a recherche clinique

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L
A RECHERCHE CLINIQUE
EMPATHIE ET THÉRAPEUTIQUE
Gérard JORLAND,
Directeur de recherches au CNRS,
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
Qui ne se souvient de Drôle de frimousse, ce film
de Stanley Done sur une musique de George
Gershwin où Audrey Hepburn interprète une
jeune libraire new-yorkaise qui se laisse engager
comme mannequin, pour présenter la collection
d’un couturier parisien que doit photographier
Fred Astaire, afin de venir à Paris suivre les cours
« du plus grand philosophe vivant », le professeur
Flostre, « père de l’empathicalisme ». Pour un Fred
Astaire incrédule, elle distingue l’empathie de la
sympathie : tandis que la sympathie serait « comprendre les sentiments d’autrui », l’empathie irait
bien au-delà, ce serait « se projeter en imagination
de sorte à ressentir effectivement les sentiments
d’autrui », « se mettre à la place d’autrui. » Après
avoir chanté son couplet de Bonjour Paris
I want to see the den
of thinking men,
like Jean-Paul Sartre,
I must philosophize
With all the guys
Around Montmartre
And Montparnasse1
elle hante les caves existentialistes de SaintGermain-des-Prés. Et de fait, dans le fort bref avantpropos de son Flaubert, Jean-Paul Sartre prévient
que sa méthode, c’est l’empathie.
Ce film est de 1956, il y a trente ans, par conséquent si l’empathie est d’un usage courant, cela ne
date pas d’hier. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement
les philosophes qui l’ont utilisée, les psychologues
aussi, les historiens de l’art encore, et même les
théologiens pour lesquels Dieu verrait en nous par
empathie. Je ne ferai pas ici l’inventaire des usages
de ce terme2, je me concentrerai sur son emploi en
thérapie. Mais auparavant, quelques éclaircissements terminologiques peuvent être utiles.
EMPATHIE, SYMPATHIE ET
COMPASSION
La première distinction à faire, c’est entre sympathie et empathie. Beaucoup d’auteurs ne la font
pas, ou ce que l’un appelle « sympathie », l’autre
l’appelle « empathie » et vice versa. Pourtant, cette
distinction me semble indispensable pour comprendre la spécificité de l’empathie. Elle est d’autant
plus difficile à faire qu’on se cantonne à la sphère
des émotions. Depuis Darwin, on considère l’expression des émotions, et donc leur reconnaissance par autrui ou chez autrui, comme un processus de régulation sociale. La peur, la crainte, le
désir, la colère, bref toutes nos émotions doivent
être communiquées aux autres soit parce qu’ils les
suscitent, soit qu’elles les concernent. Exprimer sa
peur peut avertir autrui d’un danger et organiser
une défense commune, comme manifester son
désir permet éventuellement de s’accorder avec
celui de l’autre et engager une relation amoureuse.
Dans ce contexte des émotions, les auteurs définissent l’empathie comme la simple reconnaissance
des émotions d’autrui tandis que la sympathie est
un partage des émotions d’autrui. On peut reconnaître la peur ou la joie de quelqu’un sans pour
autant éprouver de peur ou de joie, ou encore on
peut reconnaître le désir d’un homme ou d’une
femme sans éprouver de désir en retour.
Mots clés : Empathie, sympathie, compassion, autisme, psychanalyse, neurones, miroirs, soins médicaux,
soins infirmiers.
1
Je veux voir le repaire/des penseurs/ comme Jean-Paul Sartre/Je dois philosopher/avec tous ces gars là/à Montmartre/et
Montparnasse.
2 Qu’il me soit permis de renvoyer à ma contribution au volume collectif que j’ai dirigé avec Alain Berthoz, L’Empathie, Odile Jacob,
2004 : « L’empathie : histoire d’un concept ».
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RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 84 - MARS 2006
EMPATHIE ET THÉRAPEUTIQUE
La sympathie au contraire implique d’éprouver les mêmes
émotions que lui. On peut alors penser, contrairement à
ce qu’affirme le personnage que joue Audrey Hepburn,
que la sympathie engage plus que l’empathie et va donc
bien au-delà. C’est si vrai que certains auteurs établissent
la différence entre les deux au fait que la sympathie impliquerait une action pour soulager autrui de son émotion,
le consoler en cas de tristesse, l’aider en cas de détresse,
le caresser en cas de désir, etc. Et pourtant, c’est bien ce
personnage qui a raison, l’empathie va bien au-delà de la
sympathie dans la mesure où elle consiste à se mettre à
la place d’autrui et non seulement à entrer en relation avec
lui, à l’observer de l’intérieur et non seulement de l’extérieur. Par conséquent, la distinction reconnaître/partager
ne rend pas compte de cette autre distinction, qui rend
pourtant compte de la spécificité de l’empathie, intérieur/extérieur.
C’est pourquoi j’ai proposé des définitions comparativement plus tranchées. L’empathie serait un processus descendant (top-down), la sympathie un processus ascendant
(bottom-up). Empathiques, nous le serions lorsque nous
nous mettons à la place d’autrui, lorsque nous saisissons
ce qu’il vit, ce qui lui arrive, ce qu’il perçoit, ce qu’il se représente, de son point de vue, et alors nous pouvons éprouver ce qu’il ressent comme nous pouvons fort bien ne pas
l’éprouver. Nous pouvons comprendre le dépit d’une personne bafouée sans pour autant partager son ressentiment.
Notre comportement s’exprime par la tournure « bien
sûr, je te comprends … mais ça n’a pas d’importance » ou
« … qu’est ce que ça peut te faire ».
La sympathie est le processus inverse : nous partageons
les émotions d’autrui et cherchons après coup à en obtenir une représentation. C’est une contagion des émotions
dont le paradigme est le fou rire. Lorsque nous sommes en
présence d’un groupe de personnes prises de fou rire, nous
nous mettons spontanément à rire sans savoir pourquoi
elles rient. Et, symétriquement avec l’empathie, nous pouvons fort bien ne pas partager les raisons de leur hilarité.
Apprenant ce qui l’avait déclenchée, il nous arrive de dire :
« Il n’y a vraiment pas de quoi rire. » Le rire est tellement
contagieux, que les bons comiques ne rient jamais : on n’a
jamais vu Buster Keaton rire, pas plus Charlot, pas plus, et
plus près de nous, Coluche. Seuls les mauvais comiques
induisent le rire de leurs spectateurs en riant eux-mêmes.
Les premiers manipulent l’empathie des spectateurs, ils
veulent les faire rire de leur histoire sans leur faire partager leurs sentiments qui sont en général aux antipodes. Les
mauvais comiques au contraire, peu sûrs de leur histoire,
souvent vulgaire, espèrent forcer sa réception en amorçant le rire de leurs spectateurs par le leur propre. Il en va
de même de la tristesse : il n’est pas rare de verser des
3
larmes à la seule vue de personnes en pleurs sans même
savoir pourquoi elles pleurent et de nous exclamer après
l’avoir appris : « Ce n’est pas une raison pour pleurer ».
D’où le rôle, dans certaines cultures, des pleureuses professionnelles.
Ainsi formulée, la différence entre empathie et sympathie
est essentielle, elle touche à leur nature même. Alors que
la sympathie est une relation affective, l’empathie est une
relation cognitive. La fonction de l’empathie est de nous
permettre de savoir et de comprendre les autres et, partant, de nuancer notre point de vue en y intégrant celui
des autres. C’est l’empathie qui nous rend tolérants et
bienveillants. La fonction de la sympathie est de créer des
liens affectifs, de partager ses émotions, d’établir des solidarités.
Une expérience japonaise permet de tester la pertinence
de cette distinction. Soixante seize sujets ont participé à
un test connu en théorie des jeux sous le nom de
« dilemme du prisonnier » où, en un mot, un prisonnier a
le choix entre deux stratégies, soit collaborer avec la justice et dénoncer son complice pour avoir une peine moins
forte, soit ne rien dire et risquer une peine beaucoup plus
forte au cas où son complice choisirait de collaborer.
Quatre facteurs empathiques ont été testés quant à leur
pouvoir prédictif du comportement des autres participants.
Or les deux facteurs affectifs – réponses émotionnelles
égocentrées, réponses émotionnelles allocentrées – se sont
avérées n’avoir aucun pouvoir prédictif au contraire des
deux facteurs cognitifs – imagination et changement de
point de vue – l’imagination amenant à prédire avec plus
de précision que le changement de point de vue3. On le
voit donc, il existe une relation cognitive à autrui différente
d’une relation affective. C’est cette différence que je propose de labéliser à l’aide des deux termes « empathie » et
« sympathie ».
Reste la compassion. Comment entre-t-elle dans le
tableau ? Je propose, bien qu’étymologiquement elle traduise littéralement en latin le mot grec « sympathie », de
la définir comme un acte dirigé vers autrui, pour lui venir
en aide ou se faire l’instrument de son plaisir, induit aussi
bien par l’empathie que par la sympathie. Par exemple, et
cela s’observe déjà chez les chimpanzés, on peut comprendre la tristesse d’autrui, on peut la partager, mais on
peut encore le consoler. On a en effet observé que lorsqu’un jeune mâle trop entreprenant avec une femelle était
rabroué par le mâle dominant, des congénères venaient le
consoler, en l’embrassant ou en l’épouillant. Et lorsqu’un
joueur de football marque un but, il lui arrive de sauter
dans les bras d’un coéquipier qui le porte en quelque sorte
en triomphe.
S. Tanida et T. Yamagishi, « [The effect of empathy on accuracy of behavior prediction in social exchange situation] (en japonais)], Shinrigaku Kenkyu,
2004, 74(6) : 512-520.
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Cette conception de la compassion comme acte induit
par la représentation ou l’affection dirigée vers autrui, est
connue dans la littérature en termes d’ « hypothèse
empathie-altruisme ». Une série d’expériences ont en
effet montré une corrélation entre l’empathie ou la sympathie et l’altruisme, corrélation qui est à la base de ce
que j’appelle ici « compassion ». Dans l’une d’elles, des
sujets regardent une jeune fille qui reçoit des électrochocs et peuvent la soulager en les recevant à leur tour :
les sujets très empathiques (imaginant les sentiments de
la victime) lui sont venus en aide qu’il leur soit facile ou
non de se dérober tandis que les sujets peu empathiques
(observant les réactions de la victime) ne sont venus à
son secours que lorsqu’il leur était difficile de se dérober4. Les mêmes résultats ont été obtenus aux mêmes
conditions dans une expérience où il s’agissait de venir
lire des notes de cours à une étudiante qui s’était cassé
les deux jambes lors d’un accident de voiture et qui ne
pouvait plus sortir de chez elle5.
Dans une autre expérience encore, l’empathie était
mesurée différemment, en faisant croire aux sujets qu’ils
avaient soit la même personnalité qu’une victime, soit
une personnalité différente. La victime était censée jouer
à la roulette et gagner une certaine somme d’argent si
la boule s’arrêtait dans une case paire et un électrochoc
d’une certaine intensité si la boule s’immobilisait dans
une case impaire. Le montant du gain et l’intensité de la
peine étaient déterminés par les sujets qui pouvaient
soit varier les gains du joueur et lui épargner l’électrochoc en acceptant de le recevoir eux-mêmes avec une
intensité variant en sens inverse du gain, soit s’attribuer
les gains et infliger des électrochocs au joueur dans le
même rapport, selon que la boule indiquait pair ou
impair. Les résultats ont confirmé les précédents : les
sujets empathisants avaient un comportement significativement plus altruiste, plus compassionnel que les sujets
non empathisants6. Une autre expérience est venue
montrer que la réponse altruiste ou compassionnelle
était fonction du degré de proximité entre les sujets et
la victime : parent, ami, connaissance, inconnu. Si l’on
admet que l’empathie s’établit d’autant mieux que la personne est proche de nous, qu’elle nous est familière, la
proximité peut être un indice d’empathie. Les victimes
étaient soit une personne chassée de chez elle, soit des
4
orphelins à la suite du décès accidentel des parents, soit
un individu qui doit donner un coup de téléphone
urgent. Les résultats montrent que les sujets sont disposés à consentir des sacrifices d’autant plus élevés pour
venir en aide à autrui7 – par exemple, adopter les orphelins plutôt que seulement donner un peu d’argent à un
orphelinat, accompagner la personne à une cabine téléphonique au prix d’arriver en retard à son travail plutôt
que seulement lui indiquer la cabine téléphonique la plus
proche, etc. – d’autant plus élevé que celui-ci est plus
proche, autrement dit plus familier et donc que les sujets
empathisent plus aisément avec lui.
Nous admettrons ainsi que l’empathie est une relation
cognitive, la sympathie une relation affective et la compassion une relation agentive, au sens d’une action
intentionnelle vers autrui. Nous pouvons maintenant
nous restreindre à l’examen de l’empathie en thérapeutique.
AUTISME ET EMPATHIE
Les recherches sur l’autisme permettent d’éclairer la
nature de l’empathie qui en constitue l’un des symptômes majeurs.
L’expérience canonique est celle de Heinz Wimmer et
Josef Perner. Une histoire est racontée avec deux poupées, l’une d’un garçon Max, l’autre de sa mère Maman,
à deux groupes d’enfants, l’un d’âge moyen trois ans
et demi, l’autre d’âge moyen environ 5 ans. Max dépose
la tablette de chocolat qu’il vient d’entamer dans un
placard vert situé à sa droite puis quitte la scène ; sa
mère entre alors et déplace la tablette de chocolat
dans le placard bleu à sa gauche ; Max revient en scène
et manifeste qu’il veut prendre du chocolat. Les expérimentateurs demandent alors aux enfants : « où Max
va-t-il chercher sa tablette ? ». Les enfants du second
groupe d’âge donnent immédiatement la bonne
réponse parce qu’ils ont compris la différence entre
une représentation de la représentation d’autrui et leur
propre représentation.
C. Daniel Batson et al., « Is empathic emotion a source of altruistic motivation ? », Journal of personality and social psychology, 1981, 40 (2) :
290-302.
5 Miho Toi et C. Daniel Batson, « More evidence that empathy is a source of altruistic motivation », Journal of personality and social psychology,
1982, (43(2) : 281-292.
6 Dennis Krebs, « Empathy and altruism », Journal of personality and social psychology, 1975, 32(6) : 1134-1146.
7 Par exemple, adopter les orphelins plutôt que seulement donner un peu d’argent à un orphelinat, accompagner la personne à une cabine
téléphonique au prix d’arriver en retard à son travail plutôt que seulement lui indiquer la cabine téléphonique la plus proche, héberger la personne chez soi plutôt que lui indiquer l’adresse d’un hôtel bon marché. Robert B. Caldini et al., « Reinterpretating the empathy-altruism relationship : when one into one equals oneness », Journal of personality and social psychology, 1997, 73(3) : 481-494. Les résultats concernant la
différence d’aptitude compassionnelle chez les enfants et chez les adultes ne sont pas probants car ils ne sont pas indépendants des artefacts
expérimentaux (cf. Nancy Eisenberg et Paul A. Miller, « Empathy, sympathy and altruism : empirical and conceptual links », in Nancy Eisenberg
et Paul A. Miller (sld), Empathy and its development, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 292-316.
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RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 84 - MARS 2006
EMPATHIE ET THÉRAPEUTIQUE
Or puisque la représentation du personnage est fausse
et celle du spectateur vraie, la vraie réponse à la question qu’on pose aux enfants est une proposition qu’ils
savent fausse. Donc cette expérience devrait inhiber
l’empathie qui apparaît pourtant à un âge donné. En effet,
les enfants du premier groupe d’âge persistent à désigner
le placard bleu où la tablette se trouve et non le vert
où Max pense qu’elle doit se trouver puisqu’il l’y a mise.
Baron-Cohen et ses collaborateurs ont adapté ce dispositif expérimental – deux petites filles, Sally et Ann,
une bille et un panier et une boîte – à un groupe d’enfants autistes d’âge moyen douze ans. Les quatre cinquièmes désignaient la boîte où la bille se trouvait effectivement et un cinquième seulement le panier où Sally
l’avait mise, où donc elle pensait qu’elle devait aller chercher la bille. Cette expérience mettait en évidence l’absence d’empathie chez les autistes. Il était donc tentant
de chercher à en expliquer les symptômes par cette
incapacité d’empathie8.
Toutefois, la pertinence de cette expérience pour diagnostiquer ou caractériser l’autisme peut être disputée
dans la mesure où elle repose sur le langage qui est perturbé chez les enfants autistes. Autrement dit, on ne
peut pas savoir, au vu des résultats de cette expérience,
si la réponse des enfants autistes vient de leur manque
d’empathie ou de leurs déficiences dans la compréhension du langage. On peut d’ailleurs faire la même objection à la pertinence de cette expérience pour la détermination de l’âge auquel apparaît l’empathie. Est-ce que
les enfants de trois ans et demi donnent la mauvaise
réponse parce qu’ils manquent d’empathie ou parce
qu’ils ne savent pas faire la différence linguistique entre
« où Max doit-il chercher ? » et « où Max va-t-il chercher ? »
L’autisme est selon toute vraisemblance une maladie
génétique9. Trois études épidémiologiques, deux britanniques et une scandinave, sur des populations de
jumeaux monozygotes et dizygotes autistes ont en effet
montré que dans les paires monozygotes, les deux
jumeaux étaient autistes ou le jumeau non autiste présentait des troubles cognitifs sévères, notamment de
langage, alors que dans aucune paire dizygote les deux
jumeaux l’étaient et rarement celui qui n’était pas autiste
présentait d’autres troubles cognitifs. D’autres études
épidémiologiques de singletons autistes probandes ont
montré que leurs ascendants présentaient plus fré-
quemment que dans le groupe de contrôle des troubles
du langage et leur fratrie des troubles cognitifs. Ces
mêmes études ont permis d’éliminer une origine environnementale non génétique, elles ont en effet montré
que les accidents obstétriques et périnataux, lorsqu’il y
en a eu, étaient la conséquence et non la cause des
troubles autistiques : ainsi, dans les paires dizygotes, ces
aléas n’ont affecté que le jumeau autiste.
Reste à localiser dans le cerveau les troubles psychiques
d’origine génétique qui caractérisent l’autisme, notamment l’empathie. Si celle-ci était une relation affective, si,
comme de nombreux auteurs l’avancent, elle était une
reconnaissance des émotions d’autrui, on devrait observer des troubles du « cerveau des émotions », c’est-àdire du système limbique – aire septale, hippocampe,
amygdale, gyrus cingulaire – des sujets autistes. Or les
résultats les plus récents montrent que les sujets autistes
ne présentent pas de lésions significatives du système
limbique et que, réciproquement, des lésions de ce système n’impliquent pas de troubles autistiques10. Cela
tendrait à prouver que l’empathie n’est pas une relation
affective mais bien une relation cognitive, elle n’a pas
pour fonction de reconnaître les émotions d’autrui mais
de comprendre l’autre en adoptant son point de vue.
À cet égard, ce sont les aires cérébrales liées au regard
et à l’échange des regards qui semblent primordiales11.
Le défaut d’empathie des autistes ne serait pas dû tant
aux troubles de l’émotion qu’à ceux de l’échange des
regards : pas d’attention partagée, évitement du regard
de l’autre. La mise en évidence de mutations dans le
gène codant pour la reeline, une protéine qui régule l’architectonique cérébrale, chez les sujets autistes, pourrait expliquer les altérations anatomiques de leur cervelet, déterminant dans la régulation de cet échange12.
LES NEURONES MIROIRS : UN
MÉCANISME DE L’EMPATHIE ?
Un neurone miroir est un neurone qui décharge aussi
bien lorsque le sujet effectue un mouvement et lorsqu’il
observe quelqu’un d’autre exécuter le même mouvement. Ils ont été découverts à l’Institut de physiologie
humaine de l’Université de Parme par l’équipe de
Giacomo Rizzolatti.
8
Sur l’expérience canonique de Wimmer-Perner et son application à l’autisme par Baron-Cohen, cf. Peter Mitchell, Introduction to theory of
mind. Children, autism and apes, Londres, Arnold, 1997, p. 73-78
9 A. Bailey et al., « Autism as a strongly genetic disorder : evidence from a British twin study », Psychological medicine, 1995, 25 : 63-77.
10 David G. Amaral et al., « Amygdale et autisme : apport des études chez le primate non humain » et Christian Andres, « Neurobiologie du
système nerveux central et autisme », in Alain Berthoz et al. (sld), L’autisme. De la recherche à la pratique, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 321342 et p.115-116.
11
Alain Berthoz, « L’échange par le regard », in ibid., p. 251-294.
12 Marcello D’Amelio et Antonio M. Persico, « Interactions gènes-environnement dans la pathogénie de l’autisme », in ibid., p. 145-162.
RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 84 - MARS 2006
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Ils étudiaient, chez le macaque, l’aire prémotrice 6 dont
le rôle dans le contrôle du mouvement était jusqu’alors
controversé. Ils ont déterminé dans un premier temps
la structure topologique de la partie inférieure de cette
aire (F4 et F5), dont les neurones sont en effet spécialisés, selon leur position, certains dans les mouvements
proximaux, d’autres dans les mouvements distaux, et
certains dans les mouvements de la bouche, d’autres
dans les mouvements de la main. Ils ont alors montré
que les neurones de la partie rostrale F5 de l’aire 6 inférieure déchargeaient pour un mouvement intentionnel :
attraper, tenir, casser un objet avec la main ou la bouche,
ou prendre un objet avec la main et le porter à la
bouche. Et ils ont pu distinguer trois types de neurones
selon la nature de la préhension : des neurones de la
préhension de précision (entre deux doigts), de la préhension avec les doigts (comme lorsqu’on fait sortir un
objet d’un récipient étroit), de la préhension à pleine
main13.
Ils ont découvert par hasard (serendipity), ayant laissé les
capteurs branchés pendant une pause, que des neurones
de F5 du macaque continuaient à décharger lorsque l’expérimentateur prenait un biscuit et le portait à sa
bouche14. L’équipe s’est alors concentrée sur ces neurones appelés « neurones miroirs ». Il s’agit de neurones
visuomoteurs qui déchargent lorsque l’animal effectue
ou lorsqu’il observe quelqu’un, un expérimentateur ou
un congénère, effectuer un mouvement de préhension,
de déplacement ou de manipulation. Ces neurones sont
spécialisés, à nouveau selon leur position dans F5, soit
dans un mouvement de la main soit dans le même mouvement mais de la bouche. Des neurones miroirs ont
été localisés dans une autre région, PF, liée à F5, si bien
que Giacomo Rizzolatti et son équipe parlent désormais
de « système des neurones miroirs ». Une expérience
dans laquelle le but du mouvement est dissimulé ayant
conduit au même résultat, à la décharge des neurones
miroirs, la fonction de ce système est apparue clairement, non seulement comme une imitation des mouvements d’autrui, mais bien comme la compréhension
des mouvements effectués par autrui15.
Évidemment, il n’était pas question de pouvoir enregistrer des neurones un par un chez l’homme. Toutefois,
l’imagerie cérébrale a permis de localiser le système
miroir dans deux régions, le lobe pariétal inférieur et la
partie postérieure du gyrus frontal inférieur, cette dernière correspondant à F5 chez le singe. Des enregistre13
ments chez le singe ayant montré que les neurones
moteurs réagissent aussi bien à l’audition d’un son associé au mouvement qu’au mouvement lui-même16, et la
région homologue chez l’homme contenant outre la
représentation du langage celle du mouvement des
mains et de la bouche, il était tentant de considérer le
système miroir comme le précurseur du langage. La
fécondité de cette hypothèse tient au fait qu’elle explique
en même temps la lecture sur les lèvres, l’imitation du
mouvement des lèvres du locuteur par certains auditeurs, et les gestes des mains qui accompagnent la plupart du temps la parole17.
Il était tentant, du coup, de généraliser à tous les actes
de communication humaine, en particulier de chercher
dans le système miroir ce qu’on appelle « les bases neurales » de l’empathie ou d’expliquer l’empathie comme
une propriété des neurones miroirs. Vittorio Gallese
n’y a pas résisté18. Il prétend, sans produire aucune donnée expérimentale pertinente, que, partageant un certain nombre d’états émotionnels (la peur, la joie, etc.),
sensibles (la faim, la fatigue, etc.) ou intentionnels
(prendre quelque chose pour le manger ou pour le donner, etc.), ces états constituent une « multiplicité partagée de l’intersubjectivité » (shared manifold of intersubjectivity) dans laquelle le système des neurones miroirs
puise pour déterminer aussi bien nos propres états que
la compréhension empathique des états d’autrui.
Autrement dit, l’empathie serait une imitation des états
émotionnels ou sensibles d’autrui que rendent possible
les neurones miroirs pourvu que ces états fassent partie d’un registre commun. En effet, la même équipe de
Parme a montré que le système miroir d’une espèce,
l’homme par exemple, ne peut réagir à des mouvements
d’autres espèces, le singe par exemple, que si ces mouvements existent dans son répertoire, c’est-à-dire si elle
peut elle-même les effectuer. Et dans la mesure où le
système miroir peut être considéré comme le précurseur du langage, cette multiplicité d’états comprend aussi
des représentations : d’où la possibilité d’une compréhension empathique d’autrui.
Cette explication me semble pour le moins spéculative.
La découverte des neurones miroirs est sans aucun
doute fondamentale, peut-être bien, comme on l’a dit,
la plus importante de ces vingt dernières années en
sciences cognitives. Mais elle est limitée à un type de
mouvement, biologiquement essentiel en termes d’évolution, celui qui consiste à prendre un objet avec la main
Giacomo Rizzolatti et al., « Functional organization of inferior area 6 in the macaque monkey », Experimental Brain research, 1988, 71 : 475-507.
Di Pellegrino et al., « Understanding motor events : a neurophysiological study », Experimental Brain research, 1992, 91 : 176-180.
15
Giacomo Rizzolatti et Laila Craighero, « The Miror-Neuron system », Annual Review of neuroscience, 2004, 27 : 169-192.
16 Evelyne Kohler et al., « Hearing sounds, understanding actions : action representation in mirror neurons », Science, 2002, 297 : 846-848.
17
Giacomo Rizzolatti et Laila Craighero, op. cit.
18
Vittorio Gallese, « The Roots of empathy : the shared manifold hypothesis and the neural basis of intersubjectivity », Psychopathology, 2003,
36 : 171-180.
14
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RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 84 - MARS 2006
EMPATHIE ET THÉRAPEUTIQUE
pour le mettre dans la bouche, éventuellement décomposé en différents modules (prendre un objet à pleine
main, entre deux doigts, etc., approcher la main de la
bouche, etc.). Ce mouvement assure en effet la survie
des individus dont il assure l’alimentation. Il serait à cet
égard intéressant de savoir si les écureuils disposent eux
aussi d’un système de neurones miroirs. Observer ce
mouvement chez un congénère ou un individu d’une
autre espèce active les mêmes neurones visuomoteurs
tout simplement parce que cette observation induit un
mouvement de capture des aliments d’autrui ou, selon
l’expression populaire, incite à lui « voler le pain de la
bouche ». Par conséquent, le répertoire de mouvements
intentionnels relevant du système miroir est bien trop
restreint, même s’il est biologiquement fondamental,
pour que l’empathie en procède.
EMPATHIE ET CONTRE TRANSFERT EN PSYCHANALYSE
L’empathie est le serpent de mer de la psychanalyse19.
D’une part, Freud a élaboré L’Interprétation des rêves en
même temps qu’il lisait le philosophe psychologiste
Theodor Lipps qui fit de l’empathie la faculté des objets
mentaux en général, qu’ils soient logiques, esthétiques,
ou éthiques. Le Mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient est inspiré par un livre de Lipps sur l’humour
et la comédie auquel Freud rend d’ailleurs hommage.
Outre qu’il a retrouvé chez lui sa conception d’une vie
psychique dominée par les processus inconscients, il lui
a emprunté son concept d’empathie. On a relevé, en
tout et pour tout, 20 occurrences du terme « empathie » (Einfühlung) dans ses œuvres, dont 8 dans Le Mot
d’esprit, et 8 occurrences du verbe « empathiser »
(einfühlen).
Il ressort de cette étude d’ensemble20 que, pour Freud,
l’empathie désignait une relation cognitive à autrui, différente de l’identification, qui constitue l’objet propre
de la psychanalyse et qui est une relation affective, ce
que j’ai défini comme sympathie en étant alors une
modalité. Le rôle de l’empathie dans l’analyse se bornait pour Freud à rendre possible le transfert du patient,
assuré que l’analyste prendra son point de vue et non
pas celui d’un autre personnage de son drame intérieur
et qui pourrait être une figure hostile. Il reviendra à
l’école kleinienne (Mélanie Klein, Wilfred R. Bion,
Donald W. Winnicott) d’élaborer ce continuum de
l’identification à l’empathie en passant par la projection
et l’introjection.
Dans une seule expression énigmatique, Freud va plus
loin et parle de l’empathie comme ce « qui prend la plus
grande part à notre compréhension de ce qui est étranger au moi [das Ichfremde] chez les autres personnes21 ».
Autrement dit, l’empathie donnerait accès directement
à l’inconscient d’autrui. Ferenczi a repris cette idée en
termes de « tact » dont le psychanalyste doit faire
preuve pour juger du moment opportun où il doit communiquer au patient l’interprétation de ses « tendances
inconscientes22 ». En effet, il définit le tact comme une
faculté d’empathie. Toutefois, Freud le met en garde
contre les éléments du contre-transfert de l’analyste qui
peuvent se glisser dans cette relation empathique. Et il
contraint Ferenczi à faire marche arrière et à limiter
l’empathie au préconscient23. En d’autres termes, Freud
a refermé aussitôt la brèche qu’il avait ouverte : l’empathie n’est pas un outil de la psychanalyse, si elle permet d’établir le transfert, elle risque de faciliter le contretransfert. D’ailleurs tout, dans le dispositif analytique,
où le patient est allongé sur un divan le dos tourné à
l’analyste, est fait pour empêché l’échange des regards,
et donc la relation empathique.
L’empathie ne pourra faire son entrée en psychanalyse
qu’à l’une de ces deux conditions : soit l’abolition de la
différence des deux systèmes inconscient et préconscient-conscient, soit l’admission du contre-transfert
comme dimension irréductible de l’analyse. Autrement
dit, à condition que les raisons qui empêchaient Freud
d’admettre l’empathie dans la psychanalyse soient rejetées.
La première condition a été remplie par Heinz Kohut et
sa psychologie du soi24. Refusant la conception d’un
homme coupable de ses pulsions inconscientes, dominatrices ou destructrices, qu’il ne parvient jamais à domestiquer, il lui substitue celle d’un homme tragique qui doit
constamment ruser avec son milieu pour déployer ses
potentialités. À la figure tutélaire d’Œdipe qui tue son
père et épouse sa mère, parce qu’il a été un enfant abandonné, Kohut substitue celle d’Ulysse qui sauve son fils
et s’en trouve confronté à une cascade de difficultés
dont il finira par triompher. À une conception psychobiologique de la psychanalyse concernée par les pulsions
19
C’est l’impression que donne le numéro de la Revue française de psychanalyse consacré à l’empathie, 2004, 48(3).
George W. Pigman, « Freud and the history of empathy », International Journal of Psycho-Analysis, 1995, 76 : 237-256.
21
Sigmund Freud, Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921), trad. fr. in Œuvres complètes, Paris, PUF, XVI, 2003, p. 46.
22
Sandor Ferenczi, Œuvres complètes, tr. fr., Paris, Payot, IV, 1996, p. 55.
23
G. W. Pigman, op. cit., p. 246-247.
24 Heinz Kohut, « Introspection, empathy and psychoanalysis », Journal of the American psychoanalytic association, 1959, 7(1-4) : 459-483, et
« Introspection, empathy and the semi-circle of mental health », The International Journal of psycho-analysis, 1982, 63 : 395-407.
20
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inconscientes, il substitue celle d’une psychanalyse strictement psychologique fondée sur l’introspection et l’empathie, et qui aide le patient à passer de la confrontation conflictuelle à la ruse coopérative pour réaliser ses
fins. Si les pulsions sont bannies de la psychanalyse, si
n’y subsistent qu’un système préconscient-conscient,
alors, comme le pensait Freud lui-même, l’empathie peut
s’exercer de plein droit sur le préconscient pour lui
frayer la voie vers la conscience. La psychanalyse n’est
plus alors une relation affective mais cognitive, l’empathie peut donc y trouver sa place.
La seconde condition a été remplie depuis que Paula
Heimann a fait du contre-transfert un élément d’analyse
du transfert25. C’est, en France, Daniel Widlöcher qui en
a poursuivi le plus rigoureusement toutes les conséquences26. Dès lors que le contre-transfert ne doit plus
être inhibé mais devient un élément de la cure, dont le
déroulement est scandé par une dialectique transfertcontre-transfert, l’empathie devient, comme le voulait
Ferenczi, un mode d’accès à l’inconscient du sujet par
déverrouillage du préconscient. En d’autres termes,
Widlöcher demeure fidèle à la pensée de Freud, l’empathie reste en prise avec le préconscient, mais elle a
pour fonction de l’ouvrir à l’inconscient en contournant
les résistances par le contre-transfert. Toute analyse est
en même temps auto-analyse.
Un aspect commun à toutes ces remises en chantier de
la psychanalyse pour y introduire l’empathie, c’est
qu’elles substituent à l’approche objectiviste de Freud
qui voulait tenir en laisse la subjectivité de l’analyste pour
laisser apparaître l’inconscient du sujet dans toute son
objectivité, une approche subjectiviste constructiviste
qui n’est pas sans écho postmoderne. Kohut le proclame : il a toujours été convaincu de la relativité de la
connaissance et de l’impossibilité d’une connaissance
objective dans les sciences de la nature et, a fortiori, dans
les sciences de l’homme.
Widlöcher le formule autrement : au souci d’objectivité freudien, il entend substituer une intersubjectivité, une « co-pensée ». La vérité n’est ni celle de
l’analyste, ni celle de l’analysant, elle est construite
par les deux ensemble, elle est le résultat de leur
interaction, de la dialectique du transfert de l’un et
du contre-transfert de l’autre. Cette contagion postmoderne – il n’y a pas de vérité objective, toute théorie est une construction sociale dont la vérité n’est
25
qu’un effet de pouvoir ou un rapport de force ou
encore, au mieux, un compromis entre des groupes
sociaux – est à l’origine de l’école dite « intersubjective » en psychanalyse qui remplit les deux conditions,
déplacer l’objet de la psychanalyse de la pulsion au
soi et jouer de la dialectique du transfert et du
contre-transfert27.
Ce résultat de l’introduction de l’empathie en psychanalyse est pour le moins curieux. Alors qu’en philosophie, l’empathie a aussi pour fonction de constituer une
intersubjectivité mais qui permet d’échapper au subjectivisme et met sur la voie de l’objectivité – que dans ce
cas l’intersubjectivité soit un subjectivisme plus ou moins
radical fait problème.
L’EMPATHIE CHEZ LES MÉDECINS ET LES INFIRMIERS
Une série d’enquêtes ont tenté d’évaluer d’une part le
degré d’empathie du personnel soignant, d’autre part
l’influence de l’empathie du personnel soignant sur la
satisfaction des malades et sur l’observance des traitements.
On observera d’abord que la distinction entre empathie
et sympathie est essentielle en la matière et les auteurs
de ces enquêtes la font tous. Il importe en effet de bien
faire la différence entre partager les émotions des
malades, leur peur, leurs angoisses, leur détresse, ce qu’il
serait vain de demander au personnel soignant, voire
même contre-productif, et de comprendre que le sujet
puisse avoir ces émotions, ce dont le personnel doit
tenir compte s’il veut être efficace. Autrement dit, tous
ces auteurs définissent l’empathie comme une relation
cognitive et non affective où ils distinguent toujours soigneusement la relation cognitive de la relation affective.
Il s’agit, pour le personnel soignant, de ne pas s’occuper
seulement de la maladie du sujet mais aussi du sujet de
la maladie.
Je citerai à titre d’exemples deux enquêtes récentes,
l’une aux États-Unis, l’autre en Corée, donc dans des
contextes culturels très différents et selon des protocoles eux aussi différents. L’enquête américaine porte
sur 56 infirmières et 42 médecins femmes28.
Paula Heimann, « On Coutertransference », International Journal of psycho-analysis, 1950, 31 : 81-84.
Daniel Widlöcher, Les nouvelles cartes de la psychanalyse, Paris, Odile Jacob, 1996, chapitre 8 ; « Affect et empathie », Revue française de psychanalyse, 1999, 63 (1) : 173-186 ; « Dissection de l’empathie », ibid., 2004, 68(3) : 981-992. Cf. aussi Serge Lebovici, « Empathie et enactment dans le travail de contre-transfert », ibid., 1994, 58(5) : 1551-1561.
27 Jonathan Dunn, « Intersubjectivity in psychoanalysis : a critical review », International Journal of psycho-analysis, 1995, 76 : 723-738.
28
Sylvia K. Fields et al., « Comparisons of nurses and physicians on an operational measure of empathy », Evaluation and the health professions,
2004, 27(1) : 80-94.
26
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RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 84 - MARS 2006
EMPATHIE ET THÉRAPEUTIQUE
Elle montre que les infirmières adoptent plus volontiers que les médecins femmes le point de vue des
malades, s’imaginent plus facilement à la place des
patients et croient plus à l’effet thérapeutique de l’empathie mais moins à l’influence de la compréhension
des patients et de leurs familles sur les traitements
médicaux et chirurgicaux. D’une manière générale, et
comme on peut s’y attendre, le personnel soignant
féminin se montre plus empathique que le personnel
masculin, et le personnel au contact des malades plus
que le personnel technique (radiologue, anesthésiste,
etc.). Enfin, les auteurs font état d’autres enquêtes qui
montrent que plus les infirmières font preuve d’empathie, moins les patients sont anxieux, dépressifs ou
furieux. Autrement dit, non seulement l’empathie
favorise le traitement thérapeutique, mais elle facilite
aussi la relation thérapeutique. En faisant l’effort de
comprendre leurs patients, les infirmières se facilitent
la tâche.
Alors que dans l’enquête américaine c’est le personnel
soignant qui évalue sa propension à l’empathie, dans
l’enquête coréenne ce sont les patients qui se prononcent sur l’empathie du personnel soignant29. Elle porte
sur 550 consultants d’un grand hôpital. Elle montre que
la perception de l’empathie des médecins par les patients
influence significativement leur satisfaction et l’observance des traitements non pas directement mais par
l’intermédiaire de l’échange d’informations, de l’expertise reconnue, de la confiance interpersonnelle et d’un
partenariat. Dans la mesure où plus d’empathie de la
part du personnel médical accroît l’observance du traitement, elle améliore la santé des patients ; et dans la
mesure où elle accroît leur satisfaction, elle est de nature
à réduire les coûts de la santé qui résultent du changement répété de praticien et, dans ces pays, des procès.
Augmenter la faculté d’empathie du personnel soignant
pour réduire le déficit de la sécurité sociale en humanisant les hôpitaux ?
Un troisième type d’enquête a précisément pour objet
d’évaluer la faculté d’empathie du personnel soignant.
Ainsi, une enquête longitudinale auprès de 125 étudiants
en médecine au début et en fin de troisième année a
révélé qu’ils deviennent de plus en plus cyniques à
mesure qu’ils avancent dans leurs études, ce qui nuit,
évidemment, à leur capacité d’empathie30. Les auteurs
avancent, comme causes de ce « déclin de l’empathie »
au cours des études, le caractère transitoire, fragmentaire et pressé des relations patients–soignants, et l’évitement de toute intimité comme composante même
d’une formation scientifique qui ne saurait atteindre l’objectivité qu’au prix du détachement. Et ils recommandent la mise en place d’une formation spécifique – enseigner et apprendre ce qu’est un comportement
empathique : savoir quand agir, quand parler, quand
écouter, quand intervenir, quand accepter la détresse
du patient – formation renforcée par l’introduction de
disciplines littéraires dans le cursus médical.
Bien sûr ces enquêtes valent plus comme l’indication
d’un problème que comme sa mesure exacte dans la
mesure où elles sont toutes fondées sur des tests d’empathie sous forme de questionnaire auxquels les sujets
doivent répondre eux-mêmes. En effet, ces questionnaires introduisent un biais : on ne peut jamais savoir si
les réponses du sujet décrivent son comportement réel
ou un comportement idéal, si le sujet dit comment il se
comporte ou comment il devrait se comporter. Ces
enquêtes ne seraient probantes que si elles s’appuyaient
sur une observation effective des relations entre personnel soignant et malades.
Mais c’est, d’une manière générale, un programme de
recherche sur l’empathie elle-même qu’il faut mettre en
œuvre. Si l’existence de cette capacité à se mettre à la
place des autres pour les comprendre est un fait d’évidence, dont nous avons tous l’expérience quotidienne,
que nous nous y exercions ou que nous nous y refusions selon les cas, en revanche on n’en connaît toujours pas le mécanisme, ce que les spécialistes appellent
« les bases neurales31 ». L’enjeu en est pourtant clair :
comprendre les déficits empathiques dans certaines
pathologies mentales, mais aussi, peut être, développer
cette faculté chez chacun d’entre nous afin que le souci
de l’autre prenne le pas sur le narcissisme asocial.
29
Sung Soo Kim et al., « The effects of physician empathy on patient satisfaction and compliance », Evaluation and the health professions, 2004,
27(3) : 237-251.
30 Mohammadreza Hojat et al. , « An empirical study of dcline in empathy in medical school », Medical Education, 2004, 38(9) : 934-941.
31
Nous avons mis en œuvre un tel programme avec le professeur Alain Berthoz au Collège de France et à l’Ecole des hautes études en
sciences sociales. Le livre que nous avons dirigé ensemble, L’Empathie, Odile Jacob, 2004, constitue un état préalable des lieux.
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