HOMMAGE À SIEGI HIRSCH Intervention au colloque organisé par

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HOMMAGE À SIEGI HIRSCH
Intervention au colloque organisé par le CFTF de Liège
en l’honneur de Siegi Hirsch
Jacques Miermont
Lorsque nous pensons à Siegi Hirsch, nous pensons, à l’évidence, lui rendre hommage.
Mais les évidences sont souvent trompeuses. Voilà plus de vingt ans qu’une grande
partie des centres créatifs en thérapie familiale ont su tirer parti de son enseignement, de
sa formation, de son style, de sa personne. Par-delà l’hommage, se dessine une
reconnaissance qui dépasse les honneurs d’usage. Reconnaissance qu’un processus est
toujours en cours, celui de la constitution et du développement d’une école, ou plutôt de
plusieurs écoles qui peuvent se réclamer de l’héritage de Siegi Hirsch. A quoi se
reconnaissent ces écoles ? A la capacité de développer des modélisations ouvertes au
changement, à l’évolution, à la confrontation, et ce, au service des exigences de la
clinique, en se dégageant, autant que faire se peut, des enjeux de pouvoir, des relations
d’emprise, de la langue de bois, des clichés de la pensée.
Il s’agit ainsi d’une diversification de transmissions particulièrement originale : sans
faire l’économie de l’institutionnalisation de nombreux centres de formation, cette
diversification d’un genre particulier s’adresse à chaque thérapeute dans sa singularité,
ses qualités et défaillances propres ; c’est un processus de transmission en mouvement,
dont nous pouvons constater, après-coup, qu’il a bien été initié, et qu’il reste en plein
processus de croissance. Ce colloque en est le meilleur témoin. Siegi Hirsch a su, et
continue savoir libérer les forces créatrices des uns et des autres, sans méconnaître la
complexité de la question des modélisations, des théories, des styles, des techniques, des
modalités d’intervention.
D’où vient cette originalité ? Pour moi, Siegi Hirsch représente le prototype du
psychothérapeute de l’avenir : rompu au travail institutionnel, thérapeute de couple et de
famille hors pair, S. Hirsch est un systémicien dont les qualités tranchent avec celles
qu’il est souvent d’usage de rencontrer, pour les psychothérapeutes de sa génération.
Sachant limiter ses domaines de compétence et d’intervention, il a paradoxalement
ouvert un champ qui reste encore en grande partie à défricher : non seulement il a su
initier des dialogues fructueux entre psychanalystes et systémiciens, entre médecins et
travailleurs sociaux, à une époque où la guerre régnait entre thérapeutes, éducateurs,
etc., mais son style me semble largement dépasser la question de la psychanalyse et de la
modélisation systémique : on pourrait tout autant qualifier Siegi de psychothérapeute
humaniste. Siegi s’adresse à chaque fois à des personnes, dont il sait libérer les forces
vives, et dont il ne tire pas ombrage de la réussite: thérapeute de l’humain en son
extrême diversité, il sait mieux que quiconque la part d’inhumain dont il faut savoir
tenir compte pour pouvoir avancer : son intelligence de l’éthique me semble
extrêmement rare, en ce qu’elle combine une très large ouverture d’esprit et une grande
rigueur : tout le contraire d’une vision étroite moralisante et manichéenne.
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Je ferai pour ma part une distinction entre efficacité et efficience : je préfère, en
psychothérapie, la seconde à la première, dans la mesure où elle m’apparaît plus
respectueuse d’un dégagement d’une sorte d’adaptation sociale forcée: l’efficacité laisse
entendre la suppression des symptômes, le retour à un état normatif, la reprise d’une
inscription socialement estampillée. L’efficience pourrait être entendue comme la
reconnaissance de l’effet thérapeutique, qui respecte la fragilité, la symptomatologie,
l’ouverture vers de nouvelles formes de réalisation, qui n’ont pas à se réduire
nécessairement aux formes convenues de guérison ou de normalisation.
Je partage, avec Jacques Beaujean, la réhabilitation de la théorie, ou des théories dans le
champ qui est le nôtre. Une partie de notre travail consiste effectivement à ouvrir les
choix pour les patients et leur entourage. Dans les situations extrêmes ou complexes,
nous avons intérêt à présenter notre capacité à apprendre, à évoluer face aux options
théoriques qui nous confrontent à nos propres limites conceptuelles : nous n’avons pas
de théorie unifiée à proposer, et nous-mêmes faisons des choix qui se révèlent plus ou
moins fiables et heureux.
Lorsque Siegi Hirsch est venu former les premiers thérapeutes familiaux en France, une
véritable guerre civile régnait : l’hégémonie de la psychanalyse se traduisait par une
lutte passionnelle entre freudiens et lacaniens ; tout ce qui n’était pas considéré comme
psychanalytiquement correct était voué aux gémonies , ou réduit à des pratiques de
seconde zone, sous-produits abâtardis de l’expérience insurpassable de la cure-type. En
réaction à cette situation, les systémiciens de la première génération (française)
affichaient des résultats triomphalistes, et proposaient des recettes miraculeuses, dont
l’apprentissage relevait d’une transmission magique simplificatrice. Les déboires
cliniques n’ont pas manqué, et ont conforté les psychanalystes purs et durs dans leurs
positions.
L’ambiance qui régnait dans les groupes de formation de Siegi Hirsch détonnait
franchement, face à cette agitation et ces débats stériles. Face aux oukases en tous
genres, Hirsch prend le temps d’écouter les personnes en formation, sollicite le
dialogue, ouvre à la nuance, à la subtilité, à l’intelligence des émotions et des réflexions.
"Le groupe de formation est une caravane : certains sont des éclaireurs, à l’avant ;
d’autres ont besoin de plus de temps, et ferment le peloton. Il faut respecter le rythme de
chacun." nous disait S. Hirsch. Loin d’avoir à craindre de se voir briser dans ses envols
plus ou moins maladroits, chaque apprenti thérapeute se sent soutenu, à son rythme
propre, dans l’exploration de ses propres potentialités. Bien plus, Hirsch sait respecter
l’identité de chacun, et supporter la crise d’identité qui ne manque pas de surgir : la
confrontation des modélisations, par-delà les questions théoriques, questionne, au plus
profond d’entre nous, les appartenances qui nous donnent une raison de vivre. Peut-on
transformer son identité comme on change de casquette ?
La confrontation des modélisations
La confrontation des modélisations peut s’entendre de diverses manières :
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- modélisations multiconfessionnelles : médicales, psychologiques, socio-éducatives et
judiciaires
- modélisations en psychothérapie : psychodynamiques, écosystémiques,
comportementalo-cognitivistes, humanistes
- modélisations individuelles et collectives : institutionnelles, personnelles, conjugales,
parentales, familiales, groupales.
Un point mérite d’être ici souligné : il n’existe pas de théorie unifiée qui permette,
aujourd’hui, de rendre compte de l’ensemble des faits auxquels sont confrontés les
thérapeutes. Et rien n’est plus difficile que de gérer cette situation. Le positionnement et
l’attitude de S. Hirsch restent pour moi une référence pour aborder ces questions, qui
restent, plus que jamais, d’actualité. Je souhaite en donner quelques exemples :
Modélisations multiconfessionnelles : un des enjeux les plus passionnants est de
coordonner les démarches médicales et judiciaires, sans pour autant les réduire l’une à
l’autre. Le paradigme des thérapies familiales se révèle un instrument particulièrement
heuristique dans cette coordination. En pratique, la création de fédérations de services
en thérapie familiale permet d’envisager sous un jour nouveau et prometteur les clivages
traditionnels entre thérapeutes et travailleurs sociaux. J’ai la chance de travailler, sur le
terrain, avec Mr. Hervé Hamon, juge en premier du Tribunal pour enfants de Créteil, et
Mr. Paul D’All Aqua, Directeur du Service de Protection Judiciaire de la Jeunesse du
Val de Marne, pour qui l’œuvre de S. Hirsch n’est pas une référence inconnue.
Modélisations en psychothérapie : quatre grandes mouvances se partagent le champ des
théories et des pratiques : psychodynamiques, écosystémiques, comportementalocognitivistes, humanistes. L’attitude de Hirsch reste ici pour moi une source
d’inspiration et un soutien méthodologique précieux : non pour réduire les théories à un
syncrétisme illusoire, mais au contraire pour mettre en tension ces polarités
indispensables à l’établissement du cadre thérapeutique. S’agit-il pour autant d’être
éclectique et intégratif ? Je n’en suis pas sûr.
Quatre grands courants ont été décrits, explorés et commentés. Il sont centrés sur des
aspects particuliers :
- inconscient et niveaux de conscience (hypnose, psychanalyse) : pour ceux qui se
sentent sexuellement entravés par le poids du passé, par des scénarios répétitifs
inaccessibles à la conscience, qui les ramènent inexorablement à des schémas
relationnels infantiles.
— conduites et symptômes (comportementalo-cognitivisme) : pour ceux qui ont un
problème précis à résoudre, non nécessairement lié à une implication subjective, et qui
réclament des programmes d’apprentissage, relevant de procédures éducatives et
rééducatives.
- personne et autonomie (psychothérapie humaniste) : pour ceux qui réclament une
reconnaissance de leurs singularités, l’épanouissement de leurs propres ressources, le
dégagement de dépendances aliénantes, l’accomplissement de leur personnalité.
— interaction et contextes (modélisation écosystémique) : pour ceux qui restent
vitalement intriqués à leur environnement familial et social, qui sollicitent la création de
nouveaux contextes, la mise en projet de procédures compatibles avec leur handicap
mental.
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Voici quelques variables opérantes :
ù imitation, imagination, hypnose, suggestion, persuasion, remaniements associatifs,
remémoration, abréaction, transfert, identification, apprentissage de l’attachement /
détachement
— contention, canalisation, isolation, dérivation, apprentissage de l’isolation / relation,
institutionalisation, placebo, schismogenèse, double-bind, meta-binding, recadrage
contextuel
éducation, rééducation, changement de vision du monde, de référence cognitive,
— rencontre interpersonnelle, relation d’aide, de soutien empathique, ouverture au
choix, dégagement des changements obligés, enrichissement mutuel, approfondissement
réciproque des ressources personnelles.
Dans les faits, il existe des interférences plus ou moins intenses entre ces différents
courants, conduisant à des turbulences, des intégrations partielles, des éclectismes
labiles, des tensions synergiques et antagonistes.
Modélisations individuelles et collectives : inventer, à chaque fois, de nouvelles formes
d’intervention s’avère une entreprise passionnante, certes périlleuse, mais indispensable
dans les situations complexes. Comment mettre en œuvre une psychothérapie
individuelle chez quelqu’un dont l’individualité se trouve morcelée, répartie sur toute
une série de personnes qui participent à sa survie ? Comment combiner la contention, la
canalisation, la dérivation des passions déchaînées et le surgissement de la liberté de la
personne ? Comment réactiver une famille décomposée autour d’un patient confronté à
la perte de ses repères identitaires ? Comment articuler thérapie institutionnelle, thérapie
familiale et psychothérapie individuelle ?
Dans les faits, la situation est évidemment moins claire : chaque courant s’est nourri
d’influences entrecroisées ; il est dès lors envisageable de partir d’un autre point de vue,
et de considérer que chaque psychothérapeute ajustera ses modalités d’intervention en
réglant ses actions selon un triple référentiel méthodologique : subjectif, objectif,
projectif. Ce triple référentiel est nourri par les apports d’une vision éco-éthoanthropologique (J. Miermont, “Écologie des liens”, ESF, 1993, “L’homme autonome”,
Hermès, 1995, “Psychose et thérapie familiale, ESF, 1997).
Le repérage de ce triple référentiel permet une première clarification :
L’avènement des processus de subjectivation
La démarche psychanalytique cherche à développer le statut de sujet du patient, sa
capacité à resituer ses difficultés au travers de sa propre histoire, à prendre conscience
de ses fantasmes inconscients et à faire advenir son activité d’être désirant, en faisant
essentiellement retour au passé, en réactualisation les effets de la sexualité infantile pour
tenter de les infléchir. La psychanalyse suppose un engagement interpersonnel intense,
l’exploration des ressorts les plus intimes de l’affectivité, l’implication dans une
aventure où le sujet qui advient n’est pas réductible au "moi" conscient. Encore faut-il
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que le "sujet" soit suffisamment assujetti à un corps de règles auquel le psychanalyste
est lui-même assujetti.
Les psychothérapies humanistes sont également préoccupées de favoriser l’expression
libre des sentiments, mais cette expression est centrée sur le problème. Il s’agit de
favoriser la réalisation, l’indépendance et l’intégration de la personne, par l’acceptation
et la clarification des sentiments négatifs, l’explicitation des décisions des modes
d’actions possibles, et l’initiation progressive aux actions positives les plus minimes. Le
psychothérapeute cherche à valider l’expérience du moi potentiel, et de favoriser le
renforcement et l’intégration de la personnalité de manière à la rendre la plus
indépendante et la plus autonome possible.
Les processus de subjectivation ne sont pas au centre du travail comportementalocognitiviste. Ils interfèrent de manière incidente avec la qualité des prescriptions et des
tâches proposées au patient. On pourrait souligner que plus les corrélations objectives
entre le symptôme et ses causes sont congruentes avec les apprentissages nouveaux
proposés au patient, et plus celui-ci peut se sentir impliqué par la résolution de son
problème.
Les thérapies éco-systémiques et les thérapies familiales ne sont pas en reste face à la
question du statut du "sujet". L’expérience, souvent réitérée, d’une prise de parole
audible et intelligible d’un patient réputé "hors-sujet" (délirant, glossolalique, confronté
à des barrages, des fadings, etc.), pour peu qu’il s’exprime en présence des proches dont
il dépend vitalement, tendrait à confirmer la fonction spécifique de subjectivation que de
telles thérapies initient. Le patient en vient à terminer ses phrases, à forcer la voix, à
laisser entendre que ses idées délirantes présentent une valeur méta-communicative, ou
que son galimatias verbal est ajusté à un contexte qui fonctionne comme chambre
d’écho, ou caisse de résonance.
L’accès à des expériences objectivables
On peut considérer deux formes d’objectivation : l’objectivation développée plus ou
moins spontanément par l’intermédiaire des expériences personnelles ; l’objectivation
qui naît de procédures artificielles, techniques, expérimentales, scientifiques. Les divers
courants de psychothérapie traitent cette question de manière différente.
Le phénomène de l’objectivation de la réalité interne et externe est vraisemblablement
étroitement lié à la constitution-même de la personnalité. Il permet la reconnaissance
partageable avec autrui de patterns, de schèmes de comportements, d’attitudes
catégorisables, de traits de caractères, de profils de personnalité, de styles de relation.
Cette reconnaissance peut s’élaborer à partir de perceptions, d’impressions, d’intuitions,
d’interprétations. Mais elle nécessite un dégagement de ces expériences plus ou moins
immédiates, en reposant sur la constitution de modélisations mentales plus ou moins
abstraits, qui permettent de schématiser les régularités des phénomènes appréhendés.
Elle se cristallise à partir de la médiatisation des symboles. L’expérience princeps de
cette médiatisation s’opère lors de la déixis, qui permet l’acquisition du sens des mots.
La désignation d’un référent (objet matériel, personne, situation, etc.) est indiquée par
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l’adulte et indexée par le tout jeune enfant lorsque celui-ci pointe son doigt. Ce qui est
ainsi référencé correspond à la fois à la configuration désignée, et à ses contextes de
survenue : attitudes, émotions liées à la situation. L’enfant montre du doigt quelque
chose que la mère nomme, et qui renvoie à un contexte stabilisé communautairement au
travers du lexique. Il existe ainsi une connexion entre les indexations lexicales et
l’expérience objectivée par l’enfant. On peut souligner que la psychanalyse devient
difficile à envisager lorsque cette stabilisation du sens des mots n’est pas assurée.
La psychanalyse est concernée à un double titre par les processus d’objectivation. D’une
part, l’accès au désir va de pair avec la capacité de construire des relations d’objet : non
pour réduire la représentation des personnes, les imagos, à une chose matérielle, mais
pour pouvoir stabiliser la configuration des scénarios actualisés par la présence d’autrui,
et pour arriver à partager avec des personnes tierces une telle expérience. La
stabilisation de l’image d’autrui et de la relation intersubjective à celui-ci conduit à la
possibilité de se les représenter, et de partager ces représentations avec d’autres. La
personne ne devient sujet de sa parole et des souhaits qu’elle énonce qu’en devenant
apte à s’objectiver elle-même dans et par ses interactions interpersonnelles. D’autre part,
les interférences entre transfert et contre-transfert déplacent le lieu de l’objectivation des
symptômes ; la psychanalyse cherche à réactualiser les effets des fixations infantiles, des
scènes traumatiques passées au-travers de la relation transférentielle. Repérer, explorer
et partager, dans la dynamique du travail psychanalytique, un phénomène où
psychanalyste et psychanalysant se trouvent conjointement impliqués, d’une manière
surprenante et singulière, revient à objectiver ce qui n’était, jusqu’alors, qu’une
expérience subjective intime et incommunicable. La psychanalyse procède par
amplification de la vigilance vis-à-vis des représentations les plus intimes de soi-même.
Cette aptitude à se laisser aller, à laisser venir à l’esprit ce qui surgit souvent à son
propre insu est plus ou moins développé d’une personne à une autre.
Les thérapies cognitives - comportementales sont congruentes avec le modèle médical
où une maladie est définie par sa cause. Elles cherchent à identifier la cause du trouble
en se dégageant des hypothèses subjectives du patient à cet égard. Elles tentent de
comprendre les processus objectifs de l’activité mentale et de traiter ses perturbations
selon des procédures aisément codifiables et reproductibles, en faisant référence aux
systèmes de causalité passés et présents. Il s’agit d’objectiver les processus morbides et
les passages obligés pour en sortir, en supposant que l’implication subjective du patient
n’est pas un facteur étiologique des perturbations constatées. En cherchant à objectiver
des corrélations entre variables comportementales ou cognitives indépendantes de
l’implication subjective du patient, le psychothérapeute devient à même d’éviter les
effets de saturation émotionnelle, et / ou de ratiocination intellectuelle liés au problème
posé.
Les thérapies systémiques objectivent la relation de manière inverse à celle de la
psychanalyse : l’attention portée aux contextes permet d’activer les expériences qui
concourrent à l’objectivation des symboles. Le sens de ce qui est dit est connecté aux
apprentissages relationnels. La relation d’objet est moins une donnée déjà-là qu’une
dynamique à promouvoir. Il devient alors envisageable d’établir une relation entre les
processus de subjectivation et d’objectivation en fonction des projets thérapeutiques.
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Ces processus ne sont plus opposés de manière exclusive en tout ou rien, ils ne sont pas
davantage intégrés dans une synthèse englobante, mais plutôt interconnectés, articulés,
transformés l’un par l’autre. On note ici une complexification des relations de causalité.
Bien souvent les protagonistes s’attribuent mutuellement la "faute" ou la responsabilité
des troubles. Il s’agit non seulement de relativiser ces attributions à l’emporte-pièce,
mais aussi de mettre en perspective les pièges d’une causalité linéaire qui renverrait à un
antécédent unique l’origine des troubles. Les formes des trajectoires causales deviennent
circulaires, spiralées, ramifiées, diffuses, hiérarchisées. Bien plus, la complexité même
des symptômes tend à conduire au constat d’un "effet de système", où la configuration
même de la pathologie crée une situation qui n’est pas réductible à des enchaînements
causaux.
En thérapie familiale, il apparaît que le patient qui présente des troubles psychotiques se
voit obligé de restreindre un nombre plus ou moins imposant d’activités, du fait des
échecs cuisants et particulièrement blessants qu’il a pu essuyer. Le travail thérapeutique
consiste à éviter au patient de retomber dans les mêmes situations traumatiques, et de lui
permettre, de manière extrèmement progressive, d’affronter de nouvelles épreuves avec
une prise de risques qui soit compatible avec son état de santé et ses capacités de
"réception" en cas d’échec.
Les thérapies humanistes cherchent à objectiver l’expérience même de la relation d’aide,
et, au travers de celle-ci, la connaissance que le thérapeute peut faire de la personnalité
du client. L’objectivation procède de l’expérience, conçue "dans sa faillibilité, dans ses
dissonances, selon une suite d’approximations et de "résolutions" opérationnelles, dans
ses rapports à soi et à autrui. Elle est établie sur des tâtonnements, propres à réduire les
écarts." (André de Peretti, 1997, p. 173). Il s’agit pour Carl Rogers de prendre pour objet
premier de la réflexion toute objection qui peut être présentée : "J’ai sans doute mis
longtemps à comprendre que les faits sont toujours des amis. Le moindre
éclaircissement qu’on puisse acquérir dans n’importe quel domaine nous conduit
toujours plus près de la vérité. Or s’approcher de la vérité n’est jamais dangereux, ni
nuisible, ni inconfortable." (Carl Rogers, Le développement de la personne, p. 23).
Projections, élaboration de projets et projectivations
Je propose de définir la projectivation comme un processus par lequel le sujet fait des
projections et des projets par anticipation de ses diverses potentialités, en participant à
son inscription dans l’espace et dans le temps. Elle est à la fois :
- La projection de quelque chose à partir de soi ou hors de soi ;
- la propension à se projeter dans le temps et dans l’espace ;
- la dynamique de projeter quelque chose de soi-même et d’autrui dans des finalités
communes, convergentes et divergentes.
L’aptitude à se projeter dans l’espace et dans le temps varie beaucoup d’une personne à
l’autre, et est appréhendée de manière très différente selon les formes de psychothérapie.
La projectivation est à la fois l’anticipation de ce qui risque d’arriver, l’examen
rétrospectif de ce qui est arrivé en fonction de circonstances préalables, l’évaluation des
moyens susceptibles d’infléchir le futur en fonction de l’état présent et des expériences
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passées. Mais elle reste également ouverte à ce qui échappe aux capacités de
rétrospection et d’anticipation : elle permet d’anticiper ce qui n’est jamais complètement
anticipable.
La projection est tout à a fois un mouvement actualisé dans l’environnement et un
mouvement intériorisé qui participe de la constitution psychique. Prendre un objet
inconnu, et le projeter à terre en observant ce qui arrive : telle est une des activités
préférées des tous jeunes enfants. On pourrait y voir là le prototype d’une appréhension
des objets matériels dont le monde est constitué : mouvement où se mélangent
agressivité et acte de connaissance.
La psychanalyse conçoit les projections comme des mécanismes de défense permettant
au sujet de se constituer dans l’espace interpersonnel ; certaines projections sont
archaïques, permettant de repérer comme venant de l’extérieur des phénomènes qui se
révèlent mentalement non représentables, "forclos" : temps "paranoïaque" de la
constitution du moi. D’autres projections apparaissent plus élaborées, constituées de
représentations inconscientes, refoulées, qui ne se révèlent qu’au travers de la
perception d’objets extérieurs : temps de la rivalité Oedipienne. Le caractère intemporel
des processus inconscients rend difficilement concevable, d’un point de vue
psychanalytique, que des projections soient centrées sur l’anticipation de buts à
atteindre. On peut supposer que ces diverses modalités de projections peuvent avoir une
valeur positive, constructive, relevant d’une activité cognitive et affective s’inscrivant
dans le futur.
La façon dont on explicite les projections réciproques et les attentes mutuelles a une
incidence sur les processus de subjectivation et d’objectivation. Dans les pathologies
mentales graves, les projections familiales sur les équipes thérapeutiques sont d’autant
plus intenses que la famille est confrontée à des blessures meurtrissantes et à des
défaillances cognitives, affectives, organisationnelles qui sont liées à ces pathologies.
L’attribution de ce qui est mauvais est facilement projetée sur les absents, ou sur les
thérapeutes.
Dans les formes les plus extrêmes, il peut arriver qu’un patient psychotique en vienne à
lancer ce qui se trouve à portée de la main. Face à la violence la plus brutale, l’action
thérapeutique consiste à passer d’une projection physique à une projection symbolique.
Les projets thérapeutiques dans le temps
Le temps de l’élaboration, en psychanalyse, est conçu comme un processus de
maturation lent et difficilement compressible, sauf à risquer des passages à l’acte
intempestifs.
Les thérapies humanistes et cognitivo-comportementales semblent ici se rejoindre dans
le souci d’une limitation de la durée de la rencontre entre le patient et le
psychothérapeute. En refusant, pour des raisons opposées, la création d’une dépendance
trop étroite entre l’un et l’autre, ces psychothérapies reposent sur l’hypothèse que des
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effets à long terme peuvent être initiés par des interventions relativement brèves,
s’inscrivant sur le court terme ou le moyen terme.
Les divers modalités de psychothérapie systémique reposent sur un maniement très
contrasté du temps. Certains auteurs ont proposé de limiter à l’avance le nombre des
séances sur un ou deux ans. D’autres ont conçu la possibilité d’intervention ponctuelles
sur des temporalités très grandes, à l’échelle de la vie-même du patient, selon les
moments critiques de ses cycles de vie. Le thérapeute familial cherche à intervenir en
fonction des projections et des projets des divers partenaires en interaction, des
interférences relationnelles et contextuelles entre processus observants et processus
observés ; il ajuste les hypothèses et les prescriptions en fonction des contraintes des
situations concrètes effectivement rencontrées par projection des divers possibilités dans
le futur. Le thérapeute systémique peut concevoir la durée et le rythme de la thérapie sur
des échelles de temps extrèmement différentes, selon la nature des problèmes à
appréhender.
Domaines de pertinence, influences réciproques
Chaque démarche sera d’autant plus adaptée, dans sa cohésion méthodologique, qu’elle
aura à traiter des patients qui disposent de ressources suffisantes en-dehors de son
domaine de pertinence : la psychanalyse est d’autant plus efficiente que le patient arrive
par lui-même à objectiver la réalité interne et externe, et à faire des plans et des projets
(ne serait-ce que celui d’envisager une psychanalyse sur plusieurs années), c’est-à-dire à
virtualiser ce qui est réalisable sans atteindre des coûts exhorbitants ; les thérapies
humanistes sont plus à même de traiter les patients qui ne présentent pas de blocages
fantasmatiques ; les thérapies cognitivo-comportementales sont d’autant plus
appropriées qu’elles s’adressent à des personnes qui savent où sont leurs désirs et leurs
projets vitaux ; les thérapies systémiques semblent particulièrement adaptées pour les
personnes à même de réorganiser leurs relations sur un plan subjectif et objectif, pour
peu que la création de contextes nouveaux permette la mise en ouvre de projets viables.
Les formes complexes des troubles mentaux (psychoses, troubles des conduites
alimentaires, toxicomanies, maltraitance, etc.) nous confrontent à des problèmes
méthodologiques et théoriques nouveaux, nécessitant le recours à des modélisations
supposées être a priori incompatibles entre elles. Les psychothérapies individuelles, de
couple, de famille sont alors traversés par des courants psychodynamiques, systémiques,
comportementalo-cognitivistes et humanistes.
Il devient envisageable de passer des visions du monde univoques, exclusives et
totalisantes à des points de vue multiples et relatifs. En gardant leur propre cohésion, ces
perspectives multiples permettent de s’articuler les unes par rapport aux autres de
manière singulière. En particulier, elles restent congruentes avec la survenue d’une
certaine autonomie : autonomie des personnes en souffrance et des systèmes dont ils
dépendent vitalement ; ce qui n’est pas sans entrer en interférence avec l’autonomie des
thérapeutes vis-à-vis des contraintes multiples qui les assaillent : contraintes d’écoles de
pensée et d’action, contraintes institutionnelles, locales et globales, contraintes
personnelles.
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L’autonomie réclame un acte d’autodétermination qui repose sur la compensation
respective des dépendances les unes par rapport aux autres. Le libre-choix des
dépendances relève peut-être moins d’un dégagement complet de celles-ci que d’un
ajustement réciproque de dépendances ainsi limitées et canalisées. Dans l’autonomie,
l’autoréférence oscille avec l’hétéroréférence. La cohésion des démarches
thérapeutiques multiples n’est plus alors une donnée immuable et fixée une fois pour
toute, mais un processus qui laisse émerger de nouvelles règles de fonctionnement à
partir d’un travail de cothérapie élargie, dont l’incomplétude permet de passer des
stratégies de survie à des réinscriptions dans la vie tout court.
Pour autant, il existe un goulet d’étranglement : les visions multiples du monde
n’impliquent pas que celui-ci soit multiple, soumis au relativisme des opinions que l’on
s’en fait.
Comment transmettre ?
Siegi Hirsch présente une autre originalité, particulièrement notable en ce siècle de
profusion médiatique en tout genre : il n’a laissé que peu de trace écrite de son
enseignement : Dans "Garde ton masque", il inscrit sa démarche dans une perspective
nécessairement complexe, posant les bases d’un travail thérapeutique et propédeutique,
à la fois personnel, institutionnel et familial : ce travail continue à faire référence et
tranche précisément avec la quasi-totalité des publications en psychothérapie, dans la
coordination des démarches orthopédiques, psychodynamiques et écosystémiques. Dans
l’interview accordé pour Génitif à Guy Maruani et moi-même (in : "Passions de
familles"), il insiste sur le "répertoire émotionnel spécifique de la famille" : là-encore, la
perspective ouverte pas S. Hirsch présente une tonalité nouvelle, dans un contexte où
dominait une cybernétique réduite à des mécanismes et à des paradoxes logicocombinatoires.
Il n’empêche : l’essentiel de l’apport de Hirsch repose sur la tradition orale. Doit-on
rappeler ici que pour Platon, la vraie philosophie ne saurait s’écrire ? Curieux paradoxe
pour un des plus grands écrivains de tous les temps ! Et combien ce paradoxe reste
pertinent en matière de thérapie ! L’écrit fige et falsifie pour une large part ce qui fait
l’essence du changement en psychothérapie, et qui échappe en grande partie aux
conceptions que nous pouvons nous en faire. Cette originalité de S. Hirsch participe,
sans doute de façon générique, de la qualité de ce qu’il nous a transmis : moins des
recettes, des techniques, des théories, des modélisations qu’une disponibilité à
l’invention, à la création, à la coopération innovante entre nos patients et nous-mêmes.
Non pas une ambition de prosélyte, mais une mise au travail, et l’apprentissage de la
différenciation : telle est, à mes yeux, ce qui fait la valeur précieuse de ce congrès.
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