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LE LIEU DE L'ÉTONNEMENT
John SALLIS
Traduction : Robert SASSO
(a)
...Un singulier retour aux commencements,
un tournant vers ce qui
déjà le détermine.
Phenomenology and the Return to Beginnings
Comment rappeler un chemin disparu ? Comment
convoquer à nouveau ce penser, ces temps, que seul le
temps lui-même — cette menace à l'égard de toute
ipséité, y compris celle du penser lui-même — a pu
* « The Place of Wonder », chapitre 11 de Double Truth, Albany, (NY), State
University of New York Press, 1995. Dans ce chapitre, John Sallis joue de
toutes les acceptions du mot anglais « wonder », qui peut être verbe ou
substantif: étonnement, émerveillement, prodige, miracle...;
s'étonner,
s'émerveiller, trouver prodigieux, miraculeux... On s'est résolu à rendre ce
terme uniquement par « étonnement » ou « s'étonner » chaque fois que
l'auteur l'utilise pour « traduire » ce dont parlent Platon et Aristote quand ils
se servent de thauma ou de thaumazein. En revanche, dans les contextes où
John Sallis fait manifestement jouer des connotations particulières de
« wonder », ou de formes apparentées, on s'est efforcé d'employer des
termes diversifiés, de manière à restituer en français ces variations sur le
thème général de l'étonnement : du sens « simple », en quelque sorte (« Cela
m'étonnerait ») au sens emphatique (« C'est prodigieux ! fantastique !
renversant ! »). L'original comporte quantité de termes, en caractères droits
ou italiques, mis entre parenthèses ou entre des crochets : on a conservé cette
typographie et renvoyé en bas de page les remarques de la traduction
signalées par un astérisque. Les notes appelées par des chiffres sont celles de
John Sallis. Les citations qu'il donne en tête de chaque section sont extraites
de ses propres ouvrages (N.D.T.).
99
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
mettre en retrait ? Comment, à partir de simples traces,
redonner vie à toute la détresse de la perplexité, à la
passion du questionnement, à l'attention de la lecture, à
l'extase prudente de l'écriture, à la patience d'attendre la
venue de la chose espérée, d'attendre les mots
susceptibles d'ouvrir et, tout à la fois, de sceller un certain
chemin ?
Y a-t-il un temps verbal — peut-on à défaut en
inventer un — qui permette de parler d'un autre temps
sans le priver de son intensité ni le réduire à n'être qu'une
ombre floue du présent ?
Comment donc reprendre un chemin qui provient d'un
autre temps ? Cela n'est possible que par la remémoration
— en remontant ce chemin par la pensée jusqu'à son
commencement. Une telle pensée remémorante n'a rien à
voir avec la représentation : elle ne cherche pas à
reproduire ce chemin, à en donner une réplique, le double
actuel d'un original passé (qu'on ne pourrait jamais
simplement préserver en tant que tel et protéger de la
duplicité engendrée par la reproduction). Il s'agit plutôt,
dans la remémoration, d'entreprendre de penser ce qui a
déterminé le chemin et prolongé son cours. Par la
remémoration, on fait retour vers le commencement qui
aura toujours soutenu la pensée dans son cours, jusqu'à la
pensée remémorante elle-même.
On voudra, avant tout peut-être, se rappeler de manière
méditative ce qui s'est annoncé dans le mot par lequel le
commencement de la philosophie a été nommé au
commencement de la philosophie ; ce mot par lequel,
même si cela implique toujours un renvoi particulier au
commencement grec, on n'a jamais cessé de le désigner
depuis. Platon et Aristote désignent l'un et l'autre le
commencement de la philosophie par θαυμάζειν. Hegel
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Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'étonnement
et Heidegger répètent l'un et l'autre ce nom, ne serait-ce
que pour marquer une certaine distance par rapport au
commencement grec.
La remémoration esquisse plus ouvertement un
dépassement de la philosophie que celle-ci, elle-même,
avait déjà tenté à son commencement : le retour au
commencement, le recul, à partir de la philosophie, vers
l'α ρχή qui la précède et la rend initialement possible, la
régression en deçà de la limite de la philosophie vers
l'α ρχή qui l'a initialement délimitée. La remémoration ne
peut se déployer que comme penser archaïque : et en
celui-ci, elle a toujours déjà commencé. Se tourner vers
l'α ρχή, c'est toujours, pour la remémoration, être aussi
déterminée par lui. Dès lors que l'on pose la question du
commencement, le commencement est toujours déjà en
jeu, et depuis longtemps, privant la question de toute
prérogative. Être en mesure de commencer, c'est être déjà
impliqué dans et par le commencement, et lorsqu'on en
vient à mettre celui-ci en question, on ne fait que
retourner vers lui, d'une manière différente, d'une
manière questionnante, en se tournant vers ce qui, déjà,
détermine la mise en question.
La remémoration traduit le commencement. Dans le
mot wonder, qui est en anglais la traduction constante et
bien établie de θαυμάζειν, elle entreprend de traduire ce
qui s'annonce dans les discours décisifs sur le θαυμάζειν
— ces discours qui, à la limite de la philosophie, font
retour en arrière pour nommer l'α ρχή de la philosophie.
Cette traduction a une structure assez différente de celle
d'une simple translittération ou réinscription d'un mot
grec dans la langue anglaise. Elle diffère également de
l'activation d'un mot anglais de même racine que la
traduction latine de l'original grec. Car à titre de
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Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
traduction, le mot wonder ne laisse pas d'offrir quelque
résistance en mettant en jeu son propre potentiel
sémantique, sorte de résistance indirecte qui gauchit la
traduction ; mais de telle façon, néanmoins, qu'il promet
une traduction qui ouvrirait ces anciens discours au-delà
d'eux-mêmes. Il s'agit d'utiliser le potentiel sémantique
de wonder pour donner un prolongement à ce qui résonne
dans ces discours, en offrant à ces discours un écho dans
une autre langue et en les faisant résonner dans le son de
wonder.
Quelles sortes de choses résonnent dans wonder ?
Il y résonne la stupéfaction devant des phénomènes
extraordinaires, le ravissement dans lequel on est
transporté au spectacle d'événements mystérieux ou
magiques qui semblent annoncer l'inconnu ou être les
présages de l'imminent. Ainsi en est-il dans Macbeth, où
le héros relate dans une lettre à sa femme sa fantastique
rencontre avec les trois sorcières. Salué par elles non
seulement comme « Thane de Cawdor », mais aussi
comme « celui qui sera roi », il brûle de les questionner
plus avant sur leur savoir plus que mortel. Mais alors,
sommées par lui de révéler l'origine et le sens de leur
prophétie, les sorcières disparaissent :
Comme je brûlais du désir de les questionner davantage, elles
se sont changées en air, dans lequel elles disparurent. Tandis
que je restais ravi dans l'étonnement de la chose...
Macbeth I, 5, 4-5*
Le son du mot wonder ne diffère guère de wundor, son
ancêtre anglo-saxon, qui désigne une chose étonnante, un
Traduction de Pierre-Jean Jouve, in Œuvres complètes de Shakespeare,
Club Français du Livre, volume 9, 1959, p. 359 (N.D.T.)
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Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'étonnement
présage, quelque chose d'extraordinaire qui sort du cours
habituel de la nature, comme le sont, dans Beowulf, les
traces du dragon poursuivi, le dragon lui-même, ou bien
encore les étranges créatures (wundra) qui assaillent
Beowulf dans l'océan (Beowulf, 840, 1509). En
employant ici le terme « monstre », translittération du
latin monstrum, on ouvre wonder à sa propre histoire.
Il y résonne aussi l'émerveillement provoqué par une
vision du monde qui permet de le voir comme si on ne le
connaissait pas, qui l'ouvre comme pour la première fois
pour révéler quelque chose de prodigieux. Comme
lorsque Miranda s'exclame :
O, merveille ! Que de superbes créatures !
Quelle insigne beauté pare le genre humain !
O fier monde nouveau que hantent pareils êtres !
La Tempête, V, 1,181-184.*
Wonder, comme sur le visage d'un jeune enfant qui
regarde soudain quelque chose pour la première fois.
* Traduction de Pierre Leyris, in Œuvres complètes de Shakespeare, op. cit.,
volume 12, 1961, p. 171. S'agissant de ce « fier monde nouveau » : brave
new world — expression rendue fameuse comme titre de l'ouvrage que
Aldous Huxley fit paraître en 1932, traduit en français sous le titre Le
Meilleur des mondes —, on rappellera que Prospéro, dans la pièce de
Shakespeare, réplique à Miranda : « Il est nouveau pour toi... » (N.D.T.).
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Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
(b)
... mettre fin à l'étonnement
Spacings — of Reason
and Imagination*
Le discours d'Aristote sur l'étonnement intervient au
cours d'une discussion qui porte sur le savoir*(επιστήμη)
le plus archontique (α ρχικωτάτη), c'est-à-dire le plus
royal, le plus digne de gouverner. Le savoir ainsi défini et
le traité auquel se rattache la discussion seront l'un
comme l'autre désignés ultérieurement par le terme de
métaphysique. Un tel savoir est dit consister en une
spéculation (θεωρητική) portant sur les premiers
commencements* et sur les premières causes (τω̃ν
ΠΡΏΤΩΝ Α ΡΧΩ̃Ν ΚΑῚ ΑΙ ΤΙΩ̃Ν). Le propos d'Aristote est de
montrer que cette spéculation n'a pas à voir avec la
production (ΠΟΙΗΤΙΚΉ), qu'on ne s'adonne pas à la
philosophie pour produire quelque chose. Il le fait en
prêtant attention aux premiers philosophes, en se tournant
vers le commencement de la philosophie, vers ce
commencement dont la philosophie a procédé en son
commencement. Dans ce tournant, Aristote redouble ainsi
* Traduction française par Maurice Élie, Michel Fuchs, Jean-Luc Gautero,
Caëla Gillepsie, Dominique Janicaud : Espacements — de la raison et de
l'imagination, Paris, Vrin, 1997 (cf. p. 137 : « Avec Hegel, il s'agit de mettre
fin à l'étonnement. ») (N.D.T.).
« Savoir » est donné ici, comme par la suite, pour knowledge, terme systématiquement utilisé par l'auteur quand il traduit ε πιστήμη, alors que l'on
s'attendrait plutôt à trouver celui de « science », plus traditionnel en
l'occurrence (N.D.T.).
* Il n'était pas possible de proposer le terme plus courant de « principes ».
John Sallis, en effet, ne traduit pas α ρχή chez Aristote par principle , mais
par beginning , littéralement : « commencement » — qui est d'ailleurs le
sens primitif d'α ρχή (N.D.T.).
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Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'étonnement
le commencement : « De nos jour, c'est l'étonnement qui
pousse les hommes à philosopher, et c'est aussi lui qui les
y poussa pour la première fois » (Métaphysique, I, 982 b,
12-13) . De là, l'identification de l'étonnement avec le
commencement de la philosophie, aussi bien au
commencement qu'aujourd'hui. Tout commence à partir
de l'étonnement (α πὸ του̃ θαυμάζειν) (Métaphysique, I,
983 a, 12-13), jadis comme à présent. C'est seulement au
sujet de la mise en œuvre future de ce commencement
qu'Aristote garde le silence — pour commencer.
Aristote esquisse la progression par laquelle passe
l'étonnement : de la perplexité concernant les choses
courantes à la perplexité touchant la genèse de tout ce qui
est. Ainsi, l'étonnement fonctionne comme
commencement, non seulement au commencement de la
spéculation, mais tout au long de son développement,
jusqu'au point où elle s'ouvre, enfin, à la totalité de ce qui
est. Comment l'étonnement fonctionne-t-il à titre de
commencement tout au long de la spéculation ? En faisant
prendre conscience de l'ignorance : « Or, celui qui
s'étonne et devient perplexe se tient pour ignorant »
(Métaphysique, I, 982 b, 12-13). L'étonnement est
semblable à la piqûre du taon, délogeant les hommes de
leur prétendu savoir et les laissant dériver dans leur
ignorance, comme paralysés par un poisson torpille. C'est
pour sortir de l'ignorance révélée par l'étonnement que
les hommes s'adonnent à la philosophie, dont le but est
par conséquent simplement le savoir, et non la production.
1
1
. Dans Métaphysique, V, I, Aristote énumère les différents sens de α ρχή et
conclut : « Il est commun à tous les commencements [κοινὸν τω̃ν α ρχω̃ν]
d'être ce qu'il y a de premier, à partir de quoi quelque chose est, ou devient,
ou encore est connu » (1013a 18-19).
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Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
C'est donc en rendant l'ignorance manifeste et en
provoquant la perplexité que l'étonnement suscite la
recherche du savoir et qu'il assume la fonction de
commencement de la philosophie.
Aristote ajoute que le mythe, également, peut susciter
la recherche du savoir, et que l'ami du mythe (ο
φιλόμυθος) est en un sens philosophe. Mais uniquement
parce que le mythe est composé d'éléments merveilleux
(ε κ θαυμασίων). La philosophie ne peut commencer à
partir du μυ̃θος que parce que les choses étonnantes
contenues dans le μυ̃θος incitent à rechercher le savoir. Et
cependant — on ne peut s'empêcher de le constater —,
les éléments merveilleux du μυ̃θος (par exemple, le
prodige d'Er revenant du monde souterrain, ou celui de sa
réincarnation) ne sont pas exactement du même ordre que
ce que les textes d'Aristote semblent par ailleurs avoir en
vue : un émerveillement associé à la perplexité(απορία),
un émerveillement davantage lié au λόνος qu'au μυ̃θος.
Toutefois, l'étonnement n'est que le commencement
qui stimule les penseurs, au commencement comme
aujourd'hui. L'étonnement ne fait pas partie du futur vers
lequel tend la recherche du savoir. Bien plutôt, Aristote y
insiste, cette recherche doit conduire à l'opposé (ει ς
του ναντίον) de ce par quoi l'enquête commence (983 a
12). Il répète que tous commencent en s'étonnant que les
choses soient comme elles sont. Mais alors — et de
manière tout à fait remarquable —, il présente
l'étonnement non seulement comme ce qui rend
l'ignorance manifeste, mais comme étant par essence lié à
l'ignorance, et même comme étant constitué par elle :
l'incommensurabilité de la diagonale d'un carré paraît
étonnante (ΘΑΥΜΑΣΤΌΝ ... ΔΟΚΕΙ) à quiconque n'en a pas
saisi la cause. On finit, dit-il, par l'opposé et le meilleur,
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Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'étonnement
l'opposé non seulement de l'ignorance, mais aussi de
l'étonnement. Ainsi, à la fin, le savoir, qui représente le
meilleur, est opposé à l'étonnement. Bien que l'on se
mette en quête du savoir du fait de l'étonnement, cette
quête a finalement pour effet de dissoudre l'étonnement.
A la fin, il n'y aurait donc pas de place pour l'étonnement
dans le savoir, pas de place pour un savoir dans lequel
l'étonnement serait essentiel, et non simple incitation. À
la fin, il n'y aurait que le savoir, par-delà l'étonnement de
la perplexité, par-delà les merveilles dont se compose le
μυ̃θος. La philosophie parviendrait à sa fin en mettant fin
à l'étonnement.
Hegel renouvelle le discours d'Aristote sur
l'étonnement. Il le fait, entre autres, dans la philosophie
de l'esprit subjectif, plus particulièrement, dans la partie
de la psychologie consacrée à l'intuition (Anschauung).
En déplaçant le thème de l'étonnement du champ de la
métaphysique à celui de la psychologie, Hegel ne fait que
mener à terme un déplacement qu'Aristote avait
parfaitement préparé en reliant l'étonnement à l'ignorance
et en l'opposant, en fin de compte, au savoir dans lequel
l'étonnement devait finir par se dissoudre. Hegel met fin à
l'étonnement d'une manière encore plus radicale en
l'assimilant à l'intuition. C'est en effet à l'occasion d'une
explication de la manière dont l'intuition est seulement le
commencement du savoir (Der Beginn des Erkennens),
que Hegel rappelle et confirme le propos aristotélicien :
A la situation qui est la sienne [= celle de l'intuition], se
rapporte la parole d'Aristote,
que toute
connaissance
commence par l'étonnement. Car, puisque la raison subjective
a, en tant qu 'intuition, la certitude — mais aussi seulement la
certitude indéterminée — de se retrouver elle-même dans
l'objet tout d'abord entaché de la forme de l'irrationalité, la
Chose lui inspire étonnement et profond respect. Mais le
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Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
pensée philosophique
l'étonnement
doit s'élever
au-dessus
du niveau
de
2
Avec Hegel, il s'agit de mettre fin à l'étonnement
aussitôt que le savoir progresse au-delà de l'intuition.
Cette fin, ce but, cette fonction, qu'Aristote reconnaissait
à l'étonnement en tant que commencement de la
philosophie, lui sont maintenant virtuellement retirés au
moment même où Hegel confirme la parole d'Aristote,
d'après laquelle tout savoir a son commencement dans
l'étonnement. Car ce n'est plus l'étonnement qui
détermine le progrès du savoir, mais la négativité.
L'étonnement n'appartient ni au futur ni au présent de la
philosophie, mais à son passé. Et même s'il est conservé,
comme tout passé, dans la profondeur du présent, ce n'est
pas en tant qu'étonnement.
On trouve une autre analyse de l'étonnement dans
l'Esthétique . Se référant de nouveau à Aristote, Hegel
élargit le contexte en affirmant que l'étonnement est le
commencement d'où naissent l'art, la religion et la
3
. Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften. Dritter Teil : Die
Philosophie des Geistes. Werke (Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1970, t. 10,
p. 225). Le passage cité se trouve dans l'addition [Zusatz] au § 449. [N.D.T. :
la traduction française donnée ici est celle de Bernard Bourgeois, modifiée au
début par le passage entre crochets : G. W. F. Hegel, Encyclopédie des
sciences philosophiques, III, Philosophie de l'esprit, Paris, J. Vrin, 1998,
p. 551.]
. Ästhetik, I, 309-10. [N.D.T. : pour les traductions françaises, voir :
Esthétique, par G. W. F. Hegel, (trad. S. Jankélévitch), Paris, Aubier,
Éditions Montaigne, tome II, 1944, p. 23-24; Hegel, Esthétique, trad. de
Ch. Bénard revue et complétée par B. Timmermans et P. Zaccaria, Paris,
Librairie Générale Française, « Le Livre de poche », 1977, premier volume,
p. 415-416. On remarquera que le nom d'Aristote ne figure pas dans ces
pages des leçons hégéliennes sur l'art, et que, d'autre part, S. Jankélévitch
avait préféré traduire Verwunderung par « admiration », plutôt que par
« étonnement »].
3
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Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de
l'étonnement
philosophie ; toutes les formes du savoir absolu sont ainsi
réputées avoir commencé à partir de l'étonnement, quand
bien même le fait d'être absolues présuppose qu'elles
auront — maintenant, au futur antérieur — dépassé
l'étonnement. S'agissant de l'art en particulier, il est dit
que l'étonnement entre en jeu dans l'origine de la forme
symbolique de l'art, forme la moins développée de l'art,
qui, rigoureusement parlant, ne constitue que le
préartistique (Vorkunst) et non pas encore l'art comme tel.
Hegel situe l'étonnement dans l'intervalle entre un pas
encore et un ne plus. Celui qui ne s'étonne pas encore vit
encore dans la stupidité et la bêtise : dépendant de
l'existence immédiate des objets, il n'est pas encore libre.
De l'autre côté, celui qui ne s'étonne plus a rompu avec
cette extériorité au sujet de laquelle il sait maintenant à
quoi s'en tenir : il a transformé les objets et leur existence
en une intuition spirituelle autoconsciente en eux.
L'étonnement se manifeste dans l'intervalle où l'on s'est
déjà détaché de la relation la plus immédiate avec la
nature, de la relation purement pratique, qui est celle du
désir, intervalle où l'on s'arrête pour jeter un regard en
arrière et chercher dans les objets quelque chose
d'universel, d'implicite (Ansichseiendes) et de permanent.
À ce stade, les objets demeurent autres — altérité dans
laquelle on s'efforce de se trouver à nouveau soi-même.
On est conscient d'eux comme de choses extérieures,
naturelles, avec cependant une certaine conscience, le
pressentiment (Ahnung), d'une réalité plus élevée, d'ordre
spirituel. La contradiction entre la nature et l'esprit qui
s'incarne ainsi dans les choses naturelles les rend à la fois
attirantes et repoussantes. C'est ce sentiment de la
contradiction, avec l'irrésistible désir de la résoudre, qui
engendre l'étonnement. Au sein de l'intervalle de
109
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
l'étonnement, l'art a la forme du symbole. Considéré dans
son développement indépendant et dans sa forme propre,
il a aussi le caractère de la sublimité .
Mais seulement dans cet intervalle. Quand la forme
classique de l'art, l'art véritable, entrera en scène, le
symbole, le sublime et l'étonnement lui-même auront
alors été dépassés. En présence de la sculpture grecque,
l'étonnement n'aura plus été en jeu.
Dans le futur antérieur de la philosophie et de l'art,
c'est à peine si une trace d'étonnement peut encore se
rencontrer. Et cependant, une simple trace peut suffire
pour qu'on hésite à se rallier à la fin de l'étonnement. Ou
plutôt, elle peut provoquer un renversement tel que ce soit
la fin de l'étonnement qui devienne objet d'étonnement,
de sorte que l'étonnement porterait sur cette fin même
dont on aurait présumé qu'elle devait entraîner sa
disparition. Ouvrant, dès lors, l'étonnement à l'avenir.
4
(c)
... provoqué en mélangeant
les opposés.
Being and Logos*
Les formulations platoniciennes relatives à
l'étonnement apparaissent dans le Théétète. C'est le seul
dialogue platonicien qui ait une double paternité : il est
rédigé non seulement par Platon, mais aussi par Euclide
de Mégare, à l'exception du prologue. Celui-ci a
4
. Ibid. I, 298.
* Being and Logos. The way of Platonic dialogue, Pittsburgh, Duquesne
University Press, 1975 (N.D.T.).
110
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'étonnement
notamment pour fonction de révéler la double paternité du
dialogue : Euclide raconte à Terpsion que, s'étant rendu
un jour à Athènes, il y avait entendu, de la bouche même
de Socrate, un récit de l'entretien que celui-ci avait eu
avec Théétète. Euclide ajoute avoir alors noté pour
mémoire, une fois rentré à Mégare, certains points de la
conversation, puis, en y repensant par la suite, les avoir
couchés par écrit, tout en les vérifiant auprès de Socrate,
lors de visites ultérieures à Athènes, de manière à combler
les lacunes de son souvenir. Euclide conclut : « De la
sorte, je suis parvenu à mettre par écrit la quasi totalité de
l'entretien » (Théétète., 143 a)*. Il montre à Terpsion le
livre obtenu (βιβλίον) et explique comment il l'a
composé, transformant un dialogue rapporté par Socrate
* On a voulu éviter la tournure trop lourde qui aurait résulté d'une simple
traduction littérale de la version anglaise que John Sallis propose de cette
citation du Théétète (en 143 a, et non pas en 142 b comme il l'indique par
erreur). Toutefois, en écrivant : So nearly the whole discourse has been
written by me [mot à mot : « Ainsi, [c'est] presque la totalité de l'entretien
[qui] a été écrite par moi »], il faut souligner qu'il reste très proche du texte
grec, lequel comporte effectivement une tournure passive qui identifie
explicitement le sujet de l'action avec la personne qui parle présentement :
« μοι ... ό λόγος γέγραπται » , c'est-à-dire : « par moi... l'entretien a été [= a
fini par être] écrit ». Or, privilégiant des tournures impersonnelles, certains
traducteurs français de ce passage du Théétète font totalement disparaître
l'idée d'une rédaction du dialogue qui serait due à Euclide. Voici par
exemple trois interprétations des plus étonnantes de ce point de vue : « En
sorte que presque tout l'entretien s'est ainsi trouvé mis par écrit» (Léon
Robin, in Platon, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », 1950, p. 84 ) ; « Si bien qu'en somme l'ensemble des entretiens
s'est trouvé transcrit » (Auguste Dies, in Platon, Théétète, Paris, Société
d'édition « Les Belles Lettres », 1967 ( 1 éd. 1926), p. 157) ; en revanche,
Émile Chambry fait apparaître un « je », mais dans une formulation des plus
énigmatiques : « En sorte que j'ai cette conversation écrite à peu près en
entier » (in Platon, Théétète, Parménide, Paris, Garnier-Flammarion, 1967,
p. 56.). (N.D.T.).
e
111
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
en dialogue au style direct. Au total, cette transformation
ne lui a pas seulement permis d'éliminer des répétitions
fastidieuses de phrases telles que : « Et moi, j'ai dit » ,
mais aussi tout ce que Socrate avait pu rapporter, au sujet
de cette conversation, en sus des propos qui s'y étaient
effectivement échangés. En tant que double du récit
socratique, le livre d'Euclide est donc différent de ce récit
(et pas seulement du fait de la différence entre oral et
écrit). Le livre d'Euclide diffère également de celui de
Platon, ne serait-ce que par l'ajout de la conversation
d'introduction. S'agissant de la conversation entre Socrate
et Théétète, sa transcription est la même dans les deux
livres. Dans le dialogue, la transcription se fait dans un
cadre qui lui reconnaît deux auteurs.
Le dialogue en son entier peut se lire comme un
discours sur l'étonnement, gravitant autour d'un passage
particulier où l'étonnement est assimilé au
commencement de la philosophie. Tout le dialogue est
structuré par les occurrences de différentes formes du
mot, aussi bien dans le discours final de Socrate qu'au
début, dans la réponse à la question initiale d'Euclide sur
l'arrivée de Terpsion venant de la campagne. Terpsion
explique qu'il est arrivé à Athènes depuis quelque temps
et qu'il s'est étonné (ε θαύμαζον) de ne pas trouver
Euclide sur la place du marché. Une brève évocation de
ses récentes activités conduit Euclide a expliquer qu'il est
l'auteur du livre dans lequel la conversation entre Socrate
et Théétète sera lue. Euclide dit qu'il est descendu au port
(ει ς λιμένα καταβαίνων), à l'instar de Socrate disant,
dans le prologue de La République, être descendu au Pirée
(κατέβην ει ς Πειραια̃), le port d'Athènes, ou encore
d'Ulysse rappelant cet épisode de ses aventures : « Je
descendis (κατέβην) chez Hadès pour me renseigner au
112
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'étonnement
sujet de mon retour et de celui de mes amis » (Odyssée,
23, 252-253). Au port, Euclide a rencontré Théétète,
blessé et souffrant de la dysenterie, alors qu'on le
transportait du campement de l'armée, situé à Corinthe,
jusqu'à Athènes,. Un peu plus tard, Euclide dira dans
quelles conditions il avait accompagné Théétète sur une
partie du trajet qui va de Mégare à Athènes, jusqu'à
Érinéos, sur la rivière Céphise, lieu par ailleurs désigné
comme celui où Perséphone fut enlevée par Hadès .
Lorsque Euclide rapporte que Théétète a été loué pour
sa conduite durant la bataille, Terpsion répond qu'il eût
été bien plus étonnant (θαυμαστότερον) que Théétète ne
se conduisît point de la sorte. Euclide fait état de son
propre étonnement : alors qu'il revenait d'Érinéos, après
avoir accompagné Théétète, il s'était souvenu et étonné
(εθαύμαοα)de la manière prophétique (ΜΑΝΤΙΚΩ̃Σ) dont
Socrate avait parlé de Théétète. Socrate, poursuit Euclide,
avait peu avant sa propre mort rencontré Théétète et, à
l'issue de sa conversation avec le jeune homme, il avait
exprimé une grande admiration pour lui. La conversation
est celle qu'Euclide déclare encore avoir retranscrite dans
le livre dont lecture va maintenant être faite à Euclide et à
Terpsion par un tiers, un jeune serviteur qui ne porte pas
de nom.
Théétète se révèle être un double de Socrate, auquel il
ressemble beaucoup physiquement (avec son nez épaté et
ses yeux protubérants), de même que le jeune Socrate
(mentionné en 147 c-d), silencieux pendant tout le
dialogue, est le double de Socrate dans le λόγος. Parlant à
5
5
. Voir The Being of the Beautiful : Plato 's Thaetetus, Sophist and Statesman,
traduction et commentaire de Seth Benardete, Chicago, University of
Chicago Press, 1984, I, 184.
113
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
Socrate de Théétète juste avant que le jeune homme entre
en scène, Théodore loue en lui un sujet doté d'une
merveilleuse nature (θαυμαστω̃ς ευ ), apprenant et
progressant à la manière d'un filet d'huile s'écoulant sans
bruit : on s'étonne (θαυμάσαι) que quelqu'un de son âge
puisse se comporter ainsi. De sorte que l'étonnement
entoure Théétète. Avant même qu'il n'apparaisse dans le
dialogue, on sait qu'il provoque l'émerveillement.
Et pourtant, au moment même où se déroule la lecture
du livre dans lequel la conversation a été consignée,
Théétète est en train de mourir. Cette conversation se tient
tout à la fois dans l'ombre de la mort imminente de
Théétète et de celle de Socrate. Euclide a indiqué que la
conversation avait eu lieu peu avant la mort de Socrate ;
de fait, elle prend fin quand Socrate déclare qu'il doit
aller au Portique du Roi pour répondre à l'accusation
intentée par Mélétos. Ainsi, eu égard à sa date
dramatique, le Théétète — ou, plus précisément, la
conversation entre Socrate et Théétète qui s'y trouve
consignée — est le premier de cette série de dialogues qui
conduisent à la mort de Socrate.
Néanmoins, l'ombre de ces morts contribue à la mise
en valeur du motif contraire qui anime le dialogue entre
Socrate et Théétète : l'espérance en la naissance et en la
floraison de la jeunesse. Le dialogue fait revenir Théétète
mourant en le faisant apparaître dans l'éclat de sa
jeunesse. Il met également en scène un Socrate jeune qui
double silencieusement le Socrate revenu du royaume des
morts. Dans la conversation telle que la lecture en est faite
à Euclide et à Terpsion, Socrate et Théétète, tous deux
ainsi revenus du royaume de la mort, renaissent dans une
conversation qui est elle-même consacrée en grande partie
114
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'ètonnement
au thème de la naissance, notamment celle de la
philosophie.
Concernant la question que Socrate pose à Théétète,
« Qu'est-ce que le savoir (ε πιστήμη) ? », il ne suffit ni
simplement d'en dénombrer (α ριθμη̃σαι) les différentes
formes, de les rassembler par énumération de leurs types,
ni de les diviser, comme Théodore et Théétète ont divisé
les nombres en carrés et en rectangles. Théétète, dit
Socrate, doit plutôt essayer de désigner les multiples
savoirs par une expression (λόγος) unique. Ou plutôt, il
doit essayer de donner naissance à une telle expression ;
en effet, pour répondre à l'excuse d'incapacité avancée
par Théétète Socrate lui dit : « Tu souffres des douleurs
du travail de l'enfantement, du fait non pas de ta vacuité,
mais de ta grossesse» (148 e). Socrate, prêt à assister
Théétète tel une sage-femme, se lance alors dans son
propre discours pour décrire son art particulier. C'est un
art étonnant que celui pratiqué par ce fils de sage-femme,
un art également sur lequel le démon socratique exerce
une certaine autorité. La chose la plus importante
(ΜΈΓΙΣΤΟΝ) dans cet art est le pouvoir de vérifier si la
pensée d'un jeune homme donne naissance à une image et
à un mensonge (ει ́δωλον καὶ ψευ̃δος) ou bien à quelque
chose de viable et de vrai (γόνιμού τε καὶ α ληθές).
Socrate déclare que les individus qui le fréquentent et
bénéficient de son art font de merveilleux (θαυμαστόν)
progrès. Bon nombre d'entre eux, observe-t-il, s'en
attribuant à eux seuls le mérite et se mettant même à le
mépriser, l'ont quitté plus tôt qu'ils n'auraient dû, pour
finir par avorter, ou bien pour mal élever ce dont ils les
avait accouchés. Ayant reconnu leur folie, ils sont souvent
revenus auprès de Socrate, implorant à nouveau sa
compagnie en faisant des choses extraordinaires
115
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
(θαυμαστά) ; sur quoi, dit Socrate, « le démon qui me
visite m'empêche d'en prendre certains dans ma
compagnie et me permet d'en prendre d'autres » (151 a).
La délivrance de Théétète est rapide : il déclare que le
savoir n'est rien d'autre que la perception ou la sensation
(αι ́σθησις).
Socrate entreprend l'examen de cette déclaration pour
déterminer si elle est viable ou si elle n'est que du vent. Il
fait référence au vent, en effet, en lui appliquant la
maxime de Protagoras selon laquelle l'homme est la
mesure de toutes choses, faisant de la sorte observer que
le vent peut être froid pour une personne et non froid pour
une autre. Il continue : la sensation est toujours sensation
de quelque chose d'étant (ΤΟΥ̃ Ο ́ΝΤΟΣ), qui existe et se
révèle (ΦΑΊΝΕΤΑΙ) à la sensation. Parce que la sensation, au
dire de Théétète, est savoir, elle ne peut pas être fausse.
La conséquence est prévisible : une telle sensation
considérée comme savoir, une telle sensation-savoir, doit
être le savoir de choses qui véritablement sont, savoir des
choses en leur vérité. Toutefois — et c'est tout à fait
remarquable —, Socrate s'abstient de dire que le vent est
en vérité simultanément froid et non froid, et il invoque
les Grâces au lieu de formuler ouvertement ce mélange
des opposés — il invoque les Grâces, mais accuse ensuite
Protagoras d'avoir divulgué des énigmes et réservé la
vérité à ses élèves.
La réplique de Théétète est très révélatrice : « Que
veux-tu dire par là, Socrate ? » (152 d). Réplique qu'il est
bien sûr possible de prendre pour une requête : que
Socrate explique donc ce que sa référence à
l'enseignement ésotérique de Protagoras n'a fait que
suggérer. On peut cependant estimer que la réplique de
Théétète renvoie à la conséquence que Socrate a passée
116
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'étonnement
sous silence : car ce que Socrate ajoute, dans le discours
peu commun qu'il développe aussitôt, concerne
précisément la manière dont se dit le mélange (κρα̃σις)
des opposés. De nouveau, il est question de naissance,
d'une naissance attestée par une longue lignée de
philosophes et de poètes (comprenant Protagoras,
Héraclite, Empédocle, Épicharme, Homère, à l'exclusion
d'un seul philosophe : Parménide) : la naissance de toutes
choses à partir de flux et du mouvement. De là vient que
rien n'est en soi-même ni par soi-même (ε ́ ν . . . Α Υ ΤῸ ΚΑΘ’
αυ τό). Socrate continue : « Mais si tu le désignes comme
quelque chose de grand, il apparaîtra également petit ; et
si tu le désignes comme quelque chose de lourd, il
apparaîtra également léger... » (152 d). Non pas que les
opposés puissent apparaître simplement mélangés l'un à
l'autre, comme dans le cas, par exemple, où l'on dit
qu'une chose est à la fois grande et petite. Telle est
précisément la sorte de formulation que Socrate a passée
sous silence. C'est plutôt le mélange des opposés qui,
précisément, est mis en lumière dans et par le discours : si
tu le désignes comme quelque chose de grand, il
apparaîtra également petit. Même le fait d'apparaître petit
ne peut pas, compte tenu du flux de toutes choses, être
indépendant du discours et de la déterminité (le fait d'être
un soi-même et par soi-même) que le discours produit.
L'opposition déterminée se constitue dans le discours, et
c'est donc par rapport au discours que le mélange des
opposés peut devenir manifeste en tant que tel.
Élargissant la discussion, Socrate fait finalement part à
Théétète de cette remarque : « Nous sommes forcés, en
quelque sorte, de dire imprudemment des choses tout à
fait étonnantes et risibles (ταυμαστά τε καὶ γελοι̃α),
comme le ferait Protagoras et quiconque essayant de dire
117
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
la même chose que lui » (154 b). Ce qu'il y a d'étonnant
et de risible, c'est (de dire) que l'on ne peut pas dire le
même, qu'il n'y a pas de même qui puisse se dire, ou
plutôt, que l'identité (être un soi-même et par soi-même)
relève uniquement du dire. Et pourtant, c'est la raison
même pour laquelle le mélange des opposés dans le
discours est encore plus étonnant. Comme dans l'exemple
que Socrate fournit en réponse à Théétète : six osselets
sont davantage que quatre et moins que douze — par
conséquent, non seulement ils sont simultanément plus et
moins, mais ils peuvent devenir plus sans avoir été
augmentés. La réponse de Théétète est alors elle-même
mélangée, affirmant et niant, tout à la fois, le mélange que
Socrate a posé. Quand Socrate poursuit l'analyse de la
contradiction, Théétète répond finalement en confessant
son étonnement : « Oui en effet, par les Dieux, Socrate, je
m'étonne au-delà de tout(υπερφυω̃ς... θαυμάζω) à propos
de la nature de ces choses, et parfois, en me livrant à leur
examen, je suis vraiment pris de vertige » (155 c). Ainsi,
Théétète est frappé d'étonnement par ce qui doit être dit,
sans que cela soit néanmoins possible, à propos du
mélange des opposés. Ainsi, c'est le mélange des opposés
qui provoque son étonnement. On peut même se
représenter un regard étonné sur son visage socratique ;
on peut même s'imaginer que, dans le récit de la
conversation qu'Euclide a recueilli de la bouche de
Socrate, il a bien pu être fait état d'une manifestation
d'étonnement dans les yeux saillants de Théétète ; mais la
manière dont Euclide a composé son livre (en copaternité
avec Platon) fait que tout est subordonné au discours et
que les choses apparaissent seulement dans leur relation
au discours, actualisant, précisément, ce qu'il dit.
118
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'étonnement
Socrate remarque que l'estimation faite par Théodore
de la nature de Théétète — à savoir, que c'était une nature
philosophique — n'est pas mauvaise, puisque le pathos de
l'étonnement (τὸ πάθος, τὸ θαυμάζειν) est tout à fait
celui d'un philosophe : « Car il n'est pas d'autre
commencement (α ρχή) de la philosophie que celui-ci, et,
apparemment, celui qui a proclamé Iris fille de Thaumas
n'a pas fait une mauvaise généalogie» (155 d). Parmi
ceux qui l'ont affirmé, figure évidemment Hésiode :
d'après sa généalogie, Thaumas épousa Électre, et dans
leur descendance il y eut Iris (Théogonie, 265-66). L'arcen-ciel (Iris) est fille de l'étonnement (Thaumas) et de la
lumière resplendissante (Électre). De plus, Thaumas et
Électre sont tous deux généalogiquement liés à Océan et à
Téthys ; plus haut dans la conversation, au cours de ce
discours peu commun où Socrate passe en revue la longue
lignée des philosophes et des poètes, la formule
d'Homère : « Océan, origine des dieux, et Téthys leur
mère »*, est interprétée comme affirmation de
l'engendrement de toutes choses à partir du flux et du
mouvement (152 e). Donc, au commencement, il y a le
flux et le mouvement ; et par la suite, issus d'eux, peutêtre directement, il y a l'étonnement et la lumière
resplendissante (autrement dit, apparaissant aux sens). Il y
a, comme chez Théétète, l'étonnement provoqué par
l'apparence d'un mélange des opposés. L'enfant de
6
6
Ibid., p. 107.
* On reprend ici la traduction (quasi littérale) que Léon Robin (Œuvres
complètes de Platon, La Pléiade, t. II, p. 99) donne de la formule citée par
Socrate : Ώκεανόν τε θεω̃ν γένεσις καί μητέρα Τηθύν. Le texte de John Sallis
paraît trop éloigné du grec, et difficile en outre à comprendre : Océan and
mother Thetys, the genesis of the Gods. (N.D.T.).
119
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
Thaumas (étonnement) est arc-en-ciel et philosophie.
Mais il y a plus : la détermination de l'étonnement comme
commencement de la philosophie est aussi présentée
comme confirmation de la généalogie qui fait de l'arc-enciel le fils de l'étonnement.
En quoi la philosophie est-elle concernée par l'arc-enciel ? Iris est la messagère des dieux auprès des hommes,
vocation qui est celle-là même que le Cratyle évoque :
« Iris [Ιρις], en outre semble avoir reçu son nom de
ει ́ρειν [parler], parce qu'elle est une messagère » (Cratyle
408 b). Philosophie et arc-en-ciel ont affaire, l'un et
l'autre, au discours, comme lorsqu'on en vient à la
distinction discursive, par exemple, entre les diverses
couleurs qui se fondent l'une dans l'autre au sein de l'arcen-ciel resplendissant qui unit le ciel et la terre.
Homère parle des « arcs-en-ciel que le fils de Chronos
a mis dans le ciel, présage adressé à l'homme » (Iliade,
11. 27-28). Un présage (τέρας) est un signe, un prodige,
quelque chose de merveilleux qui fait office d'augure ; ce
peut être même une créature fantastique, un monstre
(Latin : monstrum). Et chez Théétète (comme peut-être en
tout naturel philosophe), il y a quelque monstruosité : car
il est dans la nature de Théétète de s'étonner de manière
excessive (υ περφυω̃ς) ; il est dans sa nature d'excéder la
nature.
Toutefois, l'arc-en-ciel n'est pas simplement un signe
qui est envoyé du ciel à la terre ; mais, du fait d'être
envoyé, il est plutôt tel qu'il enjambe et qu'il révèle ainsi,
dans son empan, l'espace même à travers lequel il est
envoyé, l'espace qui se trouve entre le ciel et la terre,
entre la demeure des mortels et celle qui est réservée aux
dieux immortels. De la même manière, la philosophie, en
commençant par le discours sur l'étonnement, ouvre
120
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de
l'étonnement
l'espace entre ce qui apparaît aux sens et ce qui est dit
(c'est-à-dire, qui est mis en avant dans et par le discours).
C'est peut-être la discussion entre Socrate et Glaucon,
au livre VII de La République qui offre l'évocation la
plus directe de l'ouverture produite par la philosophie.
Socrate s'attache aux sensations qui ont la propriété de
stimuler la pensée (νόησις), les désignant comme des
sensations qui passent d'emblée (α μ
́ α) à leur contraire. De
nouveau, c'est par un mélange des opposés, comme le
montre le Théétète, que l'étonnement est provoqué et, par
là, le commencement de la philosophie. L'exemple, ici,
est celui de trois doigts : l'index, qui paraît grand par
rapport au pouce mais petit par rapport au majeur,
présente en conséquence un mélange de grand et de petit.
Ce qu'il faut, c'est une ouverture où puisse se décomposer
le mélange. La discussion qui s'y rapporte est la suivante :
7
— Ainsi donc, dis-je, il est naturel que dans des cas
semblables
une âme, appelant à son secours le calcul
(λογισμός) et l'intelligence (νόησις), commence par s'efforcer
de savoir si chacune de ces choses qui lui sont soumises est
une ou deux.
— Evidemment.
— Et s'il se révèle que c'est deux, chacune
d'elle
n'apparaîtrait-elle pas comme étant et différente et une ?
— Oui.
— Si donc chacune est à la fois une et deux, l'âme les
concevra comme séparées.
Car elle ne concevrait
pas
l'inséparable comme deux mais comme un.
— C'est exact.
— Mais la vue a perçu le grand et le petit aussi, disons-nous,
non point séparés, mais confondus ensemble, n 'est-ce pas ?
7
. J'ai analysé ce passage en détail, en fonction de son contexte, dans Being
and Logos : The Way of Platonic Dialogue, 2 éd. (Atlantic Highlands
Humanitas Press, 1986), pp. 428-31.
e
121
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
— Oui.
— Afin de tirer cela au clair, l'entendement a été forcé de voir
le grand et le petit, aussi, non plus confondus ensemble, mais
séparés, contrairement à ce qu 'avait fait la vue.
La République, 524 b-c.
Par conséquent, séparer le mélange en différents « un »
est une question de discernement : appréhender ce que
grand veut dire et ce que petit veut dire, appréhender
chacun par lui-même, appréhender chacun comme étant
un lui-même, par lui-même. Et il s'agit ensuite d'assigner
ces « un » (le grand et le petit) — ou plutôt, de les avoir
déjà assignés et, désormais, de simplement les y
astreindre — à leurs propres singularités (chacun étant
lui-même un par lui-même), par opposition au mélange ;
c'est une question d'espacement, il s'agit de laisser
s'ouvrir un espace entre ces « un » et le mélange des
opposés qui apparaît aux sens.
Socrate dit : « Et c'est ainsi que nous avons appelé l'un
intelligible [νοητόν] et l'autre visible [ο ρατόν] » (524 c).
Ainsi la philosophie produit-elle une ouverture. Ainsi
commence-t-elle au commencement platonicien.
Provoquée par le mélange des opposés, la philosophie
commence à partir de l'étonnement.
122
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'étonnement
(d)
Rien n 'échappe au jeu..., au jeu
des dyades indéterminées.
The Gathering ofReason*
Non seulement au commencement, mais maintenant
aussi, à la fin, au futur antérieur, l'étonnement sera resté
le commencement.
À la fin, on retourne donc à l'étonnement, on retourne
une fois de plus au commencement, mettant fin à
l'étonnement, ou plutôt, laissant la fin être provocatrice,
la laissant provoquer l'étonnement, ou plutôt — on le
soupçonne —, la laissant sortir l'étonnement de son
sommeil métaphysique.
Car la fin, c'est ce que l'on a appelé « fin de la
métaphysique ». Nul doute qu'il faille faire preuve de
beaucoup de prudence si l'on veut être rigoureux dans
l'emploi de cette expression. Il faut distinguer l'acception
pertinente du mot fin par rapport à d'autres acceptions
établies pour — et par — la métaphysique : notamment,
celle qui ferait de la fin un recueillement de la
métaphysique qui l'accomplît ; et, par opposition bien
trop symétrique à celle-ci, l'acception qui assimilerait la
fin de la métaphysique à sa simple cessation. Dans chaque
cas, il faut être également attentif au glissement de sens
qui affecte le mot « fin » à la fin de la métaphysique,
puisque c'est au sein de la métaphysique que le ou les
sens du mot fin (pour ne rien dire du ou des sens du mot
sens) se seront vus déterminés. Il faut également
* The Gathering of Reason, Athens (Ohio), Ohio University Press, 1980.
(N.D.T.).
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
maintenir en suspens d'une certaine façon l'hypothèse
d'homogénéité qui, sans cela, serait mise en œuvre par le
discours sur la fin de la métaphysique — autrement dit, il
faut laisser le nom en suspens entre singulier et pluriel.
Néanmoins, quelle que soit l'étendue de l'hétérogénéité
pluralisante, le commencement platonicien demeure
décisif. La métaphysique — qu'elle soit singulière,
plurielle, ou les deux — aura toujours commencé avec
l'ouverture entre l'intelligible et le sensible. Même s'il y a
généralement oubli de ce commencement, la
métaphysique se meut à l'intérieur de l'espace ainsi
ouvert ; et dans la mesure où elle assume cet espace en
tenant l'ouverture pour acquise, elle est autorisée à mettre
fin à l'étonnement. Car l'étonnement, provoqué par le
mélange des opposés, est ce qui attire d'abord dans
l'ouverture. C'est en tant que tel que l'étonnement est le
commencement de la philosophie.
Mais qu'est-ce que l'étonnement ? La question arrive
trop tard. Car lorsqu'on en vient à poser la question
philosophique : « Qu'est-ce que... ? » («τί ε στι...?»), on
se meut déjà dans l'ouverture et l'étonnement a déjà été
mis en œuvre en provoquant cette ouverture. Le processus
de l'étonnement fait partie de la condition même de la
question « Qu'est-ce que l'étonnement ? » ; et l'on ne
pourra jamais simplement désimpliquer cette question par
rapport à l'étonnement sur lequel elle voudrait porter. On
n'est jamais en mesure d'interroger l'étonnement
philosophique, sinon par un questionnement que le
processus de l'étonnement a déjà déterminé. Pour ne rien
dire de tous les moyens que la philosophie peut mettre en
œuvre pour répondre à la question, en déclarant que
l'étonnement est, par exemple, une passion de l'âme, ou
en l'assimilant, par exemple, à l'intuition.
124
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'étonnement
La fin de la métaphysique permet encore moins de
poser la question, car cette fin amène, selon la formule de
Nietzsche, l'inversion finale du platonisme, inversion qui
constitue la possibilité finale de la métaphysique, à savoir,
la possibilité de proclamer l'épuisement de toutes les
possibilités de déplacement à l'intérieur de l'espace
ouvert par le platonisme. Dès lors que — pour reprendre
les termes de Nietzsche — le monde vrai devient pour
finir une fable, et que ce qui s'appelait jadis l'intelligible
dérive et s'éloigne de plus en plus, indéfiniment — de
sorte que l'espace de la métaphysique devient illimité ou,
plutôt, se réduit à nouveau au plan du sensible, — dès ce
moment, donc, les ressources mêmes qui auraient rendu
possible la question sont à leur tour mises en question et
abandonnées à la dérive. Et pourtant, on est alors ramené
au lieu de l'étonnement, ce lieu où, dans un discours
portant sur le mélange au sein de ce qui en est venu à être
nommé le sensible, l'étonnement a été suscité au
commencement.
Disons-le donc : la fin de la métaphysique produit un
retour à l'étonnement, un retour de l'étonnement.
Toutefois, la provocation, à la fin, d'un étonnement qui
constituerait le commencement d'un penser à la limite de
la métaphysique, ne serait pas tout à fait la même qu'au
commencement. On serait, bien sûr, ramené vers le
mélange discursivement articulé des opposés sensibles. Et
cependant, du fait même que le discours en fonction
duquel le mélange apparaît au sens n'est rien d'autre que
le discours façonné et habilité par l'histoire de la
métaphysique, ce discours ne peut pas ne pas produire la
double séparation : celle entre les opposés d'une part et,
de l'autre, celle entre les opposés sensibles mélangés et
les opposés intelligibles distincts. Il s'agit d'un discours
125
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
qui signifie quelque chose, qui par sa mise en œuvre
même est censé signifier quelque chose, excéder ce qui
apparaît aux sens, ouvrir la différence entre signification
et sens, entre deux sens différents du sens. Même si, à la
fin de la métaphysique, la signification est complètement
à la dérive, le langage ne cesse pas de signaler la
différence que deux millénaires de mise en forme et de
mise en théorie lui ont appris à signaler. Pour autant que
le langage de la métaphysique continue d'être utilisé
— en existe-t-il un autre ? —, on continue d'excéder le
plan du sens, ouvrant ainsi la différence qui s'annonce
dans l'ambiguïté du mot sens, la gigantesque différence
inhérente au sens.
Ce qui ne peut manquer dès lors de provoquer
l'étonnement ; c'est la γιγαντομαχία dans laquelle on se
trouve ainsi jeté. Car la fin de la métaphysique entraîne
une double occultation de ce qui s'oppose au sensible
(c'est-à-dire, à ce qui a reçu le nom de sensible). D'un
côté, l'intelligible est occulté en tant qu'original
indépendant de ses représentations sensibles, quoique les
maîtrisant. Mais alors rien n'empêchera qu'il se
transforme en image, sinon par simple renversement, du
moins par appartement peut-être illimité de termes, liés
entre eux comme image et original, sans aucun ancrage
ultime dans un original propre qui soit lui-même
réfractaire au jeu de la représentation. D'un autre côté,
l'intelligible est occulté comme signification, ou, plus
précisément, comme signification préétablie qui
antidaterait le discours, comme signifié transcendantal qui
précéderait et déterminerait de l'extérieur le jeu des
signifiants.
Le discours signifiant a beau nous mener au-delà du
sens, l'intelligible ne peut plus se dégager du jeu du
126
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'étonnement
discours et du sens et, derechef, être opposé à ce jeu, dont
il se tiendrait à l'écart. Les dyades ne peuvent pas être
soumises à une détermination définitive par référence à un
terme qui ne soit plus lui-même déterminé par liaison
dyadique. Et c'est ainsi qu'à la fin de la métaphysique
l'étonnement est suscité : étonnement devant un jeu
dyadique sans détermination, étonnement devant
l'ouverture gigantesque au sein même du mot sens.
On pourrait également qualifier cet étonnement de
poétique, à condition que l'épithète fût infléchie dans le
sens de ce que Jacques Derrida nomme invention, ou bien
rapportée de nouveau à la ποίησις dont Heidegger
cherche à préserver le sens premier, antérieur à celui de
production (Herstellung). Il s'agit d'un étonnement
devant le pouvoir qu'a l'image sensible de mettre au jour
son original et qu'a le discours de mettre au jour la
signification — « mettre au jour », au double sens
(presque contradictoire, pourrait-on dire) de,
simultanément, donner pour la première fois « lieu à » (de
laisser « avoir lieu », « prendre place »)*, et cependant
aussi de dévoiler comme étant déjà là (non simplement
produit). Il s'agit d'un étonnement devant une mise au
jour qui est à la fois inaugurale et commémorative —
comme la remémoration. On pourrait l'appeler
étonnement d'imagination
* Dans tout ce passage, l'original ne comporte pas de guillemets. (N.D.T.).
127
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
(e)
...planer entre ciel et
terre,...
Délimitations*
L'étonnement peut-il être suscité encore plus archaïque
ment ? Peut-il être suscité par ce que l'on pourrait encore
appeler — même à la fin de la métaphysique — l'α ρχή:
ni un intelligible, ni l'intelligible, ni même le
commencement de l'intelligible, mais plutôt l'ouverture,
l'être-ouvert, dans quoi le sens pourrait s'excéder et les
dyades être à l'œuvre ? Un tel étonnement aurait lieu
avant que l'on ait pu désigner quelque chose en tant que
quelque chose, par exemple, désigner comme grand ce qui
apparaîtrait ensuite petit, de sorte qu'un mélange des
opposés deviendrait manifeste, suscitant l'étonnement du
commencement de la philosophie. Cet étonnement aurait
déjà lieu avant que le discours ait pu excéder le sens et
produire l'ouverture, mettant en jeu les dyades qui, même
à la fin de la métaphysique, provoqueraient encore
l'étonnement. Cet étonnement archaïque serait non
simplement le commencement de la philosophie (à son
commencement ou lors de sa fin et de sa transmutation),
mais plutôt un commencement qui précéderait la
philosophie, un tournant vers le commencement dans
lequel l'espace même de la philosophie s'ouvrirait. Le
lieu d'un tel étonnement serait le déploiement même du
lieu comme tel, l'espacement de l'α ρχή, l'espacement
archaïque.
* Traduction française par Miguel de Beistegui : Délimitations. La Phénoménologie et la fin de la métaphysique, Paris, Aubier, 1990 (N.D.T.).
128
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'étonnement
Heidegger témoigne d'un étonnement qui, à l'instar de
cet étonnement archaïque, ne se trouverait pas seulement
au commencement de la philosophie. Faisant référence à
un étonnement qui, au contraire, soutiendrait et, en un
sens, gouvernerait de part en part la philosophie,
Heidegger écrit : « Dire que la philosophie naît de
l'étonnement signifie [heisst] : elle est essentiellement
une chose prodigieuse et elle devient de plus en plus
prodigieuse à mesure qu'elle devient ce qu'elle est . »
Dans Qu'est-ce que la philosophie ?, Heidegger fait
référence au πάθος de l'étonnement [Erstaunen],
traduisant πάθος par Stimmung ou dis-position, afin
d'éviter, indique-t-il, de l'entendre au sens psychologique
moderne. Puis il caractérise l'étonnement (θαυμάζειν)
comme un recul devant l'étant (Wir treten gleichsam
zurück vor dem Seienden) [cf. Questions II, p. 34], un
recul qui devient attention à l'étant, au fait qu'il est, et
qu'il est ainsi et non autrement. De la sorte, reculer, c'est
en même temps être transporté vers ce qui nous a fait
reculer et s'y attacher. L'étonnement est, dès lors, la
« disposition dans laquelle et pour laquelle s'ouvre l'être
de l'étant ».
Dans le cycle de conférences de 1937-1938, Questions
fondamentales de la philosophie, Heidegger analyse plus
longuement l'étonnement. De nouveau, il le considère à
titre de Stimmung, c'est-à-dire comme déplacement
(Versetzung) par lequel on entre dans un rapport
fondamental avec l'étant comme tel. L'étonnement
8
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8
. Grundfragen der Philosophie : Ausgewählte « Probleme » der « Logik »,
GA 45, p. 163.
. Was ist Das — Die Philosophie ?, Pfüllingen, Günther Neske, 1956, p. 26.
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Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
(θαυμάζειν — que Heidegger rend maintenant par : das
Er-staunen),
est la disposition fondamentale
(Grundstimmung) qui fut — du moins pour les Grecs — à
l'origine de la philosophie. Heidegger prend soin de
distinguer l'étonnement de toute une série de dispositions
voisines : la surprise (Sichwundern, Verwundern), où l'on
est frappé par quelque chose qui sort de l'ordinaire ;
l'admiration (Bewundern), où l'on se libère de la chose ou
de l'événement extraordinaires par quoi l'on est frappé,
les dominant par le fait de s'y opposer ; la stupéfaction
( S t a u n e n , Bestaunen),
où l'on est repoussé par
l'extraordinaire. L'étonnement, Heidegger y insiste,
diffère essentiellement de ces trois formes-là ; car dans
toutes, il y a un élément individuel déterminé, quelque
chose d'extraordinaire, qui est mis en valeur par contraste
avec les choses de l'expérience courante. Dans
l'étonnement, en revanche, « le plus ordinaire devient luimême le plus extraordinaire» (GA 45, p. 166). Tout
devient extraordinaire (GA 45, p. 174), et l'on est
transporté dans la non-familiarité absolue du familier,
dans un monde inversé . Cependant, ce qu'il y a de plus
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. Cette formulation provient d'Eugen Fink : « Ce qui fait irruption dans
l'étonnement... est une non-familiarité du familier... Dans l'étonnement, le
monde est inversé [verkehrt sich die Welt] » (Einleitung in die Philosophie,
éd. Franz-A. Schwartz [Würzburg : Königshausen & Neumann, 1985], p. 19).
Klaus Held a aussi repris cette discussion, [mais] il décrit différemment la
transformation que subit le monde dans l'étonnement : pour celui qui
s'étonne, le monde se déploie comme s'il lui advenait pour la première fois,
comme s'il était complètement neuf et absolument surprenant. Au moment de
sa réflexion, ajoute Held, l'étonnement fait faire l'expérience de soi comme si
l'on était un nouveau né. (Voir « Fundamental Moods and Heidegger's
Critique of Contemporary Culture », dans Reading Heidegger :
Commemorations, éd. J. Sallis, Bloomington, Indiana University Press, 1999,
spéc. p. 298-300).
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Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'étonnement
ordinaire, c'est simplement ce qui est, l'étant ; et ce qu'il
y a d'extraordinaire avec l'étant, c'est qu'il est.
L'étonnement, dit Heidegger, produit le plus ordinaire de
façon telle qu'il s'annonce, paraît dans tout son éclat,
comme extraordinaire. L'étonnement s'attache au
surgissement du caractère extraordinaire de l'ordinaire.
L'étonnement dit Heidegger, ouvre à ce qui est
« exceptionnellement étonnant, à savoir : la totalité en tant
que totalité, la totalité comme étant (als das Seiende),
l'étant comme totalité [das Seiende im Ganzen], le fait
qu'il est ce qu'il est ; l'étant en tant que l'étant, ens qua
ens, τὸ ο ν́ η ο ́ν» . Heidegger ajoute : « Ce qui est nommé
ici par le en tant que, le qua, le η , c'est le "entre" qui
vient à s'ouvrir dans l'étonnement, l'espace ouvert dans
lequel l'étant en tant que tel entre en jeu, c'est-à-dire, en
tant que l'étant qu'il est, dans le jeu de son être [Spiel
seines Seins] » (GA, 45, p. 168-169).
En un sens Heidegger se risque donc à dire ce qu'est
l'étonnement : non pas, toutefois, en le soumettant à la
question philosophique de ce qu'il est, mais plutôt en le
situant, en délimitant sa place, en prenant en compte
l'éclat même de la parution du est, en exposant sa
disposition à l'ouverture même de l'en tant que de l'étant
en tant qu'étant. Ainsi, en dépit de tout ce qu'il dit de
l'étonnement, Heidegger peut aussi faire remarquer qu'un
tel prodigieux déplacement se soustrait en tant que tel à
l'explication, à l'analyse qui le résoudrait en ses différents
composants. Si l'on peut en un sens dire ce qu'est
l'étonnement, on ne le peut que par une Wiederholung,
« une rétrojection [Ruckentwurf] de la simplicité
[Einfachheit] et de l'étrangeté de ce déplacement de
l'homme dans l'étant en tant que tel, qui a lieu [sich
ereignet] comme étonnement, qui reste tout autant
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Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
incompréhensible que le commencement [Anfang] auquel
il est lié » (GA, 45, p. 171).
C'est seulement en faisant retour vers l'étonnement
qu'il serait possible de le penser de façon archaïque,
seulement en rebroussant chemin en quelque sorte vers
son lieu propre : celui de l'ouverture de l'étant en tant que
tel. Ce qui importe alors, c'est la manière dont il faut
penser l'étonnement, ou, plus précisément, ce à partir de
quoi l'ouverture doit être pensée, ce à partir de quoi
l'espacement de l'α ρχή peut avoir lieu. Nul doute qu'il
faille penser, comme Heidegger y insiste, à partir de
l'étant en tant qu'étant. On peut alors, en prolongeant le
projet de l'ontologie fondamentale, entreprendre de
penser l'espace où l'étant entre dans le jeu de son Être —
autrement dit, penser ce qui s'appellera Temporalität,
Lichtung, Ereignis,
penser (1') au-delà (de) l'Être
(ε πέκεινα τη̃ς ου σίας), comme le fit également Platon.
Ou bien, on peut s'attacher à relier ce projet à un autre,
attentif au surgissement du questionnement hors de la
totalité de l'étant ; projet qui, en adhérant à l'étant en tant
qu'étant, ne serait plus du tout finalement un projet, mais
plutôt un retour vers l'être-jeté, une Wiederholung de
l'être-jeté inhérent au projet (comme en métontologie,
pour rappeler l'intitulé le plus saisissant que Heidegger lui
ait jamais donné).
Et cependant, l'étant en tant qu'étant apparaît toujours
également aux sens — depuis le commencement, avant
tout commencement ; l'ouverture est toujours également
une ouverture au sein de ce que l'on peut appeler (en le
libérant de l'opposition métaphysique) : le sensible. Fautil alors ne plus penser l'espacement archaïque à partir du
sensible ? N'est-ce pas dans l'ouverture à partir et au sein
du sensible que l'étonnement archaïque a sa place ? A
Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
Le lieu de l'ètonnement
partir et au sein du sensible — un espacement qui
tracerait au sein du sensible l'ouverture à partir du
sensible, en laquelle le sensible serait excédé, soit dans
l'opposition métaphysique entre l'intelligible et le
sensible, soit dans le jeu des dyades sans déterminations
qui débute à la fin de la métaphysique. À partir et au sein
du sensible — tout comme le mot sens, qui en vient à se
diviser de lui-même (en deux sens différents de sens
— division abyssale, qui se présuppose elle-même), est
néanmoins divisé au sein de lui-même, incluant l'espace
gigantesque dans lequel l'imagination et le discours ont
ensemble leur place.
On retournerait alors à un ètonnement situé dans une
ouverture produite à partir et au sein du sensible, laquelle,
en un sens — dans le sens lui-même, s'il pouvait y avoir
un lui-même — précéderait jusqu'au jeu même de l'étant
dans son être, un préambule, un prélude, comme chez
Wordsworth :
Eveillé, appelé, stimulé, contraint même,
Je recherchais l'universel ; mes yeux scrutaient
Le visage commun de la terre et du ciel
Le Prélude, livre troisième, vers 105-107*
On retournerait alors à un ètonnement qui planerait,
comme une colombe, entre ciel et terre, ouvert à l'éclat
prodigieux de l'arc-en-ciel qui unit terre et ciel tout en les
séparant. Alors, on pourrait s'abandonner aux spectacles
et aux sons merveilleux de la terre et du ciel, et, d'après le
sens qu' Emerson donne à cette expression, tracer un
* Wordsworth, Le Prélude, trad. Louis Cazamian, Paris, Aubier, Éditions
Montaigne, coll. Bilingue, 1949, p. 163.
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Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
John Sallis
cercle nouveau, un cercle qui s'ouvrirait sur tout ce qui
pourrait se dire ou apparaître aux sens :
La seule chose que nous recherchions d'un insatiable désir,
c'est de nous oublier nous-mêmes, d'être surpris en dehors de
nos repères habituels, de perdre notre mémoire
sempiternelle
et de faire quelque chose sans savoir comment ni pourquoi,
bref de tracer un cercle nouveau. Rien de grand n 'a jamais
été accompli sans enthousiasme. Le chemin de la vie est
merveilleux : il passe par
l'abandon .
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. « Circles », in The Essays of Ralph Waido Emerson, Cambridge, Harvard
University Press, 1987, p. 190. [N.D.T. : Que Michel Fuchs soit très
chaleureusement remercié d'avoir bien voulu relire et annoter le manuscrit de
la présente traduction du texte de John Sallis : celle-ci a pu ainsi bénéficier de
précieuses remarques et suggestions.]
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Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »
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