20-Journal-fevrier-2015_Mise en page 1 22/01/15 16:49 Page122 Journal imposteurs : il pratiquait un art de l’amitié robuste, une amitié qui oblige chacun à sortir de ses convictions, voire de ses gonds, un art que l’on ressentait intensément en l’écoutant dans son émission Cultures d’Islam sur France Culture (une aventure radiophonique que poursuit désormais Abdennour Bidar). Où qu’il fût, Meddeb « donnait de la voix », se faisait entendre, extrayait les paroles du plus profond de la mine du langage et du corps : le poème commençait ainsi non sans vigueur dans cette exigence des paroles partagées. Voilà pourquoi les amitiés pouvaient durer. l’emporta en quelques mois furent à la hauteur des combats sans faille menés pour son « pari de civilisation ». Un mois avant de mourir, dans une tribune publiée par Le Monde, il envoyait une sorte d’ultime message, dans la continuité de ses convictions, sur les « deux positions » à maintenir absolument ensemble : le refus sans concession des « horreurs » commises au nom de l’islam, mais aussi « ne jamais cesser de transmettre les merveilles de l’islam en ces temps de désolation », des merveilles qu’on trouve notamment dans le « corpus du soufisme », où le « moteur » de toute morale « est l’éthique du don et de l’altérité ». Jean-Louis Schlegel L’écriture en marche Poète et homme de parole, Abdelwahab Meddeb avait un sens aigu de la conversation (le conversar andalou), qui pouvait aller de pair avec un hédonisme, la recherche d’un plaisir commun, celui qui frappait déjà dans ses premiers récits, Talismano et Phantasia1. Mais s’il aimait partager les joies de la table avec d’autres, converser avec lui ne signifiait pas qu’on parlait de tout et de n’importe quoi. On ne perdait pas son temps à fustiger les ennemis et les L’amitié était aussi robuste dans un sens très physique : il fallait se dépenser avec lui, bouger, vagabonder, sortir. Abdelwahab était un voyageur qui tenait difficilement en place. Le poème était pour lui indissociable d’un parcours, d’une randonnée (les 99 Stations de Yale, Aya dans les villes2…). Ceux qui ont eu la chance de marcher longuement avec lui dans des villes proches ou lointaines, en Europe, au Moyen-Orient ou ailleurs, en savent quelque chose : son écriture passait par des déplacements corporels, des noms de lieux, de villes… Comme s’il fallait se tenir « entre les lieux » et non pas à l’écart, entendre les résonances du Japon à Belo Horizonte, de Tunis à Tanger ou Santiago du Chili. Quelques souvenirs personnels : le mausolée d’Ibn Arabî dans la crypte de la mosquée 1. Abdelwahab Meddeb, Talismano, Paris, Christian Bourgois, 1979, 2e éd. Paris, Sindbad, 1987 ; Phantasia, Paris, Sindbad, 1986. 2. A. Meddeb, les 99 Stations de Yale, Montpellier, Fata Morgana, 1995 ; Aya dans les villes, Montpellier, Fata Morgana, 1999. LES VOYAGES D’ABDELWAHAB MEDDEB 122