a question des rapports entre le corps

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La question de l’âme et du corps :
(I) position du problème
● T. du Puy-Montbrun*
a question des rapports entre le corps
L
et la pensée se pose dès lors qu’il
s’agit de l’homme. C’est d’elle que
dépend le sens de la condition humaine
et, à ce titre, on peut dire qu’elle est la
question centrale autour de laquelle doit
se penser l’exercice de la médecine, car
elle touche à la liberté et à la dignité de
l’être. Or que montre l’expérience de la
pratique médicale ? Que le malade ne vaut
qu’en tant qu’il est porteur de maladie,
c’est-à-dire qu’il est ramené au statut
d’objet, objet de science, fragmenté au
gré des pathologies qu’il présente et des
impératifs financiers qu’elles impliquent.
En étant médicalisé, l’individu se trouve
dès lors dépossédé de son statut de sujet.
Le “je” est réduit à la seule réalité organique. Réifié, le sujet perd son statut
d’être unique, celui d’un corps et d’une
pensée unis dans une histoire singulière.
Le malade s’efface devant la maladie, victime d’un terrible contre-sens qui fait
qu’on confond la partie et le tout. Si
l’homme n’est que la somme d’un
séquençage, comme le pensent les partisans du déterminisme ou réductionnisme
génétique, qu’en est-il, alors, de sa
conscience, de sa liberté, de la dignité
qu’on lui doit ? La médecine aurait-elle
encore un sens si elle ne laissait à l’être
l’espace nécessaire à l’expression de sa
subjectivité ?
Ainsi se pose, de façon incontournable,
la question de savoir quelle conception de
l’homme la médecine doit-elle retenir
pour répondre à l’impératif qu’elle a visà-vis de son devoir d’humanité ? C’est
bien ici des rapports du corps et de la pen-
* Service de colo-proctologie,
hôpital Léopold-Bellan, Paris.
sée qu’il s’agit, c’est-à-dire de ce qui
fonde la spécificité de l’être humain, de
son irréductibilité à la chose organique,
de la non-réductibilité du corps au somatique que la médecine scientifique “a totalement et exclusivement projeté dans le
modèle mécanique” (1). Pour cerner cette
problématique, Thomas de Koninck pose
trois questions qu’il qualifie d’apparemment insurmontables : “1/ Qu’est-ce que
le corps ? 2/ Qu’est-ce que l’esprit ? 3/
Comment s’unissent-ils pour former un
être humain ? (2).” Voilà l’énigme, d’autant plus étrange et mystérieuse qu’il
s’agit de “chacun de nous, chaque être
humain singulier, différent, unique,
depuis l’aube jusqu’à la dernière syllabe
des temps (3)”. Et quelle énigme que cette
absolue originalité de chaque vie, que
cette dissemblance qui fonde l’unicité
humaine : “le miracle que constitue
l’homme dépasse n’importe quel miracle
fait par l’homme (4).” Ce prodige, c’est
une pensée et un corps qui s’expriment au
monde. Et la question de leur relation –
qui prend “une valeur de seuil de difficulté lorsqu’il s’agit de définir les conditions du savoir médical et de son objet
(5)” – dépasse, d’ailleurs, la seule médecine. C’est, en fait, “la question la plus
délicate et la plus profonde de la philosophie (…) Elle est au fondement de ce
que la philosophie existentielle désigne
volontiers comme la condition humaine
[à savoir que l’homme] est un être doué
d’esprit, un moi, une âme très étroitement
unie à un corps soumis aux lois de la physique (6).”
Cette question de la “soumission” aux lois
de la physique est à l’origine de toutes les
difficultés de conceptualisation d’un
modèle corps-âme, car la place à accorder à la pensée et au corps, leurs relations,
Le Courrier de colo-proctologie (II) - n° 4 - décembre 2001
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l’éventuelle prédominance de l’un ou de
l’autre, voire la réduction de l’être à l’un
ou à l’autre, sont sources d’interrogations
depuis la nuit des temps. L’histoire de la
philosophie le montre bien tant sont nombreux les modèles élaborés qui ont majoritairement oscillés, depuis l’Antiquité,
entre deux extrêmes : le dualisme et le
monisme. Cette diversité n’est pas,
contrairement à une opinion répandue,
simple spéculation de l’esprit. Elle a été,
est encore et restera opérante, car le
médecin, dans son exercice, ne peut
échapper à l’influence du concept corpsâme dont il (ou la société) aura fait le
choix. C’est ainsi, à titre d’exemple, que
la relation au patient ne saurait être la
même selon qu’on adhère au dualisme
platonicien ou que l’on opte pour le
modèle uniciste aristotélicien. Dans le
premier cas, on affirmera la primauté de
l’âme sur le corps, concept qui trouvera
son expression absolue avec Descartes
qui soutiendra un dualisme ontologique
(il existe une séparation formelle entre
l’âme et le corps) et épistémologique (la
science peut s’épanouir car elle évolue
dans un espace “dés-animé”). La conséquence en sera que le corps s’est constitué comme un objet scientifique qui ne
peut qu’être extérieur à toute subjectivité.
Dans le deuxième cas, on s’oppose à ce
concept réducteur de corps “tombeau de
l’âme”, de “corps machine”, soumis à un
esprit immatériel et triomphant. Le somatique n’est plus, ici, “l’expression abstraite et réduite du corps vivant (7)”. Bien
au contraire, corps et âme existent l’un
par rapport à l’autre, dans une sorte d’interdépendance quasi ontologique. Toute
volonté de dissocier l’un de l’autre exclut
l’homme de l’humain. Nous essaierons,
dans les articles à venir, de montrer les
conséquences qu’impliquent le choix
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entre l’une ou l’autre de ces options dès
lors qu’il s’agit des modalités de l’exercice médical.
Au préalable, il convient de souligner
l’erreur conceptuelle qui serait de penser
que l’analyse critique des différentes
approches des relations corps-âme pourrait aboutir à une sorte de modèle universel et définitif. Ce serait s’abandonner au
chant de sirènes prométhéennes. D’abord,
la question ne saurait se résumer aux
seules thèses dualistes et monistes. On ne
peut pas, par exemple, faire l’impasse
phénoménologique, ni celle de la question du matérialisme, ni encore méconnaître les données des neurosciences et
de la génétique qui offrent des perspectives d’une infinie complexité. Par
ailleurs, et sur le fond, on peut se demander si la résolution de cette problématique
nous est accessible en tant que telle “car
la manière, pour les esprits, d’adhérer au
corps (…) ne peut être comprise de
l’homme : cela, c’est l’homme lui-même
(8)”. “C’est (…) la chose qu’on comprend
le moins (9)”, dira Pascal. Descartes, luimême en conviendra dans sa Lettre à Elisabeth du 28 juin 1643 et, de nos jours,
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Comte-Sponville écrit : “L’union de l’âme
et du corps est évidemment inintelligible
(10).” C’est sans doute le fait de notre
contingence que de ne pouvoir prétendre
accéder à l’absolu de la connaissance.
Faut-il pour autant renoncer ? Non, car le
questionnement est nécessité. Non aussi
en raison de la nature même de l’exercice
médical, car la médecine ne peut faire
l’impasse de cette question des relations
corps-âme, puisque sa finalité n’est autre
que l’homme, expression chaque fois
unique d’un “je” et d’un soma qui ne trouvent de sens que de leur union. L’approche d’un corps et d’une pensée souffrant impose donc une tentative
d’élaboration d’un cadre conceptuel, mais
cette élaboration ne pourra se concevoir
qu’en tant qu’hypothèse à valeur heuristique et non comme dogme : “On ne peut
prouver une vérité qu’à la condition d’être
déjà dans le vrai, et c’est ce qui interdit
de prouver qu’on y est (11).”
■
POUR
EN SAVOIR PLUS
1.
Fédida P. Corps, soma et psyché. In :
Dictionnaire de la psychanalyse, Paris :
Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, 1997 :
111.
2.
De Koninck T. De la dignité humaine. Paris :
PUF, 1995 : 82.
3. Ibid : 82.
4. Saint-Augustin. La Cité de Dieu, X, XII,
œuvres II. Paris : Gallimard, “La Pléiade”,
2000 : 389.
5. Fédida P. Op cit : 108.
6. Popper K. Réflexions d’un réaliste sur le
problème corps-âme. In : Toute vie est résolution de problèmes. Paris : Actes Sud, 1997 :
102.
7. Fédida P. Op. cit : 111.
8. Saint-Augustin. Op. cit : XXI, X
: 985.
9.
Pascal. Pensées, 84 [360]. Paris, Gallimard,
La Pléiade , 1954 : 1111-2.
10. Comte-Sponville A. L’âme machine ou ce
que peut le corps. L’âme et le corps, direction MP Haroche. Paris : Plon, 1990 : 166.
11. Comte-Sponville A. Op cit : 126-7.
À suivre...
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© novembre 2000 - DaTeBe Éditions
Imprimé en France - Differdange S.A. - 95110 Sannois - Dépôt légal 4e trimestre 2001
Illustration de la couverture : Anne de Colbert Christophorov - Masque noir (détail), 1996
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