Revue de presse - Les Damnés de la Terre

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En noir et blanc
Par Laura Plas
10/11/2013
http://www.lestroiscoups.com/article-les-damnes-de-la-terre-d-apres-l-oeuvre-de-frantzfanon-critique-le-tarmac-a-paris-121054579.html
Avec « les Damnés de la terre », Jacques Allaire présente un conte d’aliénation et de mort
inspiré par l’œuvre de Frantz Fanon. Le spectacle s’impose par la force de ses visions, sa
musicalité et la qualité de son interprétation. Beau etnécessaire.
Né antillais, Frantz Fanon est mort algérien. Psychiatre, penseur, il fut
aussi un homme d’action. Il combattit en effet pendant la
Seconde Guerre mondiale pour la France libre, puis lutta contre la
France colonialiste. Il se défendait d’appartenir à un pays, à une
« race », à un clan. Il ne se reconnaissait d’ailleurs qu’un seul droit :
« celui d’exiger de l’autre un comportement humain » (1). Aujourd’hui
qu’on débat sur l’« identité nationale », qu’on traque les sans-papiers,
que le racisme s’exhibe avec insolence, son œuvre apparaît ô combien
actuelle. Et pourtant, qui la connaît vraiment ?
La pertinence du projet de Jacques Allaire consiste justement à faire
expérimenter la force de cette pensée en évitant le biopic. Il crée
plutôt un spectacle à l’image de l’homme qui l’inspire : politique, et
poétique.
Pas de récit de vie, donc, mais des tableaux qui s’enchaînent, comme dans un cauchemar,
sans liens. Le travail subtil de Christophe Mazet sur la lumière accentuerait au contraire les
ruptures tout en créant une ambiance crépusculaire.
La scénographie époustouflante nous découvre, quant à elle, un espace indécis qui tient du
camp de réfugiés, de la prison et de l’hôpital. Déracinés, renversés, des arbres aux feuilles
roussies sont les seuls vestiges d’une nature saccagée. Des cadres de lits manipulés
dessinent des cellules, des alcôves misérables. Si la scénographie change donc d’aspect, le
plateau représente toujours un enfer où erreraient des damnés de la terre qui
s’entredéchirent ou s’acharnent contre eux-mêmes.
Peau noire, masques blancs
Les comédiens, tous vraiment excellents, incarnent avec conviction et justesse ces ombres.
Ils sont même au début entièrement recouverts d’un maquillage noir qui brouille nos
repères et crée l’étrangeté. Ensuite, ils portent parfois des masques de maquillage blanc qui
les transfigurent en types, voire en fantoches On ne les distingue pas toujours les uns des
autres. Chacun peut ainsi devenir bourreau, chacun peut être nié au point de ne plus savoir
réclamer sa liberté. En outre, comme leur gestuelle chorégraphiée et leurs déplacements ont
quelque chose d’insolite, ils nous entraînent dans un monde onirique, révélation
cauchemardesque de la violence réelle.
C’est d’ailleurs ce que confirme la diction des comédiens, rythmée, cadencée, parfois
mélodieuse mais jamais platement naturaliste. Grâce à elle, on ressent dans son corps par
exemple le tempo de la gueulante militaire, l’insidieuse rengaine raciste ou le lamento de
ceux qui ont intériorisé leur aliénation. Et cette musique des mots s’accorde aux musiques
qu’a choisies avec discernement le metteur en scène, en particulier au Chant de la terre
qu’interprète Marian Anderson.
En définitive, la beauté des images scéniques que Jacques Allaire, grand plasticien, a
conçues (2) fait que le discours échappe aussi à une stricte contextualisation historique. Les
tableaux ont en effet quelque chose d’immémorial qui fait songer au conte. C’est un conte
horrible, bien sûr, comme tant de contes, mais il touche le cœur et entête. Une belle œuvre
humaniste.
(1) Phrase extraite de Peau noire, masque blanc, de Frantz Fanon, collection « Points »
au Seuil.
(2) Le carnet de création délivré en guise de programme par le Tarmac est splendide.
« Les Damnés de la terre » de Frantz Fanon sur la scène du Tarmac
Par Philippe Triay
11/11/2013
http://www.la1ere.fr/2013/11/11/les-damnes-de-la-terre-de-frantz-fanon-sur-la-scene-dutarmac-84215.html
Mettre en scène « Les Damnés de la terre » et d'autres textes de Frantz Fanon. C’est le pari
du comédien et metteur en scène Jacques Allaire, séduit par les écrits et le parcours du
médecin et révolutionnaire martiniquais, qui repose en terre algérienne.
© Laurence Leblanc/VU' "Les Damnés de la terre", d'après l'oeuvre de Frantz Fanon, sont mis en scène au
Tarmac à Paris
« Les Damnés de la terre » n’est ni un roman ni une pièce de théâtre. C'était le dernier essai
politique du psychiatre martiniquais Frantz Fanon (1925 – 1961), dont il corrigea les
dernières épreuves sur son lit de mort dans un hôpital de la banlieue de Washington, en
décembre 1961.
Plus de soixante ans nous séparent de ce brûlot anticolonialiste, écrit dans la ferveur
révolutionnaire et panafricaine de l’auteur, qui était l’une des têtes pensantes du Front de
libération nationale algérien (FLN). Icône des mouvements radicaux et tiers-mondistes dans
les années soixante-dix, Frantz Fanon était tombé en désuétude avant que ses textes ne
reviennent depuis quelques années sur le devant de la scène.
C’est d'ailleurs littéralement le cas aujourd’hui avec la dernière création de Jacques Allaire,
qui a voulu restituer le parcours et la pensée critique du psychiatre autour des questions de
l’identité, du racisme, de l’aliénation et du colonialisme. Le spectacle, qui dure deux heures,
est porté par six comédiens et comporte sept tableaux conçus comme une « traversée
musicale et poétique » de l'oeuvre de Fanon. Commencées le 5 novembre au Tarmac à Paris,
les représentations se poursuivront jusqu'au 6 décembre inclus. Une journée spéciale
consacrée à la découverte de l'oeuvre de Frantz Fanon aura lieu samedi 16 novembre,
durant laquelle interviendront la ministre de la Justice Christiane Taubira et la ministre
chargée de la Réussite éducative George Pau-Langevin. Une tournée en province débutera à
partir du 30 janvier 2014.
VIDEO : Jacques Allaire parle de son spectacle
http://www.youtube.com/watch?v=4btoXhlpH9A
« C’est l’œuvre testamentaire (de Fanon) car c’est son dernier texte. C’est probablement
l’œuvre qui restera. C’est un homme dont la vie et le parcours ne sont que la réalisation de
sa pensée. Il est passé de l’expérience vécue du Noir à la conscience de cette expérience. »
« Dans le cas des écrits de Frantz Fanon, le saisissement fut celui d’une reconnaissance, celle
de mon, de notre corps blessé. Noir ou blanc, aujourd’hui l’être colonisé se trouve partout
de toutes les origines et de toutes les appartenances. En restituant la parole de Frantz Fanon
il est possible de réaliser cela et de le comprendre », explique Jacques Allaire dans son
dossier de presse.
« Cette reconnaissance, cette découverte peut nous permettre de nous délivrer de
l’aliénation qui nous opprime, qui opprime les peuples et les populations du monde
d’aujourd’hui. Je souhaite restituer modestement cela par le théâtre, par le rêve du théâtre,
puisqu’il n’est pas question de se substituer aux analystes, aux philosophes ou aux
historiens. Il s’agit de transposer la parole de Frantz Fanon dans la poésie et les visions qui la
traversent. ».
VIDEO : La bande annonce du spectacle "Les Damnés de la terre"
http://www.youtube.com/watch?v=vz1Vs-yblC4
Les Damnés de la terre d’après l’œuvre de Franz Fanon, mise en scène de
Jacques Allaire
Par Mireille Davidovici
08/11/2013
http://theatredublog.unblog.fr/2013/11/08/les-damnes-de-la-terre/
Préambule : un homme, une femme. «Je ne peux pas tirer sur les blancs », dit-elle, – Ils vont
se gêner, eux », répond-il. « Je suis une damnée, rétorque-t-elle un peu plus loin, coupable
sans passé ni avenir nègres.» Encore plus loin : «Toute cette blancheur me calcine !» Un
prélude qui expose en quelques répliques toute la dialectique de Fanon.
«Européens, ouvrez ce livre, entrez-y. Après quelques pas dans la nuit vous verrez des
étrangers réunis autour d’un feu. Approchez et écoutez : ils discutent du sort qu’ils réservent
à vos comptoirs, aux mercenaires qui les défendent. Nous sommes en 1961, en pleine guerre
d’Algérie, quand Jean-Paul Sartre préface Les Damnés de la terre. «Fanon vous explique à
ses frères et démonte pour eux les mécanismes de nos aliénations », ajoute le philosophe.
Adapter l’œuvre de Fanon au théâtre est une gageure. Publiée quelques jours avant sa mort
alors qu’il avait rejoint le FLN, désertant l’hôpital de Blida où il était psychiatre, ce livre
incandescent, brûlot écrit dans une langue magnifique, d’un lyrisme désespéré et inspiré,
deviendra le porte parole des révoltes à venir.
Jacques Allaire a procédé comme à l’accoutumé. Avant chaque mise en scène, après une
longue fréquentation de l’œuvre, il dessine des espaces, des ambiances, dispose des corps et
des touches de couleur, au crayon ou à l’aquarelle. « J’essaye de perpétrer le théâtre comme
je rêve », explique-t-il.
« Je m’abandonne aux sensations/émotions/ réflexions qui me traversent.» Ces croquis dont
certains sont reproduits dans le programme, composent autant de tableaux qui
constitueront le spectacle. « Progressivement, je fais parler mes dessins avec le texte, coupé,
collé fractionné, redécoupé, recollé. ».
Reste aux comédiens à entrer dans cet univers. Ils sont six, émergeant de la nuit, hommes et
femmes, noir charbon. Il y a de la terre dans laquelle ils se rouleront ; de l’eau, qui lavera
leur teinture de scène, laissant apparaître des corps noirs et d’autres blancs ; des arbres qui
poussent au plafond.
Comme le texte, le décor est à géométrie variable. Il s’ouvre et s’éclaircit progressivement.
Les grillages en fond de scène sont des lits d’hôpital dressés à l’horizontale ; ils prendront
leur place au tableau 3 dans une salle d’hospice où défilent les traumatisés de la guerre
d’Algérie (bourreaux comme victimes) et les horreurs qu’ils ont subies ou fait subir. L’espace
est bientôt transformé en salle de classe : au tableau noir, on inscrit des slogans et des
maximes. Cette approche de plasticien permet de dégager la poétique d’un texte
injustement tombé dans l’oubli, d’en faire émerger des images fortes, rendant à cette
écriture sa juste violence teintée d’humanisme sans qu’elle dérive jamais dans la langue de
bois ou le didactisme. « Affirmer et revendiquer son humanité » ; « Etre homme et rien
qu’homme » voilà ce à quoi «nous les bêtes aux sabots de patience » aspirons, tout en
restant « en communion avec le cosmos » «dans la sérénité marine des constellations ».
Il est urgent d’entendre à nouveau cette parole, de partager cette pensée, restituée ici avec
bonheur. Et de relire Fanon *
* Peau noire masques blancs (1952), Points Seuil. L’an V de la révolution algérienne(1959),
réédition La Découverte Les Damnés de la terre (1961, Maspéro), La Découverte. Œuvres (
réunissant ses quatre livres publiés), La Découverte
Le Tarmac rend hommage à Frantz Fanon
Par Olibier Bailly
07/11/2013
http://le75020.fr/paris-XXe-75020-20e-arrondissement/culture/theatre-culture/60444tarmac-hommage-frantz-fanon.paris-75020-info#.Uqr1WiclGSq
Il faut faire théâtre de tout. Il y a longtemps que Jacques Allaire met en pratique cette
formule d’Antoine Vitez.
Les Damnés de la terre – Photo Laurence Leblanc VU’BD
Après avoir adapté Bernanos, Karl Marx ou des poètes comme Block ou Pessoa, il met en
scène Les Damnés de la terre, d’après l’oeuvre de l’essayiste Frantz Fanon, une pièce que le
Tarmac programme jusqu’au 6 décembre 2013.
Le 5 novembre 2013 la première des Damnés de la terre a fait salle comble et a été
largement applaudi par le public du Tarmac qui a salué le travail du metteur en scène
Jacques Allaire et des six comédiens qui sur scène, jusqu’au 6 décembre, incarnent la pensée
de Frantz Fanon.
Les Damnés de la terre – Photo Laurence Leblanc/VU’BD
Une guerre qui ne disait pas son nom
Figure incontournable de l’anti-colonialisme cet écrivain et psychiatre, né en 1921 à Fort-deFrance, est l’auteur de livres essentiels comme Peau noire, masques blancs ou encore Les
Damnés de la terre (disponibles aux éditions La Découverte), son dernier ouvrage publié de
son vivant, en 1961, et préfacé par Jean-Paul Sartre.
Fanon n’aura de cesse de combattre le racisme et, en ces années d’après-guerre, la
colonisation française en Algérie, pays où il est d’ailleurs enterré. C’est là, en tant que
médecin, qu’il a pu observer les ravages causés par cette guerre qui ne disait pas son nom.
Les Damnés de la terre – Photo Laurence Leblanc/VU’BD
Mise en scène organique
Pour incarner cette pensée sans concession, Amine Adjina, Mohand Azzoug, Mounira
Barbouch, Jean-Pierre Baro, Criss Niangouna et Lamya Regragui évoluent dans une lumière
clair-obscure. Violence des mots, jeu volontairement distant, regard lointain, mise en scène
organique caractérisent ces deux heures où s’opère magiquement une transmutation.
La parole radicale de l’essayiste nous parvient par le biais de la sensibilité, des corps, des
voix, de la musique même, mélange de vieilles chansons et d’électro lancinante.
Les Damnés de la terre – Photo Laurence Leblanc/VU’BD
Une suite d’histoires terribles
Le décor de terre et de rouille, de cages et de grilles, prend des allures de chambre d’hôpital,
de salle de torture, de classe, une sorte de cadre qui focalise l’attention et dont les
protagonistes ne peuvent s’échapper.
La pièce est une suite d’histoires terribles, de vies cassées, de vies mortes, recueillies par
l’écrivain médecin. Terribles mais pas désespérées. C’est le paradoxe de ce penseur qui a
aucun moment ne doute de l’homme, de se reconstruction, de son humanité.
C’est ce qui le rend toujours d’actualité et c’est pourquoi il était indispensable que, à
l’invitation de Valérie Baran, directrice du Tarmac, Jacques Allaire monte Les Damnés de la
terre qui, avec Je suis encore en vie (jouée en janvier 2014), constitue un diptyque sur
l’aliénation.
Une pièce à voir, une œuvre à découvrir ou à relire.
Plongée dans l’océan de l’aliénation
Par Jack Dion
07/11/2013
http://www.marianne.net/theatre/Plongee-dans-l-ocean-de-l-alienation_a201.html
Le dernier livre de Frantz Fanon, grand nom de la lutte anticoloniale, s’appelle « Les damnés
de la terre ». Au Tarmac, à Paris, Jacques Allaire en a tiré un spectacle portée par la parole
d’un homme qui aura marqué » de son empreinte la longue lutte pour l’émancipation.
D’ordinaire, une pièce de théâtre est une succession d’actes. Ici, ce ne sont pas des actes,
mais des tableaux successifs, avec des acteurs qui restent toujours en scène, et qui
aménagent les éléments du puzzle qui donne cet hymne à l’humain.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit avec « Les damnés de la terre », de Frantz Fanon, mise en
scène par Jacques Allaire. Ce dernier a nourri sa réflexion à partir d’éléments disparates de
l’œuvre de ce personnage clé du XXème siècle, dont le livre éponyme rédigé à la fin de sa
courte vie (1925-1961), publié quelques jours avant sa mort, avec une préface de Jean-Paul
Sartre.
Frantz Fanon est né antillais et mort algérien. Il n’aura donc jamais connu l’indépendance de
son pays, pour laquelle il aura tant lutté. Tout son parcours est lié au combat pour la dignité,
l’émancipation, la liberté, la fin de l’aliénation.
La difficulté, quand on entreprend un spectacle à partir d’une telle oeuvre, est de ne pas
sombrer dans le didactisme, la péroraison, la dissertation, ou la leçon de morale. Certes, la
seule force de la parole de Frantz Fanon suffirait à échapper à ces pièges. Mais par sa mise
en scène, Jacques Allaire – dont on ne dira jamais assez l’originalité du parcours - a su
donner vie à ces cris successifs contre la déshumanisation inhérente au colonialisme, à ces
témoignages d’hommes et de femmes brisés dans leur chair, mais qui conservent néanmoins
l’espoir, l’œil rivé sur le trou lumineux de la liberté fragile.
Il n’y a donc ni début ni fin à ce spectacle dénué de toute chronologie. Il s’agit plutôt d’un
enchainement de situations évoquant les troubles psychiques liés à l’engrenage colonial, que
Fanon a connus lors de son travail de médecin à l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie.
La scène peut évoquer tour à tour un camp militaire, une salle d’hôpital, la cellule d’une
prison, ou une école. Ici vivent, parlent, souffrent, crient, protestent des gens qui doivent
affronter quelques unes des nombreuses facettes de l’univers colonial. Ici sont reconstitués
ces moments si particuliers où des êtres humains doivent supporter la torture, le racisme, la
bêtise, la terreur. Ici on voit l’animal en l’homme, l’oppression aveugle, et la prise de
conscience de la victime.
Frantz Fanon a écrit : « Oh mon corps fais toujours de moi un homme qui interroge ».
Jacques Allaire fait de même, en défenseur attitré d’un théâtre d’engagement qui est tout à
son honneur.
* « Les damnés de la terre » d’après l’oeuvre de Frantz Fanon, un spectacle de Jacques
Allaire, au Tarmac (01 43 64 80 80) 159 avenue Gambetta 75020 Paris jusqu’au 6 décembre,
puis en tournée jusqu’à fin mars. A venir en janvier (du 14 au 24), toujours au Tarmac, un
autre spectacle de Jacques Allaire en prolongement du précédent : « Je suis encore en vie ».
Les Damnés de la terre
Par Catherine Robert
12/11/2013
http://www.journal-laterrasse.fr/les-damnes-de-la-terre/
Evitant les pièges biographiques et didactiques, Jacques Allaire restitue la pensée de Frantz
Fanon avec une intelligence de ses enjeux philosophiques et politiques soutenue par une
esthétique fascinante.
Jacques Allaire met en images la pensée de Frantz Fanon. Crédit photo : Laurence Leblanc / VU
Fanon n’est pas un romantique même si tout, dans sa biographie, relève du chromo
héroïque. La leucémie foudroyante, la mort précoce, le choix de la terre algérienne pour y
combattre et y être enterré, la beauté du visage et le souffle de la langue, la lucidité et le
courage des analyses : tout, en Frantz Fanon, échappe à la médiocrité et à la facilité. Mais
tout résiste aussi, en lui, à la caricature du chromo, à commencer par l’affirmation que la
couleur est un masque : le racisme naît du cliché fantasmé et plaqué sur le visage des
stigmatisés.
Jacques Allaire assène cette évidence dès la première scène de son spectacle et la montre
sans avoir besoin de la démontrer. En choisissant de recouvrir de noir les corps des
comédiens, noirs comme blancs, il prouve que le Noir n’existe que dans les taxinomies
ripolinées du discours essentialiste. Comme l’analyse Sartre à propos de l’antisémitisme
(Réflexions sur la question juive est publié six ans avant Peau noire masques blancs), le Noir,
comme le Juif, n’est reconnaissable que pour celui qui méprise ou déteste l’idée qu’il s’en
fait. C’est la pensée de Fanon que Jacques Allaire met ainsi en images et en scène, évitant à
la fois la sécheresse de l’abstraction et la platitude de l’illustration.
Pensée en images
La sauvegarde de ce double écueil tient sans doute à la manière si particulière de travailler
de Jacques Allaire. Il compose son spectacle à partir de croquis préparatoires librement
inspirés des textes. La terre dans laquelle s’ensevelissent les damnés de l’exploitation, les
barreaux derrière lesquels se tiennent les comédiens, les lits d’hôpital qui rappellent celui de
Blida où le psychiatre Fanon soigna les maux de la colonisation, et les traumatismes des
bourreaux autant que ceux des victimes, l’eau lustrale de la liberté faisant perdre leur
masque de couleur à ceux qui s’en aspergent : le plateau apparaît comme métaphore du
propos et évocation de ses soutènements historiques, psychologiques ou existentiels. Le
texte, remarquablement composé à partir des extraits de l’œuvre de Fanon, n’est jamais
oblitéré par les images, malgré la force sidérante et la beauté de celles-ci.
Difficile d’imaginer plus intelligente introduction et plus pertinent hommage aux réflexions
de Frantz Fanon. La singularité et l’originalité du créateur Jacques Allaire rencontrent celles
d’une pensée : ensemble, elles font naître l’homme universel dont Fanon esquissa la figure.
On ne s’étonnera pas que cet accouchement ait lieu avec le soutien maïeutique de Valérie
Baran et au TARMAC, asile parisien d’une présence africaine à la fierté désaliénée.
Une journée autour de Frantz Fanon au Théâtre Le Tarmac à Paris
14/11/2013
http://www.rue89.com/rue89-culture/2013/11/14/journee-autour-frantz-fanon-theatretarmac-a-paris-247511
Frantz Fanon est mort il y a plus d’un demi-siècle, mais continue d’être une référence
vivante pour de nombreux penseurs ou acteurs de la société civile sous toutes les lattitudes.
Le Tarmac, théâtre parisien de la francophonie, lui consacre samedi 16 novembre une
journée entière de débats et de spectacles, avec, notamment, la participation de Christiane
Taubira. Cette journée est organisée alors que le théâtre programme actuellement « Les
damnés de la terre », pièce de Jacques Allaire d’après le célèbre texte de Fanon.
Plusieurs tables rondes, animées par Pierre Haski, cofondateur de Rue89, émailleront cette
journée, avec deux temps forts :
11h - Débat : « De la colonisation comme système d’aliénation. » Analyses de l’oeuvre de
Frantz Fanon, avec :
- Alice Cherki, Psychiatre et psychanalyste ;
- Brigitte Riera, Agrégée de Lettres et formatrice à l’IUFM ;
- Matthieu Renault, Doctorant en philosophie politique à l’université Paris VII Diderot et à
l’Università degli Studi di Bologna.
20h - Débat : « Frantz Fanon aujourd’hui », avec :
- la ministre de la Justice et Garde des sceaux, Christiane Taubira ;
- la Ministre déléguée chargée de la réussite éducative, George Pau-Langevin ;
- Souad Belhaddad, journaliste née en Algérie ;
- Romuald Fonkoua, Docteur en littérature contemporaine et Professeur en littératures
francophones ;
- Mohammed Aissaoui, Journaliste et écrivain ;
- Michel Giraud, Sociologue.
A 16h00, une représentation des Damnés de la terre aura lieu au théâtre.
Jacques Allaire à propos de la venue de Christiane Taubira :
Christiane Taubira est arrivée à 20h je l'accueille avec la directrice du Tarmac,
Elle demande où est monsieur Allaire,
Je m'avance pour la saluer
Alors elle me prend le bras et me dit c'est vous qui m'écrivez ces belles lettres. Je n'avais
donc pas le choix je devais venir.
A peine passera t-elle le seuil de la salle qu'elle est accueilli par un tonnerre
d'applaudissements ininterrompus. La salle entière est debout cela dure tant et tant qu'elle
en est illuminée et les gens eux même en ont la chair de poule.
Elle prend une fois encore brillamment la parole improvise sans peine puisque sa pensée la
guide.
A nouveau les applaudissements retentissent comme à plusieurs moments de sa parole.
Puis elle s'assoit au premier rang.
Nous avons relu Fanon avec Taubira : « Les racistes sont déjà vaincus »
Par Pierre Haski
http://www.rue89.com/2013/11/17/avons-relu-fanon-taubira-les-racistes-sont-dejavaincus-247577
Christiane Taubira au Théâtre Le Tarmac, à Paris le 16 novembre 2013 (Emile Lansmann via Facebook)
Christiane Taubira est « venue se réchauffer », samedi soir au Théâtre du Tarmac, auprès du
public d’une journée consacrée à Frantz Fanon, le penseur de la « décolonisation des
esprits » mort il y a bientôt 52 ans.
La garde des Sceaux a reçu une véritable ovation à son arrivée, de la part d’un public –- de
tous âges et de toutes origines – heureux de lui montrer sa solidarité après les attaques
racistes dont elle a été la cible, en résonance parfaite avec le thème de cette journée
pourtant prévue de longue date.
Christiane Taubira a remercié le public parisien pour son accueil chaleureux « porteur de
victoires ». Avant de parler longuement de Frantz Fanon, l’écrivain et psychiatre, dont,
derrière une fausse modestie, elle a montré qu’elle connaissait parfaitement l’œuvre et sa
portée, ayant lu dès l’adolescence son grand classique, « Peau noire, masques blancs ».
Christiane Taubira n’a pas manqué de commenter les attaques racistes dont elle a été la
cible, en puisant dans l’œuvre de Fanon, dont elle a rappelé l’engagement très jeune auprès
des Forces françaises libres durant la Seconde Guerre mondiale, avant d’être renvoyé, à la
fin du conflit, « à sa couleur, c’est-à-dire la mienne ».
« Ces gens-là n’ont pas d’imagination »
Et de rappeler que dans « Les Damnés de la terre », le dernier livre du psychiatre mort en
1961 d’une leucémie, Frantz Fanon relève que le racisme d’origine colonial puise dans un
« vocabulaire zoologique ».
« Il a forcément recours au bestiaire, il évoque la réputation du jaune, les hordes, les
grouillements... Il parle de ce vocabulaire qui a l’air de ressurgir. Ces gens-là, décidément,
n’ont pas d’imagination. Voilà pourquoi ils sont déjà vaincus [Applaudissements].
Mais nous devons non seulement les vaincre, mais le leur faire savoir. Il faut qu’ils sachent
qu’ils sont vaincus, du passé, déjà finis. dévitalisés, desséchés. Il faut que vous ailliez le leur
faire savoir, ils sont vaincus. »
Frantz Fanon
Né en 1925 à Fort-de-France, Frantz Fanon est mort en 1961 aux Etats-Unis où il était venu
soigner sa leucémie. Engagé dans les Forces françaises libres pendant la Seconde Guerre
mondiale, il devient ensuite psychiatre, et travaille à Blida, en Algérie, alors que débute la
guerre d’indépendance.
Il s’engage auprès du FLN dont il devient même l’ambassadeur auprès de l’Afrique noire. Il
produit une œuvre abondante dont les titres les plus connus sont « Peau noire, masques
blancs » (1952), et « Les Damnés de la terre » (1961), préfacé par Jean-Paul Sartre.
Cette journée d’études sur Frantz Fanon avait été programmée parallèlement à la pièce de
Jacques Allaire, « Les Damnés de la terre », inspirée de l’œuvre de Fanon, qui se joue
jusqu’au 6 décembre au Tarmac, théâtre consacré aux cultures francophones.
Mais lors des trois débats de la journée (transparence : j’animais ces débats), la résonance
de la crise actuelle, de la montée du racisme et des replis identitaires en France, étaient bien
présents.
Fanon, « né antillais, mort algérien » selon la formule consacrée, avait tiré de son expérience
psychiatrique à l’hôpital de Blida, puis, après sa rupture avec l’appareil colonial, à Tunis
auprès du FLN dont il devint membre, l’idée que les séquelles du colonialisme ne
s’arrêteraient pas avec la mort du colonialisme. Tant pour le colonisé que pour le
colonisateur.
Nous sommes en plein dedans avec ce que l’écrivain Romuald Fonkua, originaire de La
Martinique comme Fanon, a qualifié samedi soir de « régression de cinquante ans » et de
« retour du colonial ». « Décoloniser l’esprit du colonisateur est plus compliqué », a-t-il
souligné, redoutant « le pire » si la France n’y parvient pas.
« Résister à l’air du temps présent »
De nombreuses interventions ont porté sur l’absence quasi totale de Frantz Fanon et
d’autres auteurs noirs, français ou francophones, dans les programmes scolaires. Une jeune
fille de 19 ans est intervenue pour demander pourquoi on ne lui avait jamais parlé de ces
auteurs à l’école, alors, a-t-elle dit, ça l’aurait aidée « à se construire ».
Frantz Fanon (Pacha J. Willka/Wikimedia Commons/CC)
Egalement présente au débat, George Pau-Langevin, ministre déléguée chargée de la
Réussite éducative, a raconté que lorsqu’elle était conseillère générale d’Ile-de-France,
l’Education nationale avait refusé que « Le Discours sur le colonialisme » d’Aimé Césaire soit
inscrit dans un concours scolaire... Elle a souligné que les choses changeaient lentement.
Mais une autre jeune fille dans le public a mis en garde contre l’idée selon laquelle
l’éducation suffisait à combattre le racisme. Elle a raconté qu’à 18 ans, elle avait souffert du
racisme pour la première fois, dans sa classe... d’hypokhâgne, auprès de jeunes auxquels on
répétait à longueur de journée qu’ils étaient l’élite de la nation.
Mais le succès de cette journée Fanon au Tarmac, un pari audacieux avec un auteur qui jouit
certes d’un statut élevé dans les milieux intellectuels mais est largement inconnu du grand
public, montre que la « décolonisation des esprits » est une préoccupation vivante dans la
société française du XXIe siècle.
Et comme l’écrit très bien dans son « Portrait » (éd. Seuil, 2011) du penseur disparu, Alice
Cherki, une psychiatre et psychanalyste qui a travaillé avec Fanon à Blida et à Tunis, et qui
témoignait samedi au colloque, la pensée de Frantz Fanon permet de « résister à l’air du
temps présent ».
Les Damnés de la terre - Critiques presse
La critique de Pariscope
Par Hélène Kuttner
http://spectacles.premiere.fr/Salle-de-Spectacle/Spectacle/Les-Damnes-de-la-terre3822333/(affichage)/press
Il y a des spectacles dont on ressort exsangue, sonné, avec des images qui percutent encore
longtemps la mémoire. « Les Damnés de la terre » est de ceux-là. Il est construit à partir d’un
livre de Frantz Fanon, préfacé par Jean-Paul Sartre et édité en 1961, qui est un véritable cri
de rage contre le colonialisme, le racisme et l’esclavagisme à travers une suite de textes et
de citations. Fanon est né à la Martinique mais rejoint vite, après la guerre, le Front de
Libération Nationale en Algérie, avant d’en être expulsé en 1957, après avoir démissionné de
son poste de médecin chef de l’Hôpital de Blida. Quelques mois avant l’indépendance de
l’Algérie, il meurt à 36 ans d’une leucémie. Psychiatre, noir, révolté et intellectuel, ce qu’il
écrit résume avec fulgurance la situation des populations dominées et colonisées, méprisées
et étiquetées sous des catégories scientifiquement racistes dans les colonies françaises
jusque dans les années 1960. Le metteur en scène Jacques Allaire s’est saisi de ces textes, les
a choisis et agencés selon des croquis réalisés par lui au pastel avant de les mettre en scène
avec des comédiens. L’espace de terre brulée figure une cour d’hôpital, d’hospice ou de
prison dans un pays chaud. Des lits en fer renversés, des cageots de bois délimitent l’espace
clos. Le contexte et la précision historiques ou géographiques n’ont pas ici lieu d’être. C’est
une espèce d’enfer où des ombres noires vêtues de blanc se heurtent, dansent, apparaissent
ou disparaissent en proférant des phrases gorgées de révolte ou de désespoir. La lumière est
crépusculaire, la musique divine (« Le chant de la Terre » de Mahler par Kathleen Ferrier) les
corps peints en noir et saisis de transe. « Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est
un langage zoologique. On fait allusion aux mouvements de reptation du jaune, aux
émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, aux pullulements, aux
grouillements, aux gesticulations (en bref) au bestiaire » écrit Fanon. La création de Jacques
Allaire se situe entre Goya et Jérôme Bosch, avec des comédiens investis au plus profond
d’eux-mêmes dans un travail corporel extrêmement personnel, qui joue sur les masques et
la dépersonnalisation. Dépossédés de leur être, les personnages qui errent sur le plateau
deviennent ainsi le jouet de tous les fantasmes et de toutes les craintes.
Un théâtre de la décolonisation
Par Marina Da Silva
20/11/2013
https://www.facebook.com/jacques.allaire.5/posts/590211634382907
Photo : Laurence Leblanc VU’ - Le Tarmac
Tous deux sont nés en Martinique. Le premier est mort à trente-six ans, le second en avait
quatre-vingt-quinze. Aimé Césaire (1913-2008) et Frantz Fanon (1925-1961) incarnent avec
incandescence la lutte contre la colonisation qu’ils ont posée dans leur engagement et leur
œuvre, à la crête d’une langue lumineuse et subversive.
Avec six comédiens, et autant d’ambition, au Tarmac à Paris, Jacques Allaire s’est attaqué
aux Damnés de la terre et pose à travers le dernier texte de Fanon la question de l’aliénation
que produit la colonisation, et sa continuation aujourd’hui. Ici, il a fallu créer la dramaturgie
et faire du théâtre avec un matériau qui n’a pas été écrit pour. Le metteur en scène, qui est
aussi philosophe et plasticien, a commencé par ébaucher des dessins, esquisses, aquarelles
comme autant d’éléments du processus de surgissement de l’univers et de la pensée de
Fanon. Cela produit des images, des ambiances qui vont entrer en collusion avec le texte et
le diffracter pour créer des tableaux d’une force et beauté troublantes.
La première scène est introduite par des comédiens tous recouverts de peinture noire, qu’ils
soient noirs ou blancs, et pose la question de la conflictualité noir/blanc : « Je ne peux pas
tirer sur les Blancs », dit une femme qui s’avance, arme à la main. « Ils vont se gêner, eux »
lui rétorque son compagnon, plus déterminé. La lutte pour l’indépendance de l’Algérie —
que Fanon, mort le 6 décembre 1961, ne connaîtra pas alors qu’il avait pris la nationalité
algérienne et rejoint le Front de libération nationale (FLN) — est emblématique de toutes les
luttes de la décolonisation et inspirera les révolutions du siècle. La voix magnifique de Fanon
et sa pensée radicale, au service de l’auto-détermination des peuples, ont nourri
intellectuels et activistes de tous les continents.
Pour les comédiens, il s’agit de l’apprivoiser, tant la dureté du propos qui consigne les
relations déshumanisées colons-colonisés peut devenir oppressante. Dans sa première
partie, le spectacle peut sembler chercher son rythme malgré l’implication formidable de
tous — Amine Adjina, Mohand Azzoug, Mounira Barbouch, Jean-Pierre Baro, Criss
Niangouna, Lamya Regragui —, et un travail scénographique et musical fusionnel, mais
rapidement on est gagné par sa puissance. L’adresse au public des témoignages des
Algériens avec l’évocation des sévices subis est un véritable coup de poing. Même si on a le
sentiment de connaître cette histoire, chaque récit prend une force tout à fait singulière,
comme celui de cet homme pour lequel sa femme s’est sacrifiée, ou ces deux gamines qui
tuent leur compagnon de jeu français par anticipation et mimétisme.
L’enfermement est omniprésent. Il passe par le corps des acteurs et la construction des
espaces du décor, cellules, chambres d’hôpital dessinés à grands traits pour échapper à
toute reconstruction réaliste. Dans la division d’hôpital psychiatrique — où Fanon avait été
nommé médecin-chef en 1953, à Blida-Joinville — les propos des médecins, ses collègues,
sont d’une violence inouïe : « L’Algérien n’a pas de cortex ». « L’Algérien normal est un
Européen lobotomisé ». En écho, les récits de vie de ceux qui ont tout perdu et tout enduré,
cas cliniques que Fanon a étudiés pour donner la mesure des troubles psychiques dont ils
souffrent et qu’il décrit comme « dépersonnalisation, anéantissement, léthargie culturelle,
pétrification des individus ». Une dépersonnalisation qui fait de l’homme colonisé un être «
infantilisé, opprimé, rejeté, déshumanisé, acculturé, aliéné ». Des traumatismes qui
conduisent les êtres à se « vivre comme morts dans la vie », étrangers à eux-mêmes.
Sur scène, dans ce rapport public et frontal où le texte n’est plus reçu dans un tête-à-tête
intimiste mais dans un espace collectif où affleurent l’émotion, la révolte et le
bouleversement de chaque spectateur, Les Damnés de la terre prend une force terriblement
décuplée.
Au Tarmac, la langue souffle de Frantz Fanon
Par Marina Da Silva
18/11/2013
http://www.humanite.fr/culture/au-tarmac-la-langue-souffle-de-frantz-fanon-553319
Au Tarmac, à Paris, Jacques Allaire met en scène les Damnés de la Terre, d’après l’œuvre de
Frantz Fanon.
«Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique.» L’actualité de
la pensée de Fanon fait froid dans le dos et il ne faut pas manquer la splendide mise en
scène de Jacques Allaire desDamnés de la Terre qui dissèque les processus d’anéantissement
produits par la colonisation.
Même si on a le sentiment de connaître l’œuvre de cette figure symbolique de la lutte pour
l’indépendance des peuples, l’entendre dans un espace public et dans une forme scénique
aussi percutante produit un bouleversement à la hauteur de la puissance dérangeante de ce
texte au souffle explosif qui dit toute la violence de la relation colon-colonisé.
Algérie, la matrice
Né Antillais, Frantz Fanon a pris la nationalité algérienne avant une indépendance qu’il ne
connaîtra pas, puisqu’il meurt en 1961. L’Algérie est la matrice de ses observations sur le
processus colonial, sa déshumanisation et son aliénation, qu’il approche au plus près par son
travail de médecin psychiatre. Jacques Allaire est entré dans la langue de Fanon par des
croquis, comme un peintre prépare sa toile, avant de dessiner un spectacle foisonnant
d’images et d’ambiances, dont la tension va crescendo et où la musique est un élément
maître de la partition.
Des images dures et violentes, troublantes qui disent comment la colonisation du territoire
passe aussi par celle des corps et des esprits. Deux comédiennes, Mounira Barbouch et
Lamya Regragui, et quatre comédiens, Amine Adjina, Mohand Azzoug, Jean-Pierre Baro,
Criss Niangouna, campent formidablement tous les personnages, tour à tour tortionnaires et
victimes, de cette guerre d’Algérie qui dit bien son nom. Ils brouillent les couleurs et les
repères dans un jeu flamboyant à la hauteur du combat politique et poétique de Fanon.
INTERVIEW; Jacques Allaire : « Fanon, c’est l’incarnation de la pensée »
Par FXG
06/11/2013
http://www.guadeloupe.franceantilles.fr/hexagone/interview-jacques-allaire-fanon-c-est-lincarnation-de-la-pensee-241272.php
N’avez-vous pas eu peur de vous confronter à l’écriture de Frantz Fanon ?
On va me dire que ce n’est pas comme ca qu’il fallait faire parce qu’à chaque fois que
quelque chose déplace la pensée, c’est attaqué… La question de la traversée artistique, par
moments, n’est pas supportée ! Je ne me préoccupe pas de l’analyse du texte, même si je la
fais bien sûr, je ne suis pas professeur. Ma question est : En quoi Fanon nous concerne, en
quoi sa pensée nous traverse et que peut-on faire de sa pensée ? Vouloir ramener le
penseur à l’objectivité que lui-même n’a jamais voulue, c’est une usurpation. C’est le bon
moyen pour figer la pensée de Fanon sur l’étagère.
Qu’est ce qui vous attire chez Fanon ?
Il y a quelque chose de très singulier qu’on retrouve chez Fanon comme chez certains
philosophes poètes comme Nietzsche ou chez des sociologues comme Bourdieu, c’est qu’il y
a une incarnation de la pensée. Fanon est un combattant et chez lui, la notion physique du
courage est fondamentale et originaire de la totalité de la pensée. C’est un gamin de 16 ou
17 ans, martiniquais, colonisé, qui part faire la guerre de libération de l’Europe, du monde
des colonisateurs. Lui, il pense qu’il va libérer le monde d’un fléau catastrophique qui est la
mise en œuvre du racisme dans un système totalitaire qui détruira tout ce qui n’est pas
blanc. Il est sûr de s’engager pour une cause juste, la cause absolue à travers laquelle
l’humanité pourrait se réaliser ou se perdre. Et il découvre en se battant que les soldats
français qui sont à côté de lui sont aussi racistes que les salopards de nazis qu’il a en face. Et
c’est la fameuse lettre à sa mère : « Je vais mourir, mais ne dis pas que je suis parti pour une
cause juste, dis seulement que c’est Dieu qui m’a rappelé. » Là, on a tout Fanon et c’est un
gamin qui écrit ca !
Comment son parcours de psychiatre intervient-il dans la construction de sa pensée ?
Quand il pratique la psychiatrie avec François Tosquelles, le père de la psychiatrie moderne,
il découvre qu’il n’y a pas de différence entre le malade et le médecin, que des systèmes
peuvent provoquer des névroses, que ce n’est plus l’être qui est victime tout seul des
névroses qu’il produirait… C’est cette psychiatrie qu’il va pratiquer en Algérie.
L’Algérie où tout bascule pour lui…
Là, il est noir, colonisé, français, ayant combattu pour la libération et il arrive dans un pays
colonisé où les gens ne sont pas noirs, mais on les traite de bicots, de sales bougnoules. Et en
plus, on pratique la torture. C’est une colonisation qui pratique la torture pour contrer la
rébellion légitime du peuple algérien. Il s’est rebellé dès 1945 quand on interdit aux soldats
noirs et arabes de défiler sur les Champs-Élysées en raison des accords passés avec les
Américains qui pratiquent la ségrégation. Au nom de l’alliance, on décide de briser son
peuple et de l’humilier. On ne les reconnaît plus comme citoyens français alors qu’on leur a
imposé cette citoyenneté. Ça veut dire qu’il y a des étages. C’est ca De Gaulle ! Et puis,
quelques jours plus tard, on massacre à Sétif parce que la population réclame son
indépendance apres avoir participé en premier front à la libération de l’Europe. Fanon
s’ancre à ce moment-là dans cette pensée. Il comprend dans son corps ce à quoi il assiste. Il
le comprend physiquement d’autant mieux qu’il vient lui-même d’un autre endroit où il y a
eu colonisation, mépris, spoliation, mutilation, esclavage.
Quelle actualité attribuez-vous à Fanon ?
Ce qui rend pertinent Fanon, c’est le racisme avoué ou larvé de nos sociétés. La pensée est
un matériau disponible, il faut l’utiliser. C’est mon projet de vie et d’artiste. Il ne faut la fixer
ni dans un temps, ni dans une époque, ne pas en faire un livre bien rangé dans une
bibliothèque. Ce qui se passe quand on est en relation avec une œuvre ou une pensée, c’est
qu’on est traversé par elle et c’est la seule chose qui importe. Cette pensée peut alors
s’animer, produire quelque chose et je le prouve. Pourquoi Fanon, alors qu’il est en pleine
révolution, en pleine guerre armée, dit que ce que nous allons faire est la pensée de Césaire
? Nous allons faire ce qui est ecrit dans cette pièce. C’est bien de cela dont il est question.
Pourquoi Taubira est la seule à citer Fanon ? Pourquoi n’est-ce pas elle qu’on a élue ? C’est la
seule femme politique qui a un projet d’humanité. On perd notre temps à élire des gens qui
n’ont que des programmes d’administrateur de biens… On m’a appris que le peuple français
s’est défini dans la révolution française. Pourquoi m’a-t-on appris cela pour me le reprocher
après ? C’est dans la révolution que l’être trouve son identité.
Vous insistez sur la nécessaire réhabilitation de l’homme, pourquoi ?
S’il faut le réhabiliter, c’est qu’il faut le redéfinir. Il y a un problème de perversion de nature.
C’est pour ça que j’ai installé dans le décor une forêt inversée. C’est ce qui se passe
aujourd’hui avec l’intégration désastreuse qui produit des êtres abandonnés, des gens en
situation de colonisés par le travail, par le système social, par la loi qui n’est plus que
répressive et ne travaille plus au bonheur de l’humanité, préoccupée par la seule
organisation dédiée au commerce. C’est cela que dénonce Fanon.
Certains vous reprocheront d’avoir fait jouer des Noirs par des Blancs…
Il y a bien des Noirs qui jouent des Arabes ! Mais quand il y a un mort au théâtre, on
n’engage pas un mort pour le jouer !
Par Dany Toubiana
21/11/12013
http://www.theatrorama.com/2013/11/les-damnes-de-la-terre/
Comme le souligne Alice Cherki, sa biographe, Frantz Fanon est “né Antillais et mort
Algérien”. Drôle de trajectoire pour ce médecin psychiatre politiquement engagé pendant la
Seconde Guerre Mondiale, puis aux côtés du FLN Algérien, qui meurt jeune en Algérie, après
avoir créé le service de psychiatrie à l’hôpital de Blida.
Rejeté, oublié ou mal compris à la fois sur sa terre natale, en France et dans l’Algérie de
l’indépendance, il laisse une œuvre littéraire puissante et subversive qui demeure quelque
cinquante ans après sa mort. Jacques Allaire a choisi d’explorer l’ensemble de l’oeuvre de
Fanon. Il en tire un spectacle qui porte le titre de son ouvrage testamentaire ” Les damnés
de la terre”.
Univers gris, fermé par des grilles, des murs aveugles qui s’abattent brutalement au cours du
spectacle et ouvrent sur d’autres pièces, d’autres murs tout aussi aveugles. Nous ne sommes
pas dans un lieu précis, mais dans l’évocation d’un camp de transit, un hôpital, un espace
d’enfermement dans lequel les mots résonnent et rebondissent. Peut-être.
Car c’est bien l’utilisation de l’espace scénique qui frappe, la plupart du temps, dans le
travail de Jacques Allaire et pour cause, puisqu’il dessine d’abord ses spectacles, Des croquis,
des petits tableaux comme autant de visions intérieures, avant de commencer le travail de
mise en espace avec les comédiens. Procédant par collage, fragmentation et découpage,
Jacques Allaire joue sur le téléscopage des mots et des idées. Il remet en perspective une
pensée d’une pertinente actualité au travers de textes qui s’interrogent sur les raisons du
racisme, de la colonisation et de l’alénation mentale ou sociale. Le télescopage des idées et
des images scéniques s’apparente à un conte qui commencerait ainsi : “il était une fois
quelque part un peuple colonisé qui aurait pris refuge dans un hôpital abandonné…”
Les ressorts de l’aliénation
Il y a tout d’abord ce cri “je suis nègre” qui claque non comme une revendication, mais
comme une constatation, une évidence émise par une bouche, puis par une autre. Un cri
sans colère, sans plainte, mais lancé comme une pierre qui sert de fondement pour dérouler
la pensée de Fanon. Le point de départ en est une affirmation très simple qui dit que le
colonisé, l’esclave ou l’aliéné n’ont que faire de la pitié ou d’une vague compassion, mais
veulent être reconnus comme faisant partie intégrante du monde des humains.
Six personnages surgissent en fond de scène, ils marchent lentement, comme dans un rituel
sacré, comme des ombres surgies de l’ombre. Des noirs, des blancs maculés de la même
terre noire qui abolit la couleur de la peau et le masque du “bien-penser”. Ils surgissent de la
terre, construits puis déconstruits par leurs mots. Ce sont des exigences qui marchent.
Comme chez Kantor, leur déplacement ressemble à une parade des morts, “de corps
étrangers à eux-mêmes”. Abandonnant la logique narrative et la chronologie, Jacques Allaire
nous fait pénétrer dans un univers de visions et même de cauchemars qui disloquent le
temps.
Qui sommes-nous ? À quelle humanité appartenons-nous ? Ces éternelles questions toujours
d’actualité traversent l’ensemble de l’oeuvre de Fanon. Le travail de Jacques Allaire les
prolonge et les met en mouvement.
Aujourd’hui, la colonisation, le racisme ont changé de visage se sont acheté une conduite. La
première est devenue plus pernicieuse, ses contours mondialisés sont beaucoup plus flous
alors que le second devient plus larvé et se cache derrière le politiquement correct.
Cependant, les refléxions sur le système qu’ils mettent en place restent encore partageables,
non comme un combat d’arrière garde, mais comme une conscience à trouver encore et
encore.
« Une saison au Congo » et « Les Damnés de la terre »
Un théâtre de la décolonisation
Par Marina Da silva
20/11/2013
http://blog.mondediplo.net/2013-11-13-Un-theatre-de-la-decolonisation
Tous deux sont nés en Martinique. Le premier est mort à trente-six ans, le second en avait
quatre-vingt-quinze. Aimé Césaire (1913-2008) et Frantz Fanon (1925-1961) incarnent avec
incandescence la lutte contre la colonisation qu’ils ont posée dans leur engagement et leur
œuvre, à la crête d’une langue lumineuse et subversive.
Un heureux hasard — mais en est-ce vraiment alors que l’actuelle montée du racisme suscite
aussi des fronts de refus ? — fait que l’on peut voir et entendre au même moment les deux
poètes et essayistes sur des plateaux de théâtre.
Dans un format plus modeste, avec six comédiens, mais autant d’ambition, au Tarmac à
Paris, Jacques Allaire s’est attaqué aux Damnés de la terre et pose à travers le dernier texte
de Fanon la question de l’aliénation que produit la colonisation, et sa continuation
aujourd’hui. Ici, il a fallu créer la dramaturgie et faire du théâtre avec un matériau qui n’a
pas été écrit pour. Le metteur en scène, qui est aussi philosophe et plasticien, a commencé
par ébaucher des dessins, esquisses, aquarelles comme autant d’éléments du processus de
surgissement de l’univers et de la pensée de Fanon. Cela produit des images, des ambiances
qui vont entrer en collusion avec le texte et le diffracter pour créer des tableaux d’une force
et beauté troublantes.
La première scène est introduite par des comédiens tous recouverts de peinture noire, qu’ils
soient noirs ou blancs, et pose la question de la conflictualité noir/blanc : « Je ne peux pas
tirer sur les Blancs », dit une femme qui s’avance, arme à la main. « Ils vont se gêner,
eux » lui rétorque son compagnon, plus déterminé. La lutte pour l’indépendance de l’Algérie
— que Fanon, mort le 6 décembre 1961, ne connaîtra pas alors qu’il avait pris la nationalité
algérienne et rejoint le Front de libération nationale (FLN) — est emblématique de toutes les
luttes de la décolonisation et inspirera les révolutions du siècle. La voix magnifique de Fanon
et sa pensée radicale, au service de l’auto-détermination des peuples, ont nourri
intellectuels et activistes de tous les continents.
Pour les comédiens, il s’agit de l’apprivoiser, tant la dureté du propos qui consigne les
relations déshumanisées colons-colonisés peut devenir oppressante. Dans sa première
partie, le spectacle peut sembler chercher son rythme malgré l’implication formidable de
tous — Amine Adjina, Mohand Azzoug, Mounira Barbouch, Jean-Pierre Baro, Criss
Niangouna, Lamya Regragui —, et un travail scénographique et musical fusionnel, mais
rapidement on est gagné par sa puissance. L’adresse au public des témoignages des
Algériens avec l’évocation des sévices subis est un véritable coup de poing. Même si on a le
sentiment de connaître cette histoire, chaque récit prend une force tout à fait singulière,
comme celui de cet homme pour lequel sa femme s’est sacrifiée, ou ces deux gamines qui
tuent leur compagnon de jeu français par anticipation et mimétisme.
Les Damnés de la terre - Laurence Leblanc
L’enfermement est omniprésent. Il passe par le corps des acteurs et la construction des
espaces du décor, cellules, chambres d’hôpital dessinés à grands traits pour échapper à
toute reconstruction réaliste. Dans la division d’hôpital psychiatrique — où Fanon avait été
nommé médecin-chef en 1953, à Blida-Joinville — les propos des médecins, ses collègues,
sont d’une violence inouïe : « L’Algérien n’a pas de cortex ». « L’Algérien normal est un
Européen lobotomisé ». En écho, les récits de vie de ceux qui ont tout perdu et tout enduré,
cas cliniques que Fanon a étudiés pour donner la mesure des troubles psychiques dont ils
souffrent et qu’il décrit comme« dépersonnalisation, anéantissement, léthargie culturelle,
pétrification des individus ». Une dépersonnalisation qui fait de l’homme colonisé un
être« infantilisé, opprimé, rejeté, déshumanisé, acculturé, aliéné ». Des traumatismes qui
conduisent les êtres à se « vivre comme morts dans la vie », étrangers à eux-mêmes.
Sur scène, dans ce rapport public et frontal où le texte n’est plus reçu dans un tête-à-tête
intimiste mais dans un espace collectif où affleurent l’émotion, la révolte et le
bouleversement de chaque spectateur, Les Damnés de la terre prend une force terriblement
décuplée.
Rendez-vous culture
France: Frantz Fanon, adapté au théâtre
Par Sarah Tisseyre
25/11/2013
http://www.rfi.fr/emission/20131125-france-frantz-fanon-adapte-theatre
La pièce s’intitule Les Damnés de la Terre, comme l’un des essais de ce psychiatre
martiniquais, militant anti-colonialiste, engagé aux côtés des indépendantistes du FLN
pendant la guerre d’Algérie. C’est à voir au Tarmac, la scène internationale francophone à
Paris jusqu’au 7 décembre 2013.
Les Damnés de la terre, d’après Frantz Fanon, mise en scène de
Jacques Allaire
Par Véronique Hotte
27/11/2013
http://hottellotheatre.wordpress.com/2013/11/27/les-damnes-de-la-terre-dapres-frantzfanon-mise-en-scene-de-jacques-allaire/
Comment peut-on penser au suicide quand on a une âme vaste comme le monde ? Quand
l’âme est gorgée d’existence et se voit réduite à n’être qu’un objet.
La peau de ce même corps plein d’humanité est noire, soit annihilée et méprisée, ce qui veut
dire encore métaphoriquement, « lynchée » et « esclavagisée ».
Par l’homme blanc.
Chez Fanon, la langue claquante et percutante de la conscience se fait volontiers rêche et
drue. Elle égrène l’inventaire des préjugés assénés depuis la nuit des temps contre toute
raison, sur la « différence » entre les blancs et les noirs dans la société.
L’homme noir de peau aspire à être homme dans un monde d’hommes ; on l’oblige à être
responsable, non seulement de son corps, mais aussi de sa race – terme banni qui n’est plus
répertorié – et de ses ancêtres. Les hommes et femmes de couleur et de douleur sont
devenus esclaves de leur propre corps. Leur vie est prise au lasso d’une existence d’infortune
: violence, bestialité, cruauté à leur égard, tandis qu’ils sont accusés en même temps des
maux mêmes qu’on leur inflige, criminalité, viol…
Inscrits dans le drame français, les Africains – et les autres – ne peuvent aspirer à un empire
noir. Acculés au seul destin blanc, ils choisissent l’irrationnel comme refuge.
L’œuvre de Frantz Fanon embrasse quelques titres qui firent du bruit, comme Peau noire,
masques blancs, L’An V de la révolution algérienne, Pour la révolution africaine et Les
Damnés de la terre – un témoignage testamentaire - dont Sartre écrivit la préface.
Or, cette étoile fulgurante des lettres et de la pensée révolutionnaire s’impose à travers le
temps, malgré sa confidentialité apparente. Icône d’une jeunesse subversive autant
qu’enjouée, Frantz Fanon est antillais d’origine. Résistant de la Seconde Guerre mondiale, le
militant politique choisit d’être algérien. L’écrivain théorise le combat pour la libération des
peuples opprimés – qu’ils soient de couleur, Noirs, Nord-Africains, Juifs…- ou bien qu’ils
soient « sans couleur » mais aliénés par d’autres, blancs, colonisateurs ou puissants divers.
Fanon est médecin psychiatre à l’hôpital de Blida près d’Alger, engagé aux côtés des
combattants du FNL pendant la Guerre d’Algérie. Il meurt de maladie à 36 ans, fin 1961,
tandis que l’Indépendance de son pays n’est acquise qu’en mars 62.
De quoi traite le spectacle de Jacques Allaire ? Le metteur en scène et scénographe ne
s’engage pas à l’aveuglette en terrain inconnu, il sait créer non seulement des spectacles de
réflexion sur notre temps mais des aventures théâtrales authentiques : des actes artistiques
qui ont toujours à voir avec l’oppression et la domination.
Quelques créations font référence, comme une promenade intime chez soi, à partir
du Capital de Marx, suivie de La liberté pour quoi faire ? Ou la Proclamation aux
imbéciles, d’après Bernanos. Une troisième création compose un diptyque avec Les Damnés
de la terre, à voir bientôt au même Tarmac parisien en janvier 2014, Je suis encore envie,
spectacle muet sur l’aliénation aux dispositifs – couple, loi, religion – inspiré de l’histoire de
Nadia Anjuman, poétesse afghane battue à mort par son mari.
Les Damnés de la terre au titre sonnant, trébuchant et rythmé interroge l’état de notre
monde, et ses êtres condamnés aux peines de l’enfer et à la désespérance.
Une ronde de figures fantomatiques – blanches et noires –, colonne de prisonniers éternels,
piétine sur la scène au ralenti ou bien s’élance dans un tournis vertigineux, à la recherche de
leur être perdu et d’une place branlante sur la planète.
Des visions à la façon du Théâtre du Radeau de François Tanguy, entre rêves et cauchemars
sous l’emprise d’une musique lancinante, une atmosphère onirique intense avec ses
hommes et femmes interchangeables, accoutrées étrangement, blouses blanches de
patients aliénés, vestes beiges de colonisateurs, blouses d’école, ceinturons militaires…
À cour et à jardin, et dans le fond de scène, apparaissent des cages grillagées pour des êtres
dénudés, ravalés au rang d’animaux de zoo. Des murs paravents s’effondrent, et surgissent
alors des boxes d’hôpital séparés de rideaux de plastique transparents. Enfin le plateau
devient une classe d’école, un rappel involontaire de La Classe mortede Kantor.
Silencieusement, les élèves se lèvent et se déplacent d’une chaise à l’autre, prenant la place
alternative de tel ou tel autre. Chacun se fait aussi, selon son tour, maître-instructeur. La
mise en scène est une danse théâtrale baroque, un bal feutré et entêtant, un tournoiement
d’images épurées confrontées aux éléments de la nature impavide, l‘eau, la terre et l’air.
La fresque est protégée par le large feuillage tombant d’un arbre inversé. Ce souvenir de
farandole est à la fois sombre et lumineux, inventé à partir d’un matériau historique, les
mouvements de libération de l’oppression coloniale.
Le passé et la mémoire redessinés paraissent restaurés sur la scène afin de les mieux
entendre. Nous portons tous en nous ces visions d’humiliation, à peine enfouies et près de
ressurgir ailleurs.
La représentation repose sur des acteurs somptueux, dont le fidèle et l’éloquent Jean-Pierre
Baro, entouré de figures tout autant magistrales et engagées esthétiquement : Armine
Adjina, Mohand Azzoug, Mounira Barbouch, Criss Niangouna, Lamya Regragui. Un ballet
citoyen – libérateur des consciences.
"Les damnés de la Terre" de Frantz Fanon, d'une brûlante actualité
Par Séverine Kodjo-Grandvaux
28/11/2013
Franz Fanon avait écrit "Les damnés de la terre" en 1961. © STF / AFP
L'auteur des "Damnés de la terre", le Martiniquais Frantz Fanon, n'a rien perdu de son
actualité. Une pièce de théâtre et un livre confirment toute la pertinence de sa pensée. Une
mise en scène par Jacques Allaire, jusqu'au 6 décembre, au Théâtre du Tarmac, à Paris.
Six silhouettes grises entraperçues dans la pénombre derrière un mur de grillage des plus
concentrationnaires. Corps usés, regards égarés, têtes confuses. "Peau noire, masques
blancs", quatre hommes et deux femmes ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes, fantômes
d'une réalité sordide. Bienvenue à Blida pendant la guerre d'Algérie. Au coeur de l'hôpital
psychiatrique, un médecin fait parler les âmes torturées des victimes de la folie coloniale et
des bourreaux qui l'exécutent. Un psychiatre martiniquais, qui a connu lui aussi la barbarie
de la domination raciale et son venin insidieux : la lente et progressive aliénation des esprits,
celle qui vous fait assimiler les critères et les valeurs de l'autre, vous dépouille de votre
identité et vous fait oublier qui vous êtes, vous fait croire qu'au final vous ne serez jamais
"homme parmi les hommes, homme, rien qu'homme".
Né français, mort algérien, engagé lors de la Seconde Guerre mondiale contre le nazisme,
compagnon de lutte du FLN et de tous les "damnés de la terre", Frantz Fanon est aujourd'hui
davantage connu sur les campus américains que dans les universités françaises, voire
africaines. Son oeuvre aura pourtant fortement influencé les réflexions des intellectuels du
continent dans les années 1960-1970. Alors que la France s'enfonce dans de nauséabonds
marécages haineux et qu'on laisse une enfant lancer en toute impunité à une ministre de la
République : "La guenon, mange ta banane !", Jacques Allaire rend hommage au penseur
révolutionnaire, ancien élève de Césaire.
Exiger de l'autre un comportement humain
À partir de l'oeuvre complète de Fanon, parfaitement assimilée, digérée et restituée sans
emphase, l'homme de théâtre français livre une pièce forte, percutante, offrant des
parallèles évidents avec la situation actuelle, où, à force de dénégation, le racisme s'est
répandu à tous les niveaux de la société française. Les six acteurs - notamment Jean-Pierre
Baro et Lamya Regragui - magnifient une scénographie à l'esthétique cruelle, terriblement
efficace, disant toute l'horreur de la guerre et du colonialisme. Une pièce qui rappelle plus
que jamais l'urgence à relire Fanon qui déjà, en 1952, écrivait : "Je me découvre dans le
monde et je me reconnais avec un seul droit : celui d'exiger de l'autre un comportement
humain." À faire méditer aux amateurs de banane !
Kiblind
Par François Huguet
Les Damnés de la Terre
Frantz Fanon est un feu, une tension, une chaine de courts-circuits. Au creux des flammes de sa
lecture, dans la chaleur brulante d'une pensée totale et fulgurante, ses mots sont charges. «
Incapable d'échapper à la morsure d'un mot, au vertige d'un point d'interrogation » (Fanon), le
penseur de l'aliénation coloniale que la France d'hier et d'aujourd'hui se complaît à renvoyer à une
tombe mythologique, est repère fondamental. Entre fragmentations, découpages, collages et
télescopage, Jacques Allaire livre au Tarmac (Paris) un spectacle bouleversant, première partie d'un
diptyque théâtral sur l'aliénation (à voir jusqu'au 6 décembre 2013). Portée par des comédiens qui
arrachent les masques blancs de leurs peaux noires et un dispositif scénique empruntant autant à
l'oeuvre de Fanon qu'à son parcours de vie, Les Damnés de la terre de Jacques Allaire, en ces temps
où le racisme mange la bouche silencieuse de notre pays, est une pièce utile et urgente. Une pièce
nécessaire.
Sur scène il y a des lits grillages puis de la terre rouge sombre. Derrière les grillages, éléments
constitutifs d'une topologie et d'une psychiatrie coloniale, il y a les corps rigides, presque nus, qui
seront bientôt camisolés ou militarisés. Il y a les corps qui s'avancent pour incarner la parole de
Fanon sous des arbres inversés. Les cris de chairs et d'âmes commencent, puis laissent place à la
honte, à l'envie de s'enterrer, de disparaître pour rester à leurs places d'individus pétrifiés par la peur
et l'asservissement. Puis une nouvelle parole commence, celle du racisme à l'état pur, celle de la
haine, du colonialisme dont certains, trop nombreux, se rappelaient récemment à son bon souvenir,
à son supposé « rôle positif » ; ce verbe infect qui comparait une femme digne et droite à l'animal. Ce
verbe bestialisant dont "par décence, il faudrait cesser de faire la publicité" (Guénif Souilamas). Dans
cette pièce sublime, Allaire déconstruit l'aliénation coloniale pour mieux l'analyser, il vient placer son
écriture et le jeu de ses comédiens sous le regard du chantre nerveux de la désaliénation qu'est
Fanon.
Les Damnés de la terre est une pièce musculaire, remplie de rêves d'indigènes ; de rêves d'action, de
rêves agressifs, de cauchemars à eux les damnés, mais c'est aussit une pièce remplie des peurs de
bourreaux colonisateurs. Deux heures durant, Jacques Allaire interroge avec les corps, avec les mots,
avec les objets placés, déplacés, cassés, écrits sur scène. L'espace où se déroule cette incarnation de
l'oeuvre de Fanon (le texte emprunte aux Damnés de la terre, à Peau noire, masques blancs, à L'an V
de la révolution algérienne et à Pour la révolution africaine) est fascinant. Hybride, il nous transporte
dans l'arrière cour mentale de ceux qui faisaient tourner la gégène mais aussi dans l'espace de
l'hôpital psychiatrique de Blida, où Fanon, après François Tosquelles, s'appliquait à créer une
nouvelle forme de thérapie où il s'agissait de soigner à la fois le patient, le personnel de l'hôpital, puis
le lieu hôpital lui même. Naissait alors dans cette ville d'Algérie, et Alice Cherki en est aujourd'hui le
plus lumineux témoignage, une psychiatrie ouverte, dite institutionnelle, qui liait le patient à son
environnement économique et social.
Comme disait Césaire, Fanon « a choisi. Il est devenu algérien. Il n'est pas facile de se souvenir d'un
homme comme celui-là en France ». Allaire s'en souvient et vient le mettre dans la lumière, le faire
exister ; il vient interroger et non pas arranger. La pièce s'achève sur une parole puissante et digne,
des mots qui élèvent l'homme, un verbe lucide, ouvert et réfléchit comme celui de Nacira Guénif
Souilamas paru récemment dans une tribune sur Mediapart intitulée « Nous sommes tous des
Christiane Taubira ».
Frantz Fanon serait certainement fier de cette mise en scène.
Frantz Fanon, le combattant de tous les colonialismes
Par Jean-Marie Gavalda
22/11/2013
Frantz Fanon, le combattant de tous les colonialismes Un puissant spectacle fait entendre la voix
d'une conscience oubliée. Né Antillais, mort Algérien, Frantz Fanon (1925-1961) fut un militant
acharné et une grande conscience de l'anticolonialisme. Médecin psychiatre, auteur d'une oeuvre
dénonçant l'aliénation par le racisme, le très jeune résistant de la Seconde guerre mondiale fit un
choix radical durant la Guerre d'Algérie en se rangeant au côté du FLN. Trop dérangeant dans son
ancienne comme dans sa nouvelle patrie, Fanon est tombé dans l'oubli après sa mort prématurée
des suites d'une leucémie.
Des livres, essentiellement Peaux noires, masques blancs et Les Damnés de la terre, perpétuent ses
engagements subversifs, son indignation vibrante. Jacques Allaire, un familier des scènes
languedociennes, y a puisé la matière d'un puissant spectacle qui vient d'être créé au Tarmac, à Paris.
Sous le titre Les Damnés de la terre, il fait entendre la voix de Frantz Fanon à travers un collage de
textes pour six comédiens.
Nègre et Arabe
Praticien d'un théâtre souvent politique, Philippe Allaire a été subjugué par « la lucidité des analyses
de Fanon, le sentiment brûlant de leur actualité, la poétique irradiante de sa pensée, la beauté âpre,
rageuse de sa langue, sa foi en l'homme ». Cette incandescence, et un formidable travail
d'adaptation, de réécriture et de mise en scène, permettent d'insuffler une vie théâtrale à des
fragments d'essais, des extraits de journal.
Les tableaux qui s'enchaînent montrent comment la mémoire de l'esclavage se perpétue au XXe
siècle sans complexe dans l'esprit des colonisateurs, mais avec de fortes souffrances chez les
victimes, ici le Nègre et l'Arabe.
Les acteurs alternent les rôles de dominants et de dominés, soldats et indigènes. Certains sont noirs,
d'autres blancs, mais un impressionnant grimage et les effets de masques brouillent les frontières. Ils
sont saisissants dès qu'ils apparaissent serrés derrière des grilles dans une lumière sourde. Ils sont
poignants lorsqu'on les voit tenter de se blanchir la peau dans une terre noire, comme un rituel pour
exorciser une malédiction. Ils sont des pantins mécaniques, des zombies asservis, soudain embrasés
par la révolte. Superbes comédiens !
Le jeu physique, véhément, sculpte les corps, enflamme les âmes, porté par la voix de Fanon.
L'oppression coloniale s'enchevêtre avec l'univers carcéral d'un hôpital psychiatrique. La
scénographie fait surgir des images fortes, des climats expressionnistes. Ils sont nés sous le crayon de
Jacques Allaire qui dessine toutes les scènes comme pour un story-board de cinéma. Ses Damnés de
la terre ont la noirceur édifiante des Désastres de guerre de Goya.
Fragments d'aliénation
Jacques Allaire touche à l'essence de l'oeuvre
de Franz Fanon. Et à l'universalité de sa pensée.
Relire Fanon (1925-1961), « reprendre a notre compte et dans les conditions qui sont les
nôtres certaines des questions qu'il ne cessa de poser en son temps et qui avaient toutes trait
a la possibilité, pour chaque sujet humain et pour chaque peuple, de se mettre debout ».
Cette injonction portée par Critique de la raison nègre, le tout récent essai d'Achille Mbembe
(l), Jacques Allaire aurait pu la prononcer mot pour mot. Mais sa façon à lui de mettre à jour
des pensées menacées par l'amnésie collective, c'est de les transformer en matière
théâtrale.
Ses Damnés de la terre — d'après le manifeste anticolonialiste éponyme de Frantz Fanon sont donc un peu l'équivalent scénique de la démarche du penseur camerounais. Ronde de
corps sans cesse brisés puis rafistolés avec les moyens du bord, ils sont l'expression physique
de la notion de « devenir nègre du monde » (Mbembe). Tantôt rampante et fragile, tantôt
majestueuse, la chair des six comédiens dit à elle seule l'actualité de l'œuvre de Fanon, né
antillais et mort algérien. Recouvertes d'une peinture noire assez épaisse pour cacher leur
couleur de peau, les physionomies qui jouent leur permanente mutation valent tous les
discours.
« Le nègre n'existe pas, il est pure création de l'Occident », semble crier le maquillage noir
sur des peaux de couleurs diverses Ou bien doit-on comprendre que nous sommes tous
nègres, esclaves d'un capitalisme d'autant plus insidieux qu'il est immatériel ? Ces deux
idées, Jacques Allaire parvient à les montrer, à les faire éprouver sans jamais passer par une
formulation explicite. Grâce à sa farandole de corps déglingués, bien sûr, mais aussi par le
flux verbal et poétique qui prolonge chaque mouvement, chaque colère.
Tantôt dense et violent comme le fleuve Congo, tantôt dérisoire comme l'eau de la
baignoire plantée sur scène, cette parole est parole de tripes. Elle est celle de Fanon dans les
Damnés de la terre, dans Peau noire, masques blancs (1952) et ses textes moins connus. Elle
est aussi celle de Césaire, de Depestre, de Molière ou encore de René Char, dans lesquels se
reconnaissait Fanon. Un verbe aux origines multiples mais pétri par la même conscience
d'une humanité sans races ni couleurs, fait pour être mis en action Car, pour Fanon,
l'écriture a toujours été le résultat d'un engagement politique et humain – dans la résistance
pendant la Seconde Guerre mondiale, puis aux côtés des combattants du FLN.
Jacques Allaire a saisi cette cohabitation entre plaie ouverte et verbe poétique, et en a fait
des fragments hypnotiques. Des cris éminemment visuels, poussés par des êtres trop
torturés pour atteindre au statut de personnage. Parqués dans un décor aussi modulable
que leur apparence, ces hommes sont des présences fantomatiques qui tentent par tous les
moyens de se matérialiser, de présenter ne serait ce qu'un semblant de psychologie. Mais,
en transformant en vague camp de travail puis en hôpital la friche qui accueillait au départ
leurs lamentations, ils ne font que créer les conditions de leur propre enfermement.
D'abord africains puis arabes, européens quelquefois, ces sujets incarnent les cas cliniques
décrits par Fanon a la fin de ses Damnés de la terre. L'auteur et militant était aussi
psychiatre, et c'est ce regard de médecin que le metteur en scène a choisi comme lien entre
les différentes « visions » qui composent son spectacle. Polymorphe, souvent tapie derrière
la violence raciale, la maladie décrite par Fanon et à sa suite par Achille Mbembe devient,
avec Jacques Allaire et ses six interprètes, une superbe bien qu'effroyable machine de
théâtre.
(I) La Decouverte (voir Politis n° 1275)
Liens audio et vidéo
Christiane Taubira: discours sur Frantz Fanon
http://www.youtube.com/watch?v=S-JHc-U_3XY&sns=fb
Journal de création de Jacques Allaire
http://letarmac-paris.tumblr.com/
Le Journal de France Inter 16 novembre 2013
https://soundcloud.com/letarmac/le-journal-de-france-inter-16
Bande annonce du spectacle
http://www.youtube.com/watch?v=vz1Vs-yblC4
France Culture – La Vignette avec Jacques Allaire
http://www.franceculture.fr/emission-la-vignette-jacques-allaire-2013-11-26
France: Frantz Fanon, adapté au théâtre
http://www.rfi.fr/emission/20131125-france-frantz-fanon-adapte-theatre
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