Annales FLSH N° 20-21 (2016) « LA NAUSEE DE JEAN-PAUL SARTRE : DE LA MORT DU ROMANESQUE A LA FROIDEUR DU STYLE » Par UMBA Tolokihesane1 ABSTRACT J.P. SARTRE is NAUSEE: From the Romanesque death to the coolness of style. The Novel includes its particular requirements (demands), That is to say (namely) traditional criteria in order that a literary work is qualified Romanesque: a hero who manes the intrigue go ahead (that is a current action), who overcomes obstacles and crosses them and who can be helped by additives or oppose other characters or acting’s and this, in order to reach personnel objective. J.P Sartre’s model is less proving be lake a literacy work of Romanesque genre but more like a philosophical experience for: A hero who does not carry out any action but he only notices ; Bits of action resembling televised images, No relationship between the mentioned hero’s and secondary characters quoted within the work, etc. The style being always at service of thought, the style of “The Nausée” shows and from the thematic point of view and from lexical point of view and from the syntactic point of view: - A notorious pessimism (thematic point of view); - Cold vocabulary (no qualifying adjectives); - Short sentences (syntactic point of view). In brief, J.P. Sartre’s wrote is an anti-novel including an anti-hero. 1 Assistant à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines 1 Annales FLSH N° 20-21 (2016) INTRODUCTION Personne au monde n’a choisi d’exister. Selon qu’on est croyant ou non, on émet au sujet de l’existence l’opinion que si l’homme existe, c’est soit par la volonté de Dieu et de ses parents, soit par celle de ces derniers seulement. Venant donc au monde dans cette condition, l’enfant grandit dans son milieu ambiant (famille, école, société) en ayant de la vie soit une vision optimiste, soit une vision pessimiste. Ladite vision pourrait provenir du caractère inné de l’enfant ou encore elle pourrait dépendre, pour une large part, de l’influence des facteurs sociaux sur ce dernier. Ainsi, plusieurs évènements sociaux qui interviennent dans la vie de l’homme laissent sur lui des traces positives ou des traces négatives (les amas). La philosophie existentialiste, adoptée par SARTRE – et avant lui par des philosophes chrétiens comme Gabriel MARCEL et Soren KIERKEGAARD ainsi que par des philosophes athées comme M. HEIDEGGER prône le primat de l’existence humaine sur l’essence. Cette philosophie, née dans le contexte de la Deuxième Guerre mondiale et du climat morose qui s’en est suivi, a cherché à réfléchir sur le sens de l’existence humaine : les chrétiens ont assigné à l’homme Dieu comme une fin ; les athées ont fait de l’homme sa propre fin. J.P. SARTRE a largement diffusé sa philosophie dans ses écrits comme L’Etre et le Néant, Le diable et le Bon dieu, Huis clos, les Mains sales, et plus représentativement La Nausée dont le caractère artistique et/ou littéraire s’avère imposant. Ainsi, parler de Jean-Paul SARTRE c’est faire allusion non seulement à un philosophe existentialiste athée mais aussi à un auteur de la littérature française du vingtième siècle ayant reçu ou refoulé le « prix Nobel » assigné à son chef-d’œuvre (un roman) intitulé La Nausée. Plusieurs auteurs philosophes et/ou littéraires attribuent à SARTRE le qualificatif « athée » à partir des lectures et interprétations parfois abusives de ses écrits. Ils confondent parfois une personne et un personnage, c’est-àdire une œuvre scientifique ou œuvre de la vie courante et une œuvre littéraire. 2 Annales FLSH N° 20-21 (2016) Ainsi, il est important de rappeler à l’élite intellectuelle non-littéraire ou littéraire mal avisée ce qui suit : une œuvre littéraire, nous l’avons dit, est différente d’une œuvre scientifique ou œuvre de la vie courante de par sa forme ; le lexique d’une œuvre littéraire ne constitue qu’un langage détourné du sens ordinaire, c’est-à-dire il est usuel sans aspect esthétique ; la littérature, entendue dans le contexte de notre ouvrage de base comme l’art d’écrire un roman, exploite en suffisance la subjectivité (le virtuel) et écrire un texte littéraire comme La Nausée de Jean-Paul SARTRE suppose la conformité non seulement à un modèle littéraire (le genre romanesque), mais aussi aux différents critères de la littérature dont nous retenons, pour le cas de La Nausée, l’absence du but pratique, la fonction ludique et surtout la fonction esthétique. C’est la raison pour laquelle WELLEK et WARREN conseillent aux lecteurs de ne « Considérer comme littéraires que des œuvres où la fonction esthétique est prédominante … » (WELLEK et WARREN, A., La théorie littéraire, Paris, Ed. Seuil, 1977, p.66. ). Par ailleurs, pour étudier une œuvre littéraire ou son auteur, il existe plusieurs démarches ou approches à suivre : l’approche biographique de l’auteur ; l’approche psychanalytique ; l’approche sociologique, etc. Considérant donc nos propos sur la littérature, d’une part, et sur l’étude d’une œuvre littéraire, d’autre part, nous nous posons les questions suivantes : 1. Est-ce l’écrivain de La Nausée, J.P. SARTRE, ou Antoine Roquentin son personnage principal qui est athée ? 2. Dans l’étude de cette œuvre de base, de quelle démarche ou approche littéraire a-t-on usé pour que l’élite intellectuelle (philosophe ou littéraire) puisse identifier directement le héros à son créateur ? Telles sont les deux questions auxquelles nous allons tenter de donner une réponse. Par rapport à notre première question, nous émettons l’hypothèse suivante : considérant l’œuvre littéraire, c’est le héros Antoine Roquentin qui serait athée et non le scripteur, c’est-à-dire son créateur. 3 Annales FLSH N° 20-21 (2016) Quant à la deuxième question, l’élite intellectuelle non-littéraire partirait du scripteur (J.P. SARTRE) vers son œuvre, c’est-à-dire elle userait de l’approche biographique de l’auteur dans sa première démarche (de l’auteur vers son œuvre). Notre recherche ne poursuit qu’un seul objectif : démontrer, à partir d’une lecture stylistique, certains aspects de l’existentialisme sartrien contenus dans cette œuvre de base. Compte tenu de l’exigüité temporelle et de l’importance de notre recherche, nous allons nous servir de deux méthodes ou procédés, à savoir la méthode documentaire et la méthode analytique exploitant essentiellement l’axe stylistique. La première repose sur l’exploitation textuelle (de La Nausée) et la deuxième repose sur la récolte des données et sur leur analyse. Celle-ci se fera essentiellement dans l’optique stylistique de Charles BALLY, sans négliger celle de Leo SPITZER. S’agissant de la technique de base, nous nous servirons de l’approche biographique de l’auteur dans l’analyse de nos données récoltées de l’œuvre. Celle-ci consiste à partir de certains éléments trouvés dans l’œuvre pour tenter de reconstituer la vie, la philosophie de l’auteur (J.P. SARTRE) car nous avons jugé dangereuse la démarche inverse, c’est-à-dire de l’auteur vers son œuvre, laquelle ouvrirait la voie à toute sorte d’abus d’autant plus qu’il est très facile de confondre l’auteur avec son ou ses personnages. I. LA COMPLEXITE DE « La Nausée » EN TANT QUE ROMAN I.0. Introduction Le grand problème pour nous est celui de savoir si La Nausée est vraiment un roman, c’est-à-dire une œuvre littéraire, ou un anti-roman, c’est-à-dire une œuvre non littéraire ou paralittéraire. Quant à son personnage principal, Antoine Roquentin – lequel pourrait être directement confondu avec Jean-Paul SARTRE par le non littéraire – faut-il parler d’un héros ou d’un anti-héros ? Pour élucider ces interrogations, il nous est indispensable de décrire scientifiquement le genre romanesque ou de poser les fondements qu’une œuvre littéraire doit avoir pour être appelée roman. 4 Annales FLSH N° 20-21 (2016) I.1. Définition et fondements du roman Dans son acception moderne, le roman se définit comme une « œuvre d’imagination en prose, assez longue, qui présente et fait vivre dans un milieu des personnages données comme réels, nous fait connaître leur psychologie, leur destin, leurs aventures. » (ROBERT, P., Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Société du Nouveau Littré : Le Robert 1968, p.1572.). Ainsi, les mots imagination, milieu, personnages et aventures nous font penser aux principaux piliers du roman traditionnel qui sont les suivants : l’intrigue, les personnages, les temps et l’espace bien définis. 1. L’intrigue bien définie Par intrigue, on entend un ensemble des éléments qui forment le nœud d’un roman (ou d’une pièce de théâtre), d’un film. Elle est ainsi synonyme d’action, qui peut être simple ou complexe et qui a un début et un dénouement. Il peut arriver que l’action principale soit doublée d’actions secondaires qui la complètent ou l’étoffent. Et le moteur de cette action est l’attente, le suspense créé chez le lecteur, avide de connaitre la suite de l’histoire. 2. Les personnages (bien définis) La charpente de l’intrigue est les personnages, parmi lesquels émerge un, appelé héros. C’est lui qui poursuit un objectif, surmonte les obstacles qui se présentent à lui dans la poursuite de son objectif. Il peut être aidé par certains personnages (les adjuvants) et être contrecarré par d’autres (les opposants) dans son action. 3. Les temps et espace bien définis Les aventures du héros se déroulent dans un temps et un espace imaginaires et bien définis. Celles-ci constituent, en fait, le cadre de l’action que ce dernier et d’autres personnages complètent ou éclairent. Au regard de ces critères traditionnels, comment se présente donc La Nausée ? 5 Annales FLSH N° 20-21 (2016) I.2. Critique de La Nausée en tant que roman 0. Résumé de « La Nausée » Il est à noter que le livre de SARTRE se prête mal au résumé car il retrace une suite d’expériences privilégiées de la vie du ‘‘héros’’. Néanmoins, nous allons tenter d’en donner quelques moments forts : Après avoir voyagé en Europe centrale, en Afrique du Nord et en Extrême-Orient, Antoine Roquentin s’était fixé depuis trois ans à Bouville pour y achever ses recherches sur le marquis de Rollebon. Un jour, Roquentin sentit un dégoût profond en lui, sans raison. A partir de ce moment, il a commencé à avoir la nausée et il a développé une vie de solitude. Il aurait aimé mieux vivre seul le reste de sa vie. De ce fait, Roquentin s’identifie même à la nausée : « la nausée n’est pas une maladie, c’est moi-même. » (p. 175). C’est à partir d’un certain nombre d’expériences (le galet pris de la mer, la racine du marronnier…) qu’il découvre son existence. Un jour, pendant qu’il visitait un musée de Bouville, il est frappé par le portrait (tableau) de Pacôme et se rend compte qu’il existe aussi comme ce portrait, après s’être référé à la dimension psychologique entre lui et le tableau. Dès ce moment, il se réfère à la phrase de Descartes : « Je pense donc je suis. » (p. 142). A Bouville, il se sépare de l’autodidacte (personnage qui lui fournissait des nouvelles nécessaires sur le marquis de Rollebon à la Bibliothèque de Bouville) puisque ce dernier était humaniste, alors que lui était pessimiste. Il n’avait pas seulement horreur d’aimer ses semblables mais il était dégoûté de la littérature. (p.84). C’est pourquoi il renonce au journal qu’il écrivait sur Monsieur Rollebon puisque dans sa philosophie, le passé n’existe pas. Seul le présent existe ; et par conséquent, écrire un journal sur un défunt ou un personnage historique serait une façon de lui prêter une existence ; or lui n’existe pas pour autrui. C’est pour cette raison qu’il appelle « vieux toqué » toute personne qui aime se référer au passé. Il affirme avec insistance que tout ce qui n’est pas du présent n’existe pas. S’agissant de l’absurdité, il dit qu’un évènement n’est absurde que relativement, c’est-à-dire par rapport aux circonstances qui l’accompagnent. 6 Annales FLSH N° 20-21 (2016) Il soutient, par exemple, que « les discours d’un fou sont absurdes par rapport à la situation où il se trouve, mais non par rapport à son délire. » « Exister pour lui, c’est le fait d’être là tout simplement. » L’Essentiel dans l’existence c’est la contingence. Il en veut aux gens qui aiment se cramponner à leur titre social ; il les qualifie de « salauds ». Il utilise aussi l’expression « être de trop » pour signifier être vague, amorphe, triste, etc. Antoine Roquentin confirme son athéisme en disant qu’il est irrité lorsqu’on lui apprend qu’il y eut un moment où le monde n’avait pas existé, puisqu’il récuse toute idée de nature préexistante (p. 186). Enfin, Antoine Roquentin quitte Bouville, après avoir renoncé au journal qu’il écrivait, sans raison. 1. Personnages a) Le héros L’œuvre de SARTRE présente le héros Antoine Roquentin ne posant presque pas une action susceptible de faire avancer l’intrigue dans le roman. Tout ce qu’on peut retenir de ce dernier c’est la constatation des faits et la description de certains évènements sous une forme d’expériences successives se déroulant d’une façon chaotique, fortuite, hasardeuse et manquant un lien chronologique entre elles. Par ailleurs, la seule et grande action posée par Roquentin et qui retient le plus notre attention est celle d’avoir constaté l’existence de la racine du marronnier, et par ricochet, de sa propre existence, en tant que « non marronnier ». b) Le rapport du héros avec d’autres personnages On constate, après lecture, que le rapport entre le héros et d’autres personnages est un rapport d’objectivation, c’est-à-dire un rapport à sens unique : « Moi je vis seul, entièrement seul. Je ne parle à personne, jamais ; je ne reçois rien, je ne donne rien. » (SARTRE, J.P., La Nausée, Paris, éd. Gallimard, 1938, p.75.). 7 Annales FLSH N° 20-21 (2016) Seul le héros est actif (dans ses constatations), les autres personnages sont passifs. Cette passivité est vue comme la conséquence de l’attitude du héros que la présence d’autrui gêne. Il est donc pessimiste. 2. L’intrigue Elle est absente dans ce roman étant donné qu’il s’agit d’une histoire qui n’a ni commencement ni fin ou dénouement. L’action du héros ne se tourne que sur lui-même, c’est-à-dire sur ses propres expériences. Bref, ce livre, on peut l’ouvrir n’importe où et le lire sans devoir se référer à ce qui précède. Il n’y a donc pas d’attente, pas de suspense, pas d’action, base même, on l’a dit, du roman traditionnel. 3. Temps et espace Sur le plan spatial, on constate qu’il y a ubiquité, mais des espaces n’ayant pas de lien chronologique et apparaissant comme des images télévisées. Sur le plan temporel, le récit est rédigé vers 1932 pendant le printemps. Mais l’on constate, dans ce roman, une pluri-temporalité, à vrai dire, indiquée de façon fantaisiste (indications trompeuses). Voici quelquesunes de ces indications fantaisistes : Jour/Date/Heure 1. Feuillet sans date 10 heures et demie 2. Le Journal a. Lundi, le 29/07/1932 b. Mardi, le 30/07/1932 Première c. Mercredi semaine Jeudi matin, à la bibliothèque d. Jeudi après-midi e. Vendredi f. 5 heures et demie a. Jeudi, 11 heures et demie b. 3 heures Evènements Roquentin est dans sa chambre en train d’observer à travers la fenêtre la rue des Mutilés et le chantier de la nouvelle gare. Roquentin est englouti par la nausée Il est au café Mably après avoir travaillé à la bibliothèque. Il est à l’hôtel où il loge (indication trompeuse : Bibliothèque – Hôtel). Il côtoie les documents parlant de Monsieur de Rollebon. Il travaille toujours à la bibliothèque. Il sent la nausée dans un café Roquentin travaille à la bibliothèque 8 Annales FLSH N° 20-21 (2016) c. Vendredi, Deuxième d. Samedi, semaine e. Dimanche a. Lundi 3 b. 7 heures du soir c. 11 heures du soir d. Mardi Troisième e. Vendredi semaine f. Samedi, matin g. L’après-midi a. Lundi b. c. d. e. f. g. h. a. b. c. heures midi Il est au jardin public Roquentin commence peu à peu à être dégoûté de la littérature. Il travaille à la bibliothèque. Il déteste la Patronne du « Rendezvous des cheminots » après l’avoir baisée gras Rien de spécial. Il errait dans la rue (boulevard de la Redoute). Il est au café Mably. Il est au Musée de Bouville. Il renonce à écrire son livre sur Monsieur de Rollebon. Mardi Il découvre son existence (Cf. Jardin public – racine du marronnier Mercredi Il découvre son existence (Cf. Jardin public – racine du marronnier 6 heures du soir Il découvre son existence (Cf. Jardin public – racine du marronnier). Quatrième Dans la nuit Il prend la décision de quitter Bouville. semaine Vendredi Il est au café Samedi Il se sépare d’Anny, sa concubine. Dimanche Il prend la décision de rentrer à Bouville. Mardi à Bouville Encore une fois, il se décide à quitter Bouville Mercredi mon dernier jour à Il visite la ville avant de partir pour Bouville Paris. Cinquième Une heure plus tard Il visite la ville avant de partir pour Paris. semaine I.3. Le livre Plutôt que d’être un roman, La Nausée se présente comme un journal, étant donné que les évènements sont présentés comme des images télévisées manquant un lien chronologique entre elles, l’avions-nous signalé ci-haut. 9 Annales FLSH N° 20-21 (2016) Cette œuvre comporte deux grandes parties : Feuillet sans date Le journal. Le Feuillet sans date montre la manière dont le héros Antoine Roquentin a eu la nausée et le journal décrit la façon dont ce dernier a vécu lui-même cette nausée, laquelle l’a conduit au pessimisme résultant de sa vie. CONCLUSION Après avoir posé les fondements du roman et vérifié ces critères dans notre livre, nous avons découvert que « La Nausée » ressemble plus à un essai ou à un traité philosophique qu’à un roman. On n’y dénombre aucune aventure ni évènement ; la seule chose que l’on apprend c’est la découverte par Antoine Roquentin de son existence. Bref, « La Nausée » est le compte-rendu d’une expérience philosophique. C’est donc un « anti-roman » et par conséquent, il ne nous sera pas interdit de parler d’un « anti-héros ». II. ANALYSE THEMATICO-STYLISTIQUE DE L’ŒUVRE Dans ce deuxième point, il va s’agir pour nous de vérifier des éléments ou données et de les analyser dans les optiques thématique et stylistique. II.1. La thématique sartrienne Après lecture de « La Nausée », on constate que la thématique sartrienne est dominée par le thème de l’existence. Cela est dû à l’appartenance de l’auteur au courant philosophique existentialiste dont on a parlé ci-dessus. L’existence, thème capital, entretient des rapports étroits avec d’autres thèmes secondaires, à savoir l’absurdité, le pessimisme et le non-amour. Ainsi, notre démarche sera décroissante, c’est-à-dire nous commencerons par exploiter le thème capital pour finir par les thèmes secondaires. 10 Annales FLSH N° 20-21 (2016) II.2.1. Thème capital : l’existence On découvre ce thème à travers des expériences multiples et non chronologiques effectuées par le héros Roquentin en vue de découvrir son existence. Celles-ci partent de la racine du marronnier dans le jardin public au portrait de Pacôme dans un musée ; du portrait de Pacôme à plusieurs autres expériences telles que le mur, la fourchette, sa propre main, les maisons, etc. Pour Roquentin, seul le présent de la sensation existe ; ne peut exister que ce que l’on voit, l’on sent ou l’on touche. « La maison jaillit, elle existe ; devant moi le long du mur. Je passe, le long du mur j’existe, devant le mur, un pas, le mur existe devant moi… » (SARTRE, J.P., Op. cit, p. 142.). S’agissant de l’existence des évènements historiques, l’existentialisme sartrien affirme que le passé n’existe pas puisque « Dans le système philosophique sartrien, l’histoire joue très précisément le rôle d’un mythe. » (SUMPF, J., Introduction à la stylistique française, Paris, Larousse, 1971, p. 45.). C’est ce qui a fait qu’Antoine Roquentin puisse renoncer au journal qu’il écrivait sur le marquis de Rollebon pour ne pas être en contradiction avec sa philosophie, dit-il : « Ecrire un journal sur un défunt ou un personnage historique serait une façon de lui prêter son existence. Or, on n’existe pas pour autrui mais pour soi-même. » (SARTRE, J.P., Op. cit, p. 143.). Comment SARTRE définit-il l’existence dans « La Nausée » ? 1. Exister, pour SARTRE, c’est le fait d’être là sans raison « Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre. » (p. 184) 2. Exister c’est un droit « Je suis, j’existe, je pense donc je suis… j’existe parce que c’est mon droit. » (p. 142/143) 3. Exister, enfin, c’est être dans la contingence. C’est cela l’essentiel dans l’existence sartrienne. « Ma pensée c’est moi. J’existe parce que je pense. » (p. 140) « La nausée n’est pas une maladie, c’est moi-même. » (p. 140) 11 Annales FLSH N° 20-21 (2016) II.1.2. Thèmes secondaires On relève quelques thèmes qui corroborent l’existentialisme sartrien. Tels sont l’absurdité et le pessimisme. a. L’absurdité Elle joue un rôle permanent dans ce récit. En effet, selon Antoine Roquentin, est absurde tout ce qui existe mais ne peut être expliqué par la raison humaine. « Ce qui existe ne s’explique pas. » (p. 179) Il dit, par exemple, qu’ « un cercle n’est pas absurde parce qu’il s’explique très bien par sa rotation d’un segment de droite autour d’une de ses extrémités » (p. 179). Bref, pour Roquentin, ce qui est absurde dans l’existence, c’est tout fait que l’on ne peut pas expliquer. b. Le pessimisme Il tend vers l’individualisme du héros, car dit-il, en vue de se séparer de Françoise (la Patronne du « Rendez-vous des cheminots », un restaurant) avec laquelle il faisait l’amour sans pouvoir la payer : « Mais nous échangions à peine quelques mots. A quoi bon ? Chacun pour soi. » (p. 20) A cet effet, Antoine Roquentin développe une vie de solitude en se séparant de ses semblables. On pourrait émettre l’hypothèse selon laquelle sa nausée découlerait du pessimisme car le fait de se retirer du public et de chercher à vivre seul l’a amené à déclarer : « Dans la rareté, autrui est pour moi un objet. » (SUMPF, J., Op. cit, p.4). « Dans le manque, autrui n’est pas soi-même, mais un autre qui me nie ou que je nie. » (Idem). En conclusion, la thématique sartrienne, dans La Nausée, est dominée par le thème de l’existence, laquelle est complétée par l’absurdité et le 12 Annales FLSH N° 20-21 (2016) pessimisme, thèmes secondaires les plus représentatifs, à notre avis. Si l’énonciateur a semblé ajouter d’autres thèmes, ils ne sont que fantaisistes. II.2. Le style sartrien La linguistique classique comprend quatre parties : la phonétique, la morphologie, la syntaxe et la sémantique. Selon A. WELLEK et A. WARREN « L’étude linguistique ne peut devenir littéraire que si elle se met au service de l’étude de la littérature, si elle vise à analyser les effets esthétiques du langage, bref, si elle devient stylistique. »( WELLEK, A. et WARREN, A., Op. cit, p. 113.). Ainsi donc, la stylistique s’occupe de l’examen d’une œuvre littéraire sous son aspect esthétique. En effet, lorsqu’on considère les différentes définitions données du mot style, on retient que ce dernier concerne à la fois l’oral et l’écrit et porte sur plusieurs paramètres. S’agissant de l’oralité, la stylistique se propose, entre autres, comme champ la mélodie et l’intonation, les rimes, les rythmes, la quantité syllabique. Au plan de l’écrit comme de l’oral, il s’attèle à examiner le choix de mots et leur agencement dans des phrases, c’es-à-dire le lexique et la syntaxe. L’étude stylistique peut même toucher à l’homme et considérer sa psychologie (MORIER, H., Psychologie des styles, 1959 ; GRANGER, G., Essai d’une philosophie de style, 1959.). C’est en nous fondant sur certains aspects de ces considérations que nous allons examiner l’œuvre de J.P. SARTRE au niveau énonciatif, lexical et syntaxique, en tentant, si possible, de la mettre en rapport avec sa philosophie, car le style est toujours au service d’une idée que l’on veut exprimer. a) Le niveau énonciatif Il sied de rappeler qu’à la conclusion de notre premier point, nous avons démontré, après avoir posé les fondements ou critères traditionnels du 13 Annales FLSH N° 20-21 (2016) romanesque, que La Nausée est un anti-roman, car elle est caractérisée par le manque d’intrigue et que son personnage principal est un anti-héros. En effet, l’émotion ou l’affectivité d’un sujet parlant se traduit dans son discours à travers des signes manifestant son état d’âme. Ainsi, dans ce roman, les marques habituelles de l’énonciation dans le récit sont : au niveau des pronoms, la présence de « je » et « tu » au niveau des temps verbaux, l’usage régulier du présent, du futur et du passé composé. Mais curieusement, tout en utilisant ces éléments habituels de l’énonciation, et en conservant un style égocentrique, SARTRE, dans La Nausée, désamorce l’affectivité, notamment par : l’usage régulier et monotone de « je » dans son discours : expression d’un langage égocentrique. Ex : « Moi je vis seul, entièrement seul. Je ne parle à personne, jamais ; je ne reçois rien, je ne donne rien. » (p. 20) l’adoption d’un langage neutre, nettoyé d’émotivité. Ce facteur est renforcé par d’autres, à savoir l’absence d’adjectifs qualificatifs, l’usage monotone du présent, la quasi-absence de mise en relief, etc. b) Le niveau lexical Le pessimisme sartrien, se répercutant sur son langage, conditionne son vocabulaire. En effet, la simplicité du langage et la froideur du style sartrien transparaissent, au niveau lexical, dans l’usage d’un vocabulaire pauvre et froid (Cf. niveau ordinaire) et l’absence d’adjectifs qualificatifs. 1. L’usage d’un vocabulaire pauvre et froid Selon le dictionnaire Le Petit Robert, le vocabulaire c’est l’ensemble des mots dont dispose une personne pour s’exprimer (Le Petit Robert, Paris, Les dictionnaires Le Robert, 1985). 14 Annales FLSH N° 20-21 (2016) Ainsi, après un examen approfondi, voici la pauvreté du vocabulaire sartrien : La répétition ou le foisonnement de certains mots tels que : - Exister - Penser Exister = être là sans raison - Etre Etre là sans raison = nausée - Nausée Les mots donnés ci-dessus résument en grande partie l’ensemble de la philosophie de SARTRE dans La Nausée (Cf. Etude thématique). Voici quelques exemples étayant notre affirmation : « Je suis, j’existe, je pense donc je suis ; je suis parce que je pense, pourquoi est-ce que je pense ? » (p. 142) « Ma pensée, c’est moi ; voilà pourquoi je pense (…) et je ne peux pas m’empêcher de penser. » (p. 40) Outre la froideur et la pauvreté de vocabulaire sartrien, l’énonciateur détourne quelques mots de leur sens habituel, constituant alors un vocabulaire qui lui est spécial, car « Tout mot est lié à un contexte dont il tire son sens », dit P. GUIRAUD (GUIRAUD, P., La sémantique, Paris, P.U.F., 1969, p. 31). Ex : 1) « Etre de trop » : connotativement, cette expression signifie « être triste, être amorphe ». Mais dénotativement, elle pourrait signifier autre chose comme « être en grand nombre ». 2) « Salaud » : il signifie « Maniaque » selon le dictionnaire ; mais selon l’énonciateur, qualification donnée aux gens qui aiment à se cramponner à leur titre social. 3) « Vieux toqué » : toute personne, selon l’énonciateur, qui aime à se référer au passé. Peut-on affirmer qu’un historien qui se réfère toujours au passé a aussi perdu la tête ? Oui, pour SARTRE, non ! pour l’opinion publique. 2. L’absence ou la rareté d’adjectifs qualificatifs Cela est dû au manque d’émotivité et d’affectivité dans le langage du héros ; d’où le choix d’un lexique neutre par l’énonciation, l’avons-nous dit ci-haut. 15 Annales FLSH N° 20-21 (2016) Les quelques rares adjectifs qualificatifs qu’on peut rencontrer dans cette œuvre appartiennent au registre dépréciatif et portent une connotation particulière à SARTRE (Cf. Salaud, Vieux toqué, etc.). 3. Mots concrets et mots abstraits Après un long parcours de l’œuvre, on constate qu’il existe les deux registres (concret et abstrait) et que les mots concrets priment les mots abstraits dans l’esprit de l’énonciateur. Ce dernier, par le phénomène d’identification, substitue certains mots du registre abstrait au registre concret. Ex : « Ma pensée, c’est moi » (p. 140) « La nausée n’est plus une maladie, c’est moi-même » (p. 175) Pensée et nausée appartiennent au registre des mots abstraits, mais par le phénomène d’identification constaté entre le sujet énonciateur et les mots abstraits, elles deviennent, de ce fait, des mots concrets. En conclusion, nous disons, pour clore ce paragraphe, que le lexique sartrien de La Nausée est généralement pauvre et froid. Cela transparait essentiellement dans l’usage des mots courants et dans la quasi-absence d’adjectifs qualificatifs. On note également le recours aux mots concrets ainsi qu’à certains lexèmes auxquels SARTRE a affecté un sens spécial. c) Le niveau morphologique L’énonciateur use régulièrement du temps présent, seul temps qui compte pour le héros. En effet, ce dernier constate et se limite à la réalité se trouvant en face de lui. Pas de recours ni au passé ni au futur, mais il n’est question que de l’existence du présent de la sensation. Lorsqu’il dit, par exemple, « j’existe », « je suis », je ne parle à personne », on constate que non seulement il a conjugué tous les verbes au présent, mais aussi sa langue ne comptait aucune tournure syntacticostylistique difficile : tout lecteur est invité à prendre aisément son message. d) Le niveau syntaxique A ce niveau, notre tâche consiste à recenser les types et les sortes de phrases, car qui dit syntaxe veut dire, selon Jean DUBOIS, des « suites des mots ordonnés d’une manière, qui entretiennent entre eux certaines 16 Annales FLSH N° 20-21 (2016) relations, c’est-à-dire qui répondent à certaines règles de grammaire et qui ont un certain sens. » (DUBOIS, J., La nouvelle grammaire du français, Paris, Larousse, 1973). Ainsi, notre analyse syntaxique ne reprend pas exhaustivement tous les types et toutes les sortes des phrases mais elle ne s’attèle qu’aux types et aux sortes de phrases les plus représentatives, c’est-à-dire ceux ou celles faisant transparaître l’existentialisme sartrien dans sa limpidité possible. Telles sont : 1. Les phrases nominales Dans ce type de phrases, seul le thème est exprimé, mais le prédicat non. Ex : « Rien de nouveau. » (p. 19) « La petite Lucienne a été violée. Etranglée. Sa chair meurtrie. Ses mains. Elle n’existe plus. » (p. 141) « Trois heures. Un drôlement dans l’après-midi. Odeur d’encre. » (p. 20) Ces phrases traduisent, stylistiquement parlant, une vision chaotique du héros, expression d’une pensée non structurée, mais une découverte progressive. 2. Les phrases simples Elles traduisent généralement une vision simpliste et monotone. Elles revêtent plusieurs formes : soit elles sont courtes, soit elles sont juxtaposées et à moindre degré coordonnées. Phrases courtes Ex : « Je sors » (p. 141) « Je suis » (p. 141) Phrases juxtaposées Ex : « Alors la nausée m’a saisi, je me suis laissé tomber sur la banquette, je ne savais même plus où j’étais, je voyais lentement les couleurs autour de moi, j’avais envie de vomir. » (p. 36) Il s’agit bien d’une découverte progressive des sentiments ; une gradation ascendante : du moins (nausée) vers le plus (vomir). Le héros s’enlise dans la profonde nausée. 17 Annales FLSH N° 20-21 (2016) Phrases coordonnées Ex : « Tout existant nait sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre. » (p. 184). Toutes ces phrases sont déclaratives ; elles se retrouvent en grand nombre dans l’univers du discours sartrien. 3. Les phrases interrogatives Elles sont et paraissent traduire un semblant d’émotivité car les signes de ponctuation (les points d’interrogation) ne déterminent pas précisément les types de phrases. Par conséquent, un lecteur non avisé pourra facilement se tromper. On les rencontre surtout dans les interrogations orales : « Vous partez ? Monsieur Antoine. Vous ne voulez pas prendre quelque chose ? » (p. 234) 4. Les phrases complexes Elles sont subordinations. généralement faites de parataxes plutôt que de Ex : « Je suis, j’existe, je pense donc je suis ; je suis parce que je pense que je ne veux pas être, pourquoi est-ce que je pense ? Je ne veux plus penser, je suis parce que je pense que je ne veux pas être, je pense que je… parce que …pouah ! » (p. 141) « J’ai mal à la main coupée, existe, existe, existe. J’ai froid, je fais un pas, j’ai froid, un pas je tourne à gauche, il tourne à gauche, il pense qu’il tourne à gauche, fou, suis-je fou ? (…) » (p. 143) Conclusion Nous ralliant à la stylistique de l’individu de Pierre GUIRAUD, le tempérament, le caractère et la vision du monde de l’énonciateur de La Nausée influent grandement sur son style, sur sa langue et sur son art. D’où la conformité entre l’écriture sartrienne et la philosophie existentialiste. CONCLUSION GENERALE Au terme de notre recherche, comme il sied dans un travail scientifique, il nous faut ramasser l’essentiel de nos résultats. L’objectif principal de notre recherche intitulée « La Nausée de Jean – Paul SARTRE : de la mort du romanesque à la froideur du style », était de 18 Annales FLSH N° 20-21 (2016) démontrer à partir d’une lecture thématique et surtout stylistique certains aspects de l’existentialisme sartrien contenus dans cette œuvre de base. Nos hypothèses de départ étaient que le héros de La Nausée serait athée et non le scripteur ou l’écrivain, d’une part, et que l’élite intellectuelle non littéraire identifierait abusivement ledit héros à son fabriquant, d’autre part. Pour vérifier ces hypothèses, nous nous sommes servi des méthodes documentaire et analytique exploitant essentiellement l’axe stylistique. Ainsi, après avoir posé les fondements du roman et vérifié les critères traditionnels qu’une œuvre littéraire devrait remplir pour être qualifiée de roman classique, nous avons découvert que La Nausée de Jean-Paul SARTRE ressemblait plus à un essai ou à un traité de philosophie qu’à un roman. Quant à la thématique sartrienne dans La Nausée, elle est dominée par le thème de « l’existence », laquelle est complétée par l’absurdité et le pessimisme, thèmes secondaires les plus représentatifs, à notre avis. Par ailleurs la lecture stylistique de cette œuvre de base dénote une conformité entre l’écriture sartrienne et sa philosophie existentialiste. En effet, le narrateur de La Nausée conserve un style neutre et froid : usage monotone de « je » (pronom personnel), du présent de l’indicatif, d’un vocabulaire neutre et pauvre ; absence d’adjectifs qualificatifs, des phrases syntaxiques simples (Cf. phrases nominales, simple, parataxiques, etc.). Somme toute, le narrateur de La Nausée a tué le romanesque par : - la création d’un anti-héros, c’est-à-dire un héros sans aventures, sans obstacles franchis et donc sans intrigue. Il constate et c’est tout (Cf. sa découverte personnelle à partir de la racine du marronnier) ; - le monotone thème de l’existence qui traverse l’œuvre du début à la fin ; ce qui semble fatiguer tout lecteur sérieux ; - la froideur du style par l’usage d’un vocabulaire neutre et pauvre. Bref, la pensée du Narrateur influe plus sur son style. 19 Annales FLSH N° 20-21 (2016) BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE I. Ouvrages DUBOIS, J., La Nouvelle grammaire du français, Paris, Larousse, 1973. GRANGER, G., Essai d’une philosophie de style, 1959. GUIRAUD, P., La Sémantique, Paris, PUF, 1969. (Coll. Que sais-je ?) MORIER, H., Psychologie des styles, 1959. SUMPF, J., Introduction à la stylistique française, Paris, Larousse, 1971. WELLEK, R. et WARREN, A., La Théorie littéraire, Paris, Ed. du Seuil, 1971. II. Dictionnaires ROBERT, P., Dictionnaire alphabétique et analytique de la langue française, Paris, Société du nouveau littré, 1968. Le Petit Robert, Paris, Les dictionnaires Le Robert, 1985. 20