Michel FATTAL PAUL DE TARSE ET LE LOGOS Commentaire philosophique de 1 Corinthiens, 1, 17-2, 16 OUVERTURE PHILOSOPHIQUE Paul de Tarse et le logos Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Miklos VETO, Gabriel Marcel. Les grands thèmes de sa philosophie, 2014. Miguel ESPINOZA, Repenser le naturalisme, 2014. NDZIMBA GANYANAD, Essai sur la détermination et les implications philosophiques du concept de « Liberté humaine », 2014. Auguste Nsonsissa et Michel Wilfrid Nzaba, Réflexions épistémologiques sur la crisologie, 2014. Pierre BANGE, La Philosophie du langage de Wilhelm von Humboldt (1767-1835), 2014. Marc DURAND, Médée l’ambigüe, 2014. Sous la direction d’Aline CAILLET et Christophe GENIN, Genre, sexe et égalité, 2014. Benoît QUINQUIS, L’Antiquité chez Albert Camus, 2014. Catherine MONNET, La reconnaissance. Clé de l’identité, 2014. Jean PIWNICA, L’histoire : écriture de la mémoire, 2014. Jacques ARON, Theodor Lessing, Le philosophe assassiné, 2014. Naceur KHEMIRI & Djamel BENKRID, Les enjeux mimétiques de la vérité. Badiou « ou /et » Derrida ?, 2014. Pascal GAUDET, Philosophie et existence, 2014. Pascal GAUDET, Penser la politique avec Kant, 2014. Michel FATTAL Paul de Tarse et le logos Commentaire philosophique de 1 Corinthiens, 1, 17-2, 16 © L'HARMATTAN, 2014 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-03032-6 EAN : 9782343030326 LISTE DES ABRÉVIATIONS I. Ancien et Nouveau Testament AT = Ancien Testament Ba Dn Dt Ex Is Jer Jg Gn Pr Ps Sg = Baruch = Daniel = Deutéronome = Exode = Isaïe = Jérémie = Juges = Genèse = Proverbes = Psaumes = Sagesse NT = Nouveau Testament Ac 1 Co 2 Co Col Eph Gal Mat 1 Jn 1P 2P Phi Phil Rom 1 Th 2 Tim = Les Actes des Apôtres = Première Lettre aux Corinthiens = Deuxième Lettre aux Corinthiens = Lettre aux Colossiens = Lettre aux Éphésiens = Lettre aux Galates = Matthieu (Évangile selon) = Première Lettre de Jean = Première Lettre de Pierre = Deuxième Lettre de Pierre = Lettre à Philémon = Lettre aux Philippiens = Lettre aux Romains = Première Lettre aux Thessaloniciens = Deuxième Lettre à Timothée II. Philosophes présocratiques (Éditions des fragments par H. Diels et W. Kranz) D.-K. = Diels-Kranz (Die Fragmente der Vorsokratiker = Les Fragments des Présocratiques) III. Épicure Arrighetti = G. Arrighetti (Epicuro, Opere = Epicure, Oeuvres) Fr = Fragment Us = Usener SV = Sentence Vaticane IV. Dion de Pruse Or = Orationes = Discours V. Clément d’Alexandrie Strom = Stromates VI. Lactance Institut = Divinae institutiones = Institutions divines VII. Sénèque Ben = De Beneficiis = Les Bienfaits Cons Mar = Ad Marciam de Consolatione = Consolation à Marcia Ep = Ad Lucilium epistolae = Lettre à Lucilius Pro = De Providentia = La Providence VIII. Stoïciens (Édition des fragments par J. von Arnim) SVF = Stoicorum Veterum Fragmenta = Fragments des Anciens Stoïciens 8 SOMMAIRE LISTE DES ABRÉVIATIONS ........................................................... 7 AVERTISSEMENT ....................................................................... 11 INTRODUCTION ....................................................................... 13 PARTIE I Le langage de la croix face à la sagesse du discours............ 23 1. Pourquoi le Christ n’a-t-il pas envoyé Paul baptiser, mais annoncer l’Évangile ?.................................................................33 2. De quelle manière Paul annonce-t-il l’Évangile ? ..........................41 3. Pourquoi le logos de la croix est-il folie ? ......................................57 4. Pourquoi avoir choisi la folie de la prédication pour renverser les valeurs humaines ? ........................................................................65 5. Pourquoi les Juifs demandent-ils des signes et pourquoi les Grecs recherchent-ils la sagesse ?..................................71 6. Le langage de la croix : vers un dépassement de l’ontologie et vers une éthique de l’humilité ?......................................................75 PARTIE II L’Esprit qui vient de Dieu face à l’esprit du monde ........... 79 1. Une foi enracinée dans une démonstration réalisée par la puissance de l’Esprit.................................................................81 2. Le langage universel de Paul ..........................................................85 3. Une sagesse qui n’est pas de ce monde ..........................................89 4. Vers la naissance d’un homme nouveau.........................................93 5. Vivre selon l’esprit du monde et vivre selon l’Esprit qui vient de Dieu : une anthropologie et une éthique pauliniennes ?.................97 6. Le logos didactique et pneumatique (spirituel) de Paul face au logos psychique et critique de la philosophie : une exclusion de la raison ?..............................................................103 7. Pour une conversion du logos grec et païen : le problème de la raison et de la foi, de l’hellénisme et du christianisme ............109 8. Pour une vision unitaire de l’homme et de la communauté..........113 CONCLUSION Le logos de Paul : sa raison d’être, sa signification, ses fonctions et sa portée...................................................... 117 BIBLIOGRAPHIE....................................................................... 123 10 AVERTISSEMENT Pour le texte grec, j’ai utilisé le Novum Testamentum Graece de Nestle-Alland, édité à Stuttgart en 1898 et 1979. Pour la traduction française, je renvoie le plus souvent au Nouveau Testament, traduction œcuménique, édition intégrale TOB, parue à Paris en 1988. Cette version a l’avantage d’offrir des notes infrapaginales importantes et instructives. Pour les autres versions de la Bible que j’ai également utilisées, le lecteur pourra se reporter à la bibliographie située en fin d’ouvrage. Il faut noter que cette bibliographie est indicative et non exhaustive. INTRODUCTION La présente enquête qui porte sur le statut du logos paulinien, et qui est menée à partir d’un commentaire philosophique de la Première Lettre aux Corinthiens 1, 17-2, 16, s’inscrit dans la continuité d’une étude publiée il y a quelques années1, dans laquelle j’analysais le discours de Paul face aux philosophes d’Athènes rapporté par saint Luc dans les Actes des Apôtres 17, 22-31. Dans son discours à Athènes, Paul ne manque pas de jouer sur les « lieux communs » qui unissent le judaïsme à l’hellénisme, le christianisme naissant et la philosophie, dans le but de convertir son auditoire au Christ et à la résurrection. La prédication consensuelle de Paul, qui présuppose une véritable stratégie d’appropriation de l’héritage gréco-romain associée à son judaïsme, se solde par un semi-échec. Suite à cet échec devant l’Aréopage d’Athènes, saint Paul, après un premier séjour à Corinthe (50-52 après J.-C.), rédige de la ville d’Ephèse où il réside sa Première Lettre aux Corinthiens (aux environs de 56 après J.-C.)2 dans laquelle il semble changer 1 M. Fattal, Saint Paul face aux philosophes épicuriens et stoïciens, Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 2010. Voir également du même auteur, « De la rationalité philosophique gréco-romaine à la rationalité chrétienne de saint Paul : continuités et différences », in R. Radice e A. Valvo (ed.), Introduzione di C. Ruini, Dal logos dei Greci e dei Romani al logos di Dio, Ricordando Marta Sordi, Milano, Vita e Pensiero, « Temi metafisici e problemi del pensiero antico. Studi e testi 122 », 2011, pp. 147-168. 2 Sur le genre épistolaire et sur le statut des lettres de Paul ou des épîtres chrétiennes dans leurs rapports à l’épistolographie grecque et romaine, cf. J. Murphy-O’Connor, Paul et l’art épistolaire. Contexte et structure littéraires, traduit de l’anglais par J. Prignaud, Paris, Les Éditions du Cerf, 1994 ; C. Salles, radicalement de tactique et de stratégie à l’égard des Grecs puisqu’il oppose d’une manière radicale son propre logos (discours) et sa propre annonce du Christ mort sur la croix au logos (discours) rhétorique et philosophique. Les formules utilisées par l’apôtre, significatives d’un affrontement délibéré au logos des rhéteurs et des philosophes, sont sans équivoque. Il suffit de citer ici le passage de 1 Co 1,17 où Paul insiste sur sa fonction d’apôtre venu « annoncer l’Évangile (…) sans recourir à l’habilité/la sagesse du discours (sophia logou), pour ne pas réduire à néant la croix du Christ », et où il affirme un peu plus loin en 1 Co 2, 1 qu’il n’est pas venu chez les Corinthiens « avec le prestige de la parole (kath’huperochên logou) ou de la sagesse (ê sophias) », mais qu’il est plutôt venu pour « annoncer le mystère de Dieu ». « Ma parole (logos) et ma prédication, ajoutet-il en 1 Co 2, 4-5, n’avaient rien des discours persuasifs (ouk en peithoi(s) logois) de la sagesse (sophias), mais elles étaient une démonstration faite par la puissance de l’Esprit, afin que votre foi ne soit pas fondée sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu ». Ces formules abruptes et contrastées ont pour but de marquer une nette opposition entre deux types de « discours » ou de « langages » : il y a d’une part le logos de Paul et de sa prédication d’apôtre qui annonce l’événement de la croix, et il y a d’autre part le logos rhétorique et philosophique. Ces types de « discours » semblent inconciliables, voire opposés et antithétiques, exclusifs l’un de l’autre. On est loin de l’approche consensuelle du Paul des Actes des Apôtres cherchant à concilier l’héritage de la philosophie gréco-romaine avec l’annonce du Christ ressuscité. « L’épistolographie hellénistique et romaine », in J. Schlosser (éd.), Paul de Tarse - Congrès de l’ACFEB (Strasbourg, 1995) - Paris, Les Éditions du Cerf, « Lectio divina 165 », 1996, pp. 79-97 ; R. Burnet, Épîtres et lettres Ier – IIe siècle. De Paul de Tarse à Polycarpe de Smyrne, Paris, Les Éditions du Cerf, « Lectio divina », 2003 ; et G. Barbaglio, « Les lettres de Paul : contexte de création et modalité de communication de sa théologie », in A. Dettwiller, J.-D. Kaestli et D. Marguerat (éds), Paul, une théologie en construction, Genève, Labor et Fides, « Le Monde de la Bible 51 », 2004, pp. 67-103, et plus particulièrement pp. 70-78. 14 Afin que le lecteur puisse apprécier le changement de ton et d’attitude de Paul à l’égard de l’héritage gréco-romain, et plus particulièrement à l’égard de la rhétorique et de la philosophie de son temps, il faut inscrire le commentaire proposé du passage étudié de sa Première Lettre aux Corinthiens, 1, 17 - 2, 16 dans le cadre plus large des chapitres 1 à 4, qui eux-mêmes ne peuvent être véritablement compris que si on les situe dans l’ensemble plus étendu des seize chapitres constitutifs de cette lettre3. La 3 Sur le plan de 1 Co 1-4, et sur les différents découpages des sections (péricopes) proposés par les exégètes de ces quatre premiers chapitres de la Première Lettre aux Corinthiens dans lesquels notre texte s’insère, voir R. Burnet, op. cit., p. 183 ; J.-N. Aletti, « Sagesse », Dictionnaire de spiritualité, Fascicule XCI, Paris, Beauchesne, 1988, p. 94, et du même auteur, « Sagesse et mystère chez Paul. Réflexions sur le rapprochement de deux champs lexicographiques », in La Sagesse biblique de l’Ancien au Nouveau Testament, Actes du XVe Congrès de l’ACFEB, 1993, Paris, Les Éditions du Cerf, 1995, p. 361, n. 1. On peut également consulter les plans ou les découpages proposés par P. de Surgey et M. Carrez, Les Epîtres de Paul. I Corinthiens. Commentaire pastoral, Paris, Bayard Éditions, « Commentaires », 1996, p. 14-15, et R. Sommerville, La Première Epître de Paul aux Corinthiens, tome 1, Vaux-surSeine, Edifac, 2001, p. 37. Si j’ai choisi de commenter 1 Co 1, 17 à 2, 16, c’est parce que dans cette partie de la lettre, Paul énonce et explique ce qui constitue le cœur de sa prédication et de son annonce d’apôtre, à savoir « le langage de la croix » qu’il oppose à l’« habilité/la sagesse du discours » des sophistes et des philosophes. Ce « langage de la croix » est en effet annoncé en 1 Co 1, 17 b et énoncé en 1 Co 1, 18 pour se trouver expliqué et développé, argumenté et démontré en 1 Co 1,18-25 et 1 Co 2, 1-5. Il faut voir que l’ensemble comprenant l’annonce du « langage de la croix » en 1 Co 1, 17 b, énoncé explicitement en 1 Co 18 et expliqué en 1 Co 18-25, se trouve suivi des versets 26-31 relatant la situation des croyants dans le monde. Cette situation des chrétiens est semblable à celle du Christ crucifié, faible et fragile au regard du monde, mais puissant au regard de Dieu. Il faut ajouter que le « langage de la croix » s’inscrit dans le cadre de la « sagesse de Dieu » dont Paul est le porte-parole, une sagesse qui s’oppose radicalement à la « sagesse du monde » dont les sages, les sophistes, les philosophes et même ceux qui prétendent posséder un savoir (théologique) sur Dieu sont les illustres représentants. Les sections 1 Co 1, 18-25 et 1 Co 2, 616 expliquent précisément en quoi consiste cette « sagesse de Dieu ». L’ensemble 1 Co 1, 17-2, 16 forme donc un tout structuré et cohérent qui mérite d’être commenté avec précision. L’exposé théologique de Paul, incluant son opposition à la rhétorique et à la philosophie ou aux prétendus savoirs théologiques, doit être compris au sein de l’objet de cette lettre adressée aux Corinthiens, à savoir les divisions et les querelles qui les animent et que Paul dénonce avec force. Ces divisions sont dénoncées dès le début de la lettre par 15 l’apôtre en 1 Co 1, 10-16 et se trouvent expliquées d’un point de vue anthropologique deux chapitres plus loin en 1 Co 3, 3-4 (cf. infra n. 5). Le texte 1 Co 17-2, 16 qui fera l’objet d’un commentaire philosophique doit donc être inséré et compris au sein d’un ensemble encore plus large qui commence en 1 Co 1, 10-16, se trouve expliqué anthropologiquement en 1 Co 3, 1-4 et se termine en 1 Co 4, 1-13. Le verset 17 du chapitre 1 par lequel j’ai choisi de débuter ce commentaire constitue un verset charnière, car il clôt le développement sur le baptême (v. 13 à 16) au terme duquel Paul affirme que le Christ ne l’a pas envoyé baptiser, mais annoncer l’Évangile (17 a), et ouvre sur le développement théologique qui suit et qui sera au centre de notre réflexion. En vue de situer ce texte dans son contexte, ce commentaire n’exclura bien évidemment pas un renvoi aux autres parties des quatre premiers chapitres, et à l’ensemble des autres chapitres de la lettre de Paul, si cela s’avère être nécessaire. Sur le rôle déterminant de la croix et du langage de la croix dans la théologie de Paul, voir J. Zumstein « La croix comme principe de constitution de la théologie paulinienne », in Paul, une théologie en construction, op.cit., pp. 297-318 ; et du même auteur, « Paul et la théologie de la croix », Études théologiques et religieuses 76 (2001), pp. 481-496. Pour les exégètes qui procèdent à une analyse rhétorique de l’agencement (ordonnancement) des énoncés (dispositio/taxis) de 1 Co 1, 1-4, le verset 17 b, du chapitre 1, représente la propositio principale (énoncé de la thèse à démontrer ou prothesis) suivie de la probatio (ensemble des preuves ou pisteis avancées en vue de l’explication et de la démonstration) (voir au sujet de ces distinctions, Aristote, Rhétorique 1414 a 30-37). Pour certains, cette propositio principale est relayée par les trois subpropositiones secondaires suivantes de 1 Co 1, 18 ; 1 Co 2, 16 et 1 Co 3, 5. Voir à ce sujet Ch. Jacon, La Sagesse du discours. Analyse rhétorique et épistolaire de 1 Corinthiens, Genève, Labor et Fides, « Actes et Recherches », 2006, pp. 176-203, et surtout p. 202-203. Enfin, J.-N. Aletti, « La rhétorique paulinienne : construction et communication d’une pensée », in A. Dettwiller, J.-D. Kaestli et D. Marguerat (éds), Paul, une théologie en construction, op. cit., pp. 47-66, établit un lien entre la rhétorique de Paul et sa théologie. D’après l’exégète, « l’approche rhétorique des lettres pauliniennes ne doit pas en rester à une phase purement descriptive de la dispositio ou de l’elocutio, mais (doit) déterminer en quoi le choix des pisteis et leur progression déterminent fondamentalement » sa théologie (p. 47). « Outre les dispositiones, ajoute J.-N. Aletti, le lien essentiel sémantique entre rhétorique et théologie est encore manifeste dans les métaphores, les métonymies et les paradoxes pauliniens. (…) ces figures appartiennent à la lexis (elocutio) et peuvent être (à tort) considérées comme un pur ornatus, elles ont en réalité pour l’apôtre une fonction argumentative décisive » (p. 65). Dispositio/taxis (ordonnancement et arrangement structuré des énoncés d’un discours) et elocutio/lexis (forme du discours, figures de style en usage) qui constituent avec l’inventio, l’actio et la memoria les cinq parties de la rhétorique, jouent ainsi un rôle important dans l’argumentation théologique de l’apôtre. Voir infra, la Partie I, chapitres 1 et 2, n. 13, 15, 28, 29 et 30 ce qui est dit à ce sujet. 16 question qui s’impose au lecteur qui a lu les Actes des Apôtre et la Première Lettre aux Corinthiens est celle de leur compatibilité. Comment concilier en d’autres termes le discours consensuel de Paul à l’Aréopage d’Athènes dans lequel il insiste sur les continuités et les convergences qui existent entre la philosophie grecque et l’annonce chrétienne, et le contenu de sa lettre adressée aux Corinthiens marquant, à l’inverse, sa rupture avec la philosophie ? Ainsi, face au logos rhétorique et philosophique, Paul offrirait un autre type de logos. En quoi consiste exactement la spécificité de cet « autre logos » ? Cela revient à se demander si l’apôtre s’oppose d’une manière définitive au logos de la philosophie et de la rhétorique. Le « langage de la croix » dont il est le porte-parole au verset 18 exclut-il en d’autres termes toute forme de rationalité philosophique ou tout usage de la raison ? Si tel est le cas, le « langage de la croix » ne risque-t-il pas d’être caractérisé par l’irrationnel et la folie (môria) ? Quelle est finalement la position de Paul face à cette question cruciale du logos ? Quel est plus exactement son rapport aux « Grecs qui recherchent la sagesse » au moyen du logos (discours, raison) ? Quelle est par ailleurs sa position face aux « Juifs qui demandent des signes », des miracles, comme légitimation de l’Évangile en 1 Co 22 ? L’affirmation d’un Messie crucifié, qui est « scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs » en 1 Co 23, semble être le signe d’une opposition réitérée à la philosophie grecque qui est redoublée d’une opposition au judaïsme. Ces oppositions entre le logos de Paul qui « prêche » et « proclame » un Christ crucifié d’une part et le logos des Grecs qui « recherchent » la sagesse et des Juifs qui « demandent » des signes et des miracles d’autre part, tranchent par rapport aux formules où il proclame haut et fort son appartenance au judaïsme4 et laisse entrevoir sa volonté 4 Lettre aux Philippiens 3, 4-6 : « Pourtant, j’ai des raisons d’avoir confiance en moi-même. Si un autre croit pouvoir se confier en lui-même, je le peux davantage, moi, circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu fils d’Hébreux ; pour la loi, Pharisien ; pour le zèle, persécuteur de l’Église ; pour la justice qu’on trouve dans la loi, devenu irréprochable ». Sur les rapports de Paul au judaïsme qui a fait couler beaucoup d’encre depuis la monographie de P. Sanders, Paul and Palestinian Judaism : a 17 d’assimiler la raison (logos) grecque, ou d’utiliser positivement l’héritage gréco-romain en vue de le transformer. Toutes ses remarques nous conduisent immanquablement à déterminer sa position face à l’hellénisme et face au judaïsme dans le contexte précis de sa Première Lettre aux Corinthiens 1, 17 - 2, 16 en vue de voir jusqu’à quel point le logos de l’apôtre s’affirme dans ses relations aux autres types de paroles ou aux autres registres du discours, qu’il soit grec ou qu’il soit juif. Il s’agira, en fait, de montrer au lecteur que ce logos, qui adopte apparemment une stratégie d’opposition frontale à d’autres types de logoi, est plus nuancé et plus subtil qu’il n’y paraît. Afin de cerner au mieux cette stratégie d’affrontement de Paul, il est nécessaire de restituer le contexte dans lequel Paul a rédigé sa lettre adressée aux Corinthiens. Cette lettre rédigée par Paul, à Éphèse, aux environs de 56 après J.-C., soit quelques années après son annonce de l’Évangile à Corinthe (de 50 à 52 après J.-C.), est censée répondre à certaines difficultés rencontrées par les chrétiens de Corinthe tentés de se diviser à cause de l’arrivée à Corinthe de différents prédicateurs ou missionnaires. De telles divisions risquaient de transformer la nouvelle Église en secte ou en école de sagesse5. Comparison of Patterns of Religion, Philadelphia, Fortress, 1977, voir M. Quesnel, « État de la recherche sur Paul : questions en débat et enjeux sousjacents », in Paul, une théologie en construction, op. cit., pp. 34-39, et tout récemment, pour un commentaire précis du chapitre 3 de cette Lettre aux Philippiens, voir Y. Matta, A Cause du Christ. Le retournement de Paul le Juif, Paris, Les Éditions du Cerf, « Lectio divina », 2013. Dans La Première Lettre aux Corinthiens qui est ici l’objet de notre propos, Paul prendrait ses distances par rapport au légalisme juif (cf. R. Bultmann, Le Christianisme primitif dans le cadre des religions antiques, Paris, Payot, 1950, p. 61) et au prétendu savoir théologique des docteurs de la Loi (cf. 1 Co 1, 20 et 22, Ch. Senft, La Première Épître de saint Paul aux Corinthiens, Genève, Labor et Fides, « Commentaire du Nouveau Testament 7 », 1990 (1979, 1re éd.), p. 38 et p. 40). Voir infra, n. 39 et 50, ce qui est dit au sujet des scribes ou docteurs de la Loi. 5 On l’a vu, plus haut (cf. supra, n. 3), Paul rend compte de ces querelles en 1 Corinthiens 1, 10-16, juste avant notre texte 1 Corinthiens 1, 17-2, 16. Au sujet de ces divisions entre Corinthiens prenant le parti du brillant orateur Apollos, Juif d’Alexandrie nouvellement converti au Christ et fin connaisseur des Écritures, ou prenant le parti de Paul, de Céphas (surnom araméen donné par Jésus à Simon), ou prenant le parti du Christ (parti qu’il est difficile d’identifier), 18 Aux querelles partisanes entre Corinthiens, que Paul veut résoudre en faisant régner la paix et l’unité au sein de la communauté6, viennent s’ajouter les questions que les cf. les Introductions à la Première Épître aux Corinthiens, dans La Bible, Traduction française sur les textes originaux par Emile Osty avec la collaboration de Joseph Trinquet ; Introduction et notes d’Emile Osty et de Joseph Trinquet, Paris, Emile Osty et Joseph Trinquet-Éditions du Seuil, 1973, p. 2394 ; et dans le Nouveau Testament, Traduction œcuménique (TOB), Paris, Les Éditions du Cerf-Société Biblique Française, 1989, p. 484-485. Si les Corinthiens se sont divisés en partis opposés alors qu’ils partagent pourtant le « même esprit et la même pensée » (1 Co 1, 10), et qu’il ne leur manque pourtant aucun don de la grâce (1 Co 1, 7), c’est parce qu’ils demeurent, nous dit Paul, « des hommes charnels » au lieu d’être « des hommes spirituels » (1 Co 3, 1-4). L’anthropologie paulienne permet d’expliquer ici les querelles et les désaccords entre Corinthiens remettant en cause la cohésion de la communauté ou de l’ekklêsia. La situation de l’Église de Corinthe dépend des hommes qui la constituent. Ecclésiologie et anthropologie sont donc intimement liées. Pour l’apôtre Paul, les Corinthiens demeurent tributaires des valeurs du monde opposées à celles de l’Évangile. 6 Voir plus précisément 1 Co 1, 10-3, 23 et 1 Co 12 et 13 où l’événement décisif de la croix et où les dons de l’Esprit, la métaphore du corps, l’amour, sont censés apporter une solution aux divisions des Corinthiens en vue d’assurer l’unité de la communauté chrétienne. Sur la métaphore du corps, sur la diversité des membres de ce corps constituant la communauté/l’Église et sur l’importance de ce qui les rassemble (en vue d’assurer définitivement l’unité de cette dernière), voir précisément 1 Co 12, 4-31. Voir également, dans la suite de cet important chapitre 12, le célèbre chapitre 13 (hymne à l’amour) qui met l’accent sur l’amour fraternel et qui représente, aux yeux de Paul, « la voie infiniment supérieure » (1 Co 12, 31) permettant véritablement de relier les uns aux autres les membres de ce corps et d’assurer ainsi leur unité. L’amour fait ainsi partie de ces dons majeurs et supérieurs de l’Esprit de Dieu sans lequel les autres dons sont inutiles et sans lequel l’unité de l’ekklêsia est impossible. Dans de telles conditions, les problèmes ecclésiologiques (divisions) trouvent manifestement leur solution dans la christologie (événement de la croix, unité du corps du Christ, amour) et dans la pneumatologie (les dons de l’Esprit). C’est en rappelant aux Corinthiens les fondements christologiques et pneumatologiques de leur foi, et la manière dont ils peuvent et doivent les utiliser, qu’ils seront en mesure de dépasser leurs divisions, et qu’ils seront, comme les apôtres, de véritables serviteurs de l’Évangile (1 Co 3, 5) au sein d’une Église désormais une et unifiée. Sur l’enracinement christologique de l’ecclésiologie, voir J.-N. Aletti, Essai sur l’ecclésiologie des lettres de saint Paul, Paris, J. Gabalda, « Études bibliques 60 », 2009, p. 25. Sur le fondement christologique de la pneumatologie de Paul, cf. U. Schnelle, « Le présent du salut, centre de la pensée paulinienne », in Paul, une théologie en construction, op. cit., pp. 336-340. 19