: celle de Jean Calas, un marchand toulousain protestant, ou plutôt calviniste, pour ainsi dire genevois. Jean Calas eut le malheur d’être protestant dans une ville de plus en plus hostile à sa croyance, le malheur d’avoir un fils qui lui-même eût le malheur d’être dépressif et eût le mauvais goût de se suicider. Jusqu’à ce moment-là, tout allait bien, si j’ose dire. Autre hypothèse. Peut-être Toulouse tente-t-elle de se soustraire à la faillite intellectuelle française? Après le Zadig et Voltaire de Frédéric Lefèbvre, place à 1793 de Nicolas Sarkozy en attendant: Modem et tabou, une saga politique; En rouge et noir, un récit mélodieux; A la recherche du pain perdu, nouvelles recettes de madeleines; L’Etrange haie, manuel de jardinage; Crime et bâtiment, thriller étonnement bien construit et Madame Rotary, roman social participatif.5 Peut-être encore s’agit-il d’occulter une capitulation de son système judiciaire? Saturnin, premier évêque de Toulouse fut envoyé de Pour éviter que le suicidé ne fût trainé sur la claie, Jean Calas prétendit que son fils avait été tué par un inconnu. La rumeur accusa le père Calas d’avoir étranglé son fils pour prévenir sa conversion au catholicisme. Condamné en première instance par le Tribunal des Capitouls, le Parlement prononça, en appel, à l’encontre de Jean Calas une triple peine composée du supplice de la roue, puis de l’étranglement et enfin du bûcher. Sur quelle base Jean Calas fut-il condamné à mort? Sur la seule foi de témoignages indirects et d’autres indices ténus, au terme d’une instruction strictement à charge et quasi inquisitoriale. Il y a là de quoi transir d’effroi tout homme de loi qui se respecte et heurter irrémédiablement le sentiment de justice de chacun d’entre nous. Ces titres fantaisistes sont issus de l’actualité soit de tweets publiés avec le hashtag #TweeteCommeSarko en réaction à l’erreur de Nicolas Sarkozy. Et si le déni était dû à une déculottée culinaire? Ce n’est en effet pas aux Toulousains que l’on doit le cassoulet mais aux Chauriens qui durent confectionner un plat de résistance – au sens propre – alors que Castelnaudary était assiégé par les Anglais durant la guerre de Cent Ans (1337-1453). A moins qu’il ne s’agisse de couper court à une déroute réputationnelle? Comment prendre au sérieux une ville où l’art se donne à voir aux Abattoirs et les concerts sont organisés au Bikini? Rassurez-vous, tout n’est pas perdu pour Toulouse et la clé du mystère réside peut-être dans ce que je nommerai le miracle de la ville rose. Il faut en effet reconnaître à Toulouse un don des plus particuliers. Celui de transfigurer la déconfiture en triomphe retentissant dans une démarche toute napoléonienne. Je m’explique. Waterloo, il y a tout juste deux siècles, fut le théâtre d’une chute rapide de l’Empereur français, contraint de s’exiler à Sainte-Hélène où il mourut quelque temps plus tard, chez les Anglais, sort peu enviable au vu des talents linguistiques de vos chefs d’Etat. En dépit de l’état de désolation et de ruine dans lequel il avait laissé le pays et nonobstant sa dernière débâcle le souvenir qu’il laissa fut celui d’un grand conquérant, d’un stratège hors pair, d’un Empereur tout puissant, marquant l’histoire de son sceau. Abba fit d’ailleurs de la défaite de Waterloo une métaphore de l’abandon heureux de soi à l’autre, une métaphore des transports immédiats et irrésistibles. Toulouse, tu es nyctalope. Dans la pénombre du désespoir, tu vois clair, tu t’avances resplendissante, dardant les ténèbres de tes terribles rayons. Ton stade toulousain porte sur son maillot les couleurs du deuil, celui des Capitouls déchus. Et pourtant, en rouge et noir, il perce les cieux dans sa chevauchée victorieuse, éblouit par-delà les frontières, impose sa loi aux équipes de l’Europe entière. Citons ses dixneuf titres nationaux et ses quatre titres européens. Les toits de la vieille-ville de Dubrovnik furent endommagés au cours de la guerre d’indépendance de la Croatie par des Serbo-Monténégrins impitoyables. C’est sur ce champ de bataille, chaos de la déchéance humaine, que tu vins, Ô Toulouse, poser tes roses tuiles, sublimant par là même la destruction à l’état pur dans un mouvement ample et poétique. Gloire à toi, Ô Toulouse et gloire à tes Toulousains, car tes faiblesses sont tes forces. Aucune nation n’a à rougir lorsqu’elle se contemple dans ton reflet. Tu ne te bats pas pour exister mais pour la beauté du geste. Tel Cyrano de Bergerac tu t’écries: «Que dites-vous?... C’est inutile?... Je le sais! Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès! Non! Non c’est bien plus beau lorsque c’est inutile!».6 Ton fard efface jusqu’au plus pénible échec, ton franglais te préserve de l’américanisation judiciaire ainsi que de toute souillure culturelle du monde extérieur. Tu as la vue biaisée d’un solipsiste de fin de siècle, monochromatique certes, mais au moins tu vois ta ville en rose. 5 N° 61 - août 2015 6 22 Rostand Edmond, Cyrano de Bergerac, Acte V, Scène V. N° 61 - août 2015 23 LE DROIT HUMAIN A L’EAU, UN CONCEPT MAL COMPRIS? Evelyne Fiechter-Widemann Introduction «Droit humain à l’eau: justice ou… imposture?»1 Peut-être audacieux, l’intitulé de mon étude devrait inviter à réfléchir. En effet, avant d’être un droit, l’eau n’est-elle pas une question de vie ou de mort? Connaître l’histoire des droits de l’Homme Le Conseiller fédéral Alain Berset, à l’occasion de la commémoration de la bataille de Marignan de 1515 insistait, dans son allocution du 27 mars 2015 au Musée national suisse de Zürich, sur la nécessité de connaître l’histoire politique de la Suisse. Le Professeur d’histoire du droit, Alfred Dufour, enjoint quant à lui tout juriste, dans un ouvrage de référence «Droits de l’homme, droit naturel et histoire»2, à connaître l’histoire des droits de l’Homme. Il m’a paru donc judicieux de me laisser interpeller par les sources fort anciennes de cette branche du droit international public, au moment où, avec l’adoption du nouveau «droit humain à l’eau» par l’Assemblée générale de l’ONU le 28 juillet 20103, la liste de nouveaux droits ne cesse de s’allonger. Les Etats connaissaient-ils toutes ces sources lorsqu’ils devaient, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, fixer un socle de valeurs communes pour assurer la paix mondiale? Certes la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 (ci-après «DUDH») a permis de croire à un monde meilleur. Il me paraît toutefois nécessaire, en 2015, d’avoir un regard critique sur le langage onusien, lequel a tendance aujourd’hui à devenir vernaculaire pour le meilleur et pour le pire, selon l’avis même d’un professeur de droit américain, Samuel Moyn, dans un récent ouvrage «The last Utopia, Human rights in History»4. gratuite, occulte le fait que le précieux liquide ne tombe pas seulement du ciel, mais qu’il faut des infrastructures très coûteuses pour l’adduction, la distribution et surtout l’épuration des eaux usées pour assurer sa réutilisation par d’autres. S’il y a des linguistes responsables de nous enseigner l’origine des mots, les juristes à mon sens, ont la responsabilité d’expliquer les concepts que tout un chacun utilise sans se préoccuper de leur signification profonde. Ces actions citoyennes, si elles devaient se multiplier au plan universel, me paraissent donc aller à fins contraires et sont susceptibles de nuire à ceux que ce droit devrait protéger. Ambiguïté de la nouvelle norme onusienne Le «droit humain à l’eau» me paraît figurer au nombre de ces concepts sibyllins et mérite donc une attention particulière. Pourquoi? C’est qu’il paraît «couler de source» en raison même de la nécessité pour l’homme de disposer de la ressource «eau», sous peine de mourir assoiffé. Il donne donc l’impression, trompeuse, d’avoir existé depuis la nuit des temps. Or, si je souhaite mettre en garde contre une utilisation abusive des droits de l’Homme pour la ressource vitale qu’est l’eau potable, c’est notamment en raison de faits d’actualité récente. On peut citer pour exemple les événements qui se sont déroulés en Irlande en automne 2014 où un groupe de citoyens est descendu dans la rue pour manifester bruyamment, au nom du nouveau droit humain à l’eau, contre une décision du gouvernement visant à mettre en place des compteurs d’eau pour justifier une modification de la tarification de l’eau potable. La croyance, profondément ancrée dans le subconscient de certains individus, que l’eau doit être Me Evelyne Fiecher-Widemann, avocate honoraire du Barreau de Genève, a développé le thème de cette contribution «Droit humain à l’eau, Justice ou…imposture?» dans sa thèse de doctorat à la Faculté de théologie de l’Université de Genève soutenue le 30 mars 2015 (http://archive-ouverte. unige.ch/unige:5518). 2 Alfred Dufour, Droits de l’homme, droit naturel et histoire, Léviathan, PUF, Paris, 1991. 3 Il faut préciser que le «droit humain à l’eau» est déjà mentionné dans la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979 et dans la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989. 4 Samuel Moyn, The last Utopia, Human Rights in History, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, and London, 2010. 1 N° 61 - août 2015 24 De fait, c’est dans le cadre d’un mandat au sein du Conseil de fondation d’une ONG suisse, que j’ai été vivement interpellée par l’ambiguïté du concept de «droit humain à l’eau». Je tenais à élucider les raisons qui avaient conduit d’éminents représentants de la communauté protestante suisse à s’opposer de façon étonnamment virulente, finalement sans succès, contre la nomination du directeur de Nestlé (Suisse) au sein du Conseil de fondation. Cette levée de boucliers ayant pour cible un employé d’une multinationale me paraissait absolument injuste, la personnalité visée étant non seulement profondément croyante et engagée personnellement au service des plus pauvres, mais aussi dotée de compétences entrepreneuriales de tout premier plan, qualités bienvenues pour la bonne gouvernance de la fondation humanitaire. Ma perplexité devant la vivacité des sentiments exprimés et fondés sur la certitude qu’ils étaient justifiés par le «droit humain à l’eau», m’a conduit à entreprendre une recherche interdisciplinaire à l’Université de Genève. Je partais de la prémisse que les enjeux de l’eau, et de l’eau potable en particulier, couvraient tous les domaines scientifiques au sens large, et donc pas seulement le droit et le droit international5, la politique, l’économie et les sciences de l’environnement, mais aussi la philosophie, et même la théologie. La Faculté de théologie de Genève comprenant un Département d’éthique, c’est tout naturellement cette Faculté que j’ai choisie comme cadre pour mon travail. Ce fut pour moi l’occasion de découvrir, sur le terrain6, l’immense complexité de la problématique, la question de la pauvreté hydrique dans nombre de lieux sur la planète devenant un réel problème éthique, auquel tant les nations que les individus sont et doivent être confrontés. Des appels poignants comme ceux de Saint-Exupéry dans «Terre des Hommes»7 ou, tout récemment, de Michaïl Gorbatchev8, ne peuvent nous laisser indifférents. Guidée dans ma recherche par la maxime kantienne «oser penser»9, je me suis mise à penser à l’eau et ses nombreux usages, non seulement pour couvrir les besoins vitaux, mais aussi notamment pour l’agriculture, l’industrie, l’énergie, l’environnement, les écosystèmes et le luxe (piscine et lavage de voiture). Faculté de droit et «Plateforme pour le droit international de l’eau douce» créée par le Professeur Laurence Boisson-de-Chazournes (www.unige.ch/droit). Visites de communautés africaines au Zimbabwe et en Afrique du Sud, ainsi qu’en Asie (cf. Fiechter-Widemann, op. cit.). Antoine de Saint-Exupéry, Terre des Hommes, Gallimard, Collection Folio, Paris, 1939, p. 149: «Ce n’est pas ma faute si le corps humain ne peut résister trois jours sans boire […]. On croit que l’homme est libre… On ne voit pas la corde qui le rattache au puits, qui le rattache, comme un cordon ombilical, au ventre de la terre. S’il fait un pas de plus, il meurt». 8 Michaïl Gorbatchev, Allons-nous attendre d’avoir soif pour mesurer la valeur de l’eau?, Quotidien de Suisse romande, «Le Temps», 2 septembre 2013 (www.letemps.ch/Page/.../e5a26dbe-1326-11e3-acd6-023421410140%7...). 9 Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières? (trad. par Jean-François Poirier et Françoise Proust), Flammarion, Paris, 2006, p. 43. 5 6 7 N° 61 - août 2015 25 Penser le droit humain à l’eau, c’est penser la justice pour l’eau potable rain agissent. Je ne donnerai qu’un exemple, celui de Singapour. Je me suis aussi et surtout mise à penser la «justice» en lien avec l’eau, me souvenant que «droit et justice» étaient les deux faces d’une même médaille10. Ce petit Etat de l’Asie du Sud-Est était considéré comme un des plus pauvres de la planète au moment de son indépendance, en 1965. Alors qu’il était fort souvent victime de sécheresses et d’inondations, son Premier Ministre de l’époque en a fait un Etat prospère notamment grâce à la construction de canalisations pharaoniques. Lee Kuan Yew obtenait ainsi la tolérance zéro pour les inondations. Il faut souligner que le succès de cette vaste entreprise réside dans le fait que toute la population a été appelée à participer à l’effort collectif. En cette année du cinquantenaire de l’Etat singapourien, l’ensemble de la communauté singapourienne honore spécialement les «pionniers» qui ont consenti d’importants sacrifices personnels pour passer du «tiers monde» au «premier»13. Cela m’a permis de me souvenir que, selon Aristote, il convient de distinguer la justice arithmétique ou justice commutative, de la justice distributive fondée sur le mérite, la compétence ou le besoin. Mais cela m’a aussi permis de découvrir que des penseurs contemporains avaient réfléchi à la justice selon d’autres critères encore. Je me suis penchée notamment sur les travaux de John Rawls11 et d’Amartya Sen12. Le principe de «justice comme équité» du philosophe américain suscite de vifs débats, notamment parce qu’il est réinterprété par ses détracteurs, les tenants d’une «justice distributive globale», laquelle viserait à revendiquer des Etats riches, que John Rawls appelle «Etats fourmis», de partager leurs biens avec les Etats dits «cigales». Cela reviendrait-il à dire que les premiers devraient payer les infrastructures pour l’accès à l’eau aux seconds? Le Prix Nobel d’économie 1997 et philosophe d’origine indienne Amartya Sen met en avant, pour sa part, le pragmatisme, approche salutaire dans le domaine de l’eau, car impliquant la responsabilité de chaque individu sur cette planète pour un usage raisonnable de la ressource. Pendant que les académies s’affrontent sur les meilleures théories à retenir, certains politiciens sur le ter- Conclusion l’eau, selon moi, compte au nombre des adiaphora15, c’est-à-dire n’a pas de valeur éthique et doit être donc considéré comme un bien économique, thèse retenue par les signataires de la Déclaration de Dublin sur l’eau dans une perspective de développement durable de 199216. La responsabilité première des Etats, ce n’est pas tant l’eau gratuite ou subventionnée, mais l’éducation des populations à prendre soin de la ressource vitale. Une bonne gestion de l’eau va de pair avec une interdiction, strictement mise en œuvre, de déverser dans les eaux toutes espèces de détritus, pollutions subie notamment par la Yamouna River à New Dehli. Mon espoir: que les idéologies qui agitent les controverses autour de cette ressource vitale en abusant de la notion de «droit de l’Homme», s’effacent au profit d’une approche de justice surérogatoire, si bien résumée par la Règle d’Or: «fais aux autres ce que tu voudrais que l’on te fasse». Je suis tous les jours davantage convaincue que si la «guerre de l’eau», annoncée urbi et orbi, fait peur à plus d’un parmi nous, il est possible d’éviter qu’elle n’advienne. La majorité des internationalistes plaide pour une application large du «droit humain à l’eau», implicitement contenu, selon eux, dans le droit à l’alimentation des articles 25 de la DUDH et 11 du Pacte I. Pour ma part, je défends un «droit humain à l’eau» à appliquer de façon restrictive, fondé sur le droit à la vie des articles 3 de la DUDH et 6 du Pacte II, c’est-à-dire visant à assurer la couverture minimale des besoins en eau14. Tout autre usage de Aristote, Ethique à Nicomaque. John Rawls, Théorie de justice (trad. Catherine Audard) Éd. Points, Paris, 2009. Amartya Sen, L’idée de Justice [trad. Paul Chemla] Flammarion, Paris, 2009. 13 Lee Kuan Yew From Third World To First, The Singapore Story: 1965-2000, Marshall Cavendish Editions, Singapore, 2000. 14 Entre 20 et 70 litres par personne et par jour selon www.who.int/water_sanitation_health: «How much water is needed in emergencies», technical note 9, updated July 2013, p. 2. 10 11 12 N° 61 - août 2015 26 15 16 D’origine grecque, le terme d’adiaphora signifie «les choses indifférentes, médianes, neutres». La morale stoïcienne définit les adiaphora comme domaine intermédiaire entre le bien et le mal. Leur valeur morale se décide dans l’usage qu’en fait le sage. L’impact de cette déclaration est la mise sur pied, depuis 1997, par le «Conseil mondial de l’eau» de fora internationaux de l’eau, Marakech en 1997, La Haye en 2000, Kyoto, Osaka et Shiga (Japon) en 2003, Mexico en 2006, Istanbul en 2009, Marseille en 2012 et Daegu-Gyeongbuk (Corée du Sud) en 2015. N° 61 - août 2015 27 20 ème EDITION DU «MARATHON DU DROIT» Me Philipp Fischer Le 14 novembre 2015, le «Marathon du droit» fêtera sa 20ème édition. En créant ex nihilo ce nouveau concept de formation continue il y a 10 ans, l’Ordre des avocats de Genève a jeté les bases d’une nouvelle approche de la formation continue des avocats, qui s’est immédiatement avérée indispensable dans un environnement juridique soumis à des changements toujours plus rapides. L’impressionnant nombre de participants (régulièrement plus de 360 au «Marathon du droit» du mois d’avril!) démontre l’investissement des membres de notre Ordre (et des autres participants) dans la formation continue. Formation continue qui n’est pas seulement un gage de qualité à l’égard de notre clientèle, mais également une nécessité: selon le Tribunal fédéral, l’avocat doit connaître la jurisprudence des tribunaux supérieurs et de la doctrine pour exécuter correctement son mandat1. Afin de célébrer la 20ème édition du «Marathon du droit», la Commission de formation permanente de l’Ordre des avocats (CFP) publie un ouvrage qui cherche à faire revivre par écrit l’esprit de cette formule très particulière de formation continue. Pour ce faire, la CFP a proposé aux orateurs du «Marathon du droit» d’écrire une brève contribution dans leur domaine de prédilection en choisissant l’une des approches suivantes: - l’anticipation: une vision prospective sur l’évolu tion d’un domaine juridique au cours des dix pro chaines années. Liste des auteurs et thèmes Manuel Bianchi della Porta Droit de la personnalité et des médias Du droit de la personnalité à la procédure administrative, du droit de la protection des données aux contrats bancaires, de l’aménagement du territoire au droit du travail, plus de 50 orateurs – magistrats, professeurs et avocats – ont répondu à l’appel et ont fait revivre par écrit l’esprit du «Marathon du droit». La liste des auteurs figure ci-dessous. Yves Burnand Droit de la personnalité et des médias Anne Reiser Droit de la famille Margareta Baddeley Droit des successions Ce livre de plus de 480 pages, qui paraîtra en novembre 2015, sera offert à toutes les personnes qui ont participé au «Marathon du droit» du 25 avril 2015 ou participeront au «Marathon du droit» du 14 novembre 2015. Par ailleurs, cet ouvrage est également disponible en souscription. Le bon de souscription peut être téléchargé sur le site de la CFP (http://www.odage.ch/formation-permanente). Responsabilité extracontractuelle et responsabilité fondée sur la Christine Chappuis confiance La CFP espère vous voir nombreux sur la ligne de départ du 20ème «Marathon du droit» le samedi 14 novembre 2015 à Uni Dufour. BénédictFoëxDroits réels Giuseppe Donatiello Partie générale du Code des obligations FrançoisChaixContrat d’entreprise Fabien WaeltiContrat d’architecte Vincent Brulhart Droit des assurances privées Dominique Burger Droit du bail Karin Grobet Thorens Droit du bail DavidLachatDroit du bail PatrickSpinediDroit du travail RémyWylerDroit du travail «L’important, c’est de participer», comme le disait le Baron Pierre de Coubertin. - la photo: un fait juridique marquant des dix der nières années; - le film: une évolution juridique intervenue au cours des dix dernières années; - la rupture: un changement législatif ou de pra tique intervenu au cours des dix dernières années; 1 MicaelaVaeriniTutelle et curatelle Juliette Ancelle Droit de l’Internet et des nouvelles technologies CarloLombardiniContrats bancaires Olivier Dunant Droit de la SA Rita Trigo Trindade Droit de la SA Alexandre Richa Gouvernance des sociétés cotées ou réglementées MichelOchsnerPoursuite et séquestre Olivier Hari Procédures collectives de liquidation et assainissement Vincent Jeanneret Procédures collectives de liquidation et assainissement Elliott Geisinger Droit international privé et Convention de Lugano Niklaus Meier Droit international privé et Convention de Lugano ATF 127 III 357, c. 2d, JdT 2002 I 192 ; arrêt du TF, 11 août 2005, 4C.80/2005, c. 2.2.1 ; arrêt du TF, 15 novembre 2005, 6P.91/2005, c. 3.5. N° 61 - août 2015 28 N° 61 - août 2015 29 LIBRES REFLEXIONS SUR LA MEDIATION ET LE BARREAU Me Pierluca Degni 1 et Me Guillaume Tattevin 2 FrédéricBernardLibertés fondamentales L’uberisation est à la mode: à l’image de la société californienne qui en a imposé le concept et à laquelle elle doit son nom, elle remet en cause des situations établies et se joue des remparts élevés par la loi autour de vieilles professions. L’actualité nous fait penser aux taxis genevois, français ou californiens mais il est dans l’air du temps d’imaginer le prochain «Uber»: l’Uber du médicament, du transport, de l’hôtellerie... MichelHottelierDroits politiques Olivier Bindschedler Tornare Droit administratif genevois ChristineJunodDroit administratif genevois StéphaneGrodeckiProcédure administrative RomainJordanProcédure administrative Valérie Défago Gaudin Droit de l’aménagement du territoire Nicolas Wisard Droit de l’aménagement du territoire Marc Balavoine Droit de la santé Christian Bovet Droit de la concurrence Jacques-André Schneider Assurances sociales Uber n’est pourtant pas la première entreprise à bousculer un marché. Le phénomène a été théorisé: les acteurs dominants n’ayant pas d’intérêt immédiat à perturber leur propre marché sont voués, à terme, à manquer le train de l’innovation et à céder la place à de nouveaux entrants.3 Jean-Marc CarnicéCriminalité économique DanielTunikCriminalité économique La spécificité de l’uberisation, c’est la rapidité. Alors que Kodak a mis autrefois dix ans à disparaître, Maurice Lévy, le patron de Publicis, a résumé la nouvelle donne de la manière suivante: «Aujourd’hui, tout le monde a peur de se faire uberiser, de se réveiller un matin pour s’apercevoir que son business traditionnel a disparu».4 RobertRothDroit pénal Alain Macaluso Droit de la circulation routière DanielKinzerProcédure pénale BernhardSträuliProcédure pénale Corinne Corminboeuf Harari Entraide judiciaire en matière pénale LouisGaillardProcédure civile Ce qui rend possible le phénomène Uber, c’est la conjonction de deux astres: le progrès technologique, qui met le savoir à la portée du nouvel entrant (on pense au GPS, qui permet au quidam de se repérer dans les dédales d’une métropole avec autant de facilité qu’un taxi blanchi sous la bonbonne); et un besoin des clients demeuré non-satisfait dans le modèle traditionnel (et qui n’a pas une anecdote déplaisante à partager sur les taxis de telle ou telle ville?). MichelJaccardProtection des données Jean-Frédéric MaraiaFiscalité directe Xavier Oberson Entraide en matière fiscale Benoît Chappuis Droit de la profession d’avocat Christian Reiser Droit de la profession d’avocat Michel Valticos Droit de la profession d’avocat Pourquoi cette entrée en matière? Parce que, pour les besoins des «P’tits Déjeuners de la Médiation», organisés chaque premier mercredi du mois à la Chambre de commerce et d’industrie de Genève,5 nous avons conduit une enquête informelle auprès de certains de nos Confrères sur la relation qu’ils entretiennent avec la médiation. Précisons d’abord qu’il s’agissait d’interroger les volontaires sur leur activité d’ «avocat en médiation», c’est-à-dire l’avocat qui défend les intérêts de son client dans le cadre d’une médiation. La question de l’avocat agissant en tant que médiateur ne sera donc pas abordée. Soulignons encore que cette enquête n’a pas de prétentions scientifiques: l’échantillon a été constitué empiriquement de Confrères d’expériences et de spécialités diverses, mais sans méthodologie particulière. Les questions qui ont été posées étaient: «Que pensez-vous de la médiation? La pratiquez-vous? Pourquoi?». La conclusion est sans surprise: - La plupart des participants restituent une image positive de la médiation, comme concept abstrait. - Très peu la pratiquent. - Peu l’intègrent dans la panoplie des outils de l’avocat. - Quelques-uns considèrent même la médiation comme antithétique de l’activité de l’avocat en Avocat au barreau de Genève, ancien Premier secrétaire. Avocat à la Cour (Paris), inscrit au barreau de Genève, membre de la Commission ADR, membre du Comité de la Section des avocats de barreaux étrangers (SABE). 3 C. Christensen, The Innovator’s Dilemma, Harper Business, 2011. 4 La Tribune, 17 décembre 2014. 5 Les «P’tits Déjeuners de la médiation» sont organisés à la CCIG sous les auspices de la Chambre suisse de médiation commerciale, Section romande (www.csmc.ch). Voir http://www.ccig.ch/FileDownload/Download/21. 1 2 N° 61 - août 2015 30 N° 61 - août 2015 31 contentieux: confesser une activité d’ «avo cat en médiation», c’est révéler une faiblesse, condamner le client à l’échec et son avocat à la médiocrité. Ce constat est sans surprise parce qu’il n’est pas propre à Genève. Dans de nombreux pays, les avocats sont perçus comme rétifs aux modes alternatifs/ amiables de résolution des conflits et à la médiation en particulier.6 Bien plus, le Barreau est parfois soupçonné de s’opposer au développement de la médiation pour des raisons d’intérêt financier propre.7 La première réponse à ce type d’insinuation doit être de rappeler la déontologie, qui impose à l’avocat d’agir au mieux des intérêts de son client, sans égard pour son intérêt personnel.8 Il reste qu’il serait maladroit d’ignorer une question qui fâche et qu’il est préférable de la poser ouvertement: le développement de la médiation a-t-il pour conséquence une baisse du chiffre d’affaire du Barreau dans son ensemble?9 Un simple calcul peut le laisser penser. Si la médiation remplit l’office que lui imputent ses promoteurs, elle permet aux parties de réaliser des économies substantielles par rapport aux coûts d’un procès ou d’un arbitrage. Ces coûts étant pour une large part des honoraires d’avocats, il en résulte qu’en faisant le produit de l’économie moyenne réalisée, d’une part, par le nombre de contentieux ainsi réglés, d’autre part, on constaterait le manque à gagner pour les membres du Barreau. À titre individuel, des avocats pourraient certes s’attirer la clientèle récurrente de plaideurs satisfaits et s’approprier une part du chiffre d’affaires global subsistant, créant ainsi des réussites individuelles. Néanmoins, comme il faut être deux pour consentir à une médiation, le reste du barreau aurait intérêt à créer, par inertie, une entrave au développement de la médiation. Cependant, le calcul ci-dessus est faux parce qu’il part du principe qu’il existe une quantité finie de contentieux. Or, le coût et la complexité d’accès à la justice créent une barrière à l’entrée qui en écarte un certain nombre de litiges. C’est vrai pour les particuliers, mais également pour les entreprises, tant le coût du contentieux a tendance à s’adapter à la valeur litigieuse. En facilitant la résolution amiable/ alternative des différends, la médiation a vocation à ouvrir la porte au traitement de nouveaux litiges. Surtout, ce calcul relève à notre avis d’un mauvais procès fait à la profession d’avocat. Si les avocats ne montrent que peu d’intérêt pour le développement de la médiation, notre enquête nous a montré que la cause en est plutôt à chercher dans la force de l’habitude. Même instruit de l’existence de la médiation,10 l’avocat qui ne l’a jamais pratiquée rechignera à la proposer à un client, à s’aventurer en terre inconnue, au risque de se dévoiler novice. Au contraire, la voie du contentieux est toute tracée, l’avocat l’emprunte depuis ses premiers jours de stage et peut, en confiance, y guider son client. L’habitude étant acquise, peu importent la médiation et ses bénéfices éventuels pour les parties ou leurs Conseils, car ce sont les avocats qui contrôlent, D. Peters, “Understanding why lawyers resist mediation”, Paper presented at 2nd AMA Conference, Kuala Lumpur, février 2011. L’auteur fait état de résistance avérée à la médiation de la part des avocats américains, danois, écossais ou encore polonais. 7 Id. 8 Article 9 du Code suisse de déontologie. 9 D’aucuns prétendent que ADR veut dire Alarming Drop in Revenue et non pas Alternative Dispute Resolution. 10 A Genève, il existe depuis 2011 à l’Ecole d’avocature une formation à la médiation. 6 N° 61 - août 2015 32 aujourd’hui, les portes d’accès à la résolution des différends et qui jouent un rôle de prescripteur de premier recours. la Cour de cassation française avait constaté la tendance de la justice à apporter «des réponses mortes à des questions mortes».12 C’est à ce stade que nous voulons vous reparler d’uberisation. Il est techniquement simple de créer une plate-forme de médiation en ligne, d’ailleurs elles existent déjà. Le contentieux en matière d’achats en ligne se règle déjà très efficacement, à moindre coût, en quelques jours et sans l’intervention d’avocats, par le biais des systèmes mis en place par les principaux intermédiaires de paiement ou de vente (EBay, PayPal, etc.). L’imperium que la loi attache à la décision du juge est rendu inutile par la sanction réputationnelle: en faisant ou défaisant une réputation de vendeur ou d’acheteur en ligne, en interdisant ou autorisant l’accès à une plate-forme de vente, ces mécanismes garantissent la contrainte sociale sans intervention de l’Etat. Notre conviction est qu’à l’époque de la négociation raisonnée et des techniques de résolution basées sur les intérêts, la justice fondée sur le droit et l’affrontement des positions n’a plus vocation à demeurer le seul recours des parties. La flexibilité qu’offre la médiation, la manière dont elle place les parties au centre du processus, prend en compte leurs intérêts plutôt que leurs positions, ainsi que la liberté qu’elle offre en terme de solutions en font un complément précieux aux méthodes traditionnelles de résolution des différends. Ces solutions sont pour l’instant limitées à certains litiges de très faible valeur financière ou émotionnelle. Il n’en demeure pas moins que l’offre technique est susceptible de se développer à tout moment. On pourrait imaginer par exemple qu’Apple – qui détient plus de la moitié du marché suisse du smartphone11 – vienne à proposer à tous ses abonnés de soumettre en priorité à la médiation en ligne tout litige entre eux, contre une somme modique. Au-delà de la faisabilité technique, la seconde condition de l’uberisation est l’insatisfaction des clients face à l’offre présente sur le marché. En matière de justice, même en Suisse où les tribunaux fonctionnent globalement mieux qu’ailleurs, cette insatisfaction est évidente et relève de l’organisation judiciaire et de ses contraintes. Un Premier président de 11 12 Or, si les avocats n’ont pas d’emprise sur le progrès technologique, ils en ont une sur la satisfaction des plaideurs. Plutôt que d’ignorer la médiation, le Barreau aurait tout à gagner à l’investir pour y imposer ses pratiques. Contrairement à ce que pensent certains médiateurs, les avocats, dès lors qu’ils y sont préparés, sont les partenaires naturels de leurs clients dans une médiation: ils ont les compétences nécessaires pour analyser la situation et renseigner précisément les parties sur leur situation; ils ont l’expérience des situations de conflit et la capacité à prendre du recul; ils sont des techniciens du droit et peuvent mettre en œuvre pour leur client des solutions pérennes à l’issue d’une médiation réussie; ils sont, enfin, des spécialistes de leur domaine capables d’apporter leur connaissance des situations commerciales ou familiales similaires. En bref, à condition de s’y être préparé, l’avocat peut offrir en médiation la même valeur ajoutée qui le rend aujourd’hui incontournable dans un procès ou un A. Seydtaghia, Le Temps, 27 septembre 2014. P. Drai, Discours prononcé à l’audience solennelle de rentrée de l’année 1995. N° 61 - août 2015 33 MISSION À BAMAKO, MALI Me Philippe Currat et Me Arnaud Moutinot arbitrage: celle d’un expert et d’un guide. Il n’est pas dans notre propos de suggérer que tout avocat doit pratiquer la médiation, pas plus que le droit pénal, l’enregistrement de marques ou la fiducie. Le choix d’engager une activité d’avocat en médiation est un risque entrepreneurial comme un autre. La formation est coûteuse au moins en temps. Les bénéfices demandent de considérer la rémunération autrement que sur une base horaire traditionnelle. On est même en droit de craindre que la médiation reste l’équivalent de la fusion nucléaire, dont on affirme par boutade que cela fait un demisiècle qu’elle est à dix ans d’être réalisée. part de ses membres, gageons que le Barreau de Genève pourrait être un moteur en la matière, en Suisse et en Europe. La Commission des droits de l’Homme de l’Ordre des avocats œuvre en faveur des droits de l’Homme tant en Suisse qu’à l’étranger par le biais d’interventions diverses. Elle effectue notamment un travail de sensibilisation et de formation aux problématiques liées aux droits de l’Homme et à la défense de la défense et s’engage dans des missions de soutien en faveur de Confrères étrangers. Dans cette optique et pour répondre à l’invitation du Bâtonnier du Mali, Me Seydou Sidiki Coulibaly, la Commission des droits de l’Homme a décidé d’envoyer une délégation à Bamako. Il reste que si le Barreau ne prend pas le virage des techniques nouvelles de résolution des différends, il risque de s’exposer soudainement à la situation peu enviable des taxis devant l’arrivée d’Uber. Cet évènement, soutenu par le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) et La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) a eu pour objet la tenue d’un séminaire d’une semaine de formation en droit de l’Homme et droit international pénal à l’attention de nos Confrères maliens. Pour éviter cela, il existe quelques solutions pratiques simples: – si vous n’êtes pas entraîné à la négociation sur les intérêts et à la médiation, profitez des for mations organisées par la Commission ADR de l’ODA; – lorsque vous rédigez une clause de résolution des différends, pensez à y inclure une phase de médiation, sauf cas d’incompatibilité;13 – I. Introduction II. Situation actuelle au Mali Les groupes armés Le Mali connaît actuellement et depuis le coup d’Etat de mars 2012 une situation d’instabilité et de conflit armé, affectant essentiellement le nord du pays, soit les provinces de Tombouctou, Kidal et Gao. Dans ces régions, divers groupes armés combattent l’armée nationale, appuyée par l’armée française et les forces internationales des Nations Unies, ces dernières étant essentiellement composées de soldats tchadiens. Le conflit a pris de l’ampleur avec l’engagement de lorsque vous examinerez votre prochain dossier de contentieux, ne cédez pas à la force de l’habitude et demandez-vous – vraiment – si une médiation ne serait pas appropriée. Sous réserve d’un soupçon de volontarisme de la 1 13 La Swiss Chambers’ Arbitration Institution propose sur son site internet des clauses de médiation et arbitrage: https://www.swissarbitration.org/sm/fr/. N° 61 - août 2015 34 certains groupes dans des activités armées ou terroristes, parmi lesquels on peut citer: Le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), essentiellement touareg, indépendantiste et laïc qui se concentre désormais dans quelques régions autour d’Hombori et le long de la frontière mauritanienne. Ansar Dine (les Partisans de la religion, en arabe) est le groupe touareg rival du MNLA et semble être aujourd’hui le mouvement le plus important. Considéré comme proche d’al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi), il prône l’application stricte de la charia. Il compterait des Touaregs mais aussi dans ses rangs de jeunes étrangers venus du Sénégal, du Niger et du Nigeria. Ansar Dine a fait de Tombouctou sa base principale. Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) est une cellule africaine de la nébuleuse terroriste née en 2007 des restes du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), un mouvement terroriste algérien. Depuis une décennie, ses membres, pour la plupart algériens, ont infiltré le Sahel, et particulièrement le Mali pour échapper aux forces de sécurité d’Alger. Aqmi s’est signalée par de nombreux attentats et enlèvements et détient encore certains otages européens.1 Le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) est un groupe djihadiste, né d’une scission d’Aqmi et composé d’Arabes maliens ou mauritaniens. Ce groupe a pris un essor rapide en 2012. Comme Ansar Dine, il multiplie les recrues à l’étranger, au Sénégal et au Nigeria auprès du groupe Boko Haram mais aussi dans les commu- Voir not. Stuart Casey-Maslen, éditor, The War Report 2012, Oxford, 2013, Armed conflict in Mali in 2012, pp. 117 et ss. Les informations ci-dessus sont reprises d’éléments publiquement accessibles; la situation réelle sur le terrain peut avoir évolué. N° 61 - août 2015 35 nautés noires maliennes, les Songhaïs et les Peuls. Plusieurs sources mentionnent aussi la présence, dans son état-major, de personnalités connues pour leur implication dans le trafic international de stupéfiants. Les objectifs politiques poursuivis par le Mujao sont peu clairs. L’évolution des groupes armés, leurs divisions, le fait que les autorités nationales maliennes soutiennent et arment certains groupes afin qu’ils en combattent d’autres, rendent la situation particulièrement confuse et instable. L’ONU au Mali La MINUSMA a été créée par la résolution 2100 du Conseil de sécurité, du 25 avril 2013, pour appuyer le processus politique dans ce pays et effectuer un certain nombre de tâches d’ordre sécuritaire. Le Conseil de sécurité a demandé à la MINUSMA d’aider les autorités de transition maliennes à stabiliser le pays et à appliquer la feuille de route pour la transition. Par l’adoption de la résolution 2164, du 25 juin 2014, le Conseil a décidé d’axer le mandat de la MINUSMA sur des tâches prioritaires telles que la sécurité, la stabilisation et la protection des civils, l’appui au dialogue politique national et à la réconciliation nationale, ainsi qu’à l’appui au rétablissement de l’autorité de l’État dans tout le pays, à la reconstruction du secteur de la sécurité malien, à la promotion et la protection des droits de l’Homme et à l’aide humanitaire.2 Le 16 janvier 2013, le Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale a ouvert une enquête sur les crimes qui pourraient être commis sur le territoire du Mali depuis janvier 2012. La situation au Mali a 2 3 4 été déférée à la Cour par le Gouvernement du Mali le 13 juillet 2012. Après avoir procédé à un examen préliminaire de la situation, notamment une évaluation de la recevabilité d’affaires éventuelles, le Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale a conclu qu’il existait une base raisonnable pour ouvrir une enquête, laquelle se poursuit actuellement avec la coopération des autorités nationales.3 Système judiciaire et accords de paix Le dernier rapport annuel de «Human Rights Watch», World Report 2015, Events of 2014, qui vient de sortir, souligne le manque de progrès dans la lutte contre l’impunité relative aux exactions commises durant le conflit armé en 2012 et 2013. Il y est également fait mention, depuis l’entrée en fonction du Président Ibrahim Boubacar Keita, en septembre 2013, de sa volonté de mettre en place un mécanisme de justice transitionnelle, composé d’une Commission Vérité, Justice et Réconciliation, laquelle devra, dans un mandat de trois ans, investiguer toute la période 1960-2013, soit depuis l’indépendance du pays. HRW souligne quelques progrès dans la réinstallation d’éléments du pouvoir judiciaire au nord du pays, en particulier dans les régions de Tombouctou et de Gao.4 Un accord de paix entre le gouvernement malien et les groupes armés du nord du Mali a été paraphé le 1er mars 2015 à Alger par le gouvernement malien et six groupes armés du nord engagés dans les négociations. Cet accord est le cinquième depuis l’été 2014. Il demeure des inquiétudes sur un retour en force des djihadistes dont la présence est à nouveau signalée dans le nord du Mali. La reprise des trafics en tout genre – dont les armes et les stupéfiants – Vhttp://www.un.org/fr/peacekeeping/missions/minusma/. http://www.icc-cpi.int/fr_menus/icc/situations%20and%20cases/situations/icc0112/ Pages/situation%20index.aspx. HRW, World Report 2015, Events of 2014, mars 2015, pp. 371 et ss. N° 61 - août 2015 36 qui s’imbriquent aussi avec les groupes djihadistes, fait craindre, sur fond de multiplication des groupes armés au nord, un retour à l’instabilité. L’expérience des accords passés montre que l’on est toujours dans un processus difficile de reconstruction d’une confiance, laminée par des décennies de conflit, entre les populations du nord et Bamako. Les attentats du 7 mars 2015 à Bamako et les attaques du 8 mars 2015 contre les bases militaires de la MINUSMA à Gao et Kidal montrent que la situation reste dangereuse dans le pays. Néanmoins, de nouveaux accords paraphés le 22 juin 2015 par le Mouvement arabe de l’Azawad rallument l’espoir de paix. Il ressort de l’expérience acquise au Mali depuis ces douze derniers mois, que la faiblesse du système judiciaire, lequel ne dispose ni de moyens ni d’expertise suffisante en matière de crimes complexes, est abyssale. Il existe environ 500 Magistrats et Procureurs au Mali, toutes fonctions confondues, et un peu plus de 300 avocats composent l’Ordre des avocats Malien, couvrant un territoire grand comme 30 fois la Suisse et comptant plus de 17 millions d’habitants. III. Le séminaire La délégation de l’Ordre des avocats de Genève, composée de Mes Philippe Currat et Arnaud Moutinot, s’est enrichie d’un Confrère de l’Ordre des avocats neuchâtelois, Me Claude Nicati, anciennement Procureur général suppléant de la Confédération et Conseiller d’Etat du canton de Neuchâtel, qui a fait office de chef de délégation; le Barreau pénal international, dont Me Philippe Currat est le Secrétaire général, s’est associé à la formation. La cérémonie d’ouverture a permis de constater la présence, qui se maintiendra tout au long du programme de formation, d’environ deux cents de nos Confrères maliens, soit les deux tiers de l’effectif total du Barreau. Leur présence s’est avérée à ce N° 61 - août 2015 point massive, que le Bâtonnier Coulibaly a requis et obtenu la suspension de toutes les procédures judiciaires dans le pays, afin de permettre aux avocats de se former. Après un discours d’accueil du Bâtonnier Coulibaly, Me Claude Nicati a pris la parole, avant que le Ministre de la Justice et des Droits de l’Homme, Garde des Sceaux de la République du Mali, ne prononce formellement l’ouverture des travaux. Au cours de la leçon inaugurale, donnée conjointement par l’ancienne Juge et Vice-Présidente de la Cour pénale internationale, Fatoumata Dembele Diarra, et Me Philippe Currat, le besoin d’intégrer une vision complète de la société malienne a été mis en avant. Dans un pays où le système judiciaire s’est complètement retiré des zones de conflits, une forme de justice transitionnelle apparaît nécessaire. Afin de présenter à nos Confrères maliens un programme adapté à leurs attentes et après un exposé sur l’état des droits de l’Homme au Mali par Me Moctar Mariko, Président de l’Association malienne des droits de l’Homme, tous les thèmes ont été abordés en binômes par un avocat malien et un avocat suisse. C’est ainsi que Mes Amadou Diarra et Claude Nicati ont présenté les problématiques de la participation et de la protection des victimes et des témoins aux audiences pénales, notamment lorsqu’elles portent sur des crimes de masse. Mes Cire Clédor Ly, du Barreau du Sénégal, et Arnaud 37 Moutinot ont traité, avec le Procureur général Daniel Tessougue, des standards du procès équitable, avant de prolonger sur les droits de la défense. Monsieur Oumarou Bocar, Magistrat pénaliste, Ancien Directeur de l’institut de Formation Judiciaire des Magistrats, Mes Magatte A. Seye, Ancien Bâtonnier de l’Ordre malien, et Philippe Currat ont présenté les infractions de droit international pénal, ainsi que les règles de complémentarité et de coopération régissant la Cour pénale internationale. La Juge Fatoumata Dembele Diarra a abordé avec Me Arnaud Moutinot les problématiques essentielles de la déontologie de la profession tandis que Monsieur Wafi Ougadèye Cisse, Magistrat, Ancien Procureur Général et Ancien Consul Général du Mali en France, Mes Alhassane Sangare et Claude Nicati ont traité des enquêtes et des droits de la défense dans le cadre des poursuites devant les juridictions nationales. Le Professeur Alioune Sall, Juge à la Cour de Justice de la CEDEAO et Me Philippe Currat ont enfin présenté les règles de la responsabilité pénale internationale, en se concentrant essentiellement sur le cas spécifique des groupes armés. Une séance de travail complémentaire a été organisée à l’attention du Jeune Barreau malien, dans les locaux de l’Ordre au Palais de justice, séance intense qui a débouché sur une visite du Palais de justice de Bamako et des rencontres impromptues avec un Procureur et un Juge d’instruction esseulés N° 61 - août 2015 dans un Palais fermé en ce samedi après-midi étouffant de chaleur. IV. Le suivi Les séances d’analyse qui ont suivi avec les participants comme avec la MINUSMA ont permis de mettre en avant la qualité de la participation de chacun, les débats avec les participants étant toujours très denses, pour toutes les thématiques abordées. La volonté que cette mission ne soit pas sans lendemain a engagé la Commission dans un intense programme de suivi. Il doit être noté que le séminaire s’inscrit déjà dans une forme de suivi, du fait de la participation de certains avocats maliens aux séances de formations organisées par la MINUSMA en février et septembre 2014 et en février 2015, auxquels Me Philippe Currat a participé également, en tant que formateur. Par ailleurs et en date du 26 mars 2015, la Commission a reçu à Genève, dans le cadre de l’examen périodique universel du Mali, une délégation malienne avec laquelle plusieurs pistes de suivis furent évoquées. En date du 8 juin 2015, Monsieur le Bâtonnier JeanMarc Carnicé a rencontré Me Guillaume Ngefa afin d’évoquer les collaborations futures de l’Ordre avec la MINUSMA. A cette occasion, Me Guillaume Ngefa a fait part au Bâtonnier de l’enthousiasme de la MINUSMA et du Barreau du Mali avec le projet réalisé qui est le premier de ce type depuis la création d’un Barreau au Mali. Il a également souligné l’influence favorable de cette action sur le plan diplomatique. Il a également été évoqué la conclusion d’une convention de collaboration entre le Barreau du Mali et l’Ordre des avocats portant sur la mise en œuvre des projets futurs et les engagements respectifs des uns et des autres. 38 Le dernier jour du séminaire s’est vu consacré à une synthèse effectuée tant avec les participants qu’avec la MINUSMA et en vue de préparer le suivi. A cette occasion, tant la forme que les sujets à aborder lors des éditions futures de ce séminaire furent abordés. En partenariat avec la MINUSMA et le Barreau du Mali, il a également été largement débattu des modalités d’un projet du type «caravane des droits de l’Homme», selon un concept similaire à la mission à laquelle la Commission des droits de l’Homme avait déjà participé au Bénin en 2011. utilisés comme support de cours par les intervenants ont été distribués aux participants au format numérique et sont naturellement susceptibles d’être réutilisés lors de formations futures, la Commission s’employant d’ailleurs à la création de modules de formation prêts à l’emploi. Il est enfin important de mentionner la réception très favorable de ce projet par nos Confrères maliens dont l’enthousiasme encourage la Commission à poursuivre ce projet qui s’inscrit dans la droite ligne de son mandat. Sous réserve de la question de la sécurité, problématique hautement évolutive, la MINUSMA considère en effet que les conditions cadres d’une telle approche sont réunies et qu’elle répond à un besoin drastique. En effet, les avocats locaux ne quittent jamais Bamako et les cas tant des victimes du conflit que des détenus de droit commun ne voient jamais l’intervention d’un avocat. Une telle intervention paraît pourtant largement nécessaire compte tenu notamment des nombreuses détentions provisoires dépassant largement les maximas admis. D’une manière générale, il est apparu que la MINUSMA est hautement preneuse de toute l’aide que la Commission serait en mesure de fournir en matière de soutien, développement et reconstruction du système judiciaire, l’appui financier, logistique et sécuritaire de la MINUSMA pouvant être largement sollicité dans le cadre des futurs projets. Il a également été noté un accès très limité à la littérature scientifique, la bibliothèque du Barreau du Mali étant presque inexistante. Un projet de sélection/collecte/achat d’ouvrages topiques à faire parvenir est en examen. Il doit enfin être noté que les documents de référence N° 61 - août 2015 39 L’INNOVATION RADICALE OU LA PROMESSE D’UN NOUVEL AVENIR ECONOMIQUE M. Christophe Donay 1 Les économies occidentales se situent à un tournant de leur histoire. Deux grandes voies opposées s’ouvrent devant elles. Sans changement de paradigme – c’est-à-dire sans choc positif de croissance – elles plieront sous le poids d’une dette croissante, perdront constamment du terrain vis-à-vis des pays émergents, puis, finalement, s’appauvriront. A l’inverse, elles peuvent reprendre l’initiative en renouant avec une croissance économique soutenue. Comment peuvent-elles générer une nouvelle croissance? Les déterminants de celle-ci sont nombreux et leur interaction complexe. De cette complexité émerge une idée simple: dans les économies modernes matures, l’offre précède la demande. L’innovation, à la source d’une nouvelle offre, est donc le moteur essentiel de la croissance économique. Croissance économique: une histoire d’innovation Dès lors qu’une offre nouvelle apparaît, une phase d’expansion de l’investissement se développe. Le rôle de l’investissement dans la dynamique de croissance est donc essentiel. Car à travers celui-ci, les nouveaux produits et services se diffusent dans l’ensemble des strates de l’économie, conduisant à un large processus de transformation par l’innovation. Plus le couple innovation-investissement est fort, plus la croissance économique est à la fois pérenne et élevée. Par exemple, dans les années 90, la croissance économique américaine, stimulée par l’investissement dans les nouvelles technologies d’information et de communication, s’est établie à 4 pour cent. Cela correspond à 1,5 points de pourcentage de plus que la croissance susceptible d’être produite par les Etats-Unis dans les prochaines années. L’innovation est le meilleur remède pour transformer une économie léthargique en une économie prospère. Il en est ainsi depuis l’avènement du capitalisme au XIIe siècle. 1 L’innovation doit être, plus que jamais, le leitmotiv des économies matures, pour qu’elles prorogent l’histoire de leur fabuleux développement. Sept sources majeures d’innovation pour transformer les économies développées Peut-on espérer, voire percevoir, une nouvelle vague d’innovation susceptible de conduire les économies américaines et européennes sur un chemin de croissance économique à la fois plus équilibrée et plus élevée? La réponse à cette question se heurte à la difficulté de percevoir l’éventuel prochain choc d’innovation, d’autant plus que les véritables révolutions technologiques mettent du temps avant de produire des effets visibles et durables dans les économies dans leur ensemble. Si nous sommes en mesure d’apporter une réponse positive à cette question, alors nous devrions être remplis de bienveillance à l’égard de l’avenir. Alors que de notre analyse découle une question cruciale, son enjeu mérite que nous apportions une réponse. Aucune réponse définitive ne peut être apportée à ce stade du développement des innovations quant à leur impact à long terme sur la croissance. Toutefois, parmi les sept sources majeures d’innovation que nous avons identifiées, quelques-unes sont susceptibles de produire un avenir très différent des réalités actuelles, en repoussant les limites et les contraintes technologiques d’aujourd’hui. Ces sources d’innovation radicale se forment dans des secteurs aussi divers que l’énergie, la communication, l’informatique, la médecine ou encore le transport. C’est donc au cœur des entreprises audacieuses et innovantes de ces sept secteurs que se façonnent l’avenir et que réside la croissance économique de la prochaine décennie. Le tableau numéro 2 ci-dessous résume les sept principales sources d’innovation. La capacité de ces sources d’innovation à transformer rapidement les économies dépend de leur vitesse de diffusion à grande échelle. Nous pouvons observer qu’au cours de l’histoire, la vitesse d’adoption des nouvelles technologies s’est constamment accélérée. Comme l’illustre le tableau 1 ci-dessous, il a fallu 85 années pour que la voiture soit adoptée par 50 pour cent de la population américaine, 30 ans pour la télévision et 10 ans pour le téléphone mobile. Parallèlement, la diffusion internationale des innovations radicales s’est accélérée, comme le montre la rapidité avec laquelle les téléphones portables ont été adoptés dans les économies émergentes. Selon le Pew Research Center aux Etats-Unis, seulement 1 pour cent de la population au Nigeria, au Ghana, au Bangladesh ou encore en Ouganda possède un téléphone fixe dans leur ménage. Mais 89 pour cent d’entre elle au Nigeria, 83 pour cent au Ghana, 76 pour cent au Bangladesh et 65 pour cent en Ouganda possèdent un téléphone mobile. Capacité d’innovation: avantage confirmé aux Etats-Unis Les entreprises à l’origine de ces sept sources d’innovation sont principalement américaines. La construction d’indices boursiers d’innovation par source nous enseigne, sans ambiguïté, que les entreprises américaines y sont majoritairement représentées: en moyenne, elles comptent pour les trois quarts des 10 premières sociétés en termes de capitalisation boursière, alors que les entreprises européennes ne représentent que 15 pour cent et les asiatiques 10 pour cent. Les Etats-Unis sont en bonne voie pour rester au cœur – notamment dans les centres de la côte Ouest Directeur de l’allocation d’actif et de la recherche macroéconomique auprès de Pictet & Cie. N° 61 - août 2015 L’accélération de la vitesse de diffusion de l’innovation accélère la vitesse de transformation 40 N° 61 - août 2015 – de l’innovation et du système capitaliste. Tandis qu’il existe quelques centres de référence en Europe, comme à Stockholm ou à Cambridge, le Vieux continent fait malheureusement largement partie de la périphérie dans ce domaine. En outre, les pays de la zone euro émergent à peine de plusieurs années d’austérité. Il est peu probable d’assister à un retour de l’Europe dans la course à l’innovation. Les différences des dynamiques d’innovation de part et d’autre de l’Atlantique se reflètent dans leurs taux de croissance historiques respectifs. La croissance réelle au cours des 20 dernières années a été en moyenne de près de 2,5 pour cent aux Etats-Unis, alors qu’elle n’a été que de 1,5 pour cent en Europe. En conclusion, nous pouvons tirer un enseignement de la fantastique dynamique de l’innovation pour résoudre le douloureux problème du surendettement des Etats européens, à l’origine de la crise de la zone euro: des politiques économiques visant à stimuler davantage l’innovation et à attirer les investissements seraient souhaitables. Si ce virage n’est pas rapidement pris, l’Europe est destinée à se languir dans la périphérie de l’économique mondiale. Tableau 1: Vitesse d’adoption des nouvelles technologies Automobile 85 ans Avion 75 ans Téléphone 69 ans Electricité 53 ans Caméra vidéo 35 ans Radio 30 ans Télévision 30 ans Ordinateur personnel 27 ans Internet 18 ans Téléphone portable 10 ans 41 LE NOUVEAU PLAN D’UTILISATION DU SOL DE LA VILLE DE GENÈVE: NOUVEAUTÉS ET INCERTITUDES Me Philippe Cottier Tableau 2: Sept sources potentielles pour la prochaine vague d’innovation SECTEURS TECHNOLOGIQUES INNOVATIONS RADICALES POTENTIELLES 1. Internet - Applications mobiles 1.Introduction - Internet des choses - Crowd sourcing, crowd funding, crowd teaching 2. Informatique / Traitement de l’information - Extension de la loi de Moore (microprocesseurs de nouvelle génération) - Informatique quantique - Big data 3. Automatisation - Robotique avancée - automatisation de travail manuel et d’expertise (intelligence artificielle), interface homme-machine, drones, processus décisionnels - Impression 3D 4. Transports Cet instrument a longtemps été utilisé pour créer un équilibre entre logements et activités et pour favoriser l’implantation de commerces aux rez-de-chaussée des bâtiments du centre-ville de Genève (point 3 cidessous). - Véhicules autonomes - Véhicules fonctionnant avec de nouvelles énergies 5. Energie - Pétrole et gaz de schiste - Stockage et gestion de l’énergie électrique - Nouvelles énergies - solaire, biomasse, éolien, géothermique, énergie des océans et hydrogène 6. Sciences de la vie - Pharmaceutique ‐ Biotechnologie – bio-marqueurs, nano-biotechnologie, bio-médicaments ciblés, génomique (décodage de l’ADN), génétique moléculaire et cellulaire ‐ Neurobiologie ‐ Bioinformatique ‐ Immunologie ‐ Oncologie 7. Matériaux intelligents Le 28 juin 2011, le Conseil municipal a proposé de modifier le RPUS du 15 juin 2009. La Ville de Genève vise deux objectifs avec cette modification: premièrement, elle veut garantir le maintien de cafés, restaurants, théâtres, cinémas, musées et autres activités, qualifiées d’indispensables. Ensuite, elle entend maintenir une certaine diversité de l’offre, c’est-à-dire qu’un café peut changer d’enseigne, mais doit être remplacé par un café (point 4 ci-dessous). Les propositions de modifications sont éminemment politiques et semblent motivées par le souci de la Ville de sauvegarder quelques enseignes emblématiques de Genève, dont notamment le bar «Cristallina» ou le restaurant «l’Entrecôte», qui tendent à disparaître au profit d’autres commerces tels que banques et bijouteries. ‐ Nanotechnologies ‐ Graphène ‐ Matériaux composites - Contrôle de la matière douce (polymères, protéines) N° 61 - août 2015 Depuis 1983, la Ville de Genève dispose d’un instrument afin de maintenir et de rétablir l’habitat ainsi que de favoriser une implantation harmonieuse et équilibrée des activités économiques, il s’agit du plan d’utilisation du sol (ci-après le «PUS») et du Règlement d’application du plan d’utilisation du sol (ci-après le «RPUS»). Cet outil est l’aboutissement d’une initiative populaire pour la protection de l’habitat et contre les constructions abusives qui a donné lieu à l’adoption du chapitre II A. de la loi sur l’extension des voies de communication et l’aménagement des quartiers ou localités (ci-après «LExt») (point 2 ci-dessous). 42 N° 61 - août 2015 Cependant, ces modifications sont extrêmement incisives et limitent le droit de propriété et la liberté économique des propriétaires des bâtiments sis dans les périmètres concernés. Plusieurs associations se sont regroupées afin de recourir contre ce nouveau RPUS, recours qui a été porté jusque devant le Tribunal fédéral (point 5 ci-dessous). La mise en œuvre du règlement sera susceptible de poser quelques problèmes également car le RPUS luimême ne contient aucune règle d’application (point 6 ci-dessous). 2. Plans relatifs à l’utilisation du sol — définition et procédure d’adoption Le 1er juillet 1983, le chapitre II A. de la LExt est entré en vigueur. L’art. 15A LExt prévoit à son alinéa 1 qu’ «afin de maintenir et de rétablir l’habitat dans les 4 premières zones de construction au sens de l’article 19 de la loi d’application de la loi fédérale sur l’aménagement du territoire, du 4 juin 1987, et dans leurs zones de développement, d’y favoriser une implantation des activités qui soit harmonieuse et équilibrée, tout en garantissant le mieux possible l’espace habitable et en limitant les nuisances qui pourraient résulter de l’activité économique, les communes élaborent en collaboration avec l’Etat et adoptent des plans d’utilisation du sol approuvés par leur Conseil municipal.» Les moyens envisagés pour atteindre le but visé par l’art. 15A LExt sont notamment de répartir les terrains de la commune en terrains à bâtir et en espaces verts, privés ou publics. Les terrains à bâtir peuvent ensuite être répartis en secteur d’intérêt public, d’habitation ou de logement et d’activités (art. 15B LExt). Finalement, à l’intérieur de ces secteurs, les communes peuvent établir des pourcentages de répartition entre 43 l’habitat et les activités (art. 15C LExt). La procédure d’adoption des plans d’utilisation du sol est décrite aux articles 15D et 15F LExt. Tout d’abord, le plan et son règlement doivent obligatoirement être soumis à une enquête publique la plus large possible. Ils doivent ensuite être traités et adoptés par le Conseil municipal de la commune intéressée. Le Conseil d’Etat doit ensuite approuver des versions du plan et du règlement validées par le Conseil municipal, en vérifiant notamment qu’ils sont conformes aux plans de zones et au plan directeur cantonal et aux plans directeurs localisés. Une fois le plan d’utilisation du sol et son règlement adoptés par le Conseil d’Etat, ils peuvent faire l’objet d’un recours dans un délai de 30 jours dès la publication de l’arrêté d’approbation du Conseil d’Etat dans la Feuille d’avis officielle. Le recours doit être déposé auprès de la Chambre administrative de la Cour de justice. La décision de la Cour de justice peut ensuite faire l’objet d’un recours en matière de droit public au Tribunal fédéral. 3. Historique du RPUS de la Ville de Genève Suite à l’adoption du chapitre II. A de la LExt, le Conseil municipal et le Conseil d’Etat de Genève ont rédigé un règlement transitoire relatif au plan d’utilisation du sol de la Ville de Genève (ci-après «RTPUS»). Le RTPUS est entré en vigueur le 1er septembre 1988. tition entre le logement et les activités, variant selon les secteurs. 4. Modifications du RPUS selon l’arrêté du Conseil municipal du 28 juin 2011 - Le RTPUS visait également à maintenir les hôtels de catégorie modestes. Le 28 juin 2011, le Conseil municipal de la Ville de Genève a adopté un arrêté visant la modification du RPUS. La nouvelle version du plan ne comporte plus uniquement une répartition de la ville en secteurs visant à répartir les locaux destinés aux logements et aux activités. Il comporte également une délimitation des secteurs d’animation (réglementé par le nouvel article 9 que nous détaillerons ci-dessous), avec un secteur A (vieille-ville – trait-tillé orange) et un secteur B (rues commerçantes de quartiers - ligne orange): - Le RTPUS comportait des restrictions d’affectation des locaux situés aux rez-de-chaussée en interdisant par exemple l’implantation de bureaux fermés au public. Parallèlement à l’adoption du RTPUS, la Ville de Genève a élaboré un projet de RPUS. Après plusieurs modifications et mises à l’enquête, le RPUS est entré en vigueur le 15 juin 2009. Le plan répartit la Ville en plusieurs secteurs auxquels sont appliqués des taux de réparation entre logements et activités dans les bâtiments concernés. Le RPUS reprend les buts visés par le RTPUS en renforçant la réglementation relative à l’affectation des rez-dechaussée et en restreignant les règles relatives aux hôtels. Il instaure un taux minimal d’espaces verts et met également en place des restrictions quant aux changements d’affectation des bâtiments commerciaux. Son article 9 indique en effet que «les surfaces au rezde-chaussée, lorsqu’elles donnent sur des lieux de passage ouverts au public, doivent être affectées ou rester affectées, pour la nette majorité de chaque surface, à des activités accessibles au public en matière de commerce, d’artisanat ou d’équipements sociaux ou culturels à l’exclusion des locaux fermés au public.» Les buts principaux du RTPUS étaient les suivants: -En cas de construction, démolition-reconstruction ou d’agrandissement d’un bâtiment, il imposait une obligation d’affecter des surfaces nouvelles au logement, selon un taux de répar1 Après une longue procédure relative principalement à la validité de l’article 11 RPUS concernant le maintien de l’affectation des hôtels, le Tribunal fédéral a confirmé sa validité par arrêt du 20 février 20071. Arrêt du TF 1C_229/2009. N° 61 - août 2015 44 étages ouverts au public, notamment destinés au commerce, à l’artisanat, aux loisirs, aux activités sociales ou culturelles, à l’exclusion des locaux fermés au public. 3. L’article 9 al. 2.2 définit les locaux fermés au public comme des locaux inoccupés par des personnes ou des locaux occupés essentiellement par des personnes de l’entreprise ou qui sont destinés à une clientèle accueillie dans des conditions de confidentialité, notamment des bureaux, cabinets médicaux, études d’avocats, de notaires, fiduciaires, experts-comptables, agents immobiliers, etc. Cependant, ce qui est frappant dans cette version du RPUS, ce sont les nouvelles restrictions qu’il comporte, notamment en relation avec le changement d’affectation des locaux: Cette version du RPUS comporte plusieurs nouvelles définitions: 1. L’article 3 al. 6 définit les bâtiments d’activités comme tout bâtiment comportant des locaux qui, par leur destination, leur aménagement et leur distribution, sont destinés à des activités telles que les services de prestations ou administratifs, les diverses catégories de magasins, les cafés, les restaurants, les tea-rooms, les théâtres, les cinémas, les musées, les salles de concert, de spectacles, de conférences, ou les lieux de loisirs. 2. L’article 9 al. 2.1 définit les activités accessibles au public comme les locaux ouverts au public, les arcades ou les bâtiments accessibles depuis le rez-de-chaussée, quels que soient les N° 61 - août 2015 1. l’article 9 al. 3 indique qu’un certain nombre d’activités telles que cafés, restaurants, lieux de loisirs etc. situés tout particulièrement au centre-ville (secteur A) ou en bordure des rues commerçantes de quartiers (secteur B) conservent en règle générale leur catégorie d’activité en cours d’exploitation ou leur dernière exploitation, s’il s’agit de locaux vacants. 2. L’article 9 al. 4 indique que les commerces et les diverses catégories de magasins ouverts au public, au centre-ville (secteur A) conservent ou changent, selon leur activité, afin d’améliorer et de développer la diversité de l’offre, le commerce de proximité et l’animation du centreville. 3. L’article 9 al. 5 comporte une exception à ce principe. S’il est démontré que l’exploitation des activités mentionnées à l’alinéa 3 ne peut 45 pas être poursuivie, pour d’autres motifs qu’une majoration de loyer excessive ou un prix d’acquisition disproportionné du bien immobilier ou du fonds de commerce, une dérogation au sens de l’article 14 peut être octroyée. municipaux ont également soulevé ce point en argumentant que seuls les petits commerces tels que magasins de proximité, cafés et restaurants, situés dans l’hyper centre de la ville, doivent être protégés et non l’ensemble des activités4. ment déguisé de lutte contre les hausses abusives de loyer, prérogative du législateur fédéral uniquement. 4. L’article 14 mentionne qu’une dérogation peut être octroyée lorsqu’une utilisation plus judicieuse du sol ou des bâtiments l’exige impérieusement. Quoiqu’il en soit, de vives réactions se sont vite fait entendre au sujet de cette nouvelle version du RPUS. Plusieurs associations et un particulier ont recouru contre ce texte. Le Tribunal fédéral a rendu son arrêt en date du 1er novembre 2013, suite à la décision de la Cour de justice du 29 janvier 2013. Il découle de ces nouveaux articles qu’en règle générale, un café devra demeurer un café, une boulangerie une boulangerie, un restaurant un restaurant, les exceptions à ce principe étant limitées. De plus, ce principe ne se limitera pas au centre-ville puisque l’alinéa 3 mentionne «tout particulièrement» au centre-ville et en bordure des rues commerçantes de quartier. Ces modifications sont donc lourdes de conséquences pour les propriétaires de bâtiments situés dans le large périmètre concerné. A la lecture des débats du Conseil municipal, l’on peut toutefois constater que les différents intervenants ont tenté de limiter l’impact du nouveau RPUS. En effet, il a été précisé à plusieurs reprises par les partisans du nouveau règlement qu’un établissement qui ne fonctionne pas pourra devenir autre chose, car le règlement doit être souple2. M. Pagani a précisé lors des débats qu’en matière de changement d’affectation et contre le phénomène de disparition des petits commerces, la Ville n’avait actuellement aucun outil pour agir3. M. Pagani parle donc bien d’un instrument pour lutter contre la disparition de petits commerces et non pas pour figer toutes les activités actuelles coûte que coûte. Les Conseillers 5. Procédure de recours contre la modification du RPUS du 28 juin 2011 a. Arguments des recourants Selon les recourants, le but du RPUS est de fixer un taux de répartition dans les différents secteurs, afin de s’assurer un équilibre entre l’habitat et l’artisanat, le commerce, l’administration et les secteurs de détente. Le nouvel article 9 al. 3 et 4 RPUS ne se borne pas selon les recourants à répartir diverses affectations en fonction de secteurs, il fige l’ensemble des activités qualifiées «d’animation». En outre, la sélection des activités apparaît arbitraire. De plus, ces alinéas obligent un propriétaire à poursuivre une activité déterminée même contre son gré. Il s’agit là d’une mesure de politique économique, intervenant dans la libre concurrence pour favoriser certaines branches d’activités. Toujours selon les recourants, le nouvel article 9 al. 5 RPUS attribue aux autorités cantonales une nouvelle prérogative, à savoir le contrôle de la juste valeur des loyers, respectivement de la juste valeur des fonds de commerce. L’article 9 al. 5 RPUS est donc un instru- b.Décision du Tribunal fédéral confirmant l’arrêt de la Cour de justice Le Tribunal fédéral a jugé que l’article 9 al. 3 RPUS ne consacre pas une atteinte inadmissible à la liberté économique et à la garantie de la propriété. Selon lui, une réglementation est admissible même si elle peut avoir des répercussions susceptibles d’être qualifiées de politique économique, par exemple en favorisant une catégorie d’entreprises par rapport à d’autres, pour autant que l’objectif principal relève de l’aménagement du territoire5. Les mesures contenues dans l’art. 9 al. 3 RPUS poursuivent un intérêt public reconnu, qui est de favoriser une implantation des activités qui soit harmonieuse et équilibrée, conformément aux objectifs visés par les articles 15A et suivants LExt. Il s’agit donc de favoriser un équilibre des activités et de garantir un approvisionnement suffisant de la population et non de favoriser certains branches d’activités par rapport à d’autres, comme le soutiennent les recourants6. D’une manière succincte, le Tribunal fédéral relève que par l’utilisation des termes «en général», l’art. 9 al. 3 RPUS laisse à l’autorité d’application une certaine marge d’appréciation7. Le Tribunal fédéral a ensuite jugé que l’article 9 al. 5 RPUS n’a pas pour objectif le contrôle des loyers et n’empiète dès lors pas sur l’art. 271 CO, contrairement à ce que soutiennent les recourants8. Selon le Tribunal fédéral, cette disposition est analogue à l’art. 11 RPUS concernant les hôtels, dont la conformité au droit supérieur a déjà été approuvée. En résumé, le Tribunal fédéral avait jugé en rapport avec l’art. 11 RPUS que la disposition n’empêche pas les propriétaires de disposer de leur bien car il existe une dispense au principe du maintien de l’affectation pour le cas où il est établi que l’exploitation ne peut pas être poursuivie. La marge d’appréciation laissée à l’administration pour vérifier que les conditions de la dérogation sont remplies peut certes mener à des abus mais il appartient, cas échéant, à l’autorité judiciaire de les sanctionner9. Le Tribunal fédéral a finalement confirmé l’arrêt de la Cour de justice en ce qui concerne l’article 9 al. 4 RPUS. Lors de l’application de cet article, la Ville de Genève pourrait s’opposer à la réouverture d’un café ou d’un restaurant, ou d’une autre activité déjà offerte en abondance dans des secteurs bien définis, afin de garantir une diversité des services à la population. Cet examen suppose que l’autorité prévoie quel type de commerce serait, cas échéant, manquant dans l’offre existante ou encore lesquels seraient pléthoriques. Cette mesure n’est à l’évidence pas neutre sur le plan économique et intervient directement sur la libre concurrence. Elle doit donc être qualifiée de mesure de politique économique et n’est pas compatible avec la liberté économique10. Il découle de l’arrêt du Tribunal fédéral que l’article 9 al. 5 devient l’article 9 al. 4 RPUS et l’article 9 al. 6 l’article 9 al. 5 RPUS. Arrêt du TF 1C_453/2007, consid. 8.2. Arrêt du TF 1C_253/2013, consid. 4.2. Idem. 8 Arrêt du TF 1C_253/2013, consid. 5.2. 9 Arrêt du TF 1C_229/2009, consid. 4.4 10 Arrêt du TF 1C_229/2009, consid. 6. 5 6 7 2 3 4 Pour exemple, Mme Belmonte, p. 7 du rapport de la Commission de l’aménagement (PA-78A). M. Pagani, p. 7 du rapport de la Commission de l’aménagement (PA-78A). Pour exemple, M. Chappuis, séance du 28 juin 2011, p. 620. N° 61 - août 2015 46 N° 61 - août 2015 47 portants permettant une certaine marge de manœuvre dans la souplesse de l’application de l’article 9 RPUS: 6. Mise en œuvre du RPUS municipal afin d’obtenir une dérogation au préavis. Selon l’article 9 al. 5 RPUS, «les changements de destination de surfaces de plancher, au sens du présent article seront soumis à autorisation du Département de l’aménagement, du logement et de l’énergie (ciaprès le «DALE»), même en l’absence de travaux, en application de l’article 1 al. 1 let. b) de la loi sur les constructions et installations diverses». Finalement, en cas de refus de la dérogation, l’administré devra-t-il recourir contre la décision de refus de la Ville ou devra-t-il recourir contre le refus du DALE? Nous partons du principe qu’il devra recourir contre la décision du refus de la dérogation, rendue par la Ville. - L’indication «en général» de l’al. 3 permettant à l’autorité d’application de bénéficier d’une certaine marge de manœuvre. Ces questions de mise en œuvre du règlement devront être éclaircies avec la pratique car le RPUS lui-même ne contient aucune règle de mise en œuvre. - La possibilité de faire constater par les autorités judiciaires l’abus du pouvoir d’appréciation laissée à l’administration pour vérifier que les conditions de la dérogation au sens de l’article 9 al. 4 RPUS sont remplies. Il en découle que le DALE demandera, lors de chaque dépôt d’une demande d’autorisation de modifier la destination de locaux situés dans le périmètre d’application du PUS, un préavis de la Ville. Le RPUS ne contient aucune règle d’exécution mentionnant quelle autorité est habilitée à l’appliquer. Il faut donc se référer aux règles d’organisation de la commune de Genève. Selon l’art. 48 let. o) de la loi sur l’administration des communes, «le Conseil administratif est chargé d’exécuter les lois, les règlements et les arrêtés si cette compétence est conférée à la commune.» Se pose la question de savoir, en cas de préavis négatif de la Ville, si le DALE peut ne pas tenir compte du préavis et autoriser la modification d’affectation. A notre avis, le DALE ne pourra pas écarter le préavis de la Ville car ce dernier met en œuvre un règlement communal, de nature obligatoire pour les administrés. En cas de préavis négatif de la Ville, une nouvelle question se pose: l’administré doit-il déposer une demande de dérogation au sens de l’article 9 al. 4 et 14 RPUS ou doit-il attendre la décision négative du DALE et recourir? Et, s’il ne demande pas de dérogation, son droit de recours contre la décision du refus du DALE existe-il toujours pour un motif découlant du RPUS? Nous comprenons de l’article 9 al. 4 RPUS qu’en cas de préavis négatif de la Ville, il faudra déposer un dossier complet auprès du service compétent du Conseil N° 61 - août 2015 7. Conclusion Le RPUS est un instrument qui existe depuis plusieurs années. Il s’est limité dans un premier temps à assurer un pourcentage équilibré de logements et d’activités dans le périmètre limité du centre-ville. Il a ensuite été modifié pour y intégrer une notion de promotion des activités ouvertes au public aux rez-de-chaussée des immeubles situés au centre-ville, avec une protection particulière pour les hôtels. Il faudra donc attendre les premières décisions de la Ville de Genève pour connaître le niveau de souplesse avec lequel ce Règlement sera appliqué et le cas échéant, comme le souligne le Tribunal fédéral, l’on devra s’adresser aux autorités judiciaires en cas d’abus du pouvoir d’appréciation du Conseil administratif. Aujourd’hui, ce règlement va beaucoup plus loin et prend une connotation nettement plus politique visant à protéger les petits commerces du centre-ville et alentours. Si l’on en fait une lecture stricte, les activités exercées actuellement dans les bâtiments situés non seulement au centre-ville mais également aux abords des routes commerçantes seront figées pour l’avenir. Cette règlementation porte atteinte aux droits constitutionnels des propriétaires des bâtiments concernés. Le Tribunal fédéral a certes jugé que les droits de propriété et de liberté économique étaient respectés par le nouveau RPUS mais il s’est retranché derrière l’argument selon lequel il s’impose une certaine retenue lorsqu’il s’agit de tenir compte des circonstances locales, mieux connues des autorités cantonales. Le Tribunal fédéral a cependant soulevé deux points im- 48 N° 61 - août 2015 49 LA CONTRIBUTION DE L’AVOCAT DANS LA PÉRENNITÉ ET L’INSTAURATION DE L’ETAT DE DROIT Me Taoufik Ouanes 1 Si le rôle de l’avocat est bien connu en matière de défense des intérêts privés, sa contribution à la défense de l’intérêt général est moins connue. Pourtant, la défense des intérêts privés constitue également et par ricochet une contribution substantielle à l’application de la norme juridique et à la mise en œuvre de la primauté du droit. Ceci est aussi bien valable en droit privé qu’en droit public. Cette contribution constitue, selon les pays et les conditions d’exercice de notre métier, une contribution à l’instauration de l’état de droit (ou de l’Etat de droit) et à celle de sa pérennité. Ce rôle que joue l’avocat dans ce domaine est suffisamment complexe et important pour ne pas prétendre en dresser un tableau exhaustif dans les limites de quelques pages. Nous ne ferons ainsi que mettre en relief ses traits les plus saillants en espérant que d’autres études plus approfondies viennent nous éclairer sur les subtilités et les fins contours de ce rôle. Mais avant d’en arriver là, nous tâcherons de jeter certains éclairages sur le concept même de «l’état de droit». A. Signification et évolution du concept de «l’état de droit» Toute norme légale se rattache à un système juridique et à ses fondements métajuridiques. Aucune norme juridique ne peut exister ex nihilo et d’une manière isolée, et n’appartenant à aucun ensemble, interne, international ou encore universel, tel que les principes généraux du droit. Elle est toujours rattachée à un système qui constitue son socle nécessaire pour son interprétation ou de son application. Aucune norme ne peut prétendre à la moindre juridicité si elle ne renvoie pas au lien qui la rattache à un système de droit – ou plus précisément – un ensemble normatif qui la fonde et l’encadre. Cependant, un tel ensemble normatif ne devient un ordre juridique que si les normes qui le constituent sont à la fois cohérentes, générales, accessibles à tous et assorties de fortes structures d’application. 1. «Etat de droit» ou «état de droit» Toutefois, il est accepté depuis Aristote2 que tout ordre juridique doit également prévoir en son sein des institutions et des professions judiciaires et légales indépendantes pour protéger les justiciables contre l’arbitraire de la puissance publique, des individus ou de toute autre part. De là on voit pointer la notion de justice et de la primauté du droit par opposition à l’arbitraire. C’est ce qui fonde les concepts d’«état de droit» et «Etat de droit». Le concept de l’état de droit trouve ses racines dans de nombreuses cultures juridiques dans tous les continents. La marche vers l’instauration et de la pérennité de l’état de droit et de sa primauté est étroitement liée à l’évolution de l’histoire du droit elle-même. Le Code de Hammourabi, promulgué par le roi de Babylone vers 1760 avant J.-C., est l’un des premiers exemples de la codification du droit et de la reconnaissance de la primauté de ses règles dans les relations sociales, interpersonnelles et avec les gouvernants. Cependant, le principe de la primauté du droit ne peut se traduire dans la pratique et dans les faits sans établir en son sein une hiérarchisation des normes juridiques. Cette hiérarchisation a présidé à la naissance du constitutionnalisme3. Avocat au barreau de Tunis, membre de la Section des avocats de barreaux étrangers (SABE). Aristote, Livre III, 11, section 3: «Il faut donc préférer la souveraineté de la loi à celle d’un des citoyens». Cette citation est considérée comme l’origine de la notion d’état de droit. 3 Selon une définition plus ancienne, l’état de droit est un système institutionnel dans lequel la puissance publique est soumise au droit. Le juriste autrichien Hans Kelsen a redéfini cette notion d’origine allemande (Rechtsstaat) au début du XXe siècle, comme un «État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée». Par ailleurs, le respect de ces normes et de leur hiérarchie ne pouvait être assuré que par des corps et des institutions indépendants: La magistrature dans la plénitude de ses compétences, ses auxiliaires ainsi que d’autres organes à commencer par la défense représentée par sa cheville ouvrière, les avocats. Le principe de la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) – fondement de la théorie de l’Etat moderne – garantit l’indépendance du pouvoir judicaire et de ses organes, à savoir les magistrats et les avocats. Tous ces aspects, essentiellement normatifs et organisationnels, ne peuvent avoir de sens sans les mettre en relation avec la notion fondatrice de toute la coexistence humaine, à savoir la justice. Ainsi et à travers l’histoire du droit, ces aspects normatifs et organisationnels ont progressivement trouvé leur pleine signification dans le développement des droits fondamentaux, à savoir les droits de l’Homme, le droit humanitaire et le droit pénal international. Par ailleurs et dans une évolution remarquable durant ces dernières décennies, la notion d’état de droit et de sa primauté dans sa hiérarchie s’est considérablement rapprochée de la notion de démocratie. Ce fut une très significative étape à tel point que Raymond Carré De Malberg considère que «La naissance de l’Etat se place au moment même où il se trouve pourvu de sa première Constitution»4, car les constitutions sont censées déclarer et attribuer les droits fondamentaux aux citoyens. Ainsi, dans la notion moderne de l’état de droit, la légalité ne suffit plus, dans la mesure où le respect de ces droits fondamentaux vient s’ajouter à la nécessaire conformité de toute règle de droit à la hiérarchie des normes telle que prévue par la constitution. Ainsi, on est passé de «l’état de droit», simple constatation de légalité (et qui se rapproche plutôt de la notion de «due process»), à «l’Etat de droit». L’Etat de droit suppose non seulement un système juridique hiérarchisé mais aussi et surtout une structure étatique dotée d’un ordonnancement juridique démocratique basé sur l’intérêt des sujets de droit et disposant d’une puissance publique, elle-même soumise au droit et juridiquement responsable de ses actes. Dans ce sens, l’Etat de droit se rapproche de la notion de «rule of law». De nos jours, «état de droit» et «Etat de droit» tendent de plus en plus à se confondre au gré de l’évolution de l’histoire et du développement des libertés publiques, vecteurs essentiels de la démocratie.5 2. Normes internationales et «état de droit» Ce développement a été également favorisé par l’évolution juridique au niveau international. Ainsi, le principe de l’état de droit et sa nature obligatoire en tant que principe général de droit ont été mis en exergue, déjà en 1948, dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui stipule dans son préambule «…qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit6 pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression». Les Nations Unies ont, elles aussi et à plusieurs reprises, affirmé que l’état de droit et la bonne administration de la justice sont nécessaires pour la promotion et la protection des droits de l’Homme. L’ONU définit l’état de droit comme «un principe de gouvernance en vertu duquel l’ensemble des individus, des institutions et des entités publiques et privées, y compris l’État lui-même, ont à répondre de l’observation de lois promulguées publiquement, 1 2 N° 61 - août 2015 50 Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, Ed. Dalloz. p 66. Afin de ne pas trop compliquer la sémantique de ce texte, nous et du moment que cette distinction ne présente pas d’utilité fondamentale aux fins de cette brève étude, nous utiliserons ces deux concepts avec cette seule distinction, certes un peu schématique. 6 Dans le contexte du préambule de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, le sens de l’expression «régime de droit» est identique à celle de «état de droit». 4 5 N° 61 - août 2015 51 appliquées de façon identique pour tous et administrées de manière indépendante, et compatibles avec les règles et normes internationales en matière de droits de l’homme.»7 Toutefois, le concept «d’état de droit», ainsi que tous les principes qui en dérivent, seraient totalement illusoires sans l’existence de professions judiciaires et légales indépendantes chargées de mettre en œuvre, défendre et développer l’état de droit. Il s’agit principalement des magistrats et des avocats. Si le rôle de la magistrature est facilement percevable dans la pérennité de l’état de droit par l’application du droit, celui de l’avocat est moins perceptible malgré son importance fondamentale. B. Rôle de l’avocat dans la pérennité et le renforcement de l’état de droit Quand il s’agit de défendre les intérêts ou les droits du justiciable, l’avocat finit inéluctablement par défendre le «Droit» et sa bonne application. Certes, l’avocat injecte une certaine dose de sa propre subjectivité quand il défend le droit de son client; mais il n’y a pas de droits à défendre qui ne s’inscrivent dans un ordonnancement juridique public ou privé, interne ou international. En défendant les intérêts de son client l’avocat exerce toujours sa mission dans le cadre d’un ordonnancement juridique donné. Lorsque cet ordonnancement constitue un «Etat de droit» qui respecte, non seulement la primauté du droit, mais également les droits de l’Homme et les libertés fondamentales – telles que constitutionnellement et internationalement prévues et garanties – le rôle de l’avocat consiste aussi à pérenniser et développer l’Etat de droit. Le droit constitutionnel, le droit administratif et le droit pénal international sont des exemples parlants de l’évolution vers l’Etat de droit. Le fait que l’avocat, lors de l’exercice du droit de la défense, questionne la constitutionnalité des lois constitue une composante importante de l’état de droit et de l’attachement de l’avocat à sa bonne application et à sa pérennité. Dans le même sens, l’avocat peut aussi soulever la question de la conformité du droit interne aux engagements internationaux conclus par l’Etat par le biais des conventions bi ou multilatérales. Un tel moyen de défense trouve son fondement dans le fait que l’état de droit n’est pas l’apanage unique des pouvoirs internes, mais est également constitué par des normes de droit international comme partie intégrante de l’état de droit. Le domaine de prédilection où l’avocat fait appel aux normes internationales de l’état de droit est celui des droits de l’Homme. A telle enseigne que de plus en plus systématiquement, les avocats européens exercent des recours supranationaux devant les cours européennes, surtout devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme. A l’occasion de ces recours, les avocats jouent un rôle important non seulement dans la mise en œuvre des normes de l’état de droit, mais également dans l’affirmation et le renforcement de ces mêmes normes. (1748), Montesquieu considère que «le juge n’est que la bouche qui prononce les paroles de la loi». Cette citation paraît avoir beaucoup perdu de sa pertinence depuis la reconnaissance du rôle du juge dans la création du droit à travers son œuvre jurisprudentielle. Cependant, il est indéniable que l’avocat contribue toujours à cette œuvre de création du droit car la jurisprudence n’est, en général, que la consécration par le juge, de l’une ou l’autre thèse défendue par les avocats des parties dans le cadre d’un litige donné. Ainsi, l’œuvre créatrice du droit par la jurisprudence est de parenté double: le magistrat et l’avocat. Si l’avocat n’est pas le créateur direct de la jurisprudence, il n’en demeure pas moins son inspirateur et son fécondateur. Ceci constitue une autre forme de contribution de l’avocat à la pérennité et au renforcement de l’état de droit et fait partie de la mission de l’avocat et de l’exercice du droit de la défense. Cependant l’exercice du droit de la défense et la contribution au renforcement de l’état de droit ne sont possibles que si l’avocat jouit d’une indépendance réelle dans l’accomplissement de sa mission. De la même manière et dans le domaine du droit administratif, l’avocat en défendant son client contre les actes arbitraires de l’administration, défend aussi l’état de droit car, l’une des avancées les plus remarquables de ce dernier a été de soumettre l’administration – apanage le plus puissant de la puissance publique – à l’autorité du droit et de son contrôle. Là aussi et à travers le contentieux administratif, l’avocat contribue substantiellement à la pérennité et au renforcement de l’état de droit. Dans son célèbre discours en 1693, le célèbre magistrat français Henri François d’ Aguesseau s’adressant aux avocats prononça ces paroles: «Vous êtes placés, pour le bien du public, entre le tumulte des passions humaines et le trône de la justice (...); vous êtes également redevables et aux juges et à vos parties, et c’est ce double engagement qui est le double principe de toutes vos obligations.»8 Dans sa fameuse phrase, issue de l’Esprit des Lois L’indépendance de l’avocat Cette formulation est proche de celle de la Cour Européenne des Droits de l’Homme dans son arrêt Nikula c. Finlande en 2002: «Le statut spécifique des avocats les place dans une situation centrale dans l’administration de la justice, comme intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux (...). Eu égard au rôle clé des avocats dans ce domaine, on peut attendre d’eux qu’ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et, ainsi, à la confiance du public en celle-ci.»9 L’indépendance de l’avocat est cruciale, tout comme sa protection. L’avocat en tant que défenseur des droits doit être à l’abri de tout arbitraire afin de pouvoir utiliser tous les moyens légaux pour la défense de son client. Mieux, cette protection est d’autant plus nécessaire à l’avocat car, d’une façon ou d’une autre et même en filigrane, il assure une fonction «de service public» qui consiste à assurer les sacro-saints principes du «droit à la défense», de «l’accès à la justice» et du «droit à un procès équitable». L’institution de «l’aide juridictionnelle»10 est une éclatante illustration car l’avocat peut être réquisitionné, aux frais de l’Etat, pour prêter son concours à des justiciables nécessiteux ou incapables de payer les honoraires d’un avocat ou les frais de justice. La Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur l’indépendance des juges et des avocats définit l’aide juridique (ou judiciaire) comme suit: «De ce fait, la définition de l’aide juridique doit être aussi large que possible et comprendre non seulement le droit à une assistance juridique gratuite en matière pénale, au sens de l’article 14, paragraphe 3 d), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, mais aussi à une assistance juridique efficace dans toute procédure judiciaire ou extrajudiciaire Cf. Intervention de l’avocat historien du droit Jean-Luc Chartier évoquant la figure vertueuse du Chancelier d’Aguesseau et sa conception de la vertu pour les avocats et magistrats. http://www.canalacademie.com/ida2520-La-vertu-des-hommes-du-droit-selon-le-chancelier-d-Aguesseau.html. Alexandre Cordahi,«Les garanties de l’indépendance des avocats».http://www.oib-france.com/wp-content/uploads/LesGarantiesdelindependancedesavocatsTunisMars2013.pdf. 10 L’aide juridictionnelle est une aide financière accordée aux personnes disposant de ressources modestes souhaitant l’assistance d’un avocat. Elle leur permet de faire valoir leurs droits en justice pour faire un procès ou se défendre, trouver un accord, faire exécuter une décision de justice. 8 9 7 Rapport du Secrétaire général «Rendre la justice: programme d’action visant à renforcer l’état de droit aux niveaux national et international» (A/66/749). N° 61 - août 2015 52 N° 61 - août 2015 53 visant à statuer sur des droits ou des obligations, y compris les droits civils.»11 L’avocat doit être totalement exempt de toute subordination à qui ou quoi que ce soit sur les plans matériel, moral, social ou autre. L’indépendance est aussi bien une garantie qu’une obligation de l’avocat car il jure d’exercer ses fonctions avec indépendance lorsqu’il prête serment. Comme souligne Me Anne Marion de Cayeux «Le Code de déontologie des avocats de l’Union européenne, adopté le 28 octobre 1988 à Strasbourg – qui est désormais érigé au rang de norme déontologique européenne – fait figurer au premier rang des principes généraux de la déontologie, l’indépendance.»12 Cette indépendance est aussi bien valable vis-à-vis du client que des magistrats. La Recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur la liberté d’exercice de la profession d’avocat adoptée le 25 octobre 2000 pose en substance six principales conditions: 1)un véritable «droit d’accès aux clients»; 2) un accès total aux informations, renseignements et pièces des dossiers; 3) le droit à la «liberté d’opinion, d’expression, mais aussi d’associations et de réunions»; 4) le droit de se déplacer; 5) le droit de participer à des débats publics sur les questions relatives à la loi et à l’administration de la justice et de suggérer des réformes; 6) le droit de s’associer librement au sein d’organisations professionnelles ou de barreaux eux-mêmes autonomes et indépendants.»13 Ces assurances données à l’avocat dans l’exercice de ses fonctions lui octroient des prérogatives de nature fonctionnelles qui dépassent les droits du simple citoyen. Le rationale de ces prérogatives réside dans le fait que le droit de la défense dépasse le strict intérêt privé du client pour déborder sur l’intérêt général à la mise en œuvre juste et égalitaire de l’arsenal des normes qu’édicte l’état de droit. Par ailleurs, ce même intérêt général se retrouve dans l’aspiration collective à ce que ces normes soient en phase avec les droits humains, tels que secrétés par l’évolution de l’histoire du droit. Ainsi et par conséquent, l’avocat se trouve – lui aussi – investi d’une mission d’intérêt général, à savoir la défense et la promotion de l’état de droit. C’est dans ce sens que la Recommandation R (2000) 21, adoptée le 25 octobre 2000 par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe porte sur la liberté d’exercice de la profession d’avocat et précise qu’elle a pour objet de «promouvoir la liberté d’exercice de la profession d’avocat afin de renforcer l’Etat de droit, auquel participe l’avocat, notamment dans le rôle de défense des libertés individuelles». Donc de mettre en œuvre «un système judiciaire équitable garantissant l’indépendance des avocats dans l’exercice de leur profession sans restriction injustifiée et sans être l’objet d’influences, d’incitations, de pressions, de menaces ou d’interventions indues, directes ou indirectes, de la part de qui que ce soit ou pour quelque raison que ce soit». Au-delà des domaines des droits constitutionnel, pénal, administratif et des droits de l’Homme, le rôle Documents des Nations Unies A/69/294. Maître Anne Marion de Cayeux, Avocat au Barreau de Paris. Article publié sur internet le 6 Mai 2011, http://www.decayeux-avocat.com/2011/05/ independance-definition/. 13 Ibid. de l’avocat dans la mise en œuvre et le renforcement de l’état de droit connaît une évolution importante en s’étendant au droit des affaires dans ses branches économiques et financières. L’intensification et la complexification des relations économiques à l’échelle nationale et internationale impliquent l’impérieuse nécessité d’un cadre juridique précis, intelligible et stable. Bref, un état de droit fiable. Les investissements internationaux – directs ou indirects – dans les pays du tiers-monde ont soulevé à ce propos de graves litiges car dans plusieurs de ces pays, l’état de droit est souvent confus ou défectueux aussi bien dans ses aspects législatifs que dans ses aspects judiciaires. Par ailleurs, certaines pratiques de mauvaise gouvernance peuvent ressembler à des pratiques arbitraires telles que des pseudo-nationalisations de nature plutôt intempestive que juridique ou des dénis de justice caractérisés. La multiplicité et la diversité du contentieux économique sont en croissance exponentielle. L’implication de l’avocat dans ces domaines est évidente. Vu l’importance des enjeux, toute défaillance, application arbitraire ou déstabilisation de l’état de droit, impliquerait une perte de confiance des acteurs économiques aussi bien nationaux qu’étrangers avec les grands risques qui ne manqueront pas de peser immédiatement sur la prospérité, le progrès et même la cohésion sociale de tels pays. A cet effet, et afin de limiter les inconvénients ou les insuffisances de l’état de droit, la tendance est de soumettre, de plus en plus, les litiges économiques à l’arbitrage, une ingéniosité juridique imaginée et instituée afin de pallier les éventuelles carences ou lenteur du ou de l’état ou (Etat de droit). La très forte implication des avocats dans l’arbitrage (interne et international) n’est un secret pour personne. Dans l’arbitrage (tout comme dans la médiation, l’avocat n’est plus cantonné dans son rôle originel de défenseur de droits, mais se trouve très souvent dans la position d’arbitre ou de médiateur. Ceci constitue une véritable reconnaissance légale et institutionnelle de l’importance du rôle de l’avocat dans le prononcé, l’application et même la création du droit. Ces trois fonctions étant essentiellement celles dévolues à l’instauration et la pérennité de l’état de droit. Le rôle de l’avocat dans le renforcement de l’état de droit a été également reconnu au niveau international en ces termes: «L’état de droit est renforcé lorsque chacun a la possibilité de faire valoir ses droits, de disposer d’un recours utile et de demander des comptes légitimes aux autorités publiques au regard de leur responsabilité de fournir des services publics justes et équitables. Les organisations de la société civile, notamment les associations professionnelles d’avocats, (…) contribuent grandement à renforcer les services garants de l’état de droit, particulièrement en informant la population et en lui donnant les moyens d’agir.»14 Si le rôle de l’avocat dans la pérennité et le renforcement de l’état de droit est important, son rôle en cas d’absence d’Etat de droit ou de sa violation massive est non seulement crucial mais peut également comporter des risques pour l’avocat. Ainsi, le rôle de l’avocat devient double: Il ne s’agit plus seulement d’exercer les droits de la défense, mais de le faire dans un environnement où l’Etat de droit est gravement défaillant ou carrément inexistant. C’est largement plus complexe et plus périlleux. 11 12 N° 61 - août 2015 54 Nations Unies, Rendre la justice: programme d’action visant à renforcer l’état de droit aux niveaux national et international, Rapport du Secrétaire général, Document A/66/749, p 8. 14 N° 61 - août 2015 55 C. Rôle de l’avocat dans la restauration ou l’instauration de l’Etat de droit Dans son discours du 24 septembre 2014 devant la réunion de haut niveau tenue par l’Assemblée générale à sa soixante-septième session sur le thème «L’état de droit aux niveaux national et international», le Secrétaire général des Nations Unies s’exprimait ainsi: «L’état de droit est comme la loi de la pesanteur. C’est lui qui fait que notre monde et nos sociétés restent soudés, que l’ordre prévaut sur le chaos. Il nous rassemble autour de valeurs communes; il nous ancre dans le bien commun. Mais contrairement à la loi de la pesanteur, l’état de droit ne se manifeste pas spontanément. Il doit être nourri par les efforts continus et concertés de dirigeants véritables.»15. Dans certaines situations, malheureusement assez nombreuses, le manque de démocratie, le fanatisme ou la pauvreté débouchent sur de graves déficits de l’état de droit ou à sa faillite et sa disparition. 1. Les déficits de l’état de droit Depuis longtemps, le métier d’avocat a été ressenti comme un contre-pouvoir par les gouvernants ayant instauré des régimes autoritaires. «Quand j’entends le mot avocat, je sors mon épée» s’écriait Napoléon Bonaparte. Mieux encore, «Je veux qu’on puisse couper la langue à un avocat qui s’en servirait contre le gouvernement», écrivait le même Napoléon Bonaparte à Cambacérès en 1804. Bonaparte, et il n’est pas le seul, avait une hostilité déclarée à l’égard d’une profession qu’il jugeait difficilement contrôlable. Il pensait, à juste titre d’ailleurs, que la mission première de l’avocat est d’assurer le respect du droit de l’Etat et non de l’Etat de droit. En effet, l’attachement de l’avocat au droit, lui répugnerait de se soumettre ou de faire soumettre les intérêts qu’il défend à l’arbitraire. Sa vocation, sa formation et sa fonction l’en empêcheraient. La loi, ou plus précisément la légalité (aussi bien substantielle que formelle) sont ses seuls outils lors de l’exercice des droits de la défense. Dans un Etat de droit et en présence d’un ordonnancement juridique basé sur la justice et la démocratie, la mission de l’avocat est relativement simple du point de vue philosophique et moral. En effet dans une telle situation, le droit dans un Etat de droit ne peut consacrer l’arbitraire par les normes juridiques. Si un avocat croit que l’existence ou l’absence d’une règle de droit – substantielle ou procédurale – causant ou contribuant à un résultat injuste ou absurde, il pourrait et devrait essayer par des moyens légaux d’en obtenir les changements appropriés. l’essence de sa fonction et de son rôle. De ce fait, il se trouve également démuni de son indépendance, condition sine qua non pour le droit de la défense et donc en porte à faux vis-à-vis de son client. Ce déchirement est l’une des causes profondes qui font que les avocats se trouvent habituellement aux premiers rangs des professions qui luttent contre l’arbitraire qui les prive non seulement de leur outil de travail, mais de la raison d’être de leur profession16. L’avancement et la promotion de tout système légal n’est réellement possible qu’avec la contribution des avocats. Ce sont eux qui, les premiers, se rendent compte des carences, des défaillances ou des incohérences du système juridique. Ce sont donc eux qui sont souvent à l’origine des initiatives d’abrogations ou d’amendements adéquats pour renforcer et faire progresser l’état de droit. De même, l’avocat est souvent l’inspirateur du législateur pour simplifier ou améliorer les procédures légales ou initier l’adoption de nouvelles normes juridiques. 2. La faillite de l’état de droit Malheureusement, dans les Etats de non droit, l’état de droit instaure et légalise l’arbitraire. Et c’est là que réside le dilemme pour l’avocat car il se trouverait souvent dans des situations professionnelles antinomiques et même schizophréniques quand il doit utiliser des outils diamétralement opposés à l’objet et à Mhttp://www.unrol.org/article.aspx?article_id=168. 15 N° 61 - août 2015 56 Certes, il y a des degrés et des différences dans les situations où l’arbitraire supplante la justice et les droits fondamentaux. Mais le seuil de l’intolérable peut rapidement être atteint et les avocats peuvent se transformer en défenseurs, non seulement de leurs clients, mais aussi et surtout des défenseurs de la nécessité de restaurer un Etat de droit à cause de la faillite de l’état de droit. Dans le cas où un pseudo état de droit est mis en œuvre par un Etat de non droit qui gouverne par l’arbitraire et la violence, très vite et très souvent les avocats et les défenseurs de droits de l’Homme, deviennent menacés, intimidés et parfois harcelés, torturés et même tués17. De telles situations s’avèreront – tôt ou tard – insoutenables et déboucheront quasi inéluctablement sur une violence généralisée. Et si la violence généralisée perdure, cela dégénère en guerre civile et aboutit très vite à la dislocation sinon la disparition de toute forme de puissance publique organisée.18 Le rôle de l’avocat dans une telle situation, tout comme les autres professions judiciaires se trouve pratiquement anéanti. Une restauration de l’état de droit ne paraît envisageable qu’en cas de cessation ou au moins une décrue de la violence qui pourra donner naissance à une volonté de reconstruction. En premier lieu et comme mesure d’urgence, les mécanismes de la justice doivent être réhabilités, au moins dans une forme transitoire afin d’apaiser les passions et commencer à réparer les violations massives du droit. Une telle mission dans un état de conflit ou même qui commence à en sortir, est extrêmement compliquée et délicate, car les institutions compétentes (magistrature) et leurs règles et moyens de fonctionnement (législation respectueuse des droits, et surtout des avocats pour les défendre) font terriblement défaut en cas de crise ou de sortie de crise. Le rétablissement de l’état de droit et l’administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit devient donc une nécessité impérieuse. C’est pour cela que le génie de la pensée juridique a inventé la notion de «justice transitionnelle», concept d’administration de la justice pendant les périodes de transition vers la démocratie et l’état de droit. Le Secrétaire général de l’ONU la décrit comme «englob[ant] l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsa- A ce propos, il faudrait rappeler que les avocats tunisiens avaient mené des actions d’opposition au régime de Ben Ali pendant deux décades. En effet et malgré les manipulations du gouvernement, le Barreau tunisien a toujours élu son Bâtonnier dans des conditions de démocratie et de transparence. Par ailleurs, beaucoup de juristes, et surtout des avocats ont été emprisonnés et torturés à cause de leur position contre la torture! Citons à ce propos, le cas de Maître Mohamed Abbou qui a passé plusieurs années en prison pour la simple raison d’avoir publié un article sur la toile informatique dénonçant la torture dans les prisons tunisiennes. 17 Salwa Bugaighis, une des figures de la révolution libyenne contre le colonel Kadhafi en 2011et brillante juriste de 51 ans a été assassinée mercredi 25 juin 2014 vers 20 heures, à Benghazi. Cf. Le Monde, 26 juin 2014. 18 Les événements liés à ce qu’on appelle «printemps arabe» ont dégénéré d’une manière dramatique dans des pays tels que la Lybie, la Syrie ou le Yémen. Dans d’autres pays, un peu partout dans le monde, ces situations de violence généralisée risquent de durer très longtemps, comme en Somalie par exemple. 16 N° 61 - août 2015 57 bilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation. Peuvent figurer au nombre de ces processus des mécanismes tant judiciaires que non judiciaires, avec (le cas échéant) une intervention plus ou moins importante de la communauté internationale, et des poursuites engagées contre des individus, des indemnisations, des enquêtes visant à établir la vérité, une réforme des institutions, des contrôles et des révocations, ou une combinaison de ces mesures»19. A la pratique, les avocats ont joué les premiers rôles dans de tels processus. Dans le continent africain, en particulier en Afrique du sud, les avocats (et les religieux), tout comme en Amérique latine, avaient accompli un travail gigantesque pour mener des enquêtes afin de rétablir la vérité, indemniser les victimes et favoriser la réconciliation. formation des défenseurs publics et la sensibilisation des justiciables à leurs droits. D.Conclusion Cantonal par sa géographie, international par son prestige, l’Ordre des avocats de Genève (OdA) est universel par ses intérêts et ses principes. Profondément enraciné dans l’histoire depuis plusieurs siècles, l’OdA a substantiellement contribué à l’édification de l’un des Etats de droit les plus avancés du monde, la Suisse. De la Genève savoyarde à la Genève helvétique, l’OdA a toujours porté l’étendard et développé l’indépendance de la profession et l’attachement à la primauté du droit et au renforcement de l’état de droit. Le droit à être défendu, également dans sa dimension sociale, a toujours été un centre d’intérêt de l’OdA qui a été «à l’origine de plusieurs institutions destinées à venir en aide au plus grand nombre, y compris les plus démunis, afin de leur offrir, dans un cadre organisé, un accès facilité à une consultation juridique ou à une défense immédiate en cas de privation de liberté»20. Un autre travail similaire mais non moins important a été accompli par les avocats avec l’appui d’autres avocats d’autres pays et le soutien de l’ONU et de l’Union européenne. Il consiste dans la mise en œuvre de réformes institutionnelles de la justice et l’appui donné aux instances nationales pour l’adoption de législations qui consacrent l’état de droit et le renforcement des protections contre l’arbitraire. Le droit d’accès à la justice dans les pays de non droit ou qui connaissent de graves conflits est fortement handicapé par des coûts prohibitifs, la corruption et les préjugés socioculturels. Dans le même esprit, signalons la tenue de la Conférence du 12 juin 2014 sur l’activité pro bono des avocats organisée par la Section des avocats de barreaux étrangers (SABE) de l’OdA. Cette conférence et les débats qui l’ont suivie démontrent l’importance qu’attachent les avocats de Genève à ce que l’état de droit règne partout et pour tous. Plusieurs avocats de tous les pays ont substantiellement contribué dans les programmes d’accès à la justice de l’ONU et ont aidé des dizaines de milliers d’individus vulnérables à obtenir justice. Un autre domaine où l’avocat peut jouer un rôle essentiel est celui de la La fécondation mutuelle entre la Genève internationale et l’OdA est également un facteur qui mérite d’être noté car, comme signalé plus haut, la promotion des droits humains est un facteur fondamental dans le renforcement de l’état de droit. C’est ainsi que le Conseil Rapport du Secrétaire général: «Rétablissement de l’état de droit et administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit»,S/2004/616 23.8.2004. Paragraphe 8. Cf. Caroline Bydzovsky, L’Ordre des avocats de Genève, in Revue de l’Avocat (01/ 2014), p. 15. 21 www.odage.ch/commissions/droits-de-l-homme de l’Ordre a institué une Commission des droits de l’Homme qui œuvre tant en Suisse qu’à l’étranger, par le biais d’interventions diverses, telles que des communiqués de presse, des missions d’observation judiciaire et des interpellations écrites ou orales, notamment auprès des autorités. Des rapports sur les interventions de la Commission sont périodiquement publiés dans la Lettre du Conseil.21 L’évolution du monde telle que nous l’observons depuis le début de ce siècle nous laisse assez inquiets sur le futur du règne du droit et de la liberté. La montée de l’intolérance et des fanatismes de tout ordre menace l’état de droit et compromettent l’espoir dans l’émergence de nouveaux Etats de droit. Même les Etats traditionnellement démocratiques où l’état de droit paraît irréversible ne doivent pas sous-estimer les dangers de la propagation de la violence aveugle qui risquent de mettre à mal les droits de tous et dont le but ultime est le renoncement à l’état de droit. Seuls l’attachement, la défense de ces droits et leur protection constituent la réponse adéquate. Dans cette perspective, l’avocat a toujours eu et aura toujours un rôle prépondérant. 19 20 N° 61 - août 2015 58 www.odage.ch/commissions/droits-de-l-homme 21 N° 61 - août 2015 59 MAH+ GENEVE: DROIT DE RÉPONSE Me Philippe Cottier Quelque peu surpris de lire, dans la Lettre du Conseil de mars 2015, un plaidoyer en faveur du projet MAH+, j’ai sollicité un droit de réponse. Le voici. Personne ne conteste la nécessité de rénover voire d’agrandir le MAH. Je suis également plutôt sensible au mélange des genres et la combinaison entre architecture contemporaine et bâtiments protégés a donné lieu à de belles réussites en Europe et ailleurs. En tant qu’homme de loi, je me suis donc principalement intéressé au processus décisionnel. Il s’agit du plus important investissement à ce jour pour la Ville de Genève, ce n’est donc pas un souci de pur formalisme. Cette composition différente du Comité de sélection entre les deux tours viole gravement le principe de la transparence, principe cardinal en matière de marchés publics, et pose donc sérieusement la question de savoir si la décision d’attribution du marché du MAH à Jean Nouvel & consorts n’est pas nulle de plein droit. A méditer! Cette contribution se veut non-partisane et objective. Nous sommes des avocats et notre pain quotidien est de nous assurer que les lois et règlements ont été appliqués correctement quel que soit l’enjeu au risque sinon d’y perdre notre indépendance et notre liberté. Passons maintenant à la Convention passée en mars 2010 entre la Ville de Genève et la Fondation Gandur pour l’Art. Si les partenariats public/privé sont sans conteste possible un excellent moyen d’alléger les finances d’une collectivité et de rassembler les divers acteurs de la société civile autour d’un projet commun, encore faut-il que les formes soient respectées. A-t-on respecté tant la forme que le fond? Examinons tout d’abord l’appel d’offres publié dans la FAO des 5 et 14 octobre 1998. Il s’agissait d’une procédure sélective à deux tours fondée sur le Règlement cantonal sur la passation des marchés publics en matière de construction (RMP – RS/GE L 6 05.01). Le coût estimé des «travaux de rénovation partielle et réaménagement» était de CHF 10 millions et il était clairement stipulé que ces travaux se dérouleraient «par étapes, en maintenant l’exploitation». 34 concurrents ont répondu à cet appel d’offres. 5 d’entre eux ont été retenus pour le second tour. C’est là que le bât blesse déjà! La composition du Comité de sélection du premier tour et du second tour n’était pas la même ce qui est parfaitement contraire aux principes régissant les marchés publics. Au premier tour, 29 concurrents ont donc été éliminés par le directeur de la division de l’aménagement et des constructions de la Ville de Genève de l’époque et ses deux adjoints! N° 61 - août 2015 L’article 30 al. 1 let j) de la loi sur l’administration des communes (LAC – RS/GE B 6 05) précise: «Le conseil municipal délibère sur les objets suivants: (…) j) l’acceptation des donations et les legs à la commune avec ou sans destination mais avec charges et conditions sous réserve de l’article 48, lettre i; ». Une lecture attentive de cette Convention démontre qu’elle tombait clairement sous le coup de l’article précité et que le Conseil Municipal de la Ville de Genève aurait donc dû se prononcer sur son contenu. La réalité est qu’elle n’a jamais été soumise au pouvoir législatif de la Ville puisqu’elle a été signée par la seule volonté du seul Conseiller administratif en charge du Département de la Culture de l’époque. L’exception de l’article 48 lettre i) LAC n’est d’aucun secours. Quelles conséquences juridiques? Annulabilité ou nullité absolue? À méditer. 60 N° 61 - août 2015 61 ADMISSIONS À L’ORDRE Mélisande NUSSBAUM Schellenberg Wittmer SA Noémie RAETZO Fontanet & Associés AvocatsEtude Emilia REBETEZ Lenz & Staehelin Gian-Reto AGRAMUNT Bjondina REDZEPI Schellenberg Wittmer SA Hélène CASTRO*Lenz & Staehelin Daphnée ROULIN Etude de Me Stephane Rey Nicolas LEROUXKalexius Isabelle SEIDLER Perréard de Boccard Krista MAHONEY*Lecocq Associate Nadia SMAHI Lenz & Staehelin Giulia MARCHETTINI Victoria SURER FBT Avocats Jeremy NACHTLenz & Staehelin Olivia TEREINS Etude de Me Karin Grobet Thorens François TRIPET*LHA Avocats Doris VELLUT Fontanet & Associés Mirolub VOUTOVVoutov Avocat Caroline VIRET Dayer Ahlström Fauconnet * membre de la Section des avocats de barreaux étrangers de l’Ordre (SABE) Wanda SERENA Felder, Lammar, Bolivar, Sommaruga & de Morawitz SEANCE D’ADMISSION DU 23 JUIN 2015 Budin & Associés Schellenberg Wittmer SA Avocats stagiairesEtude Quentin ADLER Baker & McKenzie Ramona AKKAWI Etude d’avocat-e-s Collectif de défense à Genève Emmanuel BADOUD FBT Avocats Laura BISIANI Ming Halpérin Burger Inaudi Rivka BOBROVSKY Cabinet Mayor Mathias BUHLER Eversheds Alison CARLUY 100 Rhône Avocats Emeline CAZZOLA BM Avocats Giulia CORTI BCCC Avocats Romain COSANDIER Pfyffer Avocats Jennifer CRETTAZ Köstenbaum & Associés Adrien CURTIN Etude Junod & Associés Amélie EVEQUOZ Rouvinet Avocats Romain FAKHOURY Python & Peter Natasha HAERING Keppeler & Associés Clément JATON Lenz & Staehelin Jacques JOHNER Meyerlustenberger Lachenal Avocats Chrystie KALALA Oberson-Vouilloz Yolande LAGRANGE GVA law Elodie MAURIS Mont-de-Sion 8 Damien MENUT Meyerlustenberger Lachenal Avocats Léonard MICHELI-JEANNET Emery & Ribeiro Duy-Lam NGUYEN Python & Peter N° 61 - août 2015 62 N° 61 - août 2015 63 Asset Management Wealth Management Asset Services Vous êtes indépendants. 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