Théâtralité dans l`œuvre de Picasso

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Saida Rahal Khamassi
Théâtralité
dans l’œuvre de Picasso
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Introduction
« La peinture » passe d’une image qui sert pour
visualiser l’aboutissement d’un long et pénible
processus d’érudition et de calculs à une entité active
dans la poïétique. C’est à partir de ce moment décisif,
qu’un discours sur la théâtralité devient possible.
Picasso est fasciné par les acquis que son
prédécesseur classique Vélasquez a réalisé à la peinture
espagnole, notamment le rôle de prospection qu’il
réussit à lui faire attribuer. Il s’agit de la prospection
des autres artifices du scénario de la représentation
classique, qui ne se passe pas sans jeu avec le dispositif
perspectif. Il en finit par déduire que la peinture peut
être l’équivalent ou le substitut de la réalité.
Cet événement inédit, fait la véritable
spectacularité de l’œuvre de Picasso. Ce peintre qui
en épuisant dans l’univers de l’altérité, celle de la
peinture de ses prédécesseurs et celle de la réalité qui
l’entoure, inverse et trans-forme toutes les anciennes
conceptions et options relatives à l’acte de peindre.
Que fait Picasso ou comment procède-t-il pour créer
et pour re-créer l’espace où s’exprime cette
théâtralité ? Cet espace qui d’après ses Ménines, ne
2
3
contient ni « écriture perspectiviste », ni mise en cadre
séparative, cet espace où on ne peut cliver la fiction de
la réalité, ni l’illusion de la vérité ?
Ce qui explique, peut être, l’énigme et l’ambigüité
suscitées par l’œuvre de Picasso, notamment ses
Ménines, cette œuvre, qui tout en gardant « sa charge
mimétique », reflète un grand effort de faire l’écart
avec le « modèle ».
Ce fait, est l’un des principaux « enjeux », qui
constitue le dialogue peinture-réalité, qui est un
dialogue de souche classique. Dans ce dialogue, le
spectateur peut voir et peut sentir une forte présence
de théâtralité.
Mais, est ce que cet enjeu, suffit-il à épuiser l’idée
d’une théâtralité de la peinture ? Ou, faut-il encore
ajouter l’existence d’une manière spécifique de
travailler et de faire la peinture ?
Picasso dit : « Je ne cherche pas », ce qui revient à
dire ; je ne m’efforce pas de trouver des solutions aux
énigmes soulevées par les générations picturales
précédentes. Mais il s’agit plutôt – pour lui – de
trouver toujours de nouvelles énigmes dans et à la
peinture. Ce fait constitue le véritable attrait du
spectacle de la peinture.
Ainsi, Picasso a-t-il réussi à trouver et à nommer
l’énigme des Ménines comme telle ? A-t-il réussi à la
faire dé-tourner en de nouvelles énigmes, pertinentes,
qui peuvent servir la peinture.
Il ajoute « Je trouve », c’est-à-dire je rencontre les
autres, leur peinture et leur « moi » (plastique). Cette
rencontre-dé-couverte, constitue la véritable intention
picassienne. « Trouver », veut dire en latin
« composer », « mettre ensemble ». Quoi ? Sinon la
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subjectivité et l’altérité picturales. La théâtralité, est
donc ce mystérieux et énigmatique procédé qui
permet, de faire co-exister subjectivité et universalité.
Le principe d’universalité sera appliqué au présent
ouvrage, dans le sens de varier les témoins et les
témoignages, pour relever un double défi, celui de
bien définir et celui de bien analyser la théâtralité,
comme étant une notion qui se rattache, autant à
l’esthétique qu’à la poïétique.
A ce niveau, il est peut être judicieux de préciser
que la notion en question dans cet ouvrage, celle de la
théâtralité, n’est pas réduite à un certain parallélisme
ou à une certaine correspondance entre deux formes
d’expression artistique distinctes, à savoir la peinture
et le théâtre. Et ceci, parce que « pour Picasso, la
peinture et le théâtre sont des représentations du réel.
Ils sont autonomes et ils adoptent la même
démarche »1.
La théâtralité a son autonomie par rapport au
« théâtre » proprement dit, et théâtraliser en peinture,
ce n’est pas chercher à obtenir l’effet du cube
scénographique sur les deux dimensions du tableau,
comme c’était le cas dans la tradition picturale de la
Renaissance.
Au contraire, la théâtralité se voit comme un
procédé de « visibilité plastique (…) qui exprime
l’essence et l’autonomie (…) de la peinture vis-à-vis
1
H. Hemaidi, Picasso et le théâtre in Ecriture et peinture au
XXe siècle, Sud Editions, Maisonneuve et Larose, 2004, p222.
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5
des autres arts »2, ce qui va à l’encontre des procédés
de la représentation imitative et illusoire.
Comme le soutiennent certains auteurs, la relation
de Picasso avec le théâtre, peut être analysée et
étudiée sur trois dimensions3.
« La première est a trait à la présence quasi
permanente et dominante de la théâtralité dans
l’ensemble de son œuvre. La seconde, concerne sa
collaboration à des spectacles de théâtre. La troisième
est liée à son expérience d’auteur dramatique »4.
L’intérêt du présent ouvrage sera porté sur la
première.
Comme l’affirme D. Cooper in D. Milhau, en
matière de théâtre « la véritable trouvaille de Picasso
a été de démontrer-comme d’ailleurs il l’a fait dans le
reste de son œuvre-que celui qui sait s’emparer des
formes et des moyens traditionnels existants, les
manier autrement, peut arriver à un résultat
révolutionnaire mais qui n’est qu’un juste
renouvellement des procédés de tous les temps ».
Faut-il préciser que l’usage des termes de théâtre,
de théâtralité, de scène et de spectacle… est surtout
un usage d’ordre linguistique, pour procéder à une
2
Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, Armand
Colin, 2003, p441.
3
Voir l’intervention de H. Hemaidi, intitulée « Picasso et le
théâtre-Dramatisation picturale, plasticité scénique et écriture
dramatique », faite dans le cadre d’un colloque du titre
« Ecriture et peinture au XXe siècle », à la faculté des Lettres de
la Manouba en 2001.
4
H. Hemaidi, Picasso et le théâtre in Ecriture et peinture au
XXe siècle, Sud Editions, Maisonneuve et Larose, 2004, p222.
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sorte de « bricolage conceptuel » de ces unités
linguistiques employées et d’en faire un usage
métaphorique par « une sorte de transfert ».
Ces réflexions intéressantes, seront étendues et
approfondies dans une optique philosophique et non
pas littéraire, et ceci dans les limites des possibilités
qui nous sont offertes.
La notion de théâtralité est une notion contestatrice
de la structure représentative de la peinture classique
– où chaque instance est liée par représentation à
toutes les autres – et prône pour son changement et sa
trans-formation en une activité de création ou encore
de re-création.
L’imitation n’est plus inscrite dans l’essence de la
théâtralité, comme l’a bien montré Aristote dans sa
« Poétique ». Mais plutôt, comme le dit Nietzche,
dans « L’origine de la Tragédie », la théâtralité,
n’existe réellement qu’au moment et dans le lieu où
s’accomplit ; (…) la métamorphose du comédien,
(qui) est un jeu auquel est invité à participer le
spectateur, la volonté de métamorphose unit donc
auteur,
acteur,
public…5.
Il
ajoute
que
« l’enchantement de la métamorphose est la condition
préalable de tout art (dramatique) ».
La métamorphose est une notion clé, dans la
peinture des deux peintres espagnols Vélasquez et
Picasso dont « leur vision plastique n’est pas mue par
l’interchangeable singularité des modèles, mais tout
homme en vaut un autre ». Ainsi théâtraliser, pour
eux, revient à théâtraliser leur moi pictural, où le
5
2
Encyclopaedia Universalis corpus 21, SPADEM, 1990, p 430.
7
peintre donne à réfléchir sur son esthétique et sa
poïétique.
Si l’œuvre de Picasso contient une certaine
théâtralité, c’est surtout parce qu’elle se présente sous
« une forme dialoguée ». Cette forme dialoguée,
suppose la mise en présence de forces diverses qui
tantôt s’allient, tantôt s’opposent6. Ce sont les forces
du principe du « faire » pictural de la Tradition à la
Modernité.
Ce « faire » pictural, est apparemment la chose que
Vélasquez a théâtralisé le plus dans son chef-d’œuvre
Les Ménines, en témoigne la mise en scène des
dispositifs de la représentation classique : le miroir, le
tableau, l’œil de l’artiste, la perspective (lisible alors
qu’invisible)… etc.
Mais, est ce que la présence de ces dispositifs et de
ces cadres dans l’Atelier de Vélasquez et sa manière
très personnelle de les agencer et de les coordonner,
suffisent-elles pour Picasso, à concevoir pleinement
l’idée de la théâtralité ? Celle d’une théâtralité de la
trans-gression et de la subversion ?
Quelle(s) nouvelle(s) forme(s) de théâtralité recèlent
l’œuvre de Picasso, cette œuvre qui, loin de son
apparence révolutionnaire, est accusée par les critiques
comme une assimilation de l’héritage classique ?
Picasso veut, peut être, rénover la scène de la
poïétique. Sa série de 58 toiles, souligne un violent
souci d’union, de fusion et de synthèse de la
représentation, afin de susciter chez le spectateur une
prise de conscience de l’unité nécessaire de « la
6
82
Michel Corvin, Dictionnaire de théâtre, Bordas, 1991, p 820.
représentation ». Cette scène où se dégage le primat
du jeu ou du dionysiaque7.
Ce spectacle-peint qu’illustre cette série, est loin
de montrer uniquement les avatars de l’entrelacement
théâtral (fiction/représentation) ; montre un rejet de
“la scène illustration” et propose une nouvelle
conception de la scène faite uniquement à partir des
seules réalités plastiques (la ligne, la couleur, la
forme… etc.).
L’agressivité et la destruction de Picasso dessinent
un « théâtre de la cruauté », comparable à celui d’A.
Artaud, qui doit tout détruire afin de « s’égaler » à la
vie, non pas à la vie individuelle, à cet aspect
individuel de la vie… mais à une vie où l’homme
n’est plus qu’un « reflet ». Reflet-peint ? Peinturereflet ? La réponse est peut être plus énigmatique que
la question.
La définition et l’analyse de la notion de
théâtralité, sera faite sur cinq parties, qui forment en
vérité un tout homogène et cohérent.
Ainsi, dans la première partie, il s’agit de commencer
par tenter une analyse du tableau « Les Ménines » de
Vélasquez, et ceci pour comprendre la manière théâtrale
comme un procédé du faire artistique, et par la suite
connaitre les enjeux qu’il propose à travers ce dispositif
scénique, à la peinture occidentale.
Dans la deuxième partie, il est question d’étudier
l’aspect critique de la théâtralité, comme une notion
esthétique moderne, à laquelle il faut attacher le
dialogue générateur de l’inter-picturalité.
7
Dictionnaire Encyclopaedia Philosophique
Presses Universitaires, 1998, p2300.
2
Universelle,
9
Alors que dans la troisième partie, l’intérêt de
l’analyse sera porté sur la série des 58 toiles de
Picasso, et ceci dans l’objectif de connaître et de
comprendre les formes de théâtralisation, qu’opère le
peintre, à partir des acquis esthétiques et poïétiques
de son prédécesseur.
Dans la quatrième partie, il s’agit de voir comment
Picasso théâtralise la création de l’espace pictural et
voir aussi quel type de temps revendique-t-il pour et
par cette théâtralité.
A la fin du présent ouvrage, l’intérêt sera porté sur
l’analyse de la théâtralisation de la difficulté de
peindre la réalité du modèle chez Picasso.
10
2
1.
Le scénario poïétique
dans « Les Ménines » de Vélasquez
« La famille de Philippe IV » est la première
dénomination donnée à ce grand tableau au
XVIIe siècle. (voir tableau page 10)
La scène se déroule « d’après l’élégance du décor
(dans) la pièce (qui) faisait partie de l’appartement du
prince défunt Bolstar Carlos… située au rez-dechaussée de la façade méridionale de l’Acàzar »8.
Les Ménines ne sont pas seulement « le chefd’œuvre » de la maturité de Diego Vélasquez mais la
synthèse de sa vie d’homme et d’artiste.
Vélasquez se présente avec la croix de chevalier de
Santiago sur la poitrine dans la famille de Philippe
IV, en train de se livrer à l’occupation qui lui vaut le
plus d’estime de son roi, à savoir la peinture.
8
2
M. Marini, Vélasquez, Gallimard, 1998, p 37.
11
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