12 mémoire LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 912 - octobre 2016 A Berlin, l’histoire nazie d’un tribunal « au-dessus de tout soupçon » Les historiens allemands ont ouvert depuis un certain nombre d’années un nouveau champ de recherches : la vérité sur le comportement de personnes ou d’organismes sous le nazisme, présenté jusqu’ici sous un jour positif, qu’il convient souvent au moins de nuancer. En voici un nouvel exemple avec le travail de l’historien bien connu Johannes Tuchel, directeur du Mémorial de la Résistance allemande, sur un tribunal de Berlin. C e tribunal correspond sans doute chez nous à un Tribunal de Grande instance, comme il en existe dans toutes les régions (« Tribunal supérieur de Land », Oberlandesgericht, OLG) mais qui, à Berlin, porte un nom différent des autres, qui le rend unique, « Kammergericht » (Tribunal de la Chambre). C’est le plus ancien encore en fonctions, car créé en 1468, et ses membres s’enorgueillissent traditionnellement d’appartenir à un symbole historique de l’indépendance des juges par rapport au pouvoir. En effet, à l’occasion d’une affaire de litige entre un meunier et un propriétaire terrien, à la fin du 18 e siècle, le roi Frédéric le Grand avait cassé un jugement de ce tribunal, et les juges avaient refusé de se plier, préférant aller en prison eux-mêmes, plutôt que d’accepter l’arbitraire royal. On sait que les nazis, sitôt au pouvoir le 30 janvier 1933, ont entrepris une transformation de tout le système de gouvernement et d’administration du pays. En priorité, ils se sont attaqués à la réorganisation de la police et de la justice de la République de Weimar. Dès le 21 mars, un ensemble de lois était publié créant par exemple les « Tribunaux spéciaux » (Sondergerichte). Au mois d’avril 1934, d’autres textes modifièrent le Droit pénal, les règles de la procédure, créèrent le « Tribunal du Peuple » (Volksgerichtshof, VGH), sorte de super-Tribunal spécial, et définirent dans le sens nazi, c’est-à-dire en élargissant l’application des termes employés, des délits qui permettaient de se débarrasser d’adversaires éventuels. En particulier les notions de haute trahison (Hochverrat) et trahison d’Etat (Landesverrat) furent l’objet de définitions nouvelles et frappées de peines aggravées. Les Tribunaux spéciaux comme le Tribunal du Peuple étaient bien entendu les organes de choix pour appliquer les textes nouveaux. Mais la nouvelle loi permettait également aux responsables du Tribunal du Peuple de se dessaisir de ce type d’affaires au profit de Tribunaux supérieurs de Land qui, dans ces cas, jugeaient sans possibilité d’appel. Celui qui devait en 1942 devenir le trop célèbre président du Tribunal du Peuple, Roland Freisler, expliquait dans un article de 1935 que cette pratique découlait des règles du Tribunal du Peuple lui-même, et « ­r épondait seulement à la nécessité de faire traiter des affaires de moindre ­i mportance, qui s­ urchargeraient le Tribunal du Peuple, ­s elon ses propres règles, par des services ­e xtérieurs ». Au moins 2 000 affaires jugées entre 1933 et 1945 En décembre 1936, le ministre de la Justice désigna ainsi le Kammergericht à Berlin et neuf OLG répartis dans l’ensemble du pays comme pouvant recevoir des cas à juger venant du Tribunal du Peuple. Cinq autres furent ajoutés par la suite, comme Vienne après l’Anschluss et des Tribunaux de l’Est européen. Le président de l’OLG de Hamm en Westphalie, dans un discours de 1942, a résumé cette évolution par « le combat dans toute sa dureté contre le communisme et contre la social-démocratie », en traitant des affaires de haute-trahison transmises par le Tribunal du Peuple dans le cadre de sa juridiction et de celles des OLG qui lui étaient rattachées. Effectivement Hamm a prononcé pour les années 1933 à 1941 13 702 condamnations pour motifs politiques. On entre ici dans un domaine où la documentation est extrêmement incertaine, car les recherches ont été rares, et de très nombreux documents ont sans doute disparu définitivement. Selon Johannes Tuchel, il est certain qu’au moins 2 000 « affaires » politiques ont été jugées par le « Kammergericht » entre 1933 et 1945. Quant au nombre de condamnations prononcées, il est impossible de le connaître, la seule chose certaine est qu’il est beaucoup plus élevé, de très nombreuses « ­affaires » ayant concerné des groupes plus ou moins nombreux d’accusés. Ainsi, à titre d’exemple, trois procédures contre des sociaux-démocrates de Berlin devant le « Kammergericht » en 1934 comptaient 47 inculpés, un procès contre l’« Etat-Major Rouge » en 1934 devant le VGH fut suivi de deux procès contre 25 et 22 autres accusés devant le « Kammergericht », les « Combattants rouges », virent sept personnes jugées par le VGH, et deux autres procès devant le « Kammergericht » avec 22 accusés. On peut poursuivre : en 1935, au moins quatre « affaires » impliquant des membres du groupe de résistance trotzkyste « Etincelle » (Funke), en 1936-37, poursuites contre un minimum de 36 accusés du groupe de résistance « Nouveau début » (Neubeginnen), fin 1937, cinq procès contre 45 membres du « Groupe Voie du Nord » social-démocrate, en 1938 contre 25 membres d’un groupe anarcho-syndicaliste. Un procès unique jugea en 1935 plus d’une centaine de communistes (on compte qu’entre 1935 et 1937 plus de 1 000 communistes furent mis en accusation devant ce tribunal). Mais Le juge Freisler, redoutable président du Tribunal du peuple, qui se désaisissait de certaines affaires auprès du «Kammergericht» de Berlin. le « Kammergericht » traita aussi de la résistance religieuse contre le nazisme. Les jugements contre des Témoins de Jéhovah étaient fréquents. Un auteur cite, encore en 1944, un procès contre 76 d’entre eux. Le fait que les OLG désignés pour recevoir les cas transmis par le Tribunal du Peuple, comme le « Kammergericht » de Berlin, jugeaient chacun pour une zone comprenant un ensemble d’autres OLG, rend les bilans difficiles. Un exemple par contre : dans le Land de Saxe-Anhalt, où le « Kammergericht » avait compétence, on a constaté qu’entre 1933 et 1945, au moins 82 « affaires » regroupant plus de 1 200 inculpés ont été jugées par ses membres dans près d’une dizaine de villes différentes. Tuchel en conclut qu’entre 1933 et 1945, probablement au moins 5 000 condamnations pour motifs politiques ont été prononcées par le « Kammergericht ». Reste à démontrer l’affirmation d’un autre chercheur, Stephan Weichbrodt, selon qui les condamnations prononcées par les juges du « Kammergericht » au nom du Tribunal du Peuple étaient généralement modérées et ont à plusieurs reprises été critiquées par le ministre de la Justice. Une chose en tout cas est certaine : on n’a jusqu’à présent retrouvé la trace d’aucune condamnation à mort par ce tribunal avant l’année 1943. Pour les juifs, les Soviétiques, les Polonais, plus besoin de jugement L’année 1942 doit, dans ce domaine, être marquée d’une pierre noire. Hitler critiquait de plus en plus sévèrement la Justice, d’abord « en interne », comme il ressort des Entretiens de table bien connus, et surtout dans un discours devant le Reichstag du 26 avril 1942. Dans une attaque virulente contre les juges, il leur reprocha de s’attacher au contenu formel des lois, et non de les interpréter dans le sens le plus sévère, il affirma n’avoir « aucune compréhension » pour certains jugements, et promit, le cas échéant, de révoquer les juges. Le ministre de la Justice avait déjà, le 31 mars, précisé les choses devant une assemblée des présidents des Tribunaux supérieurs et OLG : « L’exigence du Führer de voir prononcer les peines les plus sévères est pour le juge un ordre, auquel il doit se conformer ». Les chiffres sont éloquents. Le nombre des condamnations à mort (hors Justice militaire) a connu la progression suivante : 1940 : 926 ; 1941 : 1 292 ; puis 1942 : 3 360 ; 1943 : 5 336. Le chiffre de ces condamnations à mort pour les années suivantes est en diminution, avec 4 264 pour 1944, et au moins 297 pour les premiers mois de 1945. Mais l’explication n’a rien à voir avec une sévérité moindre. Elle réside dans le transfert de responsabilité de la Justice à la Gestapo pour les poursuites visant les juifs, les Soviétiques et les Polonais. Pour eux, plus besoin de jugement et de condamnation avant une exécution ! En effet, le choix comme juges de personnalités à la sévérité reconnue, la promulgation de nouveaux textes renforçant les pénalités et élargissant l’application des sanctions avaient multiplié les occa­ sions de poursuites, en particulier le d ­ élit d’« atteinte à la capacité de défense » (Wehrkraftzersetzung), la haute trahison mémoire LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 912 - octobre 2016 par propagande orale, les grafitti et tracts, les actions individuelles classées dans les actes répréhensibles, entraînaient une surcharge du Tribunal du Peuple. Un rapport de février 1944 constatait un afflux d’environ 25 nouvelles affaires chaque jour, expliquant la nécessité de faire de plus en plus usage du droit de transfert vers les Tribunaux de grande instance (OLG). Et le responsable de ce rapport de souligner que les tribunaux qui sont amenés à traiter les cas ainsi transférés « ne doivent pas partir de l’idée qu’il s’agit d’affaires secondaires mais doivent viser la peine maximale si l’information a semblé suffisante au moment du transfert ». Quant au « Kammergericht » de Berlin, qui était visé par ces instructions au même titre que les autres tribunaux désignés, il devait suivre la pente. Son rapport du 2 ­décembre 1944 explique que, si au début de la guerre, il disposait de deux chambres criminelles, il en possédait alors cinq, qui allaient ­passer à sept le 4 décembre. Autres chiffres du même rapport : en 1943, il avait eu à connaître de 71 affaires de trahison et haute trahison, et à la mi-novembre 1944 on avait déjà atteint le chiffre de 505. En ce qui concerne les « atteintes à la capacité de défense », le Tribunal en avait jugé 241 en 1943, pour se trouver devant un chiffre de 893 à la mi-novembre 1944. Ceci montre bien, accessoirement, que les cas transmis au « Kammergericht » n’étaient nullement « de moindre gravité », mais que les inculpés auraient été jugés par le Tribunal du Peuple lui-même s’il en avait eu les moyens. De toute façon, le ministre de la Justice, Thierack, avait bien précisé à l’intention du président du Tribunal du Peuple, Freisler, dès le mois d’avril 1944, que « les présidents des Tribunaux de grande instance (OLG) réunis au mois de mai suivant devraient être mis au courant de la jurisprudence du Tribunal du Peuple en matière de haute trahison et recevoir les instructions qui en découlaient ». On n’est pas plus clair ! Nette évolution vers l'arbitraire L’évolution du « Kammergericht » berlinois n’est pas rapide, mais elle est nette. Avant l’été 1943, il n’avait prononcé aucune condamnation à mort. La première date du 2 juillet 1943, une seule autre suivra la même année, mais on en comptera 12 pour le premier semestre 1944, 33 pour le second semestre, et encore 22 dans les quatre premiers mois de 1945. Les motifs principaux (plusieurs motifs étaient souvent invoqués pour chaque inculpé) étaient surtout la « haute trahison » avec 32 cas, 19 condamnés étaient accusés d’« aide à l’ennemi », et 17 d’« atteinte à la capacité de défense ». Une seule femme figurait parmi ces victimes. L’examen détaillé des jugements montre clairement, selon Johannes Tuchel, que la définition des délits en fonction desquels les jugements étaient prononcés, relevait fréquemment de l’arbitraire le plus total, que d’ailleurs plusieurs d’entre eux pouvant être invoqués pour le même cas, de toute façon le jugement visait à obtenir la peine ­ aximale, donc la mort. Un paragraphe m du Code pénal le précisait clairement : « Si une seule et même action tombe sous le coup de plusieurs lois, c’est dans tous les cas celle qui entraîne la peine la plus ­sévère, et dans le cas de délits différents, celle qui exige la plus lourde punition, qui doit être appliquée ». La nationalité des personnes qui ont été condamnées par le « Kammergericht » est presque toujours connue. Il s’agit de 5 722 Allemands du Reich, 2 127 « Allemands de l’étranger » (Volksdeutsche), 4 708 Tchèques, 969 Polonais, 428 Français, 325 Belges et 160 Néerlandais. Donc près de la moitié des condamnés étaient des étrangers. Quant aux condamnés à mort que l’on a réussi à identifier, il s’agit de 44 Allemands et de 25 étrangers. Parmi ceux-ci, les Français (19) sont de loin les plus nombreux, contre deux Polonais, deux Tchèques, un Belge et un Hollandais. Les victimes étrangères étaient surtout des travailleurs forcés, donc d’une façon ­générale relativement jeunes. Le plus jeune était le Français Roland Del, âgé de 19 ans au moment de son exécution. Quant aux motifs des condamnations, il s’agissait pour les Allemands dans deuxtiers des cas de « haute trahison », pour plus de deux-tiers des étrangers, le motif ­invoqué était l’« aide à l’ennemi ». Formateur de juristes parmi les SS Un des personnages principaux dans l’application des règles nouvelles imposées par Hitler a été Kurt-Walter Hansen, nommé procureur général auprès du « Kammergericht » en mai 1943. Après avoir entamé une carrière de juriste classique, il fut actif au sein de la SS pour la formation de juristes. Il fut recruté en 1937 dans l’Etat-Major de Borman, l’« adjoint du Führer », et revint en 1942 au sein des cadres du ministère de la Justice avant d’être choisi pour diriger l’accusation au « Kammergericht ». Déjà quelques mois après sa prise de fonctions, Hansen fut un des acteurs principaux d’un meurtre de masse : début septembre 1943, un bombardement allié occasionna de graves dégâts à la prison de Plötzensee, détruisant un des bâtiments cellulaires et endommageant gravement le lieu d’exécutions, un des deux de Berlin. Quatre condamnés à mort s’étaient évadés. Membre de la commission qui devait décider de la marche à suivre, Hansen déclara que les condamnés, au moindre soupçon de vouloir s’évader, devaient être abattus, et que de toute façon les recours en grâce des condamnés devraient être traités « dans les plus brefs délais ». Dans les jours qui suivirent, plus de 250 personnes furent pendues, en partie aussi des condamnés dont le recours en grâce n’avait pas ­encore été rejeté. C’est également Hansen qui ordonna fin janvier 1945 la remise aux mains de la Gestapo des détenus du centre de Sonnenburg dont, comme on sait, plus de 750 furent assassinés juste avant l’arrivée de l’Armée Rouge (1). Hansen a été le signataire de la plupart des actes d’accusation du « Kammergericht » aujourd’hui connus. Son adjoint Theodor Potjan, seulement de quelques-uns. Hansen fut ­a rrêté par les Soviétiques le 11 mai 1945, condamné à mort par le Tribunal militaire de la 16e Armée aérienne le 17 juillet et mourut, apparemment avant d’être exécuté, le 3 octobre 1945. En plus de Hansen et Potjan, les recherches ont retrouvé les noms de 8 autres membres du corps des procureurs. En ce qui concerne les juges ayant prononcé des peines capitales, ces mêmes recherches ont retrouvé les noms de 18 d’entre eux, qui d’ailleurs avaient s­ iégé également, pour certains, au Tribunal du Peuple. Les deux premiers condamnés à mort du « Kammergericht » étaient des travailleurs polonais. Il me paraît nécessaire de donner quelques détails sur ces cas, typiques pour l’invraisemblable rage éliminatoire des nazis à cette époque : Stefan Rydynski, ouvrier agricole, était coupable d’avoir régulièrement collecté de l’argent, envoyé à la Croix-Rouge polonaise, accompagnant cette activité de commentaires patriotiques. Pour les nazis, c’était là « haute trahison ». Condamné à mort il fut exécuté le 6 août 1943. Le second, Tadeus Piotrovski, électricien devenu de force travailleur agricole en Allemagne, avait bricolé un récepteur de radio pour pouvoir écouter la radio anglaise en polonais, en partie avec des collègues, et il rapportait ces informations autour de lui. Arrêté en avril 1943 avec quatre autres « auditeurs », il fut condamné à mort le 19 novembre pour « haute trahison et aide à l’ennemi », et exécuté le 17 janvier 1944. Indispensable dénonciation Il est évidemment impossible de continuer à exposer en détails chacun des cas de condamnations à mort par le « Kammergericht » de Berlin durant les 15 ou 16 mois de guerre restants. Pourtant, même la seule énumération est éclairante. La majorité des condamnations prononcées le fut pour « préparation à la haute trahison ». Dans presque tous les cas, il s’agissait de militants communistes, ayant parfois eu une certaine activité de résistance. Ainsi, la Gestapo avait arrêté en mai 1943 une trentaine de membres de l’« Union combattante » (Kampfbund), un groupe communiste ouvrier, qui avait eu l’imprudence de tenir des listes et même de distribuer des insignes. Neuf d’entre eux furent jugés et cinq condamnés à mort, et exécutés en mai 1944. Un autre groupe de six membres de l’« Union combattante » fut jugé le 31 mars, trois condamnés à mort et également exécutés en mai. Le 24 août 1944, sept autres membres de la même organisation, travailleurs pour la firme Daimler-Benz, sont jugés, deux condamnés à mort. Les motifs d’accusation varient peu. parfois un membre a prêté son appartement pour une réunion, parfois un exemplaire du journal clandestin Drapeau rouge a été lu, souvent des cotisations versées. Un groupe de travailleurs de la fabrique de Turbines de la célèbre entreprise AEG, comme des collègues d’un autre site AEG, ont fourni un certain nombre de victimes, 14 condamnés à mort au total. Citons 13 e­ ncore un militant communiste, créateur de ce parti dès 1919 dans sa ville, dénoncé pour des paroles imprudentes en ­rapport avec les bombardements alliés, ou bien encore un groupe de communiste, dont l’un avait mis sur pied un réseau de solidarité avec des prisonniers de guerre soviétiques et, recherché par la Gestapo, vivait dans la clandestinité. Le système de prétextes purs et simples à des assassinats « légaux » fonctionnait implacablement. Un dernier cas est moins banal : un ingénieur, communiste précoce, émigré en URSS en 1932, qui avait accepté une mission en territoire nazi et été parachuté en Slovénie à l’automne 1944. Dénoncé, il fut guillotiné le 18 avril 1945. Un paragraphe du code pénal (§ 91b), traduit en français par « aide à l’ennemi » (Feindbegünstigung), fut employé par le « Kammergericht » pour justifier 19 des 25 condamnations à mort connues à l’encontre de travailleurs forcés étrangers. La majorité de ceux-ci étaient des Français (19 au total), entre autres des cheminots, qui avaient entrepris de détériorer volontairement des wagons en cours de triage en occasionnant des collisions. D’autres avaient simplement tenu des propos défaitistes et exprimé leur haine envers l’Allemagne, certains avaient procédé à des automutilations pour échapper au travail. Dans tous les cas, des dénonciations étaient à l’origine des poursuites. Dans quelques autres cas, les motifs de poursuites furent l’« atteinte à la capacité de défense » (Wehrkraftzersetzung) et dans un seul cas « trahison » (Landesverrat), cette fois bizarrement à l’encontre d’un ouvrier français qui avait apparemment soutenu de Gaulle et les Français libres. En fait, on vérifie bien que les juges ont, dans tous les cas, fait appel de façon totalement arbitraire aux paragraphes leur permettant d’énoncer la peine capitale, quels que soient en réalité les faits poursuivis. Face à l’énormité des dizaines de millions de morts civils et militaires de cette guerre, face au génocide des juifs et des Tsiganes et aux immenses ravages humains et matériels, on pourrait juger qu’une soixantaine de victimes supplémentaires n’ajoute rien à l’horreur. Pourtant la dénonciation, même très tardive, de l’obéissance sourde et aveugle des juristes nazis à des ordres tyranniques et inhumains a une valeur propre. Dénoncer la véritable attitude de ceux qui se sont, depuis 1945, drapés dans une innocence usurpée, est une mesure de santé publique en matière de morale politique. Jean-Luc Bellanger (1) Pour le massacre de Sonnenburg, voir le PR d’octobre 2015. TUCHEL, Die Todesurteile des Kammergerichts 1943 bis 1945, eine Dokumentation (Les condamnations à mort par le Kammergericht de Berlin, 1943 à 1945, Une documentation), 455 pages, éditions Mémorial de la Résistance allemande et éditions Lukas, Berlin, 2016. (Non traduit – Il faut noter le fait, exceptionnel, que les textes originaux de six actes d’accusation et de 19 exposés de condamnations sont reproduits intégralement.) n Johannes