LE LIEU DE L'ÉTONNEMENT John SALLIS Traduction : Robert SASSO (a) ...Un singulier retour aux commencements, un tournant vers ce qui déjà le détermine. Phenomenology and the Return to Beginnings Comment rappeler un chemin disparu ? Comment convoquer à nouveau ce penser, ces temps, que seul le temps lui-même — cette menace à l'égard de toute ipséité, y compris celle du penser lui-même — a pu * « The Place of Wonder », chapitre 11 de Double Truth, Albany, (NY), State University of New York Press, 1995. Dans ce chapitre, John Sallis joue de toutes les acceptions du mot anglais « wonder », qui peut être verbe ou substantif: étonnement, émerveillement, prodige, miracle...; s'étonner, s'émerveiller, trouver prodigieux, miraculeux... On s'est résolu à rendre ce terme uniquement par « étonnement » ou « s'étonner » chaque fois que l'auteur l'utilise pour « traduire » ce dont parlent Platon et Aristote quand ils se servent de thauma ou de thaumazein. En revanche, dans les contextes où John Sallis fait manifestement jouer des connotations particulières de « wonder », ou de formes apparentées, on s'est efforcé d'employer des termes diversifiés, de manière à restituer en français ces variations sur le thème général de l'étonnement : du sens « simple », en quelque sorte (« Cela m'étonnerait ») au sens emphatique (« C'est prodigieux ! fantastique ! renversant ! »). L'original comporte quantité de termes, en caractères droits ou italiques, mis entre parenthèses ou entre des crochets : on a conservé cette typographie et renvoyé en bas de page les remarques de la traduction signalées par un astérisque. Les notes appelées par des chiffres sont celles de John Sallis. Les citations qu'il donne en tête de chaque section sont extraites de ses propres ouvrages (N.D.T.). 99 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis mettre en retrait ? Comment, à partir de simples traces, redonner vie à toute la détresse de la perplexité, à la passion du questionnement, à l'attention de la lecture, à l'extase prudente de l'écriture, à la patience d'attendre la venue de la chose espérée, d'attendre les mots susceptibles d'ouvrir et, tout à la fois, de sceller un certain chemin ? Y a-t-il un temps verbal — peut-on à défaut en inventer un — qui permette de parler d'un autre temps sans le priver de son intensité ni le réduire à n'être qu'une ombre floue du présent ? Comment donc reprendre un chemin qui provient d'un autre temps ? Cela n'est possible que par la remémoration — en remontant ce chemin par la pensée jusqu'à son commencement. Une telle pensée remémorante n'a rien à voir avec la représentation : elle ne cherche pas à reproduire ce chemin, à en donner une réplique, le double actuel d'un original passé (qu'on ne pourrait jamais simplement préserver en tant que tel et protéger de la duplicité engendrée par la reproduction). Il s'agit plutôt, dans la remémoration, d'entreprendre de penser ce qui a déterminé le chemin et prolongé son cours. Par la remémoration, on fait retour vers le commencement qui aura toujours soutenu la pensée dans son cours, jusqu'à la pensée remémorante elle-même. On voudra, avant tout peut-être, se rappeler de manière méditative ce qui s'est annoncé dans le mot par lequel le commencement de la philosophie a été nommé au commencement de la philosophie ; ce mot par lequel, même si cela implique toujours un renvoi particulier au commencement grec, on n'a jamais cessé de le désigner depuis. Platon et Aristote désignent l'un et l'autre le commencement de la philosophie par θαυμάζειν. Hegel 100 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'étonnement et Heidegger répètent l'un et l'autre ce nom, ne serait-ce que pour marquer une certaine distance par rapport au commencement grec. La remémoration esquisse plus ouvertement un dépassement de la philosophie que celle-ci, elle-même, avait déjà tenté à son commencement : le retour au commencement, le recul, à partir de la philosophie, vers l'α ρχή qui la précède et la rend initialement possible, la régression en deçà de la limite de la philosophie vers l'α ρχή qui l'a initialement délimitée. La remémoration ne peut se déployer que comme penser archaïque : et en celui-ci, elle a toujours déjà commencé. Se tourner vers l'α ρχή, c'est toujours, pour la remémoration, être aussi déterminée par lui. Dès lors que l'on pose la question du commencement, le commencement est toujours déjà en jeu, et depuis longtemps, privant la question de toute prérogative. Être en mesure de commencer, c'est être déjà impliqué dans et par le commencement, et lorsqu'on en vient à mettre celui-ci en question, on ne fait que retourner vers lui, d'une manière différente, d'une manière questionnante, en se tournant vers ce qui, déjà, détermine la mise en question. La remémoration traduit le commencement. Dans le mot wonder, qui est en anglais la traduction constante et bien établie de θαυμάζειν, elle entreprend de traduire ce qui s'annonce dans les discours décisifs sur le θαυμάζειν — ces discours qui, à la limite de la philosophie, font retour en arrière pour nommer l'α ρχή de la philosophie. Cette traduction a une structure assez différente de celle d'une simple translittération ou réinscription d'un mot grec dans la langue anglaise. Elle diffère également de l'activation d'un mot anglais de même racine que la traduction latine de l'original grec. Car à titre de 101 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis traduction, le mot wonder ne laisse pas d'offrir quelque résistance en mettant en jeu son propre potentiel sémantique, sorte de résistance indirecte qui gauchit la traduction ; mais de telle façon, néanmoins, qu'il promet une traduction qui ouvrirait ces anciens discours au-delà d'eux-mêmes. Il s'agit d'utiliser le potentiel sémantique de wonder pour donner un prolongement à ce qui résonne dans ces discours, en offrant à ces discours un écho dans une autre langue et en les faisant résonner dans le son de wonder. Quelles sortes de choses résonnent dans wonder ? Il y résonne la stupéfaction devant des phénomènes extraordinaires, le ravissement dans lequel on est transporté au spectacle d'événements mystérieux ou magiques qui semblent annoncer l'inconnu ou être les présages de l'imminent. Ainsi en est-il dans Macbeth, où le héros relate dans une lettre à sa femme sa fantastique rencontre avec les trois sorcières. Salué par elles non seulement comme « Thane de Cawdor », mais aussi comme « celui qui sera roi », il brûle de les questionner plus avant sur leur savoir plus que mortel. Mais alors, sommées par lui de révéler l'origine et le sens de leur prophétie, les sorcières disparaissent : Comme je brûlais du désir de les questionner davantage, elles se sont changées en air, dans lequel elles disparurent. Tandis que je restais ravi dans l'étonnement de la chose... Macbeth I, 5, 4-5* Le son du mot wonder ne diffère guère de wundor, son ancêtre anglo-saxon, qui désigne une chose étonnante, un Traduction de Pierre-Jean Jouve, in Œuvres complètes de Shakespeare, Club Français du Livre, volume 9, 1959, p. 359 (N.D.T.) 102 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'étonnement présage, quelque chose d'extraordinaire qui sort du cours habituel de la nature, comme le sont, dans Beowulf, les traces du dragon poursuivi, le dragon lui-même, ou bien encore les étranges créatures (wundra) qui assaillent Beowulf dans l'océan (Beowulf, 840, 1509). En employant ici le terme « monstre », translittération du latin monstrum, on ouvre wonder à sa propre histoire. Il y résonne aussi l'émerveillement provoqué par une vision du monde qui permet de le voir comme si on ne le connaissait pas, qui l'ouvre comme pour la première fois pour révéler quelque chose de prodigieux. Comme lorsque Miranda s'exclame : O, merveille ! Que de superbes créatures ! Quelle insigne beauté pare le genre humain ! O fier monde nouveau que hantent pareils êtres ! La Tempête, V, 1,181-184.* Wonder, comme sur le visage d'un jeune enfant qui regarde soudain quelque chose pour la première fois. * Traduction de Pierre Leyris, in Œuvres complètes de Shakespeare, op. cit., volume 12, 1961, p. 171. S'agissant de ce « fier monde nouveau » : brave new world — expression rendue fameuse comme titre de l'ouvrage que Aldous Huxley fit paraître en 1932, traduit en français sous le titre Le Meilleur des mondes —, on rappellera que Prospéro, dans la pièce de Shakespeare, réplique à Miranda : « Il est nouveau pour toi... » (N.D.T.). 103 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis (b) ... mettre fin à l'étonnement Spacings — of Reason and Imagination* Le discours d'Aristote sur l'étonnement intervient au cours d'une discussion qui porte sur le savoir*(επιστήμη) le plus archontique (α ρχικωτάτη), c'est-à-dire le plus royal, le plus digne de gouverner. Le savoir ainsi défini et le traité auquel se rattache la discussion seront l'un comme l'autre désignés ultérieurement par le terme de métaphysique. Un tel savoir est dit consister en une spéculation (θεωρητική) portant sur les premiers commencements* et sur les premières causes (τω̃ν ΠΡΏΤΩΝ Α ΡΧΩ̃Ν ΚΑῚ ΑΙ ΤΙΩ̃Ν). Le propos d'Aristote est de montrer que cette spéculation n'a pas à voir avec la production (ΠΟΙΗΤΙΚΉ), qu'on ne s'adonne pas à la philosophie pour produire quelque chose. Il le fait en prêtant attention aux premiers philosophes, en se tournant vers le commencement de la philosophie, vers ce commencement dont la philosophie a procédé en son commencement. Dans ce tournant, Aristote redouble ainsi * Traduction française par Maurice Élie, Michel Fuchs, Jean-Luc Gautero, Caëla Gillepsie, Dominique Janicaud : Espacements — de la raison et de l'imagination, Paris, Vrin, 1997 (cf. p. 137 : « Avec Hegel, il s'agit de mettre fin à l'étonnement. ») (N.D.T.). « Savoir » est donné ici, comme par la suite, pour knowledge, terme systématiquement utilisé par l'auteur quand il traduit ε πιστήμη, alors que l'on s'attendrait plutôt à trouver celui de « science », plus traditionnel en l'occurrence (N.D.T.). * Il n'était pas possible de proposer le terme plus courant de « principes ». John Sallis, en effet, ne traduit pas α ρχή chez Aristote par principle , mais par beginning , littéralement : « commencement » — qui est d'ailleurs le sens primitif d'α ρχή (N.D.T.). 104 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'étonnement le commencement : « De nos jour, c'est l'étonnement qui pousse les hommes à philosopher, et c'est aussi lui qui les y poussa pour la première fois » (Métaphysique, I, 982 b, 12-13) . De là, l'identification de l'étonnement avec le commencement de la philosophie, aussi bien au commencement qu'aujourd'hui. Tout commence à partir de l'étonnement (α πὸ του̃ θαυμάζειν) (Métaphysique, I, 983 a, 12-13), jadis comme à présent. C'est seulement au sujet de la mise en œuvre future de ce commencement qu'Aristote garde le silence — pour commencer. Aristote esquisse la progression par laquelle passe l'étonnement : de la perplexité concernant les choses courantes à la perplexité touchant la genèse de tout ce qui est. Ainsi, l'étonnement fonctionne comme commencement, non seulement au commencement de la spéculation, mais tout au long de son développement, jusqu'au point où elle s'ouvre, enfin, à la totalité de ce qui est. Comment l'étonnement fonctionne-t-il à titre de commencement tout au long de la spéculation ? En faisant prendre conscience de l'ignorance : « Or, celui qui s'étonne et devient perplexe se tient pour ignorant » (Métaphysique, I, 982 b, 12-13). L'étonnement est semblable à la piqûre du taon, délogeant les hommes de leur prétendu savoir et les laissant dériver dans leur ignorance, comme paralysés par un poisson torpille. C'est pour sortir de l'ignorance révélée par l'étonnement que les hommes s'adonnent à la philosophie, dont le but est par conséquent simplement le savoir, et non la production. 1 1 . Dans Métaphysique, V, I, Aristote énumère les différents sens de α ρχή et conclut : « Il est commun à tous les commencements [κοινὸν τω̃ν α ρχω̃ν] d'être ce qu'il y a de premier, à partir de quoi quelque chose est, ou devient, ou encore est connu » (1013a 18-19). 105 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis C'est donc en rendant l'ignorance manifeste et en provoquant la perplexité que l'étonnement suscite la recherche du savoir et qu'il assume la fonction de commencement de la philosophie. Aristote ajoute que le mythe, également, peut susciter la recherche du savoir, et que l'ami du mythe (ο φιλόμυθος) est en un sens philosophe. Mais uniquement parce que le mythe est composé d'éléments merveilleux (ε κ θαυμασίων). La philosophie ne peut commencer à partir du μυ̃θος que parce que les choses étonnantes contenues dans le μυ̃θος incitent à rechercher le savoir. Et cependant — on ne peut s'empêcher de le constater —, les éléments merveilleux du μυ̃θος (par exemple, le prodige d'Er revenant du monde souterrain, ou celui de sa réincarnation) ne sont pas exactement du même ordre que ce que les textes d'Aristote semblent par ailleurs avoir en vue : un émerveillement associé à la perplexité(απορία), un émerveillement davantage lié au λόνος qu'au μυ̃θος. Toutefois, l'étonnement n'est que le commencement qui stimule les penseurs, au commencement comme aujourd'hui. L'étonnement ne fait pas partie du futur vers lequel tend la recherche du savoir. Bien plutôt, Aristote y insiste, cette recherche doit conduire à l'opposé (ει ς του ναντίον) de ce par quoi l'enquête commence (983 a 12). Il répète que tous commencent en s'étonnant que les choses soient comme elles sont. Mais alors — et de manière tout à fait remarquable —, il présente l'étonnement non seulement comme ce qui rend l'ignorance manifeste, mais comme étant par essence lié à l'ignorance, et même comme étant constitué par elle : l'incommensurabilité de la diagonale d'un carré paraît étonnante (ΘΑΥΜΑΣΤΌΝ ... ΔΟΚΕΙ) à quiconque n'en a pas saisi la cause. On finit, dit-il, par l'opposé et le meilleur, 106 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'étonnement l'opposé non seulement de l'ignorance, mais aussi de l'étonnement. Ainsi, à la fin, le savoir, qui représente le meilleur, est opposé à l'étonnement. Bien que l'on se mette en quête du savoir du fait de l'étonnement, cette quête a finalement pour effet de dissoudre l'étonnement. A la fin, il n'y aurait donc pas de place pour l'étonnement dans le savoir, pas de place pour un savoir dans lequel l'étonnement serait essentiel, et non simple incitation. À la fin, il n'y aurait que le savoir, par-delà l'étonnement de la perplexité, par-delà les merveilles dont se compose le μυ̃θος. La philosophie parviendrait à sa fin en mettant fin à l'étonnement. Hegel renouvelle le discours d'Aristote sur l'étonnement. Il le fait, entre autres, dans la philosophie de l'esprit subjectif, plus particulièrement, dans la partie de la psychologie consacrée à l'intuition (Anschauung). En déplaçant le thème de l'étonnement du champ de la métaphysique à celui de la psychologie, Hegel ne fait que mener à terme un déplacement qu'Aristote avait parfaitement préparé en reliant l'étonnement à l'ignorance et en l'opposant, en fin de compte, au savoir dans lequel l'étonnement devait finir par se dissoudre. Hegel met fin à l'étonnement d'une manière encore plus radicale en l'assimilant à l'intuition. C'est en effet à l'occasion d'une explication de la manière dont l'intuition est seulement le commencement du savoir (Der Beginn des Erkennens), que Hegel rappelle et confirme le propos aristotélicien : A la situation qui est la sienne [= celle de l'intuition], se rapporte la parole d'Aristote, que toute connaissance commence par l'étonnement. Car, puisque la raison subjective a, en tant qu 'intuition, la certitude — mais aussi seulement la certitude indéterminée — de se retrouver elle-même dans l'objet tout d'abord entaché de la forme de l'irrationalité, la Chose lui inspire étonnement et profond respect. Mais le 107 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis pensée philosophique l'étonnement doit s'élever au-dessus du niveau de 2 Avec Hegel, il s'agit de mettre fin à l'étonnement aussitôt que le savoir progresse au-delà de l'intuition. Cette fin, ce but, cette fonction, qu'Aristote reconnaissait à l'étonnement en tant que commencement de la philosophie, lui sont maintenant virtuellement retirés au moment même où Hegel confirme la parole d'Aristote, d'après laquelle tout savoir a son commencement dans l'étonnement. Car ce n'est plus l'étonnement qui détermine le progrès du savoir, mais la négativité. L'étonnement n'appartient ni au futur ni au présent de la philosophie, mais à son passé. Et même s'il est conservé, comme tout passé, dans la profondeur du présent, ce n'est pas en tant qu'étonnement. On trouve une autre analyse de l'étonnement dans l'Esthétique . Se référant de nouveau à Aristote, Hegel élargit le contexte en affirmant que l'étonnement est le commencement d'où naissent l'art, la religion et la 3 . Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften. Dritter Teil : Die Philosophie des Geistes. Werke (Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1970, t. 10, p. 225). Le passage cité se trouve dans l'addition [Zusatz] au § 449. [N.D.T. : la traduction française donnée ici est celle de Bernard Bourgeois, modifiée au début par le passage entre crochets : G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, III, Philosophie de l'esprit, Paris, J. Vrin, 1998, p. 551.] . Ästhetik, I, 309-10. [N.D.T. : pour les traductions françaises, voir : Esthétique, par G. W. F. Hegel, (trad. S. Jankélévitch), Paris, Aubier, Éditions Montaigne, tome II, 1944, p. 23-24; Hegel, Esthétique, trad. de Ch. Bénard revue et complétée par B. Timmermans et P. Zaccaria, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de poche », 1977, premier volume, p. 415-416. On remarquera que le nom d'Aristote ne figure pas dans ces pages des leçons hégéliennes sur l'art, et que, d'autre part, S. Jankélévitch avait préféré traduire Verwunderung par « admiration », plutôt que par « étonnement »]. 3 108 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'étonnement philosophie ; toutes les formes du savoir absolu sont ainsi réputées avoir commencé à partir de l'étonnement, quand bien même le fait d'être absolues présuppose qu'elles auront — maintenant, au futur antérieur — dépassé l'étonnement. S'agissant de l'art en particulier, il est dit que l'étonnement entre en jeu dans l'origine de la forme symbolique de l'art, forme la moins développée de l'art, qui, rigoureusement parlant, ne constitue que le préartistique (Vorkunst) et non pas encore l'art comme tel. Hegel situe l'étonnement dans l'intervalle entre un pas encore et un ne plus. Celui qui ne s'étonne pas encore vit encore dans la stupidité et la bêtise : dépendant de l'existence immédiate des objets, il n'est pas encore libre. De l'autre côté, celui qui ne s'étonne plus a rompu avec cette extériorité au sujet de laquelle il sait maintenant à quoi s'en tenir : il a transformé les objets et leur existence en une intuition spirituelle autoconsciente en eux. L'étonnement se manifeste dans l'intervalle où l'on s'est déjà détaché de la relation la plus immédiate avec la nature, de la relation purement pratique, qui est celle du désir, intervalle où l'on s'arrête pour jeter un regard en arrière et chercher dans les objets quelque chose d'universel, d'implicite (Ansichseiendes) et de permanent. À ce stade, les objets demeurent autres — altérité dans laquelle on s'efforce de se trouver à nouveau soi-même. On est conscient d'eux comme de choses extérieures, naturelles, avec cependant une certaine conscience, le pressentiment (Ahnung), d'une réalité plus élevée, d'ordre spirituel. La contradiction entre la nature et l'esprit qui s'incarne ainsi dans les choses naturelles les rend à la fois attirantes et repoussantes. C'est ce sentiment de la contradiction, avec l'irrésistible désir de la résoudre, qui engendre l'étonnement. Au sein de l'intervalle de 109 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis l'étonnement, l'art a la forme du symbole. Considéré dans son développement indépendant et dans sa forme propre, il a aussi le caractère de la sublimité . Mais seulement dans cet intervalle. Quand la forme classique de l'art, l'art véritable, entrera en scène, le symbole, le sublime et l'étonnement lui-même auront alors été dépassés. En présence de la sculpture grecque, l'étonnement n'aura plus été en jeu. Dans le futur antérieur de la philosophie et de l'art, c'est à peine si une trace d'étonnement peut encore se rencontrer. Et cependant, une simple trace peut suffire pour qu'on hésite à se rallier à la fin de l'étonnement. Ou plutôt, elle peut provoquer un renversement tel que ce soit la fin de l'étonnement qui devienne objet d'étonnement, de sorte que l'étonnement porterait sur cette fin même dont on aurait présumé qu'elle devait entraîner sa disparition. Ouvrant, dès lors, l'étonnement à l'avenir. 4 (c) ... provoqué en mélangeant les opposés. Being and Logos* Les formulations platoniciennes relatives à l'étonnement apparaissent dans le Théétète. C'est le seul dialogue platonicien qui ait une double paternité : il est rédigé non seulement par Platon, mais aussi par Euclide de Mégare, à l'exception du prologue. Celui-ci a 4 . Ibid. I, 298. * Being and Logos. The way of Platonic dialogue, Pittsburgh, Duquesne University Press, 1975 (N.D.T.). 110 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'étonnement notamment pour fonction de révéler la double paternité du dialogue : Euclide raconte à Terpsion que, s'étant rendu un jour à Athènes, il y avait entendu, de la bouche même de Socrate, un récit de l'entretien que celui-ci avait eu avec Théétète. Euclide ajoute avoir alors noté pour mémoire, une fois rentré à Mégare, certains points de la conversation, puis, en y repensant par la suite, les avoir couchés par écrit, tout en les vérifiant auprès de Socrate, lors de visites ultérieures à Athènes, de manière à combler les lacunes de son souvenir. Euclide conclut : « De la sorte, je suis parvenu à mettre par écrit la quasi totalité de l'entretien » (Théétète., 143 a)*. Il montre à Terpsion le livre obtenu (βιβλίον) et explique comment il l'a composé, transformant un dialogue rapporté par Socrate * On a voulu éviter la tournure trop lourde qui aurait résulté d'une simple traduction littérale de la version anglaise que John Sallis propose de cette citation du Théétète (en 143 a, et non pas en 142 b comme il l'indique par erreur). Toutefois, en écrivant : So nearly the whole discourse has been written by me [mot à mot : « Ainsi, [c'est] presque la totalité de l'entretien [qui] a été écrite par moi »], il faut souligner qu'il reste très proche du texte grec, lequel comporte effectivement une tournure passive qui identifie explicitement le sujet de l'action avec la personne qui parle présentement : « μοι ... ό λόγος γέγραπται » , c'est-à-dire : « par moi... l'entretien a été [= a fini par être] écrit ». Or, privilégiant des tournures impersonnelles, certains traducteurs français de ce passage du Théétète font totalement disparaître l'idée d'une rédaction du dialogue qui serait due à Euclide. Voici par exemple trois interprétations des plus étonnantes de ce point de vue : « En sorte que presque tout l'entretien s'est ainsi trouvé mis par écrit» (Léon Robin, in Platon, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 84 ) ; « Si bien qu'en somme l'ensemble des entretiens s'est trouvé transcrit » (Auguste Dies, in Platon, Théétète, Paris, Société d'édition « Les Belles Lettres », 1967 ( 1 éd. 1926), p. 157) ; en revanche, Émile Chambry fait apparaître un « je », mais dans une formulation des plus énigmatiques : « En sorte que j'ai cette conversation écrite à peu près en entier » (in Platon, Théétète, Parménide, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 56.). (N.D.T.). e 111 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis en dialogue au style direct. Au total, cette transformation ne lui a pas seulement permis d'éliminer des répétitions fastidieuses de phrases telles que : « Et moi, j'ai dit » , mais aussi tout ce que Socrate avait pu rapporter, au sujet de cette conversation, en sus des propos qui s'y étaient effectivement échangés. En tant que double du récit socratique, le livre d'Euclide est donc différent de ce récit (et pas seulement du fait de la différence entre oral et écrit). Le livre d'Euclide diffère également de celui de Platon, ne serait-ce que par l'ajout de la conversation d'introduction. S'agissant de la conversation entre Socrate et Théétète, sa transcription est la même dans les deux livres. Dans le dialogue, la transcription se fait dans un cadre qui lui reconnaît deux auteurs. Le dialogue en son entier peut se lire comme un discours sur l'étonnement, gravitant autour d'un passage particulier où l'étonnement est assimilé au commencement de la philosophie. Tout le dialogue est structuré par les occurrences de différentes formes du mot, aussi bien dans le discours final de Socrate qu'au début, dans la réponse à la question initiale d'Euclide sur l'arrivée de Terpsion venant de la campagne. Terpsion explique qu'il est arrivé à Athènes depuis quelque temps et qu'il s'est étonné (ε θαύμαζον) de ne pas trouver Euclide sur la place du marché. Une brève évocation de ses récentes activités conduit Euclide a expliquer qu'il est l'auteur du livre dans lequel la conversation entre Socrate et Théétète sera lue. Euclide dit qu'il est descendu au port (ει ς λιμένα καταβαίνων), à l'instar de Socrate disant, dans le prologue de La République, être descendu au Pirée (κατέβην ει ς Πειραια̃), le port d'Athènes, ou encore d'Ulysse rappelant cet épisode de ses aventures : « Je descendis (κατέβην) chez Hadès pour me renseigner au 112 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'étonnement sujet de mon retour et de celui de mes amis » (Odyssée, 23, 252-253). Au port, Euclide a rencontré Théétète, blessé et souffrant de la dysenterie, alors qu'on le transportait du campement de l'armée, situé à Corinthe, jusqu'à Athènes,. Un peu plus tard, Euclide dira dans quelles conditions il avait accompagné Théétète sur une partie du trajet qui va de Mégare à Athènes, jusqu'à Érinéos, sur la rivière Céphise, lieu par ailleurs désigné comme celui où Perséphone fut enlevée par Hadès . Lorsque Euclide rapporte que Théétète a été loué pour sa conduite durant la bataille, Terpsion répond qu'il eût été bien plus étonnant (θαυμαστότερον) que Théétète ne se conduisît point de la sorte. Euclide fait état de son propre étonnement : alors qu'il revenait d'Érinéos, après avoir accompagné Théétète, il s'était souvenu et étonné (εθαύμαοα)de la manière prophétique (ΜΑΝΤΙΚΩ̃Σ) dont Socrate avait parlé de Théétète. Socrate, poursuit Euclide, avait peu avant sa propre mort rencontré Théétète et, à l'issue de sa conversation avec le jeune homme, il avait exprimé une grande admiration pour lui. La conversation est celle qu'Euclide déclare encore avoir retranscrite dans le livre dont lecture va maintenant être faite à Euclide et à Terpsion par un tiers, un jeune serviteur qui ne porte pas de nom. Théétète se révèle être un double de Socrate, auquel il ressemble beaucoup physiquement (avec son nez épaté et ses yeux protubérants), de même que le jeune Socrate (mentionné en 147 c-d), silencieux pendant tout le dialogue, est le double de Socrate dans le λόγος. Parlant à 5 5 . Voir The Being of the Beautiful : Plato 's Thaetetus, Sophist and Statesman, traduction et commentaire de Seth Benardete, Chicago, University of Chicago Press, 1984, I, 184. 113 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis Socrate de Théétète juste avant que le jeune homme entre en scène, Théodore loue en lui un sujet doté d'une merveilleuse nature (θαυμαστω̃ς ευ ), apprenant et progressant à la manière d'un filet d'huile s'écoulant sans bruit : on s'étonne (θαυμάσαι) que quelqu'un de son âge puisse se comporter ainsi. De sorte que l'étonnement entoure Théétète. Avant même qu'il n'apparaisse dans le dialogue, on sait qu'il provoque l'émerveillement. Et pourtant, au moment même où se déroule la lecture du livre dans lequel la conversation a été consignée, Théétète est en train de mourir. Cette conversation se tient tout à la fois dans l'ombre de la mort imminente de Théétète et de celle de Socrate. Euclide a indiqué que la conversation avait eu lieu peu avant la mort de Socrate ; de fait, elle prend fin quand Socrate déclare qu'il doit aller au Portique du Roi pour répondre à l'accusation intentée par Mélétos. Ainsi, eu égard à sa date dramatique, le Théétète — ou, plus précisément, la conversation entre Socrate et Théétète qui s'y trouve consignée — est le premier de cette série de dialogues qui conduisent à la mort de Socrate. Néanmoins, l'ombre de ces morts contribue à la mise en valeur du motif contraire qui anime le dialogue entre Socrate et Théétète : l'espérance en la naissance et en la floraison de la jeunesse. Le dialogue fait revenir Théétète mourant en le faisant apparaître dans l'éclat de sa jeunesse. Il met également en scène un Socrate jeune qui double silencieusement le Socrate revenu du royaume des morts. Dans la conversation telle que la lecture en est faite à Euclide et à Terpsion, Socrate et Théétète, tous deux ainsi revenus du royaume de la mort, renaissent dans une conversation qui est elle-même consacrée en grande partie 114 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'ètonnement au thème de la naissance, notamment celle de la philosophie. Concernant la question que Socrate pose à Théétète, « Qu'est-ce que le savoir (ε πιστήμη) ? », il ne suffit ni simplement d'en dénombrer (α ριθμη̃σαι) les différentes formes, de les rassembler par énumération de leurs types, ni de les diviser, comme Théodore et Théétète ont divisé les nombres en carrés et en rectangles. Théétète, dit Socrate, doit plutôt essayer de désigner les multiples savoirs par une expression (λόγος) unique. Ou plutôt, il doit essayer de donner naissance à une telle expression ; en effet, pour répondre à l'excuse d'incapacité avancée par Théétète Socrate lui dit : « Tu souffres des douleurs du travail de l'enfantement, du fait non pas de ta vacuité, mais de ta grossesse» (148 e). Socrate, prêt à assister Théétète tel une sage-femme, se lance alors dans son propre discours pour décrire son art particulier. C'est un art étonnant que celui pratiqué par ce fils de sage-femme, un art également sur lequel le démon socratique exerce une certaine autorité. La chose la plus importante (ΜΈΓΙΣΤΟΝ) dans cet art est le pouvoir de vérifier si la pensée d'un jeune homme donne naissance à une image et à un mensonge (ει ́δωλον καὶ ψευ̃δος) ou bien à quelque chose de viable et de vrai (γόνιμού τε καὶ α ληθές). Socrate déclare que les individus qui le fréquentent et bénéficient de son art font de merveilleux (θαυμαστόν) progrès. Bon nombre d'entre eux, observe-t-il, s'en attribuant à eux seuls le mérite et se mettant même à le mépriser, l'ont quitté plus tôt qu'ils n'auraient dû, pour finir par avorter, ou bien pour mal élever ce dont ils les avait accouchés. Ayant reconnu leur folie, ils sont souvent revenus auprès de Socrate, implorant à nouveau sa compagnie en faisant des choses extraordinaires 115 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis (θαυμαστά) ; sur quoi, dit Socrate, « le démon qui me visite m'empêche d'en prendre certains dans ma compagnie et me permet d'en prendre d'autres » (151 a). La délivrance de Théétète est rapide : il déclare que le savoir n'est rien d'autre que la perception ou la sensation (αι ́σθησις). Socrate entreprend l'examen de cette déclaration pour déterminer si elle est viable ou si elle n'est que du vent. Il fait référence au vent, en effet, en lui appliquant la maxime de Protagoras selon laquelle l'homme est la mesure de toutes choses, faisant de la sorte observer que le vent peut être froid pour une personne et non froid pour une autre. Il continue : la sensation est toujours sensation de quelque chose d'étant (ΤΟΥ̃ Ο ́ΝΤΟΣ), qui existe et se révèle (ΦΑΊΝΕΤΑΙ) à la sensation. Parce que la sensation, au dire de Théétète, est savoir, elle ne peut pas être fausse. La conséquence est prévisible : une telle sensation considérée comme savoir, une telle sensation-savoir, doit être le savoir de choses qui véritablement sont, savoir des choses en leur vérité. Toutefois — et c'est tout à fait remarquable —, Socrate s'abstient de dire que le vent est en vérité simultanément froid et non froid, et il invoque les Grâces au lieu de formuler ouvertement ce mélange des opposés — il invoque les Grâces, mais accuse ensuite Protagoras d'avoir divulgué des énigmes et réservé la vérité à ses élèves. La réplique de Théétète est très révélatrice : « Que veux-tu dire par là, Socrate ? » (152 d). Réplique qu'il est bien sûr possible de prendre pour une requête : que Socrate explique donc ce que sa référence à l'enseignement ésotérique de Protagoras n'a fait que suggérer. On peut cependant estimer que la réplique de Théétète renvoie à la conséquence que Socrate a passée 116 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'étonnement sous silence : car ce que Socrate ajoute, dans le discours peu commun qu'il développe aussitôt, concerne précisément la manière dont se dit le mélange (κρα̃σις) des opposés. De nouveau, il est question de naissance, d'une naissance attestée par une longue lignée de philosophes et de poètes (comprenant Protagoras, Héraclite, Empédocle, Épicharme, Homère, à l'exclusion d'un seul philosophe : Parménide) : la naissance de toutes choses à partir de flux et du mouvement. De là vient que rien n'est en soi-même ni par soi-même (ε ́ ν . . . Α Υ ΤῸ ΚΑΘ’ αυ τό). Socrate continue : « Mais si tu le désignes comme quelque chose de grand, il apparaîtra également petit ; et si tu le désignes comme quelque chose de lourd, il apparaîtra également léger... » (152 d). Non pas que les opposés puissent apparaître simplement mélangés l'un à l'autre, comme dans le cas, par exemple, où l'on dit qu'une chose est à la fois grande et petite. Telle est précisément la sorte de formulation que Socrate a passée sous silence. C'est plutôt le mélange des opposés qui, précisément, est mis en lumière dans et par le discours : si tu le désignes comme quelque chose de grand, il apparaîtra également petit. Même le fait d'apparaître petit ne peut pas, compte tenu du flux de toutes choses, être indépendant du discours et de la déterminité (le fait d'être un soi-même et par soi-même) que le discours produit. L'opposition déterminée se constitue dans le discours, et c'est donc par rapport au discours que le mélange des opposés peut devenir manifeste en tant que tel. Élargissant la discussion, Socrate fait finalement part à Théétète de cette remarque : « Nous sommes forcés, en quelque sorte, de dire imprudemment des choses tout à fait étonnantes et risibles (ταυμαστά τε καὶ γελοι̃α), comme le ferait Protagoras et quiconque essayant de dire 117 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis la même chose que lui » (154 b). Ce qu'il y a d'étonnant et de risible, c'est (de dire) que l'on ne peut pas dire le même, qu'il n'y a pas de même qui puisse se dire, ou plutôt, que l'identité (être un soi-même et par soi-même) relève uniquement du dire. Et pourtant, c'est la raison même pour laquelle le mélange des opposés dans le discours est encore plus étonnant. Comme dans l'exemple que Socrate fournit en réponse à Théétète : six osselets sont davantage que quatre et moins que douze — par conséquent, non seulement ils sont simultanément plus et moins, mais ils peuvent devenir plus sans avoir été augmentés. La réponse de Théétète est alors elle-même mélangée, affirmant et niant, tout à la fois, le mélange que Socrate a posé. Quand Socrate poursuit l'analyse de la contradiction, Théétète répond finalement en confessant son étonnement : « Oui en effet, par les Dieux, Socrate, je m'étonne au-delà de tout(υπερφυω̃ς... θαυμάζω) à propos de la nature de ces choses, et parfois, en me livrant à leur examen, je suis vraiment pris de vertige » (155 c). Ainsi, Théétète est frappé d'étonnement par ce qui doit être dit, sans que cela soit néanmoins possible, à propos du mélange des opposés. Ainsi, c'est le mélange des opposés qui provoque son étonnement. On peut même se représenter un regard étonné sur son visage socratique ; on peut même s'imaginer que, dans le récit de la conversation qu'Euclide a recueilli de la bouche de Socrate, il a bien pu être fait état d'une manifestation d'étonnement dans les yeux saillants de Théétète ; mais la manière dont Euclide a composé son livre (en copaternité avec Platon) fait que tout est subordonné au discours et que les choses apparaissent seulement dans leur relation au discours, actualisant, précisément, ce qu'il dit. 118 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'étonnement Socrate remarque que l'estimation faite par Théodore de la nature de Théétète — à savoir, que c'était une nature philosophique — n'est pas mauvaise, puisque le pathos de l'étonnement (τὸ πάθος, τὸ θαυμάζειν) est tout à fait celui d'un philosophe : « Car il n'est pas d'autre commencement (α ρχή) de la philosophie que celui-ci, et, apparemment, celui qui a proclamé Iris fille de Thaumas n'a pas fait une mauvaise généalogie» (155 d). Parmi ceux qui l'ont affirmé, figure évidemment Hésiode : d'après sa généalogie, Thaumas épousa Électre, et dans leur descendance il y eut Iris (Théogonie, 265-66). L'arcen-ciel (Iris) est fille de l'étonnement (Thaumas) et de la lumière resplendissante (Électre). De plus, Thaumas et Électre sont tous deux généalogiquement liés à Océan et à Téthys ; plus haut dans la conversation, au cours de ce discours peu commun où Socrate passe en revue la longue lignée des philosophes et des poètes, la formule d'Homère : « Océan, origine des dieux, et Téthys leur mère »*, est interprétée comme affirmation de l'engendrement de toutes choses à partir du flux et du mouvement (152 e). Donc, au commencement, il y a le flux et le mouvement ; et par la suite, issus d'eux, peutêtre directement, il y a l'étonnement et la lumière resplendissante (autrement dit, apparaissant aux sens). Il y a, comme chez Théétète, l'étonnement provoqué par l'apparence d'un mélange des opposés. L'enfant de 6 6 Ibid., p. 107. * On reprend ici la traduction (quasi littérale) que Léon Robin (Œuvres complètes de Platon, La Pléiade, t. II, p. 99) donne de la formule citée par Socrate : Ώκεανόν τε θεω̃ν γένεσις καί μητέρα Τηθύν. Le texte de John Sallis paraît trop éloigné du grec, et difficile en outre à comprendre : Océan and mother Thetys, the genesis of the Gods. (N.D.T.). 119 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis Thaumas (étonnement) est arc-en-ciel et philosophie. Mais il y a plus : la détermination de l'étonnement comme commencement de la philosophie est aussi présentée comme confirmation de la généalogie qui fait de l'arc-enciel le fils de l'étonnement. En quoi la philosophie est-elle concernée par l'arc-enciel ? Iris est la messagère des dieux auprès des hommes, vocation qui est celle-là même que le Cratyle évoque : « Iris [Ιρις], en outre semble avoir reçu son nom de ει ́ρειν [parler], parce qu'elle est une messagère » (Cratyle 408 b). Philosophie et arc-en-ciel ont affaire, l'un et l'autre, au discours, comme lorsqu'on en vient à la distinction discursive, par exemple, entre les diverses couleurs qui se fondent l'une dans l'autre au sein de l'arcen-ciel resplendissant qui unit le ciel et la terre. Homère parle des « arcs-en-ciel que le fils de Chronos a mis dans le ciel, présage adressé à l'homme » (Iliade, 11. 27-28). Un présage (τέρας) est un signe, un prodige, quelque chose de merveilleux qui fait office d'augure ; ce peut être même une créature fantastique, un monstre (Latin : monstrum). Et chez Théétète (comme peut-être en tout naturel philosophe), il y a quelque monstruosité : car il est dans la nature de Théétète de s'étonner de manière excessive (υ περφυω̃ς) ; il est dans sa nature d'excéder la nature. Toutefois, l'arc-en-ciel n'est pas simplement un signe qui est envoyé du ciel à la terre ; mais, du fait d'être envoyé, il est plutôt tel qu'il enjambe et qu'il révèle ainsi, dans son empan, l'espace même à travers lequel il est envoyé, l'espace qui se trouve entre le ciel et la terre, entre la demeure des mortels et celle qui est réservée aux dieux immortels. De la même manière, la philosophie, en commençant par le discours sur l'étonnement, ouvre 120 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'étonnement l'espace entre ce qui apparaît aux sens et ce qui est dit (c'est-à-dire, qui est mis en avant dans et par le discours). C'est peut-être la discussion entre Socrate et Glaucon, au livre VII de La République qui offre l'évocation la plus directe de l'ouverture produite par la philosophie. Socrate s'attache aux sensations qui ont la propriété de stimuler la pensée (νόησις), les désignant comme des sensations qui passent d'emblée (α μ ́ α) à leur contraire. De nouveau, c'est par un mélange des opposés, comme le montre le Théétète, que l'étonnement est provoqué et, par là, le commencement de la philosophie. L'exemple, ici, est celui de trois doigts : l'index, qui paraît grand par rapport au pouce mais petit par rapport au majeur, présente en conséquence un mélange de grand et de petit. Ce qu'il faut, c'est une ouverture où puisse se décomposer le mélange. La discussion qui s'y rapporte est la suivante : 7 — Ainsi donc, dis-je, il est naturel que dans des cas semblables une âme, appelant à son secours le calcul (λογισμός) et l'intelligence (νόησις), commence par s'efforcer de savoir si chacune de ces choses qui lui sont soumises est une ou deux. — Evidemment. — Et s'il se révèle que c'est deux, chacune d'elle n'apparaîtrait-elle pas comme étant et différente et une ? — Oui. — Si donc chacune est à la fois une et deux, l'âme les concevra comme séparées. Car elle ne concevrait pas l'inséparable comme deux mais comme un. — C'est exact. — Mais la vue a perçu le grand et le petit aussi, disons-nous, non point séparés, mais confondus ensemble, n 'est-ce pas ? 7 . J'ai analysé ce passage en détail, en fonction de son contexte, dans Being and Logos : The Way of Platonic Dialogue, 2 éd. (Atlantic Highlands Humanitas Press, 1986), pp. 428-31. e 121 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis — Oui. — Afin de tirer cela au clair, l'entendement a été forcé de voir le grand et le petit, aussi, non plus confondus ensemble, mais séparés, contrairement à ce qu 'avait fait la vue. La République, 524 b-c. Par conséquent, séparer le mélange en différents « un » est une question de discernement : appréhender ce que grand veut dire et ce que petit veut dire, appréhender chacun par lui-même, appréhender chacun comme étant un lui-même, par lui-même. Et il s'agit ensuite d'assigner ces « un » (le grand et le petit) — ou plutôt, de les avoir déjà assignés et, désormais, de simplement les y astreindre — à leurs propres singularités (chacun étant lui-même un par lui-même), par opposition au mélange ; c'est une question d'espacement, il s'agit de laisser s'ouvrir un espace entre ces « un » et le mélange des opposés qui apparaît aux sens. Socrate dit : « Et c'est ainsi que nous avons appelé l'un intelligible [νοητόν] et l'autre visible [ο ρατόν] » (524 c). Ainsi la philosophie produit-elle une ouverture. Ainsi commence-t-elle au commencement platonicien. Provoquée par le mélange des opposés, la philosophie commence à partir de l'étonnement. 122 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'étonnement (d) Rien n 'échappe au jeu..., au jeu des dyades indéterminées. The Gathering ofReason* Non seulement au commencement, mais maintenant aussi, à la fin, au futur antérieur, l'étonnement sera resté le commencement. À la fin, on retourne donc à l'étonnement, on retourne une fois de plus au commencement, mettant fin à l'étonnement, ou plutôt, laissant la fin être provocatrice, la laissant provoquer l'étonnement, ou plutôt — on le soupçonne —, la laissant sortir l'étonnement de son sommeil métaphysique. Car la fin, c'est ce que l'on a appelé « fin de la métaphysique ». Nul doute qu'il faille faire preuve de beaucoup de prudence si l'on veut être rigoureux dans l'emploi de cette expression. Il faut distinguer l'acception pertinente du mot fin par rapport à d'autres acceptions établies pour — et par — la métaphysique : notamment, celle qui ferait de la fin un recueillement de la métaphysique qui l'accomplît ; et, par opposition bien trop symétrique à celle-ci, l'acception qui assimilerait la fin de la métaphysique à sa simple cessation. Dans chaque cas, il faut être également attentif au glissement de sens qui affecte le mot « fin » à la fin de la métaphysique, puisque c'est au sein de la métaphysique que le ou les sens du mot fin (pour ne rien dire du ou des sens du mot sens) se seront vus déterminés. Il faut également * The Gathering of Reason, Athens (Ohio), Ohio University Press, 1980. (N.D.T.). Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis maintenir en suspens d'une certaine façon l'hypothèse d'homogénéité qui, sans cela, serait mise en œuvre par le discours sur la fin de la métaphysique — autrement dit, il faut laisser le nom en suspens entre singulier et pluriel. Néanmoins, quelle que soit l'étendue de l'hétérogénéité pluralisante, le commencement platonicien demeure décisif. La métaphysique — qu'elle soit singulière, plurielle, ou les deux — aura toujours commencé avec l'ouverture entre l'intelligible et le sensible. Même s'il y a généralement oubli de ce commencement, la métaphysique se meut à l'intérieur de l'espace ainsi ouvert ; et dans la mesure où elle assume cet espace en tenant l'ouverture pour acquise, elle est autorisée à mettre fin à l'étonnement. Car l'étonnement, provoqué par le mélange des opposés, est ce qui attire d'abord dans l'ouverture. C'est en tant que tel que l'étonnement est le commencement de la philosophie. Mais qu'est-ce que l'étonnement ? La question arrive trop tard. Car lorsqu'on en vient à poser la question philosophique : « Qu'est-ce que... ? » («τί ε στι...?»), on se meut déjà dans l'ouverture et l'étonnement a déjà été mis en œuvre en provoquant cette ouverture. Le processus de l'étonnement fait partie de la condition même de la question « Qu'est-ce que l'étonnement ? » ; et l'on ne pourra jamais simplement désimpliquer cette question par rapport à l'étonnement sur lequel elle voudrait porter. On n'est jamais en mesure d'interroger l'étonnement philosophique, sinon par un questionnement que le processus de l'étonnement a déjà déterminé. Pour ne rien dire de tous les moyens que la philosophie peut mettre en œuvre pour répondre à la question, en déclarant que l'étonnement est, par exemple, une passion de l'âme, ou en l'assimilant, par exemple, à l'intuition. 124 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'étonnement La fin de la métaphysique permet encore moins de poser la question, car cette fin amène, selon la formule de Nietzsche, l'inversion finale du platonisme, inversion qui constitue la possibilité finale de la métaphysique, à savoir, la possibilité de proclamer l'épuisement de toutes les possibilités de déplacement à l'intérieur de l'espace ouvert par le platonisme. Dès lors que — pour reprendre les termes de Nietzsche — le monde vrai devient pour finir une fable, et que ce qui s'appelait jadis l'intelligible dérive et s'éloigne de plus en plus, indéfiniment — de sorte que l'espace de la métaphysique devient illimité ou, plutôt, se réduit à nouveau au plan du sensible, — dès ce moment, donc, les ressources mêmes qui auraient rendu possible la question sont à leur tour mises en question et abandonnées à la dérive. Et pourtant, on est alors ramené au lieu de l'étonnement, ce lieu où, dans un discours portant sur le mélange au sein de ce qui en est venu à être nommé le sensible, l'étonnement a été suscité au commencement. Disons-le donc : la fin de la métaphysique produit un retour à l'étonnement, un retour de l'étonnement. Toutefois, la provocation, à la fin, d'un étonnement qui constituerait le commencement d'un penser à la limite de la métaphysique, ne serait pas tout à fait la même qu'au commencement. On serait, bien sûr, ramené vers le mélange discursivement articulé des opposés sensibles. Et cependant, du fait même que le discours en fonction duquel le mélange apparaît au sens n'est rien d'autre que le discours façonné et habilité par l'histoire de la métaphysique, ce discours ne peut pas ne pas produire la double séparation : celle entre les opposés d'une part et, de l'autre, celle entre les opposés sensibles mélangés et les opposés intelligibles distincts. Il s'agit d'un discours 125 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis qui signifie quelque chose, qui par sa mise en œuvre même est censé signifier quelque chose, excéder ce qui apparaît aux sens, ouvrir la différence entre signification et sens, entre deux sens différents du sens. Même si, à la fin de la métaphysique, la signification est complètement à la dérive, le langage ne cesse pas de signaler la différence que deux millénaires de mise en forme et de mise en théorie lui ont appris à signaler. Pour autant que le langage de la métaphysique continue d'être utilisé — en existe-t-il un autre ? —, on continue d'excéder le plan du sens, ouvrant ainsi la différence qui s'annonce dans l'ambiguïté du mot sens, la gigantesque différence inhérente au sens. Ce qui ne peut manquer dès lors de provoquer l'étonnement ; c'est la γιγαντομαχία dans laquelle on se trouve ainsi jeté. Car la fin de la métaphysique entraîne une double occultation de ce qui s'oppose au sensible (c'est-à-dire, à ce qui a reçu le nom de sensible). D'un côté, l'intelligible est occulté en tant qu'original indépendant de ses représentations sensibles, quoique les maîtrisant. Mais alors rien n'empêchera qu'il se transforme en image, sinon par simple renversement, du moins par appartement peut-être illimité de termes, liés entre eux comme image et original, sans aucun ancrage ultime dans un original propre qui soit lui-même réfractaire au jeu de la représentation. D'un autre côté, l'intelligible est occulté comme signification, ou, plus précisément, comme signification préétablie qui antidaterait le discours, comme signifié transcendantal qui précéderait et déterminerait de l'extérieur le jeu des signifiants. Le discours signifiant a beau nous mener au-delà du sens, l'intelligible ne peut plus se dégager du jeu du 126 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'étonnement discours et du sens et, derechef, être opposé à ce jeu, dont il se tiendrait à l'écart. Les dyades ne peuvent pas être soumises à une détermination définitive par référence à un terme qui ne soit plus lui-même déterminé par liaison dyadique. Et c'est ainsi qu'à la fin de la métaphysique l'étonnement est suscité : étonnement devant un jeu dyadique sans détermination, étonnement devant l'ouverture gigantesque au sein même du mot sens. On pourrait également qualifier cet étonnement de poétique, à condition que l'épithète fût infléchie dans le sens de ce que Jacques Derrida nomme invention, ou bien rapportée de nouveau à la ποίησις dont Heidegger cherche à préserver le sens premier, antérieur à celui de production (Herstellung). Il s'agit d'un étonnement devant le pouvoir qu'a l'image sensible de mettre au jour son original et qu'a le discours de mettre au jour la signification — « mettre au jour », au double sens (presque contradictoire, pourrait-on dire) de, simultanément, donner pour la première fois « lieu à » (de laisser « avoir lieu », « prendre place »)*, et cependant aussi de dévoiler comme étant déjà là (non simplement produit). Il s'agit d'un étonnement devant une mise au jour qui est à la fois inaugurale et commémorative — comme la remémoration. On pourrait l'appeler étonnement d'imagination * Dans tout ce passage, l'original ne comporte pas de guillemets. (N.D.T.). 127 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis (e) ...planer entre ciel et terre,... Délimitations* L'étonnement peut-il être suscité encore plus archaïque ment ? Peut-il être suscité par ce que l'on pourrait encore appeler — même à la fin de la métaphysique — l'α ρχή: ni un intelligible, ni l'intelligible, ni même le commencement de l'intelligible, mais plutôt l'ouverture, l'être-ouvert, dans quoi le sens pourrait s'excéder et les dyades être à l'œuvre ? Un tel étonnement aurait lieu avant que l'on ait pu désigner quelque chose en tant que quelque chose, par exemple, désigner comme grand ce qui apparaîtrait ensuite petit, de sorte qu'un mélange des opposés deviendrait manifeste, suscitant l'étonnement du commencement de la philosophie. Cet étonnement aurait déjà lieu avant que le discours ait pu excéder le sens et produire l'ouverture, mettant en jeu les dyades qui, même à la fin de la métaphysique, provoqueraient encore l'étonnement. Cet étonnement archaïque serait non simplement le commencement de la philosophie (à son commencement ou lors de sa fin et de sa transmutation), mais plutôt un commencement qui précéderait la philosophie, un tournant vers le commencement dans lequel l'espace même de la philosophie s'ouvrirait. Le lieu d'un tel étonnement serait le déploiement même du lieu comme tel, l'espacement de l'α ρχή, l'espacement archaïque. * Traduction française par Miguel de Beistegui : Délimitations. La Phénoménologie et la fin de la métaphysique, Paris, Aubier, 1990 (N.D.T.). 128 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'étonnement Heidegger témoigne d'un étonnement qui, à l'instar de cet étonnement archaïque, ne se trouverait pas seulement au commencement de la philosophie. Faisant référence à un étonnement qui, au contraire, soutiendrait et, en un sens, gouvernerait de part en part la philosophie, Heidegger écrit : « Dire que la philosophie naît de l'étonnement signifie [heisst] : elle est essentiellement une chose prodigieuse et elle devient de plus en plus prodigieuse à mesure qu'elle devient ce qu'elle est . » Dans Qu'est-ce que la philosophie ?, Heidegger fait référence au πάθος de l'étonnement [Erstaunen], traduisant πάθος par Stimmung ou dis-position, afin d'éviter, indique-t-il, de l'entendre au sens psychologique moderne. Puis il caractérise l'étonnement (θαυμάζειν) comme un recul devant l'étant (Wir treten gleichsam zurück vor dem Seienden) [cf. Questions II, p. 34], un recul qui devient attention à l'étant, au fait qu'il est, et qu'il est ainsi et non autrement. De la sorte, reculer, c'est en même temps être transporté vers ce qui nous a fait reculer et s'y attacher. L'étonnement est, dès lors, la « disposition dans laquelle et pour laquelle s'ouvre l'être de l'étant ». Dans le cycle de conférences de 1937-1938, Questions fondamentales de la philosophie, Heidegger analyse plus longuement l'étonnement. De nouveau, il le considère à titre de Stimmung, c'est-à-dire comme déplacement (Versetzung) par lequel on entre dans un rapport fondamental avec l'étant comme tel. L'étonnement 8 9 8 . Grundfragen der Philosophie : Ausgewählte « Probleme » der « Logik », GA 45, p. 163. . Was ist Das — Die Philosophie ?, Pfüllingen, Günther Neske, 1956, p. 26. 9 129 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis (θαυμάζειν — que Heidegger rend maintenant par : das Er-staunen), est la disposition fondamentale (Grundstimmung) qui fut — du moins pour les Grecs — à l'origine de la philosophie. Heidegger prend soin de distinguer l'étonnement de toute une série de dispositions voisines : la surprise (Sichwundern, Verwundern), où l'on est frappé par quelque chose qui sort de l'ordinaire ; l'admiration (Bewundern), où l'on se libère de la chose ou de l'événement extraordinaires par quoi l'on est frappé, les dominant par le fait de s'y opposer ; la stupéfaction ( S t a u n e n , Bestaunen), où l'on est repoussé par l'extraordinaire. L'étonnement, Heidegger y insiste, diffère essentiellement de ces trois formes-là ; car dans toutes, il y a un élément individuel déterminé, quelque chose d'extraordinaire, qui est mis en valeur par contraste avec les choses de l'expérience courante. Dans l'étonnement, en revanche, « le plus ordinaire devient luimême le plus extraordinaire» (GA 45, p. 166). Tout devient extraordinaire (GA 45, p. 174), et l'on est transporté dans la non-familiarité absolue du familier, dans un monde inversé . Cependant, ce qu'il y a de plus 10 10 . Cette formulation provient d'Eugen Fink : « Ce qui fait irruption dans l'étonnement... est une non-familiarité du familier... Dans l'étonnement, le monde est inversé [verkehrt sich die Welt] » (Einleitung in die Philosophie, éd. Franz-A. Schwartz [Würzburg : Königshausen & Neumann, 1985], p. 19). Klaus Held a aussi repris cette discussion, [mais] il décrit différemment la transformation que subit le monde dans l'étonnement : pour celui qui s'étonne, le monde se déploie comme s'il lui advenait pour la première fois, comme s'il était complètement neuf et absolument surprenant. Au moment de sa réflexion, ajoute Held, l'étonnement fait faire l'expérience de soi comme si l'on était un nouveau né. (Voir « Fundamental Moods and Heidegger's Critique of Contemporary Culture », dans Reading Heidegger : Commemorations, éd. J. Sallis, Bloomington, Indiana University Press, 1999, spéc. p. 298-300). 130 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'étonnement ordinaire, c'est simplement ce qui est, l'étant ; et ce qu'il y a d'extraordinaire avec l'étant, c'est qu'il est. L'étonnement, dit Heidegger, produit le plus ordinaire de façon telle qu'il s'annonce, paraît dans tout son éclat, comme extraordinaire. L'étonnement s'attache au surgissement du caractère extraordinaire de l'ordinaire. L'étonnement dit Heidegger, ouvre à ce qui est « exceptionnellement étonnant, à savoir : la totalité en tant que totalité, la totalité comme étant (als das Seiende), l'étant comme totalité [das Seiende im Ganzen], le fait qu'il est ce qu'il est ; l'étant en tant que l'étant, ens qua ens, τὸ ο ν́ η ο ́ν» . Heidegger ajoute : « Ce qui est nommé ici par le en tant que, le qua, le η , c'est le "entre" qui vient à s'ouvrir dans l'étonnement, l'espace ouvert dans lequel l'étant en tant que tel entre en jeu, c'est-à-dire, en tant que l'étant qu'il est, dans le jeu de son être [Spiel seines Seins] » (GA, 45, p. 168-169). En un sens Heidegger se risque donc à dire ce qu'est l'étonnement : non pas, toutefois, en le soumettant à la question philosophique de ce qu'il est, mais plutôt en le situant, en délimitant sa place, en prenant en compte l'éclat même de la parution du est, en exposant sa disposition à l'ouverture même de l'en tant que de l'étant en tant qu'étant. Ainsi, en dépit de tout ce qu'il dit de l'étonnement, Heidegger peut aussi faire remarquer qu'un tel prodigieux déplacement se soustrait en tant que tel à l'explication, à l'analyse qui le résoudrait en ses différents composants. Si l'on peut en un sens dire ce qu'est l'étonnement, on ne le peut que par une Wiederholung, « une rétrojection [Ruckentwurf] de la simplicité [Einfachheit] et de l'étrangeté de ce déplacement de l'homme dans l'étant en tant que tel, qui a lieu [sich ereignet] comme étonnement, qui reste tout autant 131 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis incompréhensible que le commencement [Anfang] auquel il est lié » (GA, 45, p. 171). C'est seulement en faisant retour vers l'étonnement qu'il serait possible de le penser de façon archaïque, seulement en rebroussant chemin en quelque sorte vers son lieu propre : celui de l'ouverture de l'étant en tant que tel. Ce qui importe alors, c'est la manière dont il faut penser l'étonnement, ou, plus précisément, ce à partir de quoi l'ouverture doit être pensée, ce à partir de quoi l'espacement de l'α ρχή peut avoir lieu. Nul doute qu'il faille penser, comme Heidegger y insiste, à partir de l'étant en tant qu'étant. On peut alors, en prolongeant le projet de l'ontologie fondamentale, entreprendre de penser l'espace où l'étant entre dans le jeu de son Être — autrement dit, penser ce qui s'appellera Temporalität, Lichtung, Ereignis, penser (1') au-delà (de) l'Être (ε πέκεινα τη̃ς ου σίας), comme le fit également Platon. Ou bien, on peut s'attacher à relier ce projet à un autre, attentif au surgissement du questionnement hors de la totalité de l'étant ; projet qui, en adhérant à l'étant en tant qu'étant, ne serait plus du tout finalement un projet, mais plutôt un retour vers l'être-jeté, une Wiederholung de l'être-jeté inhérent au projet (comme en métontologie, pour rappeler l'intitulé le plus saisissant que Heidegger lui ait jamais donné). Et cependant, l'étant en tant qu'étant apparaît toujours également aux sens — depuis le commencement, avant tout commencement ; l'ouverture est toujours également une ouverture au sein de ce que l'on peut appeler (en le libérant de l'opposition métaphysique) : le sensible. Fautil alors ne plus penser l'espacement archaïque à partir du sensible ? N'est-ce pas dans l'ouverture à partir et au sein du sensible que l'étonnement archaïque a sa place ? A Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » Le lieu de l'ètonnement partir et au sein du sensible — un espacement qui tracerait au sein du sensible l'ouverture à partir du sensible, en laquelle le sensible serait excédé, soit dans l'opposition métaphysique entre l'intelligible et le sensible, soit dans le jeu des dyades sans déterminations qui débute à la fin de la métaphysique. À partir et au sein du sensible — tout comme le mot sens, qui en vient à se diviser de lui-même (en deux sens différents de sens — division abyssale, qui se présuppose elle-même), est néanmoins divisé au sein de lui-même, incluant l'espace gigantesque dans lequel l'imagination et le discours ont ensemble leur place. On retournerait alors à un ètonnement situé dans une ouverture produite à partir et au sein du sensible, laquelle, en un sens — dans le sens lui-même, s'il pouvait y avoir un lui-même — précéderait jusqu'au jeu même de l'étant dans son être, un préambule, un prélude, comme chez Wordsworth : Eveillé, appelé, stimulé, contraint même, Je recherchais l'universel ; mes yeux scrutaient Le visage commun de la terre et du ciel Le Prélude, livre troisième, vers 105-107* On retournerait alors à un ètonnement qui planerait, comme une colombe, entre ciel et terre, ouvert à l'éclat prodigieux de l'arc-en-ciel qui unit terre et ciel tout en les séparant. Alors, on pourrait s'abandonner aux spectacles et aux sons merveilleux de la terre et du ciel, et, d'après le sens qu' Emerson donne à cette expression, tracer un * Wordsworth, Le Prélude, trad. Louis Cazamian, Paris, Aubier, Éditions Montaigne, coll. Bilingue, 1949, p. 163. 133 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie » John Sallis cercle nouveau, un cercle qui s'ouvrirait sur tout ce qui pourrait se dire ou apparaître aux sens : La seule chose que nous recherchions d'un insatiable désir, c'est de nous oublier nous-mêmes, d'être surpris en dehors de nos repères habituels, de perdre notre mémoire sempiternelle et de faire quelque chose sans savoir comment ni pourquoi, bref de tracer un cercle nouveau. Rien de grand n 'a jamais été accompli sans enthousiasme. Le chemin de la vie est merveilleux : il passe par l'abandon . 11 11 . « Circles », in The Essays of Ralph Waido Emerson, Cambridge, Harvard University Press, 1987, p. 190. [N.D.T. : Que Michel Fuchs soit très chaleureusement remercié d'avoir bien voulu relire et annoter le manuscrit de la présente traduction du texte de John Sallis : celle-ci a pu ainsi bénéficier de précieuses remarques et suggestions.] 134 Noésis n° 6 « Les idéaux de la philosophie »