Leçon Charles-Marie Gros Le sein entre corps, symbole et expérience de la maladie Conceiving the breast: body, symbol and experience of illness Mots-clés : Philosophie – Corps – Psychogenèse – Symbole – Sein. Keywords: Philosophy – Body – Psychogenesis – Symbol – Breast. J. Goffette* A vant toute chose, nous voulons souligner l’ humilité de nos propos. La philosophie a peu abordé la pathologie et peu parlé de sein (alors qu’ il existe de nombreux travaux de sociologie, de psychologie et d’ anthropologie). Aussi ces propos sont-ils surtout exploratoires. Pour ces raisons, nous reviendrons dans ce texte sur des aspects connus de tous, mais revisités. Le premier, en guise d’ introduction, est sans conteste la question des visions ou des points de vue, avec, si nous poussons à la caricature, la vision du “corps-machine” et la vision du “corps-sujet”. Chacun, médecin, patient ou simple citoyen, utilise ces deux visions et les associe, avec des inflexions particulières. Tout d’ abord, qu’ est-ce qu’ une machine ? Un ensemble de parties, qui, dans un certain agencement, forme un dispositif pour des fonctions définies. Une machine a donc ces caractéristiques : – elle peut être démontée et remontée ; – tout en elle est extériorité sans intériorité (les caractéristiques des pièces et du plan de montage suffisent à en rendre compte) ; – une partie usée peut être remplacée ; – ses fonctions sont prévisibles ; – elle est artificielle. La métaphore du corps-machine, très employée, a son intérêt et ses limites. Un intérêt pratique pour l’ action et pour la théorisation (réductionnisme méthodologique). Des limites face à la compréhension et à la saisie de ce qui se passe dans le soin. On peut indiquer quatre inexactitudes : – ce que l’ on nomme “parties” se subdivise en parties à l’ infini, sans homogénéité dans chaque partie, ce qui fait que parler de “partie” est impropre, ce qu’ avait déjà remarqué Aristote ; – l’ extériorité mécanique efface le rapport à l’ intimité du corps, à son obscurité vécue et à son opacité clinique ; – démonter un corps le promet à la mort ; le remonter est encore utopique ; – la prévisibilité des “fonctions” physiologiques est encore imparfaite. En somme, le corps est une étrange affaire. La Renaissance, avec le corps-machine et le corps anatomisé, a renforcé la séparation religieuse de l’ âme et du corps. À l’ âme l’ esprit, au corps la matière. Mais, encore aujourd’ hui, devant l’ opération, nous restons gênés – par la peur de ne pas se “réveiller”, par l’ idée de son corps ouvert, avec l’ image confuse, sanglante, de l’ enveloppe * LEPS, EA 4148, université Lyon 1. 31es Journées de la SFSPM, Lyon, novembre 2009 déchirée laissant apparaître un paysage intérieur à la fois familier et étranger. Les deux visions cohabitent, en particulier dans le soin. Corps-machine de l’ anatomie : un corps sans intériorité, sans sensation, sans geste, sans chaleur, sans souplesse. Notre corps : intime, sensible, expressif, tiède, souple et doux. On comprend que le mélange de ces conceptions, toutes deux vraies en leurs sens, puissent faire patchwork. Tant que la vie va, cela ne fait guère problème, mais la maladie fait résonner les dissonances, et l’ hétéroclite des représentations devient une question aiguë. Pour clore cette introduction et en venir au sein, une anecdote historique est intéressante : – 1543 : publication du traité anatomique De Humani Corporis Fabrica, de Vesale ; – 1543 : publication d’ une édition séparée des Blasons anatomiques du corps féminin, par un groupe de poètes, sous l’ impulsion de Clément Marot. Même époque, même idée de regarder le corps partie par partie. Mais, pour le reste, on pourrait presque parler de l’ envers et l’ endroit d’ une même pièce. L’ iconographique est intéressante (figure 1), lorsqu’ on observe les planches de Vésale ou le Blason du Tétin, en ayant aussi à l’ esprit d’ autres représentations des seins à la Renaissance. Figure 1. Quelques représentations du corps à la Renaissance. 1a et 1b : Vésale, 1543, De Humani Corporis Fabrica (pp. 377 et 378) [1]. 1c : Clément Marot, 1543, « Blason du Tétin » (p. 21) [2]. 1d : Piero di Cosimo, 1485, Portrait de Simonetta Vespucci. D’ un côté, un sein anatomique secondaire vis-à-vis de la matrice, de l’ autre, une poitrine sur laquelle le regard focalise sa tendresse et son désir. D’ un côté, la froide extériorisation d’ un sein mort épluché par l’ anatomiste, de l’ autre, un sein doux, tiède, sensible, érotisé, transfiguré socialement et culturellement. D’ un côté, un sein sous le scalpel de la vérité, de l’ autre, un sein sous le regard de la beauté et de l’ amour. 97 J. Goffette Nous tenterons ici de préciser cette construction psychologique et culturelle du sein, ce que l’ on peut appeler sa “psychogenèse”, puis nous aborderons les résonances de la problématique de la prévention sur cette psychogenèse, avant d’ esquisser quelques aspects du retentissement de la pathologie. Enfin, nous conclurons par un aperçu de la structuration symbolique, culturelle et même transculturelle. S’ il ne s’ agira pas de science expérimentale, il faut néanmoins noter qu’ un certain nombre de connaissances, y compris sur la psychologie et l’ imaginaire, sont suffisamment solides pour qu’ on les prenne en compte. Psychogenèse du corps et appropriation corporelle Comment, pour un individu, se construit son rapport au sein ? Comment celui-ci se trouve-t-il affecté par la maladie ? Telles sont les deux questions à aborder en premier lieu. Nous nous appuierons sur un ensemble de connaissances et de théories du corps qui se sont développées aux XIXe et XXe siècles : psychologie du développement, philosophie phénoménologique, psychiatrie, sciences cognitives, etc. Une multitude de concepts ont été proposés depuis un siècle et demi pour signifier l’ adhérence entre corps et esprit : le corps propre de Maine de Biran, repris par Wallon (3) [1931] et Merleau-Ponty (4) [1945], le schéma postural de Head, le schéma corporel de Schilder (5) [1935], l’ image de soi de Van Bogaert, la somatopsyché de Wernicke-Foerster, l’ image du corps de Lhermitte (6) [1939], le Leib de Husserl, le corps « enacté » de Varela (7) [1991], etc. Tous vont à la fois à l’ opposé de la séparation anatomique et du retranchement subjectif des idéalistes afin de rendre compte de la psychologie humaine réelle. L’ une des dernières contributions est celle, très récente, de Gallagher (8) [2005]. Dans un article à paraître, nous avons proposé, à titre heuristique, de pousser le constructivisme de la psychologie du développement héritée de Piaget jusqu’ à ses limites : concevoir que le corps est une construction psychogénétique. Il s’ avère qu’ un modèle minimal des capacités psychiques permet de rendre compte de la structuration de l’ objet “corps” pour un psychisme, sans avoir à recourir à des représentations innées, des schémas instinctifs, des intuitions immédiates. Peu importe ici ce modèle, l’ essentiel est l’ insistance de la psychologie à penser que le corps, pour l’ individu, n’ est pas donné mais appris et reste toujours dans une composition dynamique : psychogenèse du corps. On apprend son corps en l’ exerçant. En ne l’ exerçant pas, on le désapprend. Tout un gradient d’ apprentissage permet d’ ailleurs d’ aller de la maladresse à la virtuosité corporelle. Cet apprentissage, en fait, vise à conjoindre plusieurs facettes du corps : les sensations, les impulsions motrices, les affects et les représentations. Accomplir un geste suppose une concordance apprise entre impulsion motrice, sensations associées à ce geste, affects corrélatifs et inscription culturelle. La psychologie du développement sait à quel point les gestes s’ apprennent peu à peu. L’ anthropologie a remarqué depuis longtemps que l’ on ne marche pas ou que l’ on ne sourit pas de la même façon selon les cultures, comme l’ a remarqué Mauss (9) [1936]. La séparation entre le corps et le monde provient sans doute de ces quelques spécificités structurelles : • le corps est toujours présent ou peut l’ être pour le psychisme : psychogenèse de la corporéité par la proximité ; 98 • le corps peut être directement agi par l’ esprit, alors qu’ un objet du monde ne le peut pas : psychogenèse de la corporéité par la sensorimotricité ; • le corps est affect, alors que les objets du monde ne le sont pas : psychogenèse de la corporéité par les associations entre affectivité, sensibilité et motricité. La séparation du corps se construit sur un tel socle. Par la suite, l’ appropriation corporelle s’ effectue constamment et commence très tôt, in utero. Comme le corps ne cesse de changer – avant et après la naissance, durant l’ enfance, l’ adolescence –, le psychisme opère un réapprentissage constant du corps, une appropriation continue pour que la concordance entre les facettes du corps reste satisfaisante. Seins et corps approprié : processus particulier de psychogenèse Si nous en venons au sein, la situation présente plusieurs aspects remarquables, qui la distingue de l’ appropriation corporelle de la main ou de la bouche par exemple : • comparés à la plupart des autres parties du corps, les seins se développent tard (puberté) ; leur appropriation se fait chez un psychisme mature ; • le sein n’ a pas de capacité motrice, contrairement à la main ; • les seins ne se développent que chez les filles, d’ où un apprentissage et une expérience genrés, c’ est-à-dire ici hors d’ accès à la moitié du genre humain ; • le sein est directement lié à la fonction reproductrice, d’ où des échos à la fois selon l’ axe de l’ alliance et l’ axe de la succession des générations ; • le sein a une inscription sociale et culturelle marquée, jouant du visible et du caché, du pur et de l’ impur, du jeu des comportements sexués, du regard et de l’ érotisation, etc. Naturellement, je suis un homme, donc sans expérience directe vécue de la psychogenèse de l’ appropriation des seins. Malgré ce déficit humain, il est sans doute possible de saisir à quel point se tisse une construction psychologique, sociale et culturelle de première ampleur. Ce qui se passe pour les seins, pour leur appropriation, n’ est pas similaire à ce qui se passe pour la marche ou la préhension manuelle dans la prime enfance. Dans ces situations, l’ aspect sensorimoteur est essentiel, avec une action, un plaisir du mouvement, un aspect volontaire. Avec les seins, il reste certes un retentissement sur le mouvement, dû à la légère modification de l’ équilibre corporel et à la proprioception, mais les éléments les plus spécifiques sont sans doute les aspects de forte sensibilité tactile (peau, mamelon), de vision de soi, de soin de soi et d’ image sociale genrée : signe de féminité à afficher ou atténuer. L’ appropriation corporelle des seins est sensibilité, attention à soi, posture et inscription sociale, sans parler d’ aspects symboliques sur lesquels nous reviendrons. Psychogenèse du sein et prévention : l’ autopalpation Parmi l’ attention à soi et l’ inscription sociale, il faut aussi penser aujourd’ hui au soin de santé, avec cette source d’ inquiétude autour du dépistage du cancer, des palpations, des radiographies, des récits 31es Journées de la SFSPM, Lyon, novembre 2009 Le sein entre corps, symbole et expérience de la maladie entendus, etc. Même quand tout va bien, le sein est à la fois tendre et doux, mais il est aussi devenu inquiétant, dimension qui n’ était sans doute pas présente il y a un siècle. On sait, pour l’ entendre régulièrement dans les médias, qu’ une femme sur 10 a eu, a ou aura un cancer du sein (le taux exact en France est en fait un peu plus élevé). Il s’ agit donc de le surveiller et de dépister le mal le plus efficacement possible. Cette inquiétude renforce d’ ailleurs la frontière du genre, l’ inquiétude des unes étant sans doute partagée par les autres seulement à demi, d’ autant plus qu’ elle relève de l’ intime et ne s’ étale pas. L’ inquiétude est là, sans doute très différente selon les femmes, mais là tout de même, pour toutes les femmes. Voici, par exemple, une des pages du site de l’ association Cancer du Sein (figure 2) : Je voudrais souligner à quel point cela ne correspond pas à la construction psychogénétique de la masculinité. Les hommes, en ce qui concerne leur masculinité, n’ ont pas un tel rapport d’ inquiétante étrangeté, et le rapport au miroir, à l’ examen de soi, à l’ examen du corps, me semble relever moins de l’ habitude, être plus rare et peut-être plus superficiel. Les hommes se regardent, sans doute, mais se regardent peu dans la profondeur organique de leur corps. Peut-être est-ce aussi ce jeu des rapports à soi qui peut gêner certaines femmes et les conduire à “oublier” ou “négliger” de s’ autoexaminer régulièrement les seins, sans compter le souhait d’ échapper à la suspicion de soi, pour ne pas dire au “souci de soi”, pour détourner cette expression de Michel Foucault (10). Psychogenèse du sein et événement du cancer Figure 2. Page « Dépistage : l’ autoexamen des seins », association Cancer du Sein, www.cancerdusein.org, 20.08.2009. Cette page commence par un dessin de femme devant son miroir. Elle est vue de dos. Même si nous baignons dans un fond rose, archétype de la couleur féminine, l’ atmosphère n’ est pas à la détente mais à la concentration, voire à la gravité. La femme se fait face, ou plutôt elle fait face à une inquiétude, plus précisément à une inquiétude due à son corps féminin. Puis, seconde image, la palpation commence, avec un changement de perspective : de la vision du tiers à la vision de la femme elle-même : nous nous voyons dans le reflet. On passe ainsi du “il” au “je”, de la distance à soi à l’ enquête sur soi, sur son corps, son sein, par le geste de la main. Le sein comme corps à palper, comme masse à l’ intérieur de laquelle les doigts doivent apprendre à sentir les volumes, leur souplesse, et à rechercher ce qui pourrait être senti comme une petite “boule”. Un sein féminin, certes, mais subjectivé et objectivé, en soi-même et mis à distance, puisque par les doigts on plonge par l’ extérieur “à l’ intérieur”. Le visage, là encore, se veut peu expressif : ni drame, ni amusement. Les gestes doivent être faits comme il convient. Ni drame, ni dédramatisation. Un équilibre subtil, dont certaines s’ approchent et d’ autres s’ éloignent, peut-être. Ni choc, ni routine. L’ entre-deux d’ une inquiétude avec laquelle, bon an mal an, il faut savoir vivre. Une stratégie de l’ efficacité, mais en même temps un étrange rapport à sa féminité, qui rejoint aussi le rapport à cet autre signe du féminin que sont les règles. Dans les deux cas, la femme vit un moment étrange où le corps marque une indépendance et une inquiétante étrangeté, que l’ habitude apprend à résorber : s’ habituer à voir le sang quitter son corps, s’ habituer à penser à l’ éventualité du cancer du sein, une figure mi-présente, mi-absente. La figure est spéculaire, doublement spéculaire, avec un déplacement du regard de soi dans le miroir à soi par le miroir, et du regard visuel, extérieur, ordinaire, au regard de palpation, intérieur, organique, investigateur, clinique. 31es Journées de la SFSPM, Lyon, novembre 2009 Venons-en alors à l’ événement de la pathologie. Nous avons, d’ un côté, cette construction psychosociale, avec des différences importantes entre les femmes, et de l’ autre, l’ irruption de la maladie. Quelles peuvent être les répercussions de la seconde sur la première ? Prenons une situation “ordinaire” : celle d’ un nodule trouvé à la palpation, puis d’ un cancer avéré grâce à la mammographie et à la cytoponction. Dans une telle situation, la construction psychogénétique des seins et leur appropriation est à l’ évidence bousculée. Les seins, vécus comme sensibilité et douceur, élément maternel ou élément de séduction, basculent d’ avantage vers l’ autre consonance, auparavant en germe, celle de l’ inquiétante étrangeté. On n’ est plus, pour reprendre les vers de Clément Marot, dans le “Tétin de satin blanc tout neuf, Tétin qui fait honte à la rose, Tétin plus beau que nulle chose”. On est dans la cristallisation de l’ inquiétude. Ce qui n’ était qu’ un désagrément, un souci du corps à accomplir de temps en temps comme une parenthèse de surveillance, devient un problème, une menace, un danger. On passe de l’ inquiétude temporaire à l’ alerte, à la lutte. Le suspect est devenu coupable. Les seins, qui pouvaient être valorisés, valorisants, signe de féminité qui, même sous les habits, reste visible, deviennent des signes qui s’ adressent désormais moins aux autres qu’ à soi, des signes de danger. Bien des métaphores peuvent s’ activer selon les personnes. La métaphore guerrière, souvent présente en médecine, fait vivre un ennemi de l’ intérieur : le moelleux du sein devient douceur recelant la dureté de la petite boule, de l’ intrus, pour reprendre l’ image de Jean-Luc Nancy (11). Il va falloir la réduire, l’ ôter. Parfois, pour se défaire de l’ inquiétude, on comprend que certaines souhaitent la mastectomie : “plus de sein” signifie “plus de source de menace et d’ inquiétude à venir”. Dans un tel cas, il s’ agit clairement d’ une synecdoque où l’ on prend le tout (le sein) pour la partie (la tumeur) selon une sorte de contamination psychique par association d’ idées, ce qui est un type de pensée très courant. La métaphore mécanique, moins hantée par la vie et la mort, peut être une façon de neutraliser en partie les affects, de les mettre à distance. Le grain de sable dans le rouage doit être résorbé ou excisé, afin que la fluide organisation des parties puisse être restaurée : réparation, puis, éventuellement, remplacement, par la prothèse mammaire. 99 J. Goffette Toutefois, quelle que soit la métaphore vécue par la femme, les répercussions affectent l’ ensemble de la composition corporelle et de la psychogenèse du sein. “La santé, c’ est la vie dans le silence des organes”, disait René Leriche en 1936, ce qui signifie aussi que la maladie, c’ est la vie dans le cri des organes. Une discordance, une désappropriation de soi, une dysharmonie, un déséquilibre est présent ou s’ est accru. Dans son beau livre sur les représentations ordinaires de l’ intérieur du corps, Christine Durif-Bruckert (12) fait cette remarque : “Ça circule beaucoup à l’ intérieur du corps : des liquides surtout, beaucoup de sang, de l’ eau, mais aussi des influx, des énergies sanguines ou nerveuses.” Même si les seins se situent en périphérie de ces circulations (sauf lors de l’ allaitement), il n’ en demeure pas moins qu’ il sont en relation avec des sortes de circulations nerveuses (sensibilité/insensibilité) et énergétiques (tonicité/épuisement). En tant qu’ organes à la fois extérieurs et sous la peau, le sein est dehors/ dedans, une sorte d’ émissaire vers autrui, vers le monde. Affecter la construction psychogénétique du sein, c’ est aussi affecter ce rapport dedans/dehors, la relation à soi, la relation à autrui : “Il est troublant de constater combien les propos que j’ ai recueillis font resurgir des contenus très anciens [...]. Il en va ainsi de l’ invention du corps : une reprise de l’ expérience brute corporelle par les mots et les fantasmes [...], qui, sous de multiples versions, scande les harmonies et les dissonances entre l’ être corps et les fluctuations de l’ environnement social et naturel. [...] Ces images multiples [...] répondent avant tout à la nécessité de se familiariser avec le code profondément énigmatique ‘des intérieurs’ , afin d’ identifier ‘les points fragiles’ , les zones à risques, autant de repères d’ une possible maladie. [...] Mais, tout en provoquant imaginairement ce qui risque de se modifier, ces constructions mentales cherchent encore à ‘tenir’ l’ équilibre, à retenir la stabilité interne.” (12) “Se familiarise avec le code profondément énigmatique ‘des intérieurs’ ” : la situation, perturbée, est encore plus confuse et dynamique que dans la bonne santé. Comment ne pas comprendre la juxtaposition des représentations et des souhaits ? Vouloir se défaire de la tumeur, voire du sein, pour qu’ il soient dehors, laissant indemnes le soi dans son identité corporelle ? Vouloir garder ce sein qui est soi, le soigner, le chérir, le guérir, souhaiter lui envoyer par son corps l’ énergie pour lutter contre la tumeur, ou pour guérir la blessure de l’ ablation ? Penser à cette tumeur comme à une faute, une trahison du soi corporel, dont on porte la culpabilité, selon le modèle étiologique endogène de Laplantine (13) ? Penser cette tumeur comme un alien extérieur, un intrus à extruder, en s’ en sachant innocent (modèle étiologique exogène) ? Avoir peur que ce petit nœud, ce nodule, cette bille de chair, ne se développe et ne rayonne plus loin, par la circulation du corps ? Avoir peur qu’ il contamine le corps et penser les soins comme une façon de mettre le sein à distance, en quarantaine, hors du corps ou presque ? Avoir pitié de ce sein, de cette zone de faiblesse, d’ une blancheur innocente, une nature contaminée, avoir pitié de soi ? Se sentir souillée, à nettoyer, à purifier, ou se sentir indemne, comme un pilote cartésien du corps qui le manœuvre à distance et qui n’ est pas lui ? Avoir du dépit pour ce corps qui, de fidèle devient infidèle, de support devient déport, de soi devient étranger ? S’ approprier la tumeur ou ne pas se l’ approprier, se la désapproprier ? Se réapproprier le sein ou le garder à distance, désapproprié, hanté, même guéri ? Autre élément : même la guérison acquise, surveiller l’ autre sein, comme si la malédiction pouvait l’ atteindre 100 à son tour, le contaminer, se réveiller en lui. Et s’ interroger sur les causes : ne pouvoir s’ empêcher de penser que ce nodule, ce nœud, est issu d’ un mouvement centripète de focalisation d’ une agression (stress ? choc ?), d’ une pollution (pillule ? pesticides ?), d’ une faute (désirs “coupables” ?), comme un point de fixation, et se demander si les traitements ne sont pas condamnés à échouer si l’ origine du mal, sa source, son alimentation, n’ est pas identifiée, jugulée, supprimée. Le nodule peut être vu comme une petite chair dure, une petite pierre vivante, placée en soi par un dessein caché, à révéler, à exorciser. Ou, au contraire, penser le hasard, l’ absurde lot qui vous a désigné, avec d’ autres angoisses et d’ autres ressources pour y faire face, dans l’ esprit de la philosophie de l’ absurde d’ Albert Camus (14). Comme on le voit, la dynamique qu’ enclenche l’ événement du cancer est multiforme mais répond à des associations d’ idées ayant leur rationalité partielle. Elle résonne sur la façon de vivre et d’ agir les soins, voire sur les choix de soins. Même avec les études psychologiques, sociologiques et anthropologiques déjà faites, tout cela reste extrêmement complexe, et, dans l’ optique du soin, tout un travail est à continuer pour mieux appréhender cette dynamique corporelle qui n’ a été ici qu’ esquissée. Sein, maladie et symboles Nous voudrions finir cette rapide exploration par des éléments non plus psychologiques, mais culturels et transculturels, c’ est-àdire relevant plus de l’ existence humaine que de l’ individu ou du groupe. Nous pensons, en particulier, aux éléments symboliques, qui ne sont pas à négliger. Depuis les travaux de Bachelard (15) [1957] et de Durand (16) [1964], nous savons que l’ imaginaire symbolique n’ est pas un chaos mais suit une organisation ayant ses règles constitutives : • la réticularité des symboles, liés les uns aux autres comme une trame de forces sémantiques ; • l’ ambivalence de tout symbole puisque, en tant que force, il peut osciller du bien au mal ; • la transculturalité des symboles, assez similaires d’ une culture à l’ autre tant ils s’ ancrent dans des réalités existentielles humaines fondamentales ; • l’ adhérence entre le symbole et ce qu’ il symbolise (le lion symbolise la force parce qu’ il est fort) ; • l’ inadéquation relative du symbole : le lion symbolise la force, mais aussi le monde sauvage, et la force peut être symbolisée par d’ autres symboles, comme l’ épée ou le poing. Comme on le voit, la symbolique et l’ imaginaire ne sont pas si irrationnelles qu’ on le croit. Ajoutons qu’ elles s’ enracinent dans l’ expérience existentielle humaine et l’ on concevra la portée qu’ elles peuvent avoir. Pour le sein comme symbole, voici ce qu’ observent Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt dans leur ouvrage de référence (17) : “SEIN. Symbole de protection et de mesure. [...] Le sein se rapporte au principe féminin c’ est-à-dire à la mesure, dans le sens de limitation [...]. Le sein est surtout symbole de maternité, de douceur, de sécurité, de ressource. Lié à la fécondité du lait, qui est la première nourriture, il est associé aux images d’ intimité, d’ offrande, de don et de refuge. Coupe renversée, de lui comme du ciel découle la vie. Mais il est aussi réceptacle, comme tout symbole maternel, et promesse de régénérescence.” 31es Journées de la SFSPM, Lyon, novembre 2009 Le sein entre corps, symbole et expérience de la maladie La symbolique du sein est donc celle de la douceur, de la sécurité, de l’ intimité, du don et de la régénérescence. Il est aisé de voir que le souci du dépistage et l’ événement du cancer contrarient fortement ce réseau symbolique. Le doux se heurte à la dureté du nodule, de l’ aiguille de ponction ou du scalpel. La sécurité devient insécurité, jusqu’ à la menace de mort. L’ intimité devient extimité : auto-observation, examen clinique, mise à plat de la mammographie, dévoilement intérieur par les radios ou les échographies. Le don devient un antidon, une masse à porter, une intention maligne. Quant à la régénérescence, d’ un côté, la tumeur est dégénérescence, de l’ autre, la régénérescence peut aussi contribuer au processus de guérison symbolique. Plus largement, le sein est lié au symbole de la nature, de la pureté et de la vie. Le dépistage est une suspicion portée sur la nature. La tumeur est une dénaturation, une antinature. Les traitements sont contrenaturels. Cela signifie qu’ il demeure difficile, vu ce réseau symbolique, de surveiller le sein, d’ entretenir une suspicion, ce qui peut freiner le développement et l’ habitude de l’ autopalpation et du dépistage. Cela signifie aussi que l’ importance du vécu de la problématique du cancer du sein, que ce soit à titre de prévention ou de traitement, sont probablement en train de transformer à leur tour l’ imaginaire du sein, car le réseau symbolique est le dépositaire de l’ expérience existentielle. Il semble plausible de penser que, culturellement, le rapport au sein, la symbolique du sein, évolue sous l’ impulsion du dépistage du cancer du sein, du fait de sa prévalence et de la transformation du sein maternel en un sein consommé, par la publicité, par les magazines féminins, par les seins augmentés par prothèses, ou par l’ invention du monokini : les seins se sont désacralisés et, ce faisant, leur symbolique de pureté maternelle naturelle s’ est atténuée. Ces deux tendances, on peut le remarquer, étaient déjà à l’ œuvre en 1543, avec le corps enquêté et mis à plat de Vésale, et l’ érotique des blasons de Clément Marot. En guise de brève conclusion, la complexité de ces aspects psychologiques et symboliques ne doit pas pour autant les conduire à être évacués comme subjectifs. Un ensemble de connaissances mérite d’ être confronté à la situation réelle, pour contribuer à la qualité et à l’ efficacité des soins. La psychologie, la sociologie et l’ anthropologie, lorsqu’ elles ont été mises en œuvre avec les soignants et les soignés, ont ouvert la voie. Il faut espérer qu’ une philosophie “de terrain” les rejoigne dans cette démarche. ■ Références bibliographiques [1] Vésale, De Humani Corporis Fabrica, Bruxelles, 1543. [2] Blasons anatomiques du corps féminin, Paris, Nicolas Chestien, 1543. [3] Wallon H. Conscience et individualisation du corps propre. Journal de psychologie, nov.-déc. 1931, in Wallon H., Les origines du caractère chez l’ enfant, Paris, PUF, 1934/2002. [4] Merleau-Ponty M. Phénoménologie de la perception, Paris, PUF, 1945. [5] Schilder P. The image and appearance of the human body : studies in the constructive energies of the psyche. London, Kegan Paul, Trench, Trubner & Co, 1935. [6] Lhermitte J. L’ image de notre corps. Paris, L’ Harmattan, 1998 (1re éd. 1939). [7] Varela F, Thompson E, Rosch E. The embodied mind: cognitive science and human experience. Cambridge, MIT Press, 1991. Traduction : L’ inscription corporelle de l’ esprit – Sciences cognitive et expérience humaine, Paris, Seuil, 1993. [8] Gallagher S. How the body shapes the mind. Oxford Univ. Press, 2005. [9] Mauss M. Sociologie et anthropologie. Sixième partie : « Les techniques du corps ». Paris, PUF, 1950. (Cette partie reprend un article paru dans le Journal de Psychologie, XXII, n°3-4, 15 mars-15 avril 1936.) [10] Foucault M. Le souci de soi, (Histoire de la sexualité, tome 3). Paris, Gallimard, 1984. [11] Nancy JL. L’ intrus. Paris, Galilée, 2000. [12] Durif-Bruckert C. Une fabuleuse machine – Anthropologie des savoirs ordinaires sur les fonctions physiologiques. Paris, Métaillié, 1994 (rééd. L’ Œil Neuf, 2008). [13] Laplantine F. Anthropologie de la maladie. Paris, Payot, 1986. [14] Camus A. Le mythe de Sisyphe. Paris, Gallimard, 1942. [15] Bachelard G. La poétique de l’ espace. Paris, PUF, 1957. [16] Durand G. L’ imagination symbolique. Paris, PUF, 1964. [17] Chevalier J, Gheerbrant A. Dictionnaire des symboles. Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982. 31es Journées de la SFSPM, Lyon, novembre 2009 101