L'ÉPREUVE FLEURIE Symboliques du genre dans la littérature des Nahua du Mexique préhieanique Recherches Amériques latines Collection dirigée par Denis Rolland et Joëlle Chassin La collection Recherches & Documents Amériques latines publie des travaux de recherche de toutes disciplines scientifiques sur cet espace qui s'étend du Mexique et des Caraïbes à l'Argentine et au Chili. éjà parus PROST C., L'armée brésilienne, 2003. MINGUET C., Alexandre de Humboldt, 2003. PEREZ-SILLER J., L'hégémonie des financiers au Mexique sous le Porfiriat, 2003. DEL POZO-VERGNES E., Société, bergers et changements au Pérou. De l'hacienda à la mondialisation, 2003. PEUZIAT I., Chili : les gitans de la mer. Pêche nomade et colonisation en Patagonie insulaire, 2003. ROLLAND D., MATTOSO K., MUZART I., Le Noir et la culture africaine au Brésil, 2003. WALTER D., La domestication de la nature dans les Andes péruviennes, 2003. GUICHARNAUD-TOLLIS M. (éd.), Caraïbes. Eléments pour une histoire de ports, 2003 (ouvrage en espagnol). GUICHARNAUD-TOLLIS M. (éd.), Les ports dans l'espace caraïbe, réalités et imaginaire, 2003. RAGON P., Les saints et les images du Mexique (XVI-XVIIIe siècle), 2003. VINICIOS VILAÇA M., Sociologie du camion, 2003. BALUTET N. (dir.), Représentations homosexuelles dans la culture hispanophone, 2003. SALAZAR-SOLER C., Anthropologie des mineurs des Andes, 2002. PERISSAT K., Lima fête ses rois, 2002. ROUJOL-PEREZ G., Journal d'une adoption en Colombie, 2002. DEBS S., Cinéma et littérature au Brésil, 2002. LAMMEL A. et J. RUVALCA MERCADO, Adaptation, violence et révolte au Mexique, 2002. DOMINIQUE. RABY L'ÉPREUVE FLEURIE Symboliques du genre dans la littérature des Nahua du Mexique préhispanique Préface de Miguel I,e6n-Portilla L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie L'Harmattan Italia Hargita u. 3 Via Bava, 37 1026 Budapest 10214 Torino HONGRIE ITALIE CD L'Harmattan, 2003 ISBN : 2-7475-5452-X À la mémoire de ma mère « Maman, dit l'enfant, est-ce qu'il existe quelque chose d'autre?» Et nous voyons soudain, en rêve, la vraie neige qui recouvre les champs, nous entendons le bruit de la glace sur la rivière. Hélène Ouvrard, Le corps étranger, 1973 Préfac La parution, en 1953-1954, de l'opus magnum d'Angel Maria Garibay K., la Historia de la literatura ndhuatl, a marqué un point tournant dans notre connaissance des sources de la littérature nahuatl. Depuis, le nombre des travaux consacrés aux textes en langue nahuatl, issus tant de la tradition préhispanique que de la période coloniale ou même d'époques plus récentes, ne cesse d'augmenter et les chercheurs ne sont plus seulement originaires du Mexique mais également des Etats-Unis, de France, d'Allemagne, de Hollande, d'Angleterre, d'Espagne et d'autres pays. Certains ouvrages traitent de documents relevant d'un seul ou de plusieurs genres littéraires nahua: les chroniques, par exemple, ou une chronique particulière, ou encore la poésie, que ce soit celle qui aborde des thèmes religieux ou guerriers ou celle qui se livre à une réflexion personnelle, proche de ce qui — en d'autres contextes culturels — est qualifié de philosophie. D'autres s'intéressent plutôt à la multitude de documents, de genres divers, que l'époque coloniale a produits. Aujourd'hui les études et les anthologies ne manquent plus sur la littérature des tlahcuilos modernes, écrivains nahua contemporains originaires des diverses régions où leur langue se maintient en vie. L'auteur de ce livre, Dominique Raby, a interrogé cette littérature dans l'intention (comme elle le précise elle-même) de « débusquer, au sein de la littérature nahua préhispanique, une variabilité discursive au sujet de la représentation du genre », le terme genre signifiant ici la différence des sexes, le féminin en ses multiples rapports au masculin. Elle s'est lancée dans cette recherche en s'appuyant sur sa connaissance de l'importante documentation qui témoigne de la richesse littéraire des textes de tradition préhispanique, connaissance qu'elle a acquise par ses recherches personnelles, au contact de langue nahuatl et grâce à sa participation assidue aux travaux du Seminario de Cultura Nàhuatl de la Facultad de Filosofia y Letras, à la Universidad Nacional Aut6noma de México. Dominique Raby a également tenu compte, pour l'élaboration de son cadre théorique, d'un ensemble important de contributions qu'elle présente sous le titre de « Anthropologie et représentation du genre ». Elle y discute de plusieurs oeuvres, entre autres celles de Claude Lévi-Strauss, Margaret Mead, Marilyn Strathern, Sherry B. Ortner, et Harriet Whitehead. Mettant à profit les enseignements de ces chercheurs, elle s'inspire, comme elle le dit expressément, du structuralisme et veut rendre compte à la fois des structures et du dynamisme qui sous-tendent la symbolique du genre chez les Nahua. Autre tâche préliminaire mais combien importante, il fallait évaluer le statut de la femme dans la société nahua, ainsi que la ou les significations que l'on attribuait à l'amour, à la sexualité et à la procréation. Raby y consacre un chapitre, où elle tient compte des principales contributions sur ce sujet, ainsi que de ses propres recherches. En fin de chapitre, elle se tourne vers un autre thème qu'elle développera plus amplement par la suite: celui des déesses et des symboles associés au féminin. Elle fait également appel à la vision du monde nahua, à l'intérieur de laquelle s'inscrit son thème de recherche. Ainsi, elle identifie les protagonistes qui y apparaissent le plus étroitement liés à la dichotomie du féminin et du masculin: Cihuacoatl et Mixcoad, d'une part, et Xochiquetzal et Tezcatlipoca, d'autre part. Mais elle tient compte aussi du fait qu'en dernière instance, le panthéon nahua est présidé par le dieu duel suprême Ometeotl, qui est en lui-même Ornetecuhtli-Omecihuatl, Seigneur-Dame de la dualité et qu'au sein de ce même panthéon, les dieux manifestent pratiquement toujours une nature androgyne. Pour situer dès le départ son propos, notre amie Dominique Raby a donné comme titre à son travail L'épreuve fleurie — in xochiyecolli —auqel joutes-irde«Symboliquesdgnreloa littérature des Nahuas du Mexique préhispanique ». Expliquant ce qu'elle entend par « épreuve fleurie », elle nous dit que c'est là 8 « l'expression qu'emploie une poétesse nahua pour définir sa relation avec son amant ». Elle commente aussitôt le vocable yecolli: « c'est ce qui peut être éprouvé par les sens, expérimenté: la sexualité, les saveurs, mais aussi la bataille, l'affrontement ». Ainsi, xochiyecolli est l'expérience sexuelle qui inclut également l'affrontement, mais dans un contexte fleuri (xoch/), c'est-à-dire d'amour et de plaisir. Dominique a choisi comme point de départ de sa recherche trois genres de composition littéraire: les teotlahtolli ou discours sacrés, parmi lesquels on retrouve divers huehuetlahtolli, discours des anciens et des sages, dont certains sont exprimés par des femmes; les compositions qui appartiennent au nahuallahtolli, liées au contexte du sortilège, et les cuicatl, chants ou poèmes, dont plusieurs sont ici attribués à des femmes. Dans ce grand ensemble, Dominique distingue les catégories suivantes, qui tiennent compte des utilisateurs de ces genres littéraires: es: - l'une est constituée par cc qu'elle nomme le « discours hégémonique », énoncé par des personnes en position d'autorité civico-religieuse et exprimé sous forme de mythes, de poèmes et de sortilèges d'amour masculins; - une deuxième catégorie est composée des discours « quasi hégémoniques » exprimés par les sages-femmes; - le discours des sorciers, qui survalorise le masculin, forme une autre catégorie; il s'agit d'une parole « peu estimée par les autorités et par les femmes qui utilisent le même style discursif »; - vient ensuite le discours de celles que l'on peut considérer comme des « poétesses d'amour » où se trouvent accentuées les contradictions implicites au discours hégémonique ci-haut mentionné; - finalement, on retrouve ce que Raby décrit comme des exemples d'un « discours contre-hégémonique » qui est propre aux guérisseuses et guérisseurs, adeptes du sortilège. Les fines analyses et les évaluations que Dominique formule à partir d'exemples judicieusement choisis parmi ces formes d'élocution littéraire constituent précisément le coeur de son travail. Ces analyses la mènent à déduire une série de conclusions. Selon elle, dans le discours nahua le genre est généralement symbolisé, quoique sous diverses formes, à travers les relations qui unissent les couples divins Cihuacoatl et Mixcoad, d'une part et Xochiquetzal et Tezcatlipoca, d'autre part, en tant que divinités liées respectivement au mariage, 9 tenu pour moral et à la relation sexuelle libre, socialement blâmable. Et comme il appert à travers les textes choisis et analysés, ce n'est pas seulement la parole féminine qui est ici objet d'attention, mais aussi la parole masculine. A travers celles-ci, les images de l'Autre masculin et de l'Autre féminin se présentent sous diverses formes. Et cela vaut non seulement pour les femmes et les hommes, mais également pour les déesses et les dieux. Pour Dominique, dans certain . es de ces images les personnages féminins apparaissent plus centraux, plus positifs et plus actifs. Dans le cas de la déesse Xochiquetzal et de ses relations avec Tezcatlipoca, dans le mythe de Chimalma et de Mixcoatl, dans le grand bas-relief de Coyolxauhqui et dans le « Chant des femmes guerrières de Chalco », l'appréciation du rôle féminin . varie en fonction de celui qui le conçoit et l'énonce, selon qu'on est femme ou homme, selon l'appartenance à certaines couches sociales ou selon l'occupation à laquelle on se livre. Comme en un jeu de miroirs, l'appréciation de l'Autre féminin ou masculin donne lieu à une vaste gamme d'images qui se déploient et se transforment selon les multiples modalités du rapprochement et de la confrontation sexuels, événements fleuris porteurs d'amour et de plaisir, mais parfois aussi de destruction et de mort. Cette étude aborde avec bonheur, à partir d'une base solide, des aspects et des éléments particulièrement importants de la littérature nahuatl de tradition préhispanique dont les recherches avaient peu tenu compte jusqu'à maintenant. De tout ce que cette littérature porte en elle et manifeste, il fallait encore explorer attentivement ce thème. Pour cette raison, et pour toutes les autres que j'ai signalées, ce livre pionnier de Dominique Raby vient occuper une place de distinction parmi ceux qui cherchent à élucider les significations inhérentes de ce qui est, selon ses mots, l'expression même de l'univers nahua, expression soutenue par une richesse de symboles qui paraît n'avoir pas de limites. Miguel Leôn-Portilla Chercheur émérite de la UNAM et membre de El Colegio Nacional 10 Introduction In xochiyecolli, l'épreuve fleurie, est l'expression qu'emploie une poétesse nahua pour définir sa relation avec son amant. Yecolli, c'est ce qui peut être éprouvé par les sens, expérimenté: la sexualité, les saveurs, mais aussi la bataille, l'affrontement. Cette image poétique d'une femme, ce fragment miraculeusement sauvé de l'oubli où est tombé le chant d'amour préhispanique, illustre bien la teneur des relations entre hommes et femmes, telle qu'elle se révèle à travers l'ensemble de la littérature nahua: parfois sereines et complémentaires, parfois antagonistes, presque toujours conçues à travers le registre de la sexualité. Dans les pages qui suivent, j'ai tenté de montrer comment, au sein de cette société plurielle et hiérarchisée qui est celle des Nahua préhispaniques, la symbolique du genre pouvait être diversement interprétée et utilisée. La parole de certains membres de cette société nous est parvenue, grâce aux compilations effectuées après la Conquête par des religieux espagnols et des historiens nahua. Prêtres, dirigeants, conteurs professionnels, sages-femmes, guérisseuses, artisans, sorciers, poètes et autres ont chacun leur mot à dire, et ils le font à travers plusieurs styles de littérature orale. C'est ainsi que la littérature nahua s'offre à nous sous les formes les plus diverses: mythes, discours traditionnels, hymnes religieux et prières, adages et devinettes, sortilèges pour tous les maux et poésie. Dans cet ensemble, la symbolique du genre apparaît souvent sous des formes diverses, parfois contradictoires. Comment expliquer une telle situation? Mon hypothèse de départ voulait que ces représentations symboliques divergentes émanassent de certains groupes sociaux, qui eux-mêmes privilégiaient certaines formes de littérature. Au fur et à mesure que j'avançais dans l'analyse, il m'apparaissait de plus en plus clairement que les divergences de vue entre ces groupes étaient liées à la façon dont ils étaient constitués, et plus précisément (ce que j'espérais) à la place qu'y occupait la femme. La première partie de cet ouvrage est consacrée à la discussion des aspects théoriques et de méthode. Le premier chapitre présente donc un résumé de diverses approches anthropologiques qui rendent compte des rapports entre représentation du genre et société. Il se termine en soulignant les éléments qui seront retenus et réarticulés dans la présente étude. La méthodologie et la description des sources forment le sujet du deuxième chapitre. Le troisième effectue, quant à lui, un survol des principales études sur la femme nahua. Celles-ci peuvent se regrouper en trois thèmes rassembleurs: le statut de la femme, les conceptions sur l'amour et la sexualité, et la part du féminin dans le système de représentation symbolique. J'ai tenté de ramener au minimum la discussion des questions de théorie et de méthode, qui occupaient une part substantielle de la thèse de doctorat dont est issu ce livre. La deuxième partie présente la « version officielle » de la symbolique du genre ou « discours hégémonique ». Elle débute par un bref panorama du groupe en cause, les autorités civico-religieuses. Suit l'analyse de la représentation symbolique du genre, telle qu'elle se manifeste dans les mythes cosmogoniques et historiques, les hymnes religieux et les discours moraux. Saisons, course quotidienne du soleil, orientation de l'univers, activités agricoles et guerrières sont conçues comme autant d'éléments intimement liés entre eux et à deux couples principaux: Cihuacoatl et Mixcoatl, déesse de la maternité et dieu de la chasse, régisseurs du mariage, d'une part (chapitre quatre) et Xochiquetzal et Tezcatlipoca, déesse de l'amour et dieu créateur, moqueur et guerrier, d'autre part (chapitre cinq). Amours prénuptiales, mariage et adultère sont les trois axes qui sous-tendent cet univers, dont le moteur est la séduction et la moquerie. Quant au « cycle aztèque », analysé au chapitre six, il présente les plus antagoniques des rapports homme-femme, cette fois articulé autour des relations frère-soeur. Au terme de cette analyse, on verra comment les sages-femmes aztèques utilisent, à l'occasion des accouchements, une version légèrement modifiée de ce discours. 12 La troisième partie s'intéresse aux discours divergents qui émanent de certains secteurs de la société nahua. Ainsi, un monde différent fait l'objet du chapitre sept, consacré au sortilège et à ses spécialistes. On y tracera tout d'abord un portrait des guérisseuses et guérisseurs et des sorciers, pour ensuite analyser la représentation du genre qu'ils véhiculent à travers leurs incantations. A bien des égards, l'univers des sortilèges est organisé de façon originale et c'est ici de Xochiquetzal et de Tezcatlipoca dont il est principalement question. La représentation du genre des guérisseuses (et des autres utilisateurs du sortilège, à l'exception des sorciers) est certainement la plus originale de l'ensemble du corpus, car elle prend le contre-pied de la version hégémonique et met systématiquement en valeur le féminin. Quant au sorcier, il dévalorise tout aussi systématiquement le féminin, dont il fait le symbole de sa victime. Le chapitre huit présente une analyse de la poésie chantée, tout particulièrement de la poésie amoureuse. Il commence par une ethnographie du chant amoureux, suivi d'une traduction et interprétation de quelques exemples de cette forme poétique. Le chant amoureux met lui aussi en scène ce même couple d'amants terribles que forment Xochiquetzal et Tezcatlipoca, en une ultime variante de la dynamique qui les unit. Quant à la poétesse, elle incarne, le temps d'un chant, toute l'ambiguïté qui vient marquer le personnage Xochiquetzal. Au terme de ces analyses, un essai d'interprétation et de synthèse sur la symbolique du genre et la variabilité discursive nahua vient unifier et articuler les différents éléments présentés. Toutes les traductions sont de l'auteur de ce livre, à moins que cela ne soit spécifié autrement ou que la référence ne renvoie à un ouvrage traduit en français. Pour ce qui est de la transcription du nahuatl, j'ai adopté certaines conventions. Tout d'abord, pour ne pas surcharger le texte, seul le singulier des noms communs nahuatl est donné, si le terme se trouve dans une phrase en français. Cependant, pour plus de clarté, le pluriel a souvent été utilisé pour les noms propres et leurs dérivés: par exemple, le dieu Mixcoad et ses frères les Mixcoa. Pour ce qui est des verbes, comme il n'y a pas d'infinitif en nahuatl, le pronom de la première personne du singulier et, pour les verbes transitifs, le complément d'objet direct (qui doit toujours être spécifié), a été apposé à la suite du verbe, selon le modèle adopté par le franciscain Molina (1992). Ainsi nicmaca signifie « je le donne », mais 13 maca.nic doit être 1u comme l'équivalent de « donner ». Les sources utilisées ne mentionnent la présence des voyelles longues que très sporadiquement, et je me suis conformée à cette orthographe. Cependant, lorsque la longueur de la voyelle devait être discutée (par exemple pour signaler deux traductions possibles), la voyelle longue est indiquée par un accent circonflexe. Enfin, le nahuatl ne distingue jamais le genre; lorsque cela est vraiment nécessaire, il appose le mot cihuatl (femme, femelle) ou oeichtli (homme, mâle). Pour le lecteur d'aujourd'hui qui s'intéresse au genre, un certain nombre d'ambiguïtés peuvent se présenter: elles seront examinées en cours d'analyse. L'écriture d'une thèse de doctorat est une aventure que l'on peut mener uniquement grâce à l'aide de nombreuses personnes. Je tiens tout d'abord à remercier mes directeurs de thèse, Louise I. Paradis et Pierre Beaucage, du Département d'anthropologie de l'Université de Montréal, ainsi que Miguel Leôn-Portilla qui a dirigé mon stage à l'Instituto de Investigaciones Histôricas de l'UNAM. Sans leur soutien et leurs conseils, ma thèse et ce livre qui en est issu n'auraient jamais vu le jour. Merci également à tous ceux qui m'ont apporté aide et conseil: Valérie Martel, Jacques Leroux, Pauline Desjardins, Elizabeth Tabares, Jocelyne Tousignant, Roland Viau, Robert Crépeau, Deirdre Meintel, Viginia E. Miller, Luc Racine, Eduardo Matos Moctezuma, Paul Tolstoy, Kevin Tuite et Louise M. Burkhart. Il va sans dire que toute erreur ou imprécision reste sous mon entière responsabilité. Merci à tous les membres de ma famille et tout particulièrement à mon père, Georges Raby. J'ai pu mener cette recherche grâce à une bourse du Fonds pour la Formation des Chercheurs et l'Aide à la Recherche, une bourse de l'Université de Montréal et une bourse du Fonds Berthelet-Aubin. PREMIÈRE PARTIE Un imaginaire à recouvrer Étudier le partage du symbolique chez les Nahua préhispaniques CHAPITRE 1 À qui la parole? ANTHROPOLOGIE ET REPRÉSENTATION DU GENRE C'était la coutume des anciens, comme en témoigne Priscien, de s'exprimer, dans les livres qu'ils écrivaient jadis, avec beaucoup d'obscurité en pensant aux générations à venir et à ceux qui devaient apprendre de leurs écrits: ils leur laissaient la faculté de gloser la lettre et d'y apporter le surplus de leur intelligence. (..) Combien de veilles y ai je consacrées! Marie de France, Prologue aux lais, 1160 L'étude de la parole féminine a suivi un parcours singulier en anthropologie. Révélée par les premières études sur le genre, puis laissée de côté alors que ion s'intéressait plutôt aux formes de la domination masculine, cette parole commence à peine à ressurgir dans les travaux récents. Les quelques études disponibles montrent cependant qu'il est un sujet de prédilection au discours féminin: la femme elle-même et les relations qui unissent hommes et femmes. La représentation symbolique du genre, en tant que composante de l'idéologie dominante d'une société, a cependant été l'objet de nombreux questionnements. De ces études, il ressort que la représentation symbolique du genre est intimement liée aux rapports sociaux prévalant entre hommes et femmes dans une société donnée. Mais comment ces rapports sociaux influent-ils sur la parole des femmes et la représentation symbolique du genre qu'elle présente? C'est à cette question cruciale que la présente étude voudrait apporter quelques éléments de réponse. Mais tout d'abord, une courte revue chronologique de la réflexion anthropologique sur ces sujets s'impose. LES PIONNIERS Au XIX( siècle, ce qui deviendra l'anthropologie du genre se résume principalement à tenter de définir le statut de la femme en regard de l'évolution humaine, que ce soit pour postuler l'existence d'un matriarcat primitif (Bachofen 1980 [1861], Morgan 1974 [1877]) ou pour affirmer que, pour diverses raisons, celle-ci serait moins évoluée que l'homme (Lubbock, cité in Trigger 1998, Durkheim 1960 [1893]: 19-24). Ce n'est qu'avec les travaux de Margaret Mead, première théoricienne moderne des rapports homme-femme, que la recherche s'élargit, tout en se fondant sur du travail de terrain. Mead tentera de montrer l'influence de la culture, plutôt que des facteurs biologiques, sur la formation du caractère féminin et masculin (1962 [1928], 1963 [1935]). Dans L'un et l'autre sexe, (1988 [1948]), elle aborde quelque peu la question de la portée symbolique de l'opposition homme-femme. Ainsi, à partir des différences dans l'aspect et la fonction des corps masculin et féminin on aurait tiré les analogies relatives au soleil et à la lune, à la nuit et au jour, au bien et au mal, à la force et à la vulnérabilité. Selon les cultures, ces qualités ont été attribuées parfois à un sexe, parfois à l'autre (1988: 14). Cette idée intéressante s'est par la suite noyée dans un ensemble de contradictions qui s'accumulent avec les années dans l'oeuvre de Mead, celle-ci donnant au « naturel », sans expliquer pourquoi, une importance grandissante au détriment de la culture. Les études de Phyllis Kaberry et d'Audrey Richards tentent, quant à elles, de comprendre les sociétés à partir de leurs composantes tant féminines que masculines, et de dévoiler la parole et le monde rituel propres aux femmes. Ainsi, Kaberry (1939) démontre que les femmes australiennes, contrairement à ce que l'on affirmait, possèdent elles aussi une vie rituelle — différente de celle des hommes. Tous partagent les mêmes croyances religieuses, mais chaque sexe possède 18 ses propres cérémonies secrètes associées aux crises et aux affaires propres aux hommes ou aux femmes. De plus, les femmes peuvent s'adonner à la magie noire ou encore aux rites secrets de la magie amoureuse. Continuant son travail pionnier, Kaberry, dans une étude sur la femme du Bamenda (1952, Cameroun), confronte la réalité sociale à la représentation des sexes qu'entretiennent les villageois eux-mêmes. Elle recueille le discours des deux sexes sur le rôle des hommes et des femmes et conclut que l'importance de l'apport économique du travail de la femme au Bamenda et le contrôle qu'elle a sur sa production semblent bien liés à l'opinion favorable qu'hommes et femmes ont du sexe féminin, en tant que mère et « nourrice » du genre humain. Dans son étude sur la cérémonie d'initiation des jeunes filles bemba (Rhodésie du Nord, actuelle Zambie), cérémonie appelée chisungu, Richards (1956) décrit la société bemba « du point de vue de la femme » africaine. Ainsi, elle inclut dans son interprétation du rituel les explications détaillées données par les femmes âgées, et en particulier par les banacimbusa ou maîtresses de cérémonies. Le discours des hommes âgés sur le chisungu est d'ordre général, bien que leur intérêt soit vif. Les femmes, quant à elles, possèdent un discours complexe et affirment que le rite possède trois aspects: faire « grandir » la jeune fille, « l'instruire » et « la rendre femme comme nous ». Deux annexes présentent l'ensemble des chants et des objets symboliques utilisés pendant la cérémonie, accompagné d'explications et d'interprétations données par les informatrices. L'étude de Richards est souvent citée, par les anthropologues subséquents, comme l'exemple même d'une recherche qui évite le piège du « biais masculin » et révèle le côté moins connu de la société, celui des femmes. Ce premier mouvement ne sera pourtant pas poursuivi. Les études subséquentes s'intéresseront principalement à la question de la domination — celle de l'homme sur la femme — et oublieront souvent qu'il existe aussi, dans toute société, des espaces où la femme a la parole. LES REBUTS DU IFEMINISME C'est l'intégration ou l'usage original, par des anthropologues de sexe féminin, du marxisme et du structuralisme, appliqué à la question des rapports entre les sexes, qui semble le mieux définir les 19 débuts de l'anthropologie féministe ou, plus exactement, des courants féministes en anthropologie. Le ton change radicalement: il ne s'agit plus, comme autrefois, d'étudier la femme « primitive », « autre », ou d'adopter une attitude d'observateur neutre. Dès l'entrée en madère des études, le ton est donné: c'est de « nous » dont il s'agit. Toutes ont pour but de compenser le male bias, ce point de vue masculin qui a relégué les femmes au second plan dans les travaux anthropologiques. L'étude féministe n'est pas seulement un apport intellectuel, elle se veut aussi un outil pour comprendre et surtout changer la situation des femmes (Rosaldo et Lamphere 1974: 1-2, Reiter 1975: 12-16). Dans cette optique, les « idéologies culturelles » (au sens marxiste du terme) servent à garder les femmes « à leur place ». Leacock met cependant en oeuvre le principe dialectique inhérent au marxisme pour déceler un conflit historique, une lutte même, entre les femmes que l'on tente de subjuguer et le pouvoir masculin (Étienne et Leacock 1980: 15-16). Mais la majeure partie de la réflexion sur la représentation du genre, inspirée par la lecture — parfois rapide — de l'oeuvre de Claude Lévi-Strauss, va porter sur la dualité symbolique et plus particulièrement sur la question de l'opposition entre « nature » et « culture ». L'opposition nature culture - La réflexion féministe va donc tourner autour d'une question fondamentale, à savoir l'universelle subordination des femmes, tout en rejetant les thèses faisant appel à la biologie ou à la sociobiologie. Pour tenter de cerner le problème, cette réflexion fait appel à un autre phénomène universel, celui-ci dans le domaine du symbolique: la propension humaine à voir les choses sous une lunette duelle — tout en oubliant la mise en garde de Mead sur la façon différentielle dont les cultures peuvent identifier genre et symbole. Ainsi, pour Ortner, la femme donne naissance aux enfants et les allaite, elle est donc susceptible d'être plus facilement associée au domaine du « naturel », alors que les hommes, qui chassent, échangent, font la guerre et s'occupent de politique, représentent donc le pôle « culturel » (1974, cf. également 1996: 173-180 où l'auteur revient partiellement sur cette position). Tant que les femmes seront identifiées au domaine de la nature, leur subordination sera 20