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La question de l’âme et du corps (III)
Des conséquences du dualisme cartésien
● T. du Puy-Montbrun*
La conception cartésienne
de l’âme et du corps :
un isolement radical
pour prix d’un mal nécessaire
La forme moderne du dualisme de l’âme
et du corps est […] d’origine cartésienne.
Et ce dualisme […] semble renaître sans
cesse de ses cendres tant il va de pair, il
est vrai, avec l’institution de la science
moderne objective, dont Descartes, au
demeurant, a été l’un des artisans (1).”
Voilà, sans doute, la raison de la pénétrance
de ce dualisme sans lequel il est probable
que l’essor scientifique n’aurait pu être ce
qu’il a été. En quoi donc Descartes a-t-il
été nécessaire au fondement de la
science ?
Pour se faire jour, le développement technique supposait deux conditions essentielles, à savoir : une nature dé-divinisée –
la Nature est une création de Dieu, mais
elle n’est pas Dieu – et une Nature dés-animée – elle n’est rien d’autre que de la
matière. La première de ces conditions a
été réalisée par le judéo-christianisme, la
deuxième par Descartes. Pour atteindre à
une telle abstraction, Descartes s’appuiera
sur la mise en question, de principe, de tout
ce qui est d’origine sensible et corporelle.
Sa méthode sera celle du doute, c’est-àdire de la suspension provisoire du jugement dans le but de fonder la certitude
d’une manière inébranlable. Ce sera un
doute méthodique, radical, puisqu’il s’attaquera aux racines et aux fondements des
* Service de colo-proctologie,
hôpital Léopold-Bellan, Paris.
opinions. Ce sera aussi un doute hyperbolique, parce que poussé à l’extrême et
fondé sur la pure décision de douter. Ainsi,
nos sens nous trompent (illusions d’optique…), la raison même peut nous tromper (comme dans le rêve) : tout est donc
douteux, sauf que je suis en train de douter et, si je doute, c’est que je pense, et si
je pense, c’est que je suis. Et qui suis-je ?
Une chose qui pense, une âme, un esprit,
une conscience. Il y a donc d’un côté la
substance pensante – res cogitans – l’âme
et l’esprit et, d’un autre, la substance étendue – res extensa – le corps, la matière.
Dès lors, tout ce qui ne pense pas n’a pas
d’âme, est matière, est inanimé : ni la
plante ni l’animal ne pensent car ils n’ont
pas d’âme.
Ce fondement de la science, Descartes l’a
établi à la première personne, montrant
ainsi qu’il n’y a de connaissance accessible
que “par un sujet à la première personne,
par un individu qui ne le trouvera qu’en
lui-même, et même dans ses tréfonds” (2).
Voilà posé le primat du subjectif, du sujet
pensant comme corollaire de l’accessibilité au fait scientifique, à la chose étendue,
non pensante. La sixième Méditation
scelle la différence irréductible entre res
cogitans et res extensa : “[…] néanmoins,
parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis
seulement une chose qui pense et non étendue, et que d’un autre j’ai une idée distincte de mon corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense
point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire
mon âme […] est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle
peut être ou exister sans lui (3).” C’est
cette opposition ontologique qui va permettre, par un glissement épistémologique,
l’accès à la science et, partant, au réel – au
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réel scientifique – c’est-à-dire à l’étendue,
qui, parce qu’elle est non pensante, pourra
être objet d’analyse. Ainsi, Descartes at-il créé une philosophie du seul sujet qui
rejette la nature dans une extériorité absolue.
Le corps-machine en est la conséquence :
“…corps divisible […] comme une horloge, composée de roues et de contrepoids
(4).” Le corps cartésien “n’est autre chose
qu’une statue ou machine de terre […] (5).
Libérée de toute corporéité, la pensée
pourra élaborer les projets les plus grands
pour faire de ce corps-chose la plus belle
des machines au service de la toute-puissance du sujet : «on se pourrait exempter
d’une infinité de maladies… de l’affaiblissement de la vieillesse … (6)”. D’où le
concept de médecine triomphante, libératrice de tous les mots et porteuse des plus
grands espoirs.
Cette conception du rapport corps-âme a
pu trouver sa justification en ce que sans
une telle disjonction la science n’aurait pu
être : y aurait-t-il possibilité de connaissance claire et distincte sans objet d’expérimentation, et l’expérimentation seraitelle concevable si son objet n’était pas
objet mais sujet ? Aller plus loin serait se
demander s’il existe une incontournable
consubstantialité du dualisme à la science
telle qu’en dehors de lui le concept même
de science n’aurait pas de sens ? La question reste ouverte. Toujours est-il qu’avec
Galilée, Descartes a établi “une distinction
nette entre la réalité physique décrite par
la science et la réalité spirituelle de l’âme
que [tous deux] considéraient comme
échappant au cadre de l’investissement
scientifique. Ce dualisme […] avait son
utilité car il permettait de soustraire les
travaux scientifiques à l’autorité de
l’Église et parce que le monde physique
Le Courrier de colo-proctologie (III) - n° 4 - oct. nov. déc 2002
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[…] se prêtait à une approche mathématique, alors qu’il ne semblait en aller de
même pour l’esprit”(7).
Par ailleurs, cette irréductibilité de l’âme
au corps se révélera être un concept aux
lourdes conséquences dès lors qu’il s’agira
de l’homme en général et de la médecine
en particulier. Par l’irréductible fracture
qu’il impose entre l’homme et le monde,
l’animé et l’inanimé, le dualisme place
l’être dans un isolement radical par rapport à son environnement – y compris son
propre corps – et aussi vis-à-vis de l’autre,
subjectivité isolée, simple alter ego. Toutes
raisons qui fondent la nécessité de “réconcilier” la matière et l’esprit et d’opposer à
l’humanité de l’être pour soi celle de l’altérité, de l’être pour autrui.
L’éprouvé médical rejette
tout dualisme et plaide pour l’union
de l’âme et du corps, seule approche
permettant de garder sa dignité
au corps
Quelles sont donc les conséquences de ce
dualisme dès lors qu’il s’agit de l’homme
et plus particulièrement de l’homme souffrant ?
Une des conséquences essentielles du dualisme cartésien est d’avoir projeté le somatique dans le modèle mécanique (c’est
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l’erreur fondamentale de la médecine
moderne, erreur méconnue, oubliée, car
l’efficacité en est le bénéfice), de l’exclure
du champ de la psychologie, de la philosophie et de la métaphysique : l’homme
malade est réduit à la matérialité. Ici, la
rationalité scientifique s’impose comme
unique modèle, erreur funeste qui tient à
ce que le réel scientifique est alors
confondu avec la réalité. La science des
corps ne résume pas la médecine, car “la
médecine s’occupe de l’homme et l’homme
est irréductible au genre de réalité dont
s’occupe la science. […] [Ainsi], plus la
médecine se voudra scientifique, moins
elle sera humaine” (8).
L’expérience clinique ne peut se satisfaire
du concept d’extra-territorialité du corps à
l’âme. On ne peut dissocier le “je souffre”.
Voilà un éprouvé qui s’impose d’une irréductible manière. C’est la totalité de mon
être qui souffre, ce n’est pas moi et mon
corps, c’est moi en tant que totalité incarnée, être de fusion dont l’expression corpspensée n’existe que dans une absolue interdépendance. C’est en ce sens que “je suis
mon corps” et ce que je suis n’est pas
réductible à l’épistémologie cartésienne.
Soigner n’est pas que comprendre la maladie. Soigner, c’est aussi penser le malade
et, pour cela, il faut abandonner le réel
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scientifique pour retourner à la totalité du
réel du malade, totalité qui inclut, certes,
ce qui relève de l’approche scientifique,
mais aussi ce qui lui est irréductible, à
savoir ce qui fait que ce corps n’est pas un
corps, un objet, un agrégat d’organes, mais
une personne, un être de chair. L’être n’est
donc pas réductible à l’épistémologie cartésienne. La méthode scientifique est dans
l’incapacité de le saisir dans sa totalité. Il
y a, nous dit Husserl, une volonté totalisante et totalitaire à vouloir que le tout du
réel soit rationalisable.
■
P
OUR
EN
S AV O I R
PLUS
1. Richir M, Le corps, essai sur l’intériorité : Paris :
Hatier, 1995 : 60.
2. Richir M : op. cit, p.61.
3. Descartes R, Méditation
sixième. Paris :
Gallimard, in Œuvres et lettres, Pléiade, 1953 : 324.
4. Descartes R, Méditation sixième. op. cit., p. 329.
5. Descartes R, Traité de l’homme. op. cit., p. 807.
6. Descartes R, Discours de la méthode, sixième partie, op. cit., p. 169.
7.
Searle JR, Deux biologistes et un physicien en
quête de l’âme. La Recherche, 287, mai 1996, p. 6277.
8. Folscheid D, Cours DESS 2, 2000-2001, p. 23.
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