Les Lectures croisées du GREP Midi-Pyrénées Claude LEVI-STRAUSS dans son temps Alain GÉRARD Président d'honneur du GREP, docteur en philosophie Roland EGENSPERGER Professeur de lettres et de philosophie, traducteur d’ethnologie Jean-Pierre ALBERT Directeur d’études à l'E.H.E.S.S. Membre du laboratoire interdisciplinaire Solidarité Société Territoire à Toulouse Nicolas JAMPY Agrégé de philosophie, diplômé en 3ème cycle d’anthropologie Table-Ronde tenue à la Médiathèque de Toulouse le 24 mai 2014 GREP Midi-Pyrénées 5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6 Tél : 0561136061 Site : www.grep-mp.fr 1 2 Les Lectures croisées du GREP Midi-Pyrénées Claude LEVI-STRAUSS dans son temps Alain GÉRARD Président d'honneur du GREP, docteur en philosophie Roland EGENSPERGER Professeur de lettres et de philosophie, traducteur d’ethnologie Jean-Pierre ALBERT Directeur d’études à l'E.H.E.S.S. Membre du laboratoire interdisciplinaire Solidarité Société Territoire à Toulouse Nicolas JAMPY Agrégé de philosophie, diplômé en 3ème cycle d’anthropologie Table -ronde préparée, présentée et animée par Nicole GAUTHEY vice-présidente du GREP, responsable des Lectures Croisées Débats animés par Jean-Louis SACAZE psychologue, animateur de l'antenne GREP-Foix Introduction Lévi-Strauss en son temps Images et métaphores dans l'oeuvre de Lévi-Strauss Quelques apports de Lévi-Strauss à l'anthropologie Claude Lévi-Strauss et la philosophie Biographie de Claude Lévi-Strauss 3 Nicole Gauthey Alain Gérard Roland Egensperger Jean-Pierre Albert Nicolas Jampy Daniel Goubier Introduction par Nicole Gauthey Pourquoi le GREP a-t- il choisi de centrer son évènement de fin de saison de Lectures Croisées sur l’anthropologue Claude Levi-Strauss ? Sans doute parce que nous aimons la façon dont ce penseur a « touché » le monde, comment il peut nous guider sur la question de l’Autre et des Autres, et les plus « différents » qu’on puisse imaginer. Cet homme, qui a vécu plus de 100 ans, a vu poindre et se développer les mutations technologiques de son siècle, et c’est justement cette traversée d’un siècle que son œuvre va nous proposer Dans «Tristes tropiques » en 1955 son inquiétude écologique nous montre l’emprise de destruction que notre civilisation mène à l’encontre de la nature et aussi des autres cultures. Nous avons aimé que cet homme hors du commun puisse nous expliquer que nous avons tous le même logiciel dans notre façon de penser et qu’il n’y a pas de différence entre un homme cultive et un homme primitif, que la pensée « sauvage « n’est pas une forme mineure de la logique. Catherine Clément qui l’a connu et beaucoup aimé (elle a même écrit un livret d’opéra sur « Tristes Tropiques ») lui a consacré 100 heures de lecture au Musée Branly, à l’occasion de son centenaire. Un grand témoin donc et une jeunesse de pensée qui ne l’a jamais quitté Alors bien sûr c’est vrai qu’il a connu une sorte de purgatoire médiatique et qu’on note un certain retour de sa pensée aujourd’hui : Godelier lui a consacré un énorme livre paru cette année. Claude Levi-Strauss est-il une clé de compréhension de notre monde actuel ? Pour le grand public, son nom est associé à un mouvement unitaire de pensée appelé « structuralisme ».On le rapproche de Jacobson, Foucault, Lacan, et même de ceux qui apparaissent comme les pères fondateurs de ce mouvement, Marx et Freud. A un certain moment on a pu mésinterpréter son apport, alors qu’il a voulu sortir l’anthropologie de ses aprioris philosophiques pour fonder une discipline rigoureuse, basée sur les études de terrain. On l’a accusé de négliger l’individu et sa capacité de retournement contre les structures qui peuvent régir ses comportements, alors qu’il s’agissait pour lui de dégager des régularités, d’en déduire des structures, et, à partir des situations observées, de comprendre leur articulation, mais sans que ce soit des éléments de pression 4 Alors Levi-Strauss, philosophe ou pas ? Levi-Strauss, de gauche ou pas ? Levi-Strauss, juif ou pas ? (on peut s’interroger sur son rendez-vous manqué avec Levinas…) La table ronde que je vous invite à suivre tentera de mieux le saisir, de mieux cerner son héritage, et de repérer les jalons qu’il a pu poser d’un nouvel humanisme. Nicole Gauthey Lévi-Strauss en son temps par Alain Gérard Président d'honneur du GREP, docteur en philosophie A la mort de Claude Lévi-Strauss en 2009 le journal Libération mit sa photo en page de couverture avec ce titre en gros caractères : « Le Siècle Lévi-Strauss ». Quelques années plus tôt Bernard Pivot avait organisé dans sa revue Lire un référendum pour savoir qui pouvait être considéré comme « le maître à penser » de l’époque, et la réponse avait été à une forte majorité : Claude Lévi-Strauss. Avant lui, Sartre avait déjà été communément qualifié de « maître à pensr » de son époque. Voilà donc une personnalité dont on parle peu aujourd’hui mais qui a eu une importance considérable de son vivant et pendant sa période d’activité créatrice qui s’est déroulée sans interruption durant toute la seconde moitié du XX e siècle. Il nous a paru intéressant, au GREP, de voir ce qu’il pouvait encore nous apporter et ce qu’il fallait en penser. Claude Lévi-Strauss est né en 1908 (il est donc mort plus que centenaire). Ethnologue, son œuvre considérable a bouleversé l’ethnologie et, pour tout dire, l’ensemble des sciences humaines pratiquement jusqu’à aujourd’hui. A l’origine il était pourtant philosophe et, agrégé de philosophie, il fit la classe pendant quelques années. Mais cette discipline ne lui plaisait pas et il dit plus tard beaucoup de mal de la philosophie qu’il jugea vaine et même inutile. Sa vocation d’ethnologue naquit un peu par hasard en 1934 lorsqu’un de ses amis lui fit savoir qu'une place d’enseignant de sociologie était vacante à l’Université de Sao-Paulo au Brésil. C’est à partir de là qu’il pu découvrir et entrer en contact avec les populations primitives de l’Amazonie dont les mythes et la culture le fascinèrent. Sa vocation était née. Il consacrerait sa vie à l’étude des mythes des populations primitives subsistant dans le monde et, en ce qui le concernait plus spécialement, celles des Amériques. 5 Ici il faut tout de suite ouvrir une parenthèse. L’adjectif « primitif » a une mauvaise réputation, au point qu’on a récemment changé le nom du « Musée des Arts Primitifs » en « Musée des Arts Premiers ». Le terme « primitif » est accusé de véhiculer une connotation péjorative, « primitif » suggérant un état d’infériorité et sous-entendant une classification des populations qu’on lui faisait désigner en moins et plus évoluées, soit même carrément en inférieures et supérieures. Lévi-Strauss a pourtant toujours continué à utiliser le terme, tout simplement parce qu’il n’en trouvait pas d’autre. Ni aborigène, ni archaïque, ni indigène, ni premier, ne comportaient les mêmes nuances. Les populations dont s’occupa Lévi-Strauss sont donc les peuples peu ou pas du tout touchés par la culture occidentale et qui se définissent par cela qu’ils n’ont ni écriture pour conserver leur mémoire, mais uniquement l’oralité, ni monnaie pour étayer leur économie, mais uniquement le troc et l’échange, et que ces peuples ont en général des systèmes d’organisation de la parenté et des rapports sociaux d’une complexité qui nous paraît incroyable. Un Africain formé en Europe me dit un jour : « Vous les Européens, lorsque vous êtes venus chez nous, vous avez cru que nous étions une page blanche sur laquelle n’était écrite aucune culture, aucune Histoire, aucun savoir d’aucune sorte ; mais nous avions pourtant une culture, une Histoire et un savoir ». C’est cette page blanche qui intéressa Claude Lévi-Strauss. De ses premiers séjours au Brésil il rapporta des études sur certains peuples d’Amazonie, les Bororo et les Nambikwara, dont les noms restèrent célèbres parce qu’ils furent utilisés par Sartre un peu ironiquement. Puis en 1941 il partit aux États-Unis et ne revint plus jamais au Brésil sauf pour de brefs séjours officiels. Paradoxalement pour un ethnologue, Lévi-Strauss ne fut pas un homme de terrain, mais bien plutôt un homme de bibliothèques. Ici il faut ouvrir une autre parenthèse encore. Toute sa vie (sauf tout-à-fait à la fin), Lévi-Strauss a placé son œuvre sous le signe du structuralisme. Le structuralisme est une théorie qui affirme qu’il y a dans la réalité des structures, ou des unités d’organisation ou des schèmes, qui permettent de regrouper les phénomènes afin de mieux et plus facilement les manier. Et ces structures seraient transversales à toutes les branches de la science, littérature, sciences humaines, physique, psychologie et même psychanalyse. Lévi-Strauss a dit que le structuralisme l’avait considérablement aidé dans son étude des mythes. Les plus grands esprits de l’époque (entre 1950 et 1970) se revendiquèrent (parfois avec hésitation) du structuralisme : Foucault, Morin, Lacan, Piaget, Althusser, Barthes. Mais en fait la structuralisme était davantage une mode qu’une vraie théorie. Et une mode qui alla loin : j’avais à l’époque des enfants qui étaient au collège et ils utilisaient en cours de français une Grammaire Structurale. Une mode en philosophie : cas unique dans l’histoire de cette discipline. 6 Et pourtant Lévi-Strauss lui-même, après avoir publié deux livres successifs intitulés Anthropologie structurale I et Anthropologie structurale II, avoua dans la préface d’un de ses derniers ouvrages avoir renoncé à l’appeler Anthropologie structurale III parce qu’à cette époque « le structuralisme était passé de mode ». Mais mes collègues ici présents vous parleront du structuralisme chez LéviStrauss mieux que moi. Maintenant, qu’est-ce qu’un mythe ? Définition prise chez les usagers euxmêmes : « le mythe est une histoire qui vient de l’âge où les hommes parlaient avec les animaux ». Un récit, donc, très ancien et qui porte une mémoire, un enseignement, et qui est exprimé en un langage et avec des images le plus souvent hors de la réalité contemporaine, précisément parce qu’ils ont une origine extrêmement ancienne. Lévi-Strauss y voit des révélateurs de la vie, de la société et du mode de pensée de ces peuples éloignés. Il y cherche la marque et la trace de modes de penser autres que les nôtres. Il en collecte des centaines, des milliers, il les compare, les analyse, les classe, les recoupe. Il va les chercher chez les Indiens d’Amérique du Sud (surtout Amazonie) et d‘Amérique du Nord (Indiens Kwakiutl de Colombie Britannique), plus rarement en Australie. Dans un de ses livres, La Pensée Sauvage, on trouve ce schéma : « 1. Si les mythes ont un sens, celui-ci ne peut tenir aux éléments isolés qui entrent dans leur composition, mais à la manière dont ces éléments se trouvent combinés. 2. Le mythe relève de l’ordre du langage, il en fait partie intégrante ; néanmoins, le langage, tel qu’il est utilisé dans le mythe, manifeste des propriétés spécifiques. 3. Ces propriétés ne peuvent être recherchées qu’au dessus du niveau habituel de l’expression linguistique ; autrement dit, elles sont de nature plus complexe que celles qu’on rencontre dans une expression linguistique ». Quelles leçons retirer de ces recherches ? Quelle utilité pour nous ? Tout simplement la découverte et la démonstration que notre mode de penser occidental et européen, grec, judéo-chrétien et rationnel, n’est pas le seul dont l’homme soit capable et n’est nullement spontanément inhérents à tous. La « page blanche » n’était pas blanche : elle fourmillait au contraire d’idées, de systèmes, d’inventions, différents des nôtres mais tout autant susceptibles d’assurer une présence au monde qui soit acceptable. Mircea Eliade, qui est historien et non ethnologue, a dit en substance dans un petit livre (Religions australiennes) : « On se demande souvent si les hommes primitifs seraient capables de comprendre et de pratiquer nos systèmes de pensée les plus complexes, comme la physique quantique ou les mathématiques supérieures, mais c’est oublier qu’ils ont mis au point dans leurs cosmologies, leurs religions et leurs organisation de la parenté, des systèmes tout aussi complexes que les nôtres. Seulement ils leur ont donné une autre orientation et 7 d’autres buts. Ils ont suivi d’autres filières ». Mircea Eliade parle même de « leur » physique qui n’est pas la « nôtre » mais qui est quand même une « physique ». Le champ d’investigation de Lévi-Strauss dans l’analyse des mythes est énorme. Avec la linguistique et la taxinomie il s’arrête au phénomène très curieux des multiples dénominations données à ce qui n’est pour nous qu’un seul et même objet, par exemple une plante, dont le nom change en fonction de son âge, de sa situation, de l’évolution de ses qualités, etc. De l’histoire et la préhistoire à l’archéologie et à la magie il va jusqu’à une autre conception du temps et fait mentir l’imprudente proclamation d’un président de la République que les Africains ne seraient « pas encore entrés dans l’Histoire ». Il donne une réponse à un phénomène qui a longtemps intrigué les ethnologues : pourquoi les peuples primitifs interdisent-ils l’inceste alors qu’ils n’ont évidemment aucune des connaissances de la physiologie et des dangers de la consanguinité que nous avons ? La réponse est dans l’économie de ces peuples qui est entièrement et uniquement basée sur l’échange (ce qui va jusqu’au fameux « potlatch ») et fait de la femme une « monnaie d’échange » entre familles, clans ou tribus, et maintient une certaine qualité dans les relations sociales. La situation de la femme dans ce contexte n’est pas pire que dans le nôtre : il ne s’agit pas d’une peine ou d’une brutalité, mais, de part et d’autre, d’une forme particulière d’exogamie. J’aurais voulu ici vous citer quelques exemples concrets de mythes étudiés par Lévi-Strauss mais ce n’est pas possible. L’examen d’un mythe chez LéviStrauss, c’est tout de suite un volume entier de 200 pages. Cela commence bien par une petite anecdote parfois cocasse et dont les acteurs sont presque toujours des animaux, mais cette anecdote est tout de suite comparée à d’autres, analysée jusque dans ses moindres détails, renvoyée à d’autres pays, d’autres peuplades, d’autres situations, d’autres époques, d’autres animaux, et les résumer est tout de suite trahir le travail ainsi mené. Un caractère très important de ces peuples primitifs, sur lequel il faut insister, c’est leur art, et il faudrait même dire leur génie, à se maintenir en parfaite harmonie avec leur milieu, avec la nature et avec leur cadre de vie (harmonie qui nous fait tant défaut). Mais si l’on parle de Lévi-Strauss il faut le replacer dans son époque. Il se situe à un moment important de l’Histoire et de la Pensée européenne. Il apparaît à la fin de la seconde Guerre Mondiale, qui voit la libération de tous les anciens peuples colonisés et leur accès à la souveraineté politique. Toute l’attention des anciens colonisateurs est attirée sur leur identité et leur Histoire. Et Lévi-Strauss n’est pas seul à s’intéresser aux mythes et aux cultures des peuples jusque là appelés « primitifs ». Georges Dumézil révèle les littératures et les mythes des anciens Scandinaves. Il retrouve les textes islandais des Edda et des mythologies 8 des pays de l’Europe du Nord qui n’ont été christianisés qu’après l’an 1000. Il traduit les textes d’anciens peuples indo-européens (comme les Ossètes du Caucase dont on parle justement aujourd’hui) et surtout ceux de l’Inde. Et tout cela lui permet d’élaborer sa théorie du caractère « trifonctionnel » commun à toutes les sociétés des anciens Indo-Européens : prêtres-guerriers-agriculteurs. Dans son livre Dieux d’Eau, Marcel Griaule récolte les récits d’un vieux Dogon du Mali qui constitue une véritables cosmologie. Et puis il y a les prédécesseurs de Lévi-Strauss : Marcel Mauss, Alfred Métraux, Margaret Mead, plus anciennement J-G Frazer, qui réapparaissent et font parler d’eux. Même la psychiatrie est concernée : Tobie Nathan reprend aux Américains la formule de l’ethnopsychiatrie pour l’appliquer à ses patients immigrés en France. L’ethnopsychiatrie consiste à soigner les patients étrangers en faisant appel, non pas aux schémas classiques de l’inconscient freudien et européen, mais à l’inconscient originaire, africain ou indien, vécu par ces patients-là. Non pas : quel est ton Œdipe ? As-tu haï ton père ? Mais : si ton sorcier te persécute, quels ont été tes rapports avec ton sorcier ? Et surtout ne pas dire à ce patient : un sorcier cela n’existe pas, il ne faut pas croire à ça ; mais suivre le parcours propre au milieu et à l’histoire du patient lui-même. Une vieille dame disait un jour devant moi : « Ah oui, Tobie Nathan c’est celui qui fait danser des danses nègres à ses patients ! » Des danses nègres oui, mais à ses patients immigrés seulement et pas aux européens. Les différences de la pensée et de la culture vont jusqu’à l’inconscient des individus. Je ne dirai pas que toutes ces préoccupations et ces modes d’action sont autant de conséquences directes de la pensée de Lévi-Strauss, mais elles indiquent au moins un état d’esprit qui va dans le même sens et qui indique une évolution considérable par rapport à ce qui se faisait et se pensait il n’y a pas si longtemps, et Lévi-Strauss y a joué un rôle éminent. Une dernière remarque. Les récits des mythes étudiés par Lévi-Strauss sont presque toujours des histoires d’animaux. L’animal y est toujours au moins un interlocuteur de l’homme. Et là aussi cela va dans le sens d’une évolution dans les mentalités européennes. N’oublions pas que nous venons juste de voter une loi sur le droit de l’animal. Elisabeth de Fontenay a écrit il y a peu un livre très important sur Le Silence des Bêtes, avec comme sous-titre La philosophie à l’épreuve de l’animalité. Heidegger, dans l’un de ses premiers séminaires, disait que « la pierre est sans monde, l’animal est pauvre en monde, l’homme est configurateur de monde ». Je préciserais que l’animal est peut-être plus configurateur de monde et se rapproche plus de l’homme que Heidegger ne le pensait, et surtout que Descartes ne le pensait. Concluons. Je crois qu’on peut dire que Lévi-Strauss nous a apporté une nouvelle conception de l’Autre, c’est-à-dire d’une autre culture, d’une autre manière de penser de l’homme, il a montré qu’elle était possible, et que la nôtre 9 ne pouvait se prévaloir d’une quelconque supériorité ou d’une quelconque hégémonie sur elle. Accessoirement, que chacune avait quelque chose à apprendre de l’autre (ou éventuellement des autres), de la connaissance, (ou la reconnaissance) de l’autre, bref d’un autre homme. L’Autre est un vieux problème de la philosophie, mais il n’avait en vérité pas été résolu, même pas par les modernes. Sartre l’exprimait par le regard. Je connais l’autre, disait-il, quand je le regarde. Mais l’autre en fait de même, de telle sorte que je suis un regardant regardé par un autre regardé. Levinas l’exprime par le visage, dans lequel je trouve un autre que moi-même dans lequel je m’identifie. Mais avec cette philosophie-là, l’autre est toujours un même que moi. Le regardant-regardé est toujours un homme comme lui-même qui pense comme lui-même. Pour la première fois avec Lévi-Strauss le regardant-regardé ou le visage est un véritable Autre, un Autre complètement différent de moi et qui pense différemment de moi, dans lequel je ne peux pas complètement me retrouver. Ceci est, pour la philosophie, une importante nouveauté, une nouvelle connaissance de l’homme par lui-même. Avant de m’arrêter je voudrais inverser un instant les rôles et avant de répondre à vos questions, vous poser, moi, une question. Lévi-Strauss a terminé ses Mythologiques (4 volumes de 700 pages chacun), soit donc pratiquement toute son œuvre, par le texte suivant : « … il incombe à l’homme de vivre et lutter, penser et croire, garder surtout courage, sans que jamais le quitte la certitude adverse qu’il n’était pas présent autrefois sur la terre et qu’il ne le sera pas toujours, et qu’avec sa disparition inéluctable de la surface d’une planète elle aussi vouée à la mort, ses labeurs, ses peines, ses joies, ses espoirs et ses œuvres deviendront comme s’il n’avait pas existé, nulle conscience n’étant plus là pour préserver fût-ce le souvenir de ces mouvements éphémères sauf, par quelques traits vite effacés d’un monde au visage désormais impassible, le constat abrogé qu’ils eurent lieu c’est-à-dire rien ». Que veut dire ce « rien » ? « Rien », comme « le néant », peut avoir de multiples sens en philosophie. Lequel a celui-ci ? Je ne veux pas dire qu’il faudrait peut-être ici intercaler Dieu. Je pense plutôt aux astrophysiciens qui nous ont dit pendant longtemps que le Big Bang était le commencement absolu de l’univers et qui se demandent maintenant ce qu’il y aurait peut-être eu avant le Big Bang. Ou aussi à la physique quantique qui utilise des conclusions qu’elle ne peut pas expliquer. Que veut exactement dire le « rien » de Lévi-Strauss ? Le mot « rien » a-t-il même un sens ? Peut-il y avoir quelque chose qui se termine par rien ? Réfléchissez-y pendant votre week-end si vous avez des insomnies. Alain Gérard Président d'honneur du GREP, docteur en philosophie 10 Images et métaphores dans l’œuvre de Claude Lévi-Strauss. par Roland Egensperger professeur de Lettres au lycée de St-Orens Je vous propose une lecture transversale de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss. La notion d'image semble se situer hors du champ propre du structuralisme : les textes ethnologiques ou anthropologiques de Lévi-Strauss sont souvent d’une très haute technicité, la lecture est ardue, parsemée de schémas comme ceux des règles d’échanges dans Les Structures élémentaires de la parenté. La rigueur est de mise, l’ambition se veut résolument scientifique. Mais, sans doute pour se démarquer de certains positionnements quant à l’anthropologie, aux sciences humaines et à l’histoire, Lévi-Strauss a souvent recours à des images, telles que celle du bricolage, du modèle réduit, du voyageur dans le train, de la cristallisation, et surtout du jeu. 1. La notion de bricolage apparaît dès La Pensée sauvage (1961) ; elle montre comment les mythes se recomposent en se servant de résidus d’ouvrages humains, d’éléments d’autres mythes, sans que cette construction passe par une conception globale préalable d’un projet telle qu’elle est (aux dires de LéviStrauss) pratiquée par l’ingénieur. Le bricoleur rafistole avec des bouts de ficelle, bris-colle, l’ingénieur projette un schéma préalable comme un architecte élabore une maquette d’un projet d'urbanisation. Donnons la parole à Marcel Hénaff : il parle de la pensée sauvage: «Mais comment définir ce type d’opération qui n’a ni la forme réflexive, ni l’expression formalisée, ni la progressivité rigoureuse des savoirs rationnels? Comment définir une forme de pensée qui, en recourant principalement au raisonnement analogique, construit des ensembles ordonnés en mobilisant toutes les homologies repérables entre les divers champs de l’expérience?» C’est au premier chapitre de La Pensée sauvage que Lévi-Strauss répond à ces questions. Il y expose une notion qui peut sembler curieuse et qui a souvent séduit les lecteurs (non sans malentendu): c’est celle de «bricolage intellectuel». Il faut donc relire de près les pages où la présentation en est faite. On la trouvera peut-être discutable, mais du moins on aura établi clairement les éléments de sa définition et le champ de son exercice possible. Et d’abord pourquoi le recours à cette notion dont la valeur analogique semble quelque peu folklorique ? La raison en est donnée dans ces lignes de Lévi-Strauss : «Or, le propre de la pensée mythique est de s’exprimer à l’aide d’un répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien qu’étendu, reste tout de même très limité; pourtant, il 11 faut qu’elle s’en serve, quelle que soit la tâche qu’elle s’assigne, car elle n’a rien d’autre sous la main. Elle apparaît ainsi comme une sorte de bricolage intellectuel, ce qui explique les relations qu’on observe entre les deux.» (La Pensée sauvage p. 26). Marcel Hénaff : «Notons qu’il est question spécifiquement ici de la pensée mythique en tant qu’aspect déterminé de la pensée sauvage, laquelle en comporte bien d‘autres (comme le système de classification, de nomination, de computation, etc.). [...] Or, même si le monde naturel offre une diversité quasiment illimitée d’éléments comme supports à ces narrations, il n’empêche que, pour tel ou tel motif mythique, le choix en est restreint. Il y a alors effectivement reprise et retraitement d’éléments déjà utilisés, ce qui autorise l’analogie du bricolage, sauf à se poser la question: quelle version du mythe venait avant le retraitement?...» En regard de quoi le bricolage ne procède ni d’un projet cohérent (pour le bricoleur il s‘agit toujours d’une intervention ponctuelle et occasionnelle), ni d’un savoir spécifique (le bricoleur est un amateur), ni d'éléments propres (le bricoleur réutilise et détourne des matériaux qu’il trouve et qui étaient destinés à d’autres ensembles); enfin les résultats sont incertains et jamais identiques, donc difficilement reproductibles. Ces précisions données, il reste à établir l‘analogie : la pensée mythique est à la science ce que l’activité de l’ingénieur est à celle du bricoleur. Ce qui donne les oppositions suivantes : là où la science procède par concepts, la pensée mythique procède par signes ; là où la science n’envisage aucune limite à son interrogation renouvelée des phénomènes, la pensée mythique est contrainte de reprendre ou de réutiliser des éléments déjà connus et marqués.» (Hénaff Marcel, Claude Lévi-Strauss et l'anthropologie structurale, Belfond, 1991, Pocket Agora, 6. La logique des qualités sensibles, 196, le «bricolage intellectuel», 200) 2. C’est dans Race et Histoire, opuscule écrit à la demande de l’Unesco, que Lévi-Strauss, sans doute dans un souci pédagogique, utilise la métaphore du voyageur assis dans le train près de la fenêtre afin d’expliquer la position relative- de l’observateur, en général occidental. Ce dernier perçoit l’évolution des autres cultures non selon une position «neutre» ou absolue, mais en tant que voyageur dans un train en mouvement. Si, dans une gare, un train (il s’agit évidemment ici de cultures) circule à l’opposé de celui de l’observateur, ce convoi donnera le sentiment d’une régression; si, par contre, il circule en parallèle avec celui de l’observateur, ce dernier aura le sentiment que les chemins d’évolution des deux cultures vont dans le même sens, d’autant qu’il a le loisir de l’étudier tant que dure cette position quasi-simultanée. Lévi-Strauss en profite pour renoncer à la notion très occidentale de progrès, dans la mesure 12 où tout dépend de la situation de l’observateur. Il n’y a pas de situation d’observation privilégiée. S’inspirant -de manière certes lointaine- des explications d’Einstein sur la relativité, lequel utilisait alors l’image de l’ascenseur, Lévi-Strauss revendique aussi une position relativiste quant à l’évolution des cultures et récuse la causalité historique évolutive. On ne peut donc opposer des cultures primitives à des cultures avancées, puisque le regard sur ces cultures dites primitives est porté à partir de notre propre civilisation. C’est ce que les anthropologues nomment l’ethnocentrisme: tous les hommes portent au plus profond d’eux-mêmes une tendance narcissique consistant à ne tenir en haute estime qu’eux-mêmes et leur propre façon d‘être, et, inversement, à mésestimer l’étranger. Cet ethnocentrisme a déjà été dénoncé en son temps par Montaigne. Il n’est plus possible de situer les cultures dites primitives sur une ligne orientée figurant l’avancée du progrès où ces peuples seraient dans une position quasi infantile par rapport à la maturité de la civilisation occidentale. 3. Cette remise en cause de la notion de progrès est également soulignée par l’image du jeu. La métaphore du jeu apparaît dans de nombreux ouvrages de Lévi-Strauss. Il s’agit bien souvent de l'image du jeu de hasard, du jeu de la roulette par exemple, parfois du jeu d’échecs. Pour l'auteur, l’histoire des cultures n’est pas cumulative, les éléments ne se sédimentent pas comme des couches géologiques successives, chaque culture, à des moments clés de son histoire, fait des "mises" (comme au casino), établit un pari sur la suite de son aventure culturelle. En pratiquant ainsi, elle remet en jeu tout son avenir, sa solidité, sa pérennité. De ce jeu de hasard naît ensuite une nécessité, (pour parodier le titre d’un livre du biologiste Jacques Monod), et la culture pendant un certain temps se conforme à cette dernière nécessité tout en cherchant à maintenir l’adaptation au milieu naturel. Ni progrès, ni régression, mais à chaque fois, à chaque carrefour, des paris pris sur la pérennité. La culture joue, mais le joueur est-il conscient de la mise en jeu? Sans doute non, il s’agit, dans le cas d'une culture, d’une démarche inconsciente. Jacques Henriot pose d’ailleurs le problème du bienfondé de cette métaphore: un jeu est-il vraiment un jeu si les joueurs n’ont pas conscience de jouer? Ainsi, comme dans un cristal en formation, (nous reviendrons sur cette métaphore par la suite), la structure d’une société se recompose pour s’adapter ou non- à une situation nouvelle. C’est pourquoi la métaphore de l’échiquier vient conforter celle du jeu de la roulette. Il s’agit là d’un emprunt à la linguistique. Selon Ferdinand de Saussure, la langue fonctionne comme un tout, dans lequel chaque unité (phonétique, morphologique, sémantique) ne trouve sa valeur que par la place qu'elle occupe dans l'ensemble, de même que, dans le jeu d'échecs, la valeur respective des pièces dépend de leur position sur l'échiquier. Ainsi, la stratégie du cavalier 13 n’est pas linéaire. A chaque coup d’un des joueurs, la situation sur l’échiquier est entièrement nouvelle, une structure culturelle -ou sociale- se met en place. Là non plus, la conception d’une histoire évolutive et causale d’une culture devient caduque. Le coup d’avant ne permet pas d’expliquer le coup d’après. Voici ce que dit Lévi-Strauss à ce propos : «Encore une fois, tout cela ne vise pas à nier la réalité d’un progrès de l’humanité, mais nous invite à le concevoir avec plus de prudence. Le développement des connaissances préhistoriques et archéologiques tend à étaler dans l’espace des formes de civilisation que nous étions portés à imaginer comme échelonnées dans le temps. Cela signifie deux choses: d’abord que le «progrès» (si ce terme convient encore pour désigner une réalité très différente de celle à laquelle on l’avait d’abord appliqué) n’est ni nécessaire, ni continu; il procède par sauts, par bonds, ou, comme diraient les biologistes, par mutations. Ces sauts et ces bonds ne consistent pas à aller toujours plus loin dans la même direction; ils s’accompagnent de changements d’orientation, un peu à la manière du cavalier des échecs qui a toujours à sa disposition plusieurs progressions mais jamais dans le même sens. L’humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise ; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui, chaque fois qu’il les jette, les voit s’éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes différents. Ce que l’on (p. 39) gagne sur l'un, on est toujours exposé à le perdre sur l’autre, et c’est seulement de temps à autre que l’histoire est cumulative, c’est-à-dire que les comptes s’additionnent pour former une combinaison favorable.» (Lévi-Strauss, Race et histoire, Gonthier Médiations, 1961, 5. L'idée de progrès, 35). Italo Calvino dans Le Château des destins croisés, proposera, de manière similaire, une construction de roman, où chaque chapitre correspond à un «tirage» de cartes de tarots. Le récit se forme ainsi sur cette succession de cartes… 4. Cette métaphore du jeu a suscité certaines réactions indignées. Ainsi Roger Caillois, dans un article acerbe, «Illusions à rebours», (auquel LéviStrauss répondra, dans «Diogène couché», sur un mode tout aussi agressif), à l’idée que l’histoire est réductible à l’échéance d’une bille sur une roulette, oppose l’image du puzzle, où «il est long et malaisé de placer les premiers éléments mais où, à mesure qu’on avance dans la reconnaissance de l’image, la pose des pièces devient plus rapide et plus facile, jusqu'à se révéler les dernières immédiates et inéluctables» (R Caillois, art. cité. La Nouvelle Revue Française n°4, 1954, et n°5, 1955). Caillois reprend à son compte l’idée d’un progrès continu et nécessaire de l'histoire. 14 Lévi-Strauss lui retourne sa métaphore pour en révéler l’ethnocentrisme implicite : «On ne saurait se découvrir avec plus de candeur; Il existe en effet une différence majeure entre la roulette et le puzzle : les parties jouées à la première restent toujours inachevées, tandis que, comme M. Caillois le souligne, toute partie de puzzle a une fin. La civilisation occidentale est à ses yeux trop belle pour qu’on hésite sur le degré d’avancement qu’il lui reconnaît. Peut-être quelques petites pièces manquent encore. Après quoi l’image sera parfaite et l’humanité pourra passer le reste de son âge à la contempler» (art. cité, p. 1189). Ainsi, selon Caillois, au début de l’assemblage d’un puzzle, le joueur a bien du mal à placer les premières pièces, puis, dans la mesure où le nombre des pièces placées augmente et celui des pièces restantes diminue, le joueur a plus de facilité pour placer les dernières pièces et parvenir ensuite à la figure terminale du puzzle. Mais pour Lévi-Strauss, cette conception appliquée à une culture est erronée : dans le cas du puzzle, la figure finale est déjà constituée, tout se passe comme si la société possédait déjà en elle un plan préétabli, une idée de la figure achevée, ou terminale, de sa culture. Or, rien n’est plus étranger au fonctionnement et à l’évolution d’une société que cette vision qui rejoint d’ailleurs celle de l’ingénieur évoqué plus haut. Il faut, selon Lévi-Strauss, en revenir au jeu de la roulette. Une société peut perdre sa mise et se décomposer (mauvais choix) ou gagner et assurer sa pérennité jusqu’à la prochaine mise en jeu. Seul le hasard a permis à notre civilisation de réaliser une série de combinaisons qui lui donne cette allure de culture «cumulative». Lévi-Strauss confiait à Georges Charbonnier qu’elle «aurait très bien pu le faire beaucoup plus tard, elle l’a fait à ce moment, il n’y a pas de raison, c’est ainsi». Bien que le structuralisme donne l’image d’une science fondée sur des ensembles d’autant plus stables qu’ils sont structurés, au contraire l’évolution des sociétés ou des mythes est liée aux jeux de hasard, aux probabilités. Ainsi, dans La Voie des masques, Lévi-Strauss montre que, parfois, certaines cultures fort éloignées les unes des autres, à la fois par l’espace et le temps, par la géographie et l’histoire, se rapprochent l’une de l’autre, -par exemple, dans la façon de concevoir les masques- parce qu’elles ont établi leurs mises en jeu de la même façon : «Il serait donc illusoire de s’imaginer, comme tant d’ethnologues et d'historiens de l’art le font encore aujourd'hui, qu’un masque et, de façon plus générale, une sculpture ou un tableau, puissent être interprétés chacun pour son compte, par ce qu’ils représentent ou par l’usage esthétique ou rituel auquel on les destine. Nous avons vu qu’au contraire un masque n’existe pas en soi ; il suppose, toujours présents à ses côtés, d’autres masques réels ou possibles qu’on aurait pu choisir pour les lui substituer. En discutant un problème particulier, nous espérons avoir montré qu’un masque n’est pas d’abord ce qu’il représente, mais ce qu’il transforme, c’est-à-dire choisit de ne pas représenter. Comme un mythe, un masque nie autant qu’il affirme; il n’est 15 pas fait seulement de ce qu’il dit ou croit dire, mais de ce qu’il exclut.» (LéviStrauss, Œuvres, Gallimard La Pléiade, 2008, La Voie des masques, 875, chapitre XI, p. 978 ) L’usage de ces images correspond à une nécessité chez Claude Lévi-Strauss. Pour échapper aux liens de causalité inadaptés à la connaissance des mythes, Lévi-Strauss use d’autres types de relations pour reconstituer des structures : ainsi le bricolage, la cristallisation (thème non développé ici), le kaléidoscope. Pour ce qui concerne l’évolution des cultures, il s‘en remet au jeu, soit au jeu d’échecs pour montrer que, à chaque coup joué, la structure se renouvelle, mais non pas d’une manière historique, soit au jeu de la roulette pour souligner que le parcours d’une culture -y compris la nôtre- ne relève pas d’une causalité historique linéaire (ou cumulative). L'image du jeu d'échecs montre aussi comment les structures se modifient. A chaque position nouvelle, à chaque pièce perdue, la structure se modifie, comme une nouvelle cristallisation. Roland Egensperger Roland Egensperger a fait ses études de philosophie et de lettres modernes à l’Université de Strasbourg. Il a enseigné ces deux disciplines à Nha-Trang (SudVietnam, 1970-1972), en Alsace, à Tanger (Formation des cadres de l'enseignement du Maroc), à Lisbonne, à Sarrebruck, à Aberdeen (Ecosse). Enfin il a enseigné les lettres au Lycée Pierre-Paul Riquet à St-Orens. Son intérêt pour l'ethnologie et l’anthropologie trouve son origine dans les séjours qu'il a effectués dans des villages des Montagnards de la chaîne annamitique du SudVietnam entre 1971 et 1972. Roland Egensperger est le traducteur de l’ouvrage de Michaël Landmann: Anthropologie philosophique, 1982 (non publié). Bibliographie sommaire: Lévi-Strauss (Claude), La Pensée sauvage, Plon, 1961 Lévi-Strauss (Claude), Race et histoire, Gonthier-Médiations, 1961 Lévi-Strauss (Claude), Œuvres, Gallimard La Pléiade, 2008, La Voie des masques, p. 875, Caillois (Roger), Les Jeux et les hommes, Idées Gallimard, 1958 Derrida (Jacques), L'Ecriture et la différence, Seuil, 1967, X. La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines (Claude Lévi-Strauss), 409 Delruelle (Edouard), Lévi-Strauss et la philosophie, Belfond, 1991, De Boeck Université, Hénaff (Marcel), Claude Lévi-Strauss et l'anthropologie structurale, Belfond, 1991, Pocket Agora, 16 Quelques apports de Lévi-Strauss à l’anthropologie par Jean-Pierre Albert, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales Membre du laboratoire interdisciplinaire Solidarité Société Territoire à Toulouse Je présenterai ici un Lévi-Strauss que l’on pourrait paradoxalement oublier en voyant d’abord en lui une grande figure de la vie intellectuelle du XXe siècle français sans prendre suffisamment en compte ce qui lui a valu cette notoriété : le rôle qu’il a joué dans l’histoire de l’anthropologie sociale. Je veux parler de sa contribution théorique et méthodologique à une discipline scientifique et non, comme pourrait le suggérer la notion très large d’anthropologie, de ce qu’ont pu être ses points de vue généraux sur l’humanité et son destin. Certes, même si Lévi-Strauss n’a pas souhaité devenir un « grand intellectuel » à la française ayant son mot à dire sur tous les grands problèmes du moment, il lui est arrivé de se prêter au jeu du penseur surplombant acceptant de répondre à des questions bien éloignées de ses compétences de chercheur. Mais cela (comme certaines considérations désabusées de Tristes Tropiques) ne relève pas de sa contribution à la science ou de ce que la profession des anthropologues a retenu de lui. C’est donc à des aspects plus techniques de son œuvre que je m’intéresserai ici, tout en présentant quelques usages de sa méthode chez d’autres anthropologues de la fin du XXe siècle (dont moi-même…). Pour entrer en matière, il est possible d’évoquer l’étiquette sous laquelle la pensée de Lévi-Strauss est généralement présentée, celle du structuralisme. Ce terme souvent utilisé à tort et à travers désigne en gros deux choses : d’une part (et c’est l’usage le plus connu) une école de pensée qui s’est développée en France au cours des années 1960-70, et à laquelle on rattache, outre LéviStrauss, des auteurs aussi différents que Roland Barthe, Jacques Lacan, Louis Althusser, Michel Foucault ; d’autre part, et c’est à vrai dire son sens initial, le terme désigne une manière particulière de traiter du langage qui est déjà celle que met en place Ferdinand de Saussure dans son Cours de linguistique générale (inédit de son vivant) et qui est aussi, dans les années 20 du XXe siècle, celle du Cercle linguistique de Prague dont nous allons bientôt reparler. C’est cette perspective que Lévi-Strauss étendra à l’étude de certains faits culturels, principalement la parenté et la pensée mythique. Je vais évoquer brièvement cette filiation1. 1 Ce qui concerne la phonologie reprend Albert & Durand, 2011. 17 Tout commence, pourrait-on dire, par la rencontre, aux USA, de Lévi-Strauss et du théoricien de la linguistique Roman Jakobson au début des années 1940. C’est de leur collaboration et de leur amitié qu’est née, véritablement, l’inspiration centrale qui va animer la démarche de celui qui n’est encore qu’un ethnologue débutant après les séjours de terrain accomplis entre 1936 et 1938 en Amazonie. Lévi-Strauss lui-même a toujours mis en avant sa dette à l’égard de la linguistique, qu’il souligne dès son article de 1945 « L’analyse structurale en linguistique et en anthropologie », repris dans le recueil Anthropologie structurale. A travers Jakobson, Lévi-Strauss découvre ce qui est alors la pointe la plus avancée du structuralisme linguistique, la phonologie de Nikolaï Troubetzkoy. Comme il le dit dans son livre d’entretiens avec Didier Éribon De près et de loin (1988), « J'étais à l'époque une sorte de structuraliste naïf. Je faisais du structuralisme sans le savoir. Jakobson m'a révélé l'existence d'un corps de doctrine déjà constitué dans une discipline : la linguistique, que je n'avais jamais pratiquée. Pour moi, ce fut une illumination. » Dans l’article cité plus haut, Lévi-Strauss parlait même d’une révélation. D’où vient cet enthousiasme ? Selon lui, le programme de Troubetzkoy peut être ramené à quatre principes fondamentaux : (1) La phonologie passe de l’analyse de phénomènes conscients à celle de leur infrastructure inconsciente. (2) Elle se refuse à traiter les termes comme des entités indépendantes car elle prend pour base les relations entre les termes. (3) Elle est fondée sur la notion de système. Elle ne se borne pas à déclarer que les phonèmes sont organisés en systèmes mais « elle montre des systèmes phonologiques concrets et met en évidence leur structure ». (4) Elle vise à découvrir des lois générales soit inductivement, soit par déduction logique, ce qui, écrit Troubetzkoy, leur donne un caractère absolu. Concernant le premier point, on peut penser que ce qui séduit Lévi-Strauss est ce que Bourdieu appellera dans les années 1970 le « principe de la non conscience », comme condition d’accès à des données objectives sur les déterminations de l’ordre humain2. Les principes (2) et (3) sont intimement liés et je les commenterai en parlant des phonèmes et de la théorie des traits distinctifs. Le point 4, enfin, pose la question de l’universalité des lois qui régissent les systèmes phonologiques, idée que Lévi-Strauss reprendra en adossant ses résultats à l’idée d’un fonctionnement universel de ce qu’il nomme « l’esprit humain ». 2 Voir Le métier de sociologue, p. 31. Cité dans la bibliographie. 18 Essayons d’expliquer brièvement ce qu’est la phonologie. On fait souvent remonter les débuts de la phonologie moderne à la mise en place du concept de phonème entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. L’idée intuitive de « son distinctif » n’est guère nouvelle puisqu’elle sous-tend les systèmes d’écriture alphabétique. En schématisant, un son est distinctif dans une langue lors que, en dépit de prononciations plus ou moins variables, il suffit à distinguer des paires de mots différents. Ainsi, en français, les différentes réalisations du «r » (telles qu’elles existent dans les prononciations individuelles ou régionales) sont sans incidence sémantique. Ce n’est pas le cas en espagnol, qui en compte deux présentes dans la graphie par l’opposition entre « rr » et « r » - par ex. perro (« chien ») et pero (« mais »). Autre exemple : le français comporte les sons distinctifs r et l, comme on le voit dans le couple mare / malle alors qu’en japonais il ne s’agit que de réalisations différentes d’un même phonème : un Japonais peut dire indifféremment ce qu’on écrirait en français « Jacques Chirac » ou « Jacques Chilac » sans avoir conscience que la seconde prononciation n’est pas correcte dans notre langue. La phonologie, avec Troubetzkoy et ses Grundzüge der Phonologie de 1939 (Principes de phonologie), consiste en la recherche des lois relatives à la nature des phonèmes et à leurs rapports mutuels dans les langues. Il faut pour cela les analyser de façon à dégager ce qu’il appelle des traits distinctifs. Avant lui, les sons étaient déjà décrits en termes de propriétés phonétiques (par exemple les consonnes peuvent être dentales, bilabiales, sourdes, etc., cela renvoyant à la manière dont le son est produit). Ce qui apparaît avec Troubetzkoy est l'idée que les phonèmes se composent de réseaux de traits distinctifs simultanés qui les opposent les uns aux autres au sein de structures relationnelles. Par exemple en français l’opposition entre sons sourds et sonores concerne une bonne partie des consonnes : p:b = t:d = k:g = f:v = s:z… Cela permet une économie de moyens d’élocution – le p et le b ne s’opposant que selon l’alternative sourde/sonore alors qu’ils s’articulent par ailleurs de façon identique. Plus largement, les langues « sélectionnent » en quelque sorte, et de façon non aléatoire, un nombre limité de types de sons (en général une trentaine) parmi tous ceux qui se rencontrent dans les langues du monde et dont la phonétique a constitué l’inventaire. Les contraintes relatives à la coprésence ou l’exclusion mutuelle de certains phonèmes jouent un rôle dans l’organisation d’une langue à un moment donné du temps et permettent aussi de comprendre certaines de ses évolutions. Leur étude permet de dépasser une vision « atomiste » des sons, de concevoir une langue comme un système. Elle mène à la découverte de lois qui structurent les langues particulières et parfois même toutes les langues. Par exemple, on sait que si une langue possède des nasales sourdes au niveau phonémique, elle possède les nasales sonores correspondantes. 19 Je ne développerai pas ici les aménagements que Roman Jakobson apporte à la phonologie de Troubetzkoy. L’important est qu’il en conserve la conception de la langue comme « système de différences », pour reprendre la formule de Saussure, qui reste le cœur de la linguistique structurale. Ou, en d’autres termes, le primat des relations sur les éléments. Et c’est bien cette idée fondamentale qui est reprise et développée par Lévi-Strauss. C’est d’abord dans le domaine de la parenté que Lévi-Strauss met en application les leçons de la phonologie3. Certes, comme il l’a toujours souligné, il ne s’agit pas pour l’anthropologie d’importer les concepts des linguistes, il faut forger ses propres outils d’analyse. Mais, dans ce cas, la transposition lui paraît fondée sur une proximité à la fois formelle et fonctionnelle. Il écrit : « Dans l’étude des problèmes de parenté […], le sociologue se voit dans une situation formellement semblable à celle du linguiste phonologue : comme les phonèmes, les termes de parenté sont des éléments de signification ; comme eux, ils n’acquièrent cette signification qu’à condition de s’intégrer en systèmes ; les « systèmes de parenté », comme les systèmes phonologiques, sont élaborés par l’esprit à l’étage de la pensée inconsciente ; enfin la récurrence, en des régions éloignées du monde et dans des sociétés profondément différentes, de formes de parenté, règles de mariage, attitudes pareillement prescrites entre certains de type de parents, etc., donne à croire, que, dans un cas comme dans l’autre, les phénomènes observables résultent du jeu de lois générales, mais cachées. » (1958[1974 : 56-57]) Ces « lois générales » sont pour lui, comme celles qui régissent la distribution des phonèmes, l’expression de contraintes formelles au sein d’une combinatoire, et ce sont elles qui conditionnent les structures de parenté empiriquement observables tout en assurant leur fonctionnalité sociale. Ce ne sont pas les fonctions sociales de la parenté qui déterminent ces structures, comme le voulaient les fonctionnalistes. Elles ont d’abord leur propre nécessité logique, tout en ayant bien sûr en même temps un effet structurant sur la société. Ce primat donné au point de vue formel montre bien que c’est la phonologie qui inspire la théorie qu’il propose : la considération des relations entre les termes passe avant celle des termes pris séparément. Par exemple, la position dans la parenté conditionne la tonalité affective des relations entre les personnes – c’est là un fait d’observation assez général. Où les choses deviennent plus intéressantes, c’est lorsqu’on s’aperçoit que les types de lien (proximité, chaleur, égalité vs distance, froideur, autorité) s’organisent de façon systématique. Prenons un exemple simple. Le principe de l’exogamie fait que, dans les cas les plus simples de sociétés divisées en deux moitiés, chacun doit trouver un conjoint dans la moitié alterne. Comme toute personne doit appartenir à une 3 L’œuvre majeure sur ces questions est Les structures élémentaires de la parenté, Paris, 1949. 20 moitié et une seule pour que le système se reproduise, la question se pose donc de l’appartenance des enfants issus des couples exogamiques. Soit deux possibilités : ils appartiennent à la moitié du père et on parle alors de système patrilinéaire, ou à celle de la mère, et l’on a affaire à un système matrilinéaire. On constate que, dans les situations matrilinéaires, le père d’un enfant a avec lui des relations affectueuses et dépourvues de marques d’autorité, alors que les traits opposés concernent l’oncle maternel. Les choses s’inversent en régime patrilinéaire. Pour comprendre ce qu’il en est des liens de parenté et de leurs effets sur les relations entre génération, l’éducation des enfants, etc., il faut donc considérer les choses dans leur ensemble, et non chaque lien individuellement. Il en va de même pour l’autre grand domaine des études lévistraussiennes, l’analyse des mythes. On en retient généralement – et c’est déjà une rupture essentielle avec les anciennes théories du symbolisme – l’idée qu’il convient toujours de retrouver, dans un contexte ethnographique particulier, les ressources sémantiques de chaque récit, c’est-à-dire les oppositions de traits perceptifs qui caractérisent ses actants selon ce que Lévi-Strauss appelle la « logique du sensible4 » : ce que nous dit un mythe dépend de la valeur (au sens saussurien5) des signes qu’il manipule dans un contexte narratif donné. Selon les termes auxquels il est corrélé, un même objet n’aura pas la même signification. Par exemple, dans un couple d’opposition oiseau/serpent, le serpent connotera le bas, le monde chtonien, par opposition au monde céleste ; dans une série analogique du type serpent//aigle//cerf (telle qu’on peut en trouver dans la symbolique médiévale), il y a de bonnes chances pour qu’il soit associé à l’idée d’immortalité, les trois animaux considérés étant sujets à des « mues » conçues comme autant de rajeunissements. C’est pour l’essentiel à ce premier niveau que se situent les « analyses structurales » réalisées par les anthropologues qui ont prolongé l’œuvre de LéviStrauss – je pense en particulier aux ethnologues de l’Europe contemporaine comme Yvonne Verdier, Claudine Vassas et aux historiens/anthropologues de l’Antiquité grecque Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et Marcel Detienne. Mais il est certain que son projet était à la fois plus abstrait et plus ambitieux. Dès ses textes de 1952, il entend dépasser ce premier niveau d’interprétation sémantique des mythes pour découvrir la syntaxe, ou si l’on préfère les lois de composition de la « langue » du mythe en mettant au jour des propriétés formelles universelles, dont la fameuse « formule canonique6 » qu’il a en fait assez peu utilisée, mais qu’il semble considérer comme une de ses découvertes les plus essentielles. On retrouve ainsi dans sa démarche le programme de la phonologie : non seulement décrire la structure phonémique d’une langue, mais aussi l’expliquer par des lois sous-jacentes. Et c’est cette 4 L’ouvrage où Lévi-Strauss met en place cette notion est La pensée sauvage (1962). C’est-à-dire du champ sémantique des mots tel qu’il est déterminé horizontalement par leurs relations avec d’autres termes. 6 Il s’agit d’un mode de transformation des mythes assez proche de l’analogie mais intégrant des figures du contraste. 5 21 forte dépendance de sa théorie à ce modèle, jointe sans doute à une interprétation discutable de sa capacité à rendre compte du langage dans son entier déjà présente chez Jakobson, qui explique aujourd’hui en partie les critiques faites au structuralisme, tant en linguistique qu’en anthropologie. J’en dirai quelques mots pour conclure. La puissance heuristique de l’analyse structurale. Ce que je voudrais surtout souligner, à présent, c’est la puissance heuristique de l’analyse structurale telle qu’elle a été pratiquée par les anthropologues qui se sont réclamés de Lévi-Strauss comme du reste par Lévi-Strauss lui-même, à savoir au niveau sémantique des matériaux mythiques. Je l’illustrerai d’abord par la présentation très simplifiée d’un exemple emprunté à un ouvrage de LéviStrauss, La voie des masques (1979), qui permettra, je pense, de comprendre immédiatement comment il travaille. Ici, au lieu de s’en tenir à l’étude d’un corpus de mythes et de pratiques rituelles comme il l’a fait dans ses Mythologiques, il les met en relation avec les masques rituels d’entités surnaturelles utilisés dans les sociétés concernées – en l’occurrence des groupes amérindiens de la côte nord-ouest des Etats-Unis, à la frontière du Canada. L’étude concerne la distribution, entre populations voisines, de deux types de masques très singuliers qui se trouvent à la fois dans chacune des populations. Or ce que remarque Lévi-Strauss, c’est que ces deux masques sont en quelque façon l’inverse l’un de l’autre. Tandis que l’un est de teintes plutôt claires (et porté par un personnage vêtu de 22 clair), l’autre est dans des tonalités sombres. Le premier est entouré de plumes (naturelles ou dessinées), il a des yeux protubérants et tire la langue. Le second a des implantations de poils d’animaux, les yeux enfoncés et sa bouche dessine une moue qui exclut l’exhibition de la langue. Je souligne que cette description paraît évidente une fois qu’on l’a lue, mais qu’il fallait sans doute toute la pratique du structuralisme de son auteur pour, tout simplement, imaginer qu’un masque puisse être le contraire d’un autre ! La suite de l’analyse consiste à montrer, dans le cadre de chaque société prise en particulier, la complémentarité et l’opposition des deux figures mythologiques représentées, puis à étudier les variations de leurs attributions d’une société à l’autre. Lévi-Strauss met ainsi en lumière un système de transformations dans lequel les emprunts entre les groupes, facteurs d’homogénéisation, sont compensés par les réappropriations locales qui réintroduisent de façon réglée des différences et permettent donc à chaque population d’affirmer son identité. S’agissant des mythes amérindiens, qui font l’objet des quatre volumes des Mythologiques et de plusieurs enquêtes de moindre ampleur publiées par la suite7, la force de l’analyse structurale se donne à voir d’abord dans le contraste saisissant entre l’opacité des matériaux étudiés et la signification qui leur est reconnue au terme de l’étude. On sait depuis les Grecs que les récits mythiques sont souvent obscurs, l’idée qu’ils requièrent une interprétation étant une constante de l’intérêt qu’ils ont suscité au fil du temps auprès des lettrés. Mais il faut bien dire que le corpus amérindien atteint un niveau d’étrangeté et d’arbitraire apparent bien à même de décourager l’exégèse. En voici un exemple représentatif, puisé dans le premier volume des Mythologiques, Le cru et le cuit : Une jeune indienne rencontra un serpent dans la forêt, qui devint son amant et dont elle eut un fils, déjà adolescent dès l’instant qu’il fut né. Chaque jour, ce fils allait dans la forêt faire des flèches pour sa mère dont, chaque soir, il regagnait le giron. Le frère de la femme surprit son secret et la convainquit de se cacher, sitôt que son fils la quitterait. Quand celui-ci revint le soir et voulut, comme à l’habitude, pénétrer dans la matrice de sa mère, celle-ci avait disparu. L’adolescent consulta sa grand-mère serpent, qui lui conseilla d’aller à la recherche de son père. Mais il n’en avait nulle envie ; aussi, la nuit venue, il se changea en rayon de lumière, et monta au ciel, emportant son arc et ses flèches. Dès qu’il fut arrivé, il brisa ses armes en menus fragments qui devinrent les étoiles. Comme tout le monde dormait à l’exception de l’araignée, seule celle-ci fut témoin du spectacle. Pour cette raison, les araignées (à la différence des hommes) ne meurent pas avec l’âge, mais changent de peau. Autrefois les hommes et les autres animaux changeaient aussi de peau quand ils devenaient vieux, mais dorénavant, ils meurent. (1964, p. 164). 7 La potière jalouse, Paris, Plon, 1985, et Histoire de Lynx, Plon, 1991. 23 Comment trouver du sens à ce récit ? Sans entrer dans un détail qui aurait vite fait de nous égarer, je soulignerai simplement la méthodologie globale. LéviStrauss le rattache en premier lieu à une série de mythes provenant de différentes populations indiennes d’Amérique du sud qui donnent l’étiologie de « la vie brève ». Plusieurs de ces récits associent l’immortalité de certains animaux à leurs mues. Mais il faut encore situer ce récit dans la longue dérive dans les mythologies indiennes qui fait la substance des quatre livres des Mythologiques – sans oublier donc que cette thématique s’inscrit dans celle de l’origine du feu de cuisine et d’autres éléments tout aussi constitutifs de l’existence humaine que sa caducité. On peut retenir de ce long exercice l’idée synthétique que les mythes, en dépit du caractère décousu de la narration, visent à mettre de l’ordre dans la vision du monde qu’ont les hommes qui se les récitent. Ils sont en apparence décousus précisément parce qu’ils mettent en relation des éléments relevant de différentes sphères de la réalité – physiologie du corps humain et astronomie, organisation sociale et taxinomie zoologique, etc. Là où l’on n’avait voulu voir que les balbutiements d’une pensée « primitive », « prélogique », Lévi-Strauss parvient à révéler une organisation très élaborée, un véritable programme de connaissance mobilisant l’activité logique de l’esprit. Et ce point est tout à fait décisif sur le plan purement théorique aussi bien que par ses incidences éthiques. Les traditions orales européennes Cela dit, les mythologies lointaines n’ont pas le monopole de l’étrangeté. Les traditions orales européennes, telles qu’elles ont été massivement recueillies par les folkloristes entre le début du XIXe siècle et les années 1950, ont aussi leur part de bizarrerie. Et le fait qu’elles aient intégré des éléments de l’histoire sainte et de la liturgie des Eglises n’a en rien limité une inventivité parfois déroutante. Témoin cette croyance recueillie en Catalogne par le grand folkloriste Joan Amades dans les années 19308 : On croit que les serpents qui atteignent l'âge de sept ans ne peuvent pas mourir de mort naturelle, et qu'ils ne succombent qu'accidentellement. Ils gagnent alors la terre de Babylone, et là ils conspirent et trament mille maléfices contre l'humanité. Chaque année, le dimanche des Rameaux, le Pape y va pour chercher les saintes huiles, qui sont faites avec les œufs de certains reptiles. Le Pape conjure la grande troupe des serpents qui s'y trouve réunie, et il leur interdit de faire le mal. Alors, en rampant, ils montent jusqu'au sommet de la tour de Babel où, comme ils sont si nombreux à monter, se produit une grande 8 Pour une analyse complète de cet exemple, voir Albert 1990. 24 confusion. Et comme les serpents n'ont aucun moyen de redescendre, ils se jettent en bas et meurent. Heureusement qu'il y a la conjuration que fait le Pape, car sans elle ils empoisonneraient et renverseraient le monde entier (J. Amades, 1982, II, p.716. Ma traduction). Un habitué des traditions populaires européennes reconnaîtra dans ce texte une sorte de patchwork de croyances attestées par ailleurs de façon séparée : -celle, très répandue, des métamorphoses ascendantes des serpents, auxquels il pousse des pattes et des ailes lorsqu’ils vieillissent – thème parfois mis en rapport avec leur envol vers la tour de Babel. -celle des prodiges de la date des Rameaux, qui marque un moment de danger extrême avant un rétablissement de l’ordre normal des choses. -celle, beaucoup plus rare, de l’origine des saintes huiles, et plus particulièrement du saint chrême, avec l’idée d’une localisation en Orient et celle de sécrétions ou œufs de serpents (ou dragons) comme matière première. Mais pourquoi veut-on croire que les serpents ont tendance à devenir des sortes de dragons ? On peut penser que, en récupérant des moyens de locomotion et d’ascension, ils annulent la malédiction divine contre le serpent tentateur du ch. III de la Genèse : « L'Éternel Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. » (Gn 3, 14) Les serpents redevenus dragons vont contre l’ordre institué par Dieu, et leur rencontre avec la tour de Babel ne fait que confirmer le caractère transgressif de leur ascension. En somme, en termes lévi-straussiens, on pourrait dire que le thème des métamorphoses ascendantes du serpent est le symétrique et l’inverse de celui de leur malédiction biblique. Beaucoup plus énigmatique est l’association des serpents/dragons et du saintchrême. Concernant ce sacramental, il faut noter qu’il est le seul des trois huiles saintes à intégrer dans sa composition le baume de Judée, réputé depuis l’Antiquité pour son parfum délicieux et ses vertus médicinales. L’idée que le baume vient d’Orient est bien connue, d’autant plus qu’elle entre en consonance avec l’origine orientale de la plupart des épices et aromates les plus prisés en Europe. D’autre part, alors que l’eau bénite, par exemple, est produite dans chaque paroisse, le chrême est consacré par les évêques, et eux seuls, le jeudi saint, puis diffusé dans leur diocèse : une réalité que l’on retrouve sous une forme hyperbolique avec l’idée que c’est le pape qui le consacre et le distribue. Enfin, quant à ses usages liturgiques, le baume (ou plus exactement le chrême qui le contient) est, par excellence, la matière des consécrations : celle des pierres d’autel lors de la fondation d’une église, celle des prêtres dans l’ordination, celle de tous les chrétiens à travers l’onction baptismale sur le front. Il est en somme l’instrument de la sacralisation, le trait d’union entre la terre et le Ciel. 25 Or, dans le monde chrétien, le médiateur par excellence entre ciel et terre, divinité et humanité, n’est autre que le Christ. Rien d’étonnant donc si un groupe important de traditions (colportées en particulier par les pèlerins de Terre sainte), rattachent le baume au corps du Christ. Ainsi, selon la rédaction arabe de l’Evangile apocryphe de l’Enfance, voici comment il serait né dans le cadre de la fuite en Egypte de la Sainte Famille : « De là ils se rendirent au sycomore qui s'appelle aujourd'hui Matarieh9. Et à Matarieh le Seigneur fit jaillir une source où Sainte Marie lui lava sa tunique. Et la sueur du Seigneur Jésus, qu'elle égoutta en cet endroit, y fit naître le baume. » Comment, maintenant, concilier cette étiologie avec celle par laquelle nous avons ouvert ce dossier, le chrême issu des œufs des serpents ? La chose paraît aberrante si l’on retient seulement le côté diabolique de ces reptiles transgressifs dans leur conquête d’une hauteur à laquelle ils n’ont plus droit. Mais on peut aussi penser dans ce code spatial les « bonnes » conjonctions entre ciel et terre, divin et humain. A cet égard, le serpent-dragon comme le Christ ont en commun d’occuper cette position de médiateur. Un serpent en particulier est porteur d’un rôle positif dans la tradition biblique, c’est l’effigie que Moïse fait dresser sur un mât pour protéger les Hébreux de la morsure des serpents (Nb 21, 6-9) au cours de leur longue errance dans le désert. Une analogie qui n’a pas échappée à l’auteur du quatrième Evangile : « Comme Moïse éleva le serpent au désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme afin que tout homme qui croit ait par lui la vie éternelle (Jn 3, 14). » « Elevé » sur la croix, le Christ occupe ainsi la même position que le serpent d’airain et partage avec lui des vertus salvatrices. Fallait-il passer par l’analyse structurale et le patronage de Lévi-Strauss pour résoudre cette petite énigme mythologique ? Ce cheminement me semble rétrospectivement avoir été nécessaire pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il fallait en quelque sorte réhabiliter le domaine de ce qu’on a longtemps appelé de façon condescendante « superstitions populaires ». Cette réhabilitation était déjà à l’œuvre dans les conceptions romantiques de « l’esprit des peuples » que les nationalismes ont souvent cherché dans le folklore, mais il s’agissait alors d’une position éthique ou affective plus que d’une démonstration. Un même souci de reconnaissance et d’égalité animait le propos de Marcel Griaule dans son vaste programme de collecte et de reconstitution ordonnée de la cosmologie dogon. Mais c’est seulement avec les notions de « pensée sauvage » et de « logique du sensible » avancées par Lévi-Strauss que l’on a pu vraiment faire in concreto la preuve de la richesse et de la subtilité de la pensée mythique. Celle-ci concernant moins, du reste, la profondeur des significations que la reconnaissance des nombreux savoirs mis en œuvre dans les mythes et la complexité des montages dont ils font l’objet. A la différence des mythologues 9 Le site de Matarieh existe toujours et a été aujourd’hui rejoint par le développement urbain du Caire. 26 qui attendent des mythes de vastes révélations métaphysiques, comme Mircea Eliade, Lévi-Strauss nous présente des Amérindiens avertis des réalités les plus infimes de leur environnement et simplement capables – ce qui est l’essentiel – de les constituer en un monde ordonné où la vie est possible. Les critiques dont les propositions théoriques de Lévi-Strauss ou celles de la linguistique structurale ont fait l’objet Il faut enfin se demander si, lorsque nous suivons Lévi-Strauss aujourd’hui dans nos travaux, nous prenons suffisamment en compte les critiques dont ses propositions théoriques ou, en amont, celles de la linguistique structurale, ont fait l’objet. De fait, celles-ci, qu’elles viennent de Noam Chomsky ou des sciences cognitives, ont en commun de remettre en cause le présupposé que la compréhension des structures de la langue serait la clé de la compréhension du langage humain. Selon Chomsky, les structures mises au jour par les phonologues restent largement contingentes et ne sont pas à proprement parler formalisables. Elles ne sont pas actives dans le processus essentiel de genèse du langage humain que Chomsky vise à travers la notion de « grammaire générative ». D’où cette conclusion diamétralement opposée à celle du LéviStrauss des années 1940 : « On ne peut attendre de la phonologie structuraliste, en elle-même, qu’elle procure un modèle utile pour l’analyse d’autres systèmes culturels et sociaux.» La critique de Dan Sperber et Deidre Wilson dans leur livre commun La pertinence touche elle aussi à la place à accorder au code linguistique dans la compréhension de la communication. Les auteurs critiquent ce qu’ils nomment « théorie du code » -typiquement le point de vue de Jakobson – qui tend à réduire la communication linguistique au schéma encodage - décodage. Ils insistent au contraire, dans une perspective proche de la pragmatique, sur la découverte du sens d’un message en fonction de la situation et d’autres indices de ce qu’il a le plus de chances de vouloir transmettre (sa pertinence dans un contexte). Dans cette perspective, le décodage n’est qu’une opération certes nécessaire mais latérale : il faut bien entendu connaître la langue dans laquelle il est exprimé pour saisir sens littéral d’un message, mais ce n’est là qu’un indice à exploiter (avec tous ceux qui tiennent au contexte) pour accéder à sa pleine compréhension. Les propositions théoriques ou, si l’on veut, l’anthropologie de Lévi-Strauss, sont sans nul doute affectées par ces critiques (et d’autres que je ne cite pas concernant, par exemple, l’intellectualisme de sa conception des savoirs). Il reste que l’analyse structurale est un instrument précieux d’intelligibilité, même si elle n’est pas le dernier mot de la compréhension d’un phénomène culturel. Jean-Pierre Albert 27 est directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Agrégé de philosophie, Jean-Pierre Albert a été professeur de lycée jusqu’en 1991. Il a entrepris dès 1980 des recherches en anthropologie de l’Europe qui ont débouché sur un doctorat de 3ème cycle en Histoire et Civilisations. Entré à l’EHESS, où il est directeur d’études depuis 1997, il a obtenu en 1993 une HDR en Anthropologie sociale et historique. Ses recherches consistent principalement en des approches anthropologiques du christianisme, de l’écriture, de la construction des identités collectives, des pratiques et représentations du corps. Il mène également une réflexion théorique et épistémologique sur les sciences sociales du religieux (voir la page le concernant sur le site ethno-info.com). Jean-Pierre Albert Principales publications Odeurs de sainteté. La mythologie chrétienne des aromates, Paris, Eds. de l’EHESS, 1990 (réed : 1996, 2004). Le sang et le Ciel. Les saintes mystiques dans le monde chrétien. Paris, Aubier, 1997.Avec Béatrix Midant-Reynes, dir., Le sacrifice humain en Egypte ancienne et ailleurs, Paris, Soleb, 2005. Avec B. Andrieu, P. Blanchard, G. Boëtsch, D. Chevé (dir), Coloris Corpus, Paris, CNRS Editions, 2008, 472 p. Autres Références bibliographiques Albert, Jean-Pierre & Durand, Jacques (2011), « Roman Jakobson et Claude LéviStrauss : linguistique et anthropologie structurales » dans Caravelle. Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, n° 96, p. 151-163. Amades, Joan (1982) Costumari català, T. II, Barcelone, Salvat Editores. Bourdieu, Pierre ; Chamboredon Jean-Claude & Passeron, Jean-Claude, Le métier de sociologue, Paris-La Haye, Mouton Editeur, 1973 (deuxième édition). Chomsky, Noam (1968) Language and Mind. New York: Harcourt, Brace & World. Lévi-Strauss, Claude (1945) « L'analyse structurale en linguistique et en anthropologie ». Word 1(2) : 1-21. (Repris comme ch. 2 in Lévi-Strauss, 1958). Lévi-Strauss, Claude (1958) Anthropologie structurale. Paris, Plon. Lévi-Strauss, Claude (1962) La pensée sauvage. Paris, Plon. Lévi-Strauss, Claude (1964-1971) Mythologiques, Paris, Plon ; t. I : Le Cru et le cuit ; t. II : Du miel aux cendres ; t. III : L'Origine des manières de table ; t. IV : L'Homme nu. Lévi-Strauss, Claude (1988) De près et de loin. Entretiens avec Claude Lévi-Strauss par Didier Eribon. Paris : Odile Jacob. Saussure, F. de (1916), Cours de linguistique générale, Édition critique préparée par Tulio de Mauro, 1972, Paris : Payot. Sperber, Dan (1982) Le savoir des anthropologues. Trois essais. Paris : Hermann. Sperber, Dan & Wilson Deidre (1989) La pertinence. Communication et cognition. Traduit de l’anglais par Abel Gerschenfeld et Dan Sperber. Paris, Editions de Minuit. Troubetzkoy, Nikolaï Sergueïevitch (1939) Grundzüge der Phonologie. Travaux du Cercle linguistique de Prague, 7. Traduction française de J. Cantineau, Principes de phonologie, Paris, Klincksieck, 1970. 28 Claude Lévi-Strauss et la philosophie par Nicolas JAMPY Agrégé de philosophie, diplômé en 3ème cycle d’anthropologie Si l'on veut s'intéresser au problème des rapports de Lévi-Strauss et de la philosophie, il faut au mois envisager trois choses : -d'une part, le rapport que Lévi-Strauss a entretenu avec l'institution philosophique, la formation qu'il en reçu, l'expérience qu'il en a eu, le rejet qui s'en est suivi, donnant lieu à condamnation sans appel, assez cruelle et ironique même. Ceci est somme toute assez anecdotique et partial ou arbitraire – même si, quand on appartient à cette institution, on ne relit jamais Tristes Tropiques sans quelques grincements de dents puisque la critique est par bien des aspects hélas, justifiée. Elle permet de comprendre comment certaines convictions se sont forgées. -d'autre part, et au-delà de l'anecdote et de l'expérience de l'institution, il y a la dimension philosophique propre de l’œuvre, qui tient surtout aux influences reçues, revendiquées (rares, si l'on excepte Rousseau et Marx) ; le débat de l'anthropologie structurale avec quelques philosophies de son temps et surtout celle de Jean-Paul Sartre, avec laquelle, malgré un dédain complaisant pour la chose philosophique, Lévi-Strauss juge utile de débattre, en particulier dans le dernier chapitre de la Pensée sauvage ; les conclusions de ce débat que LéviStrauss tire à la fin de l'Homme nu qui scelle une sorte de divorce entre la philosophie et les sciences humain puisque la philosophie n'y même plus prétendre à une quelconque autorité épistémologique -enfin, les problèmes philosophiques soulevés par l’œuvre. Lévi-Strauss a affirmé et répété que son intelligence « néolithique » se plaisait à embraser des terrains puis à les abandonner, sans toujours les exploiter systématiquement d'un point de vue philosophique. Ce plaidoyer pour une philosophie spontanée (de savant), est peut-être une occasion pour la philosophie moins spontanée, davantage nourrie de la tradition, de se nourrir de l’œuvre de Lévi-Strauss on n pour prononcer telle ou telle interdiction tel ou tel anathème mais plutôt dans l'idée de voir ce qui pourrait être sa productivité propre. 29 1- De Tristes Tropiques au final de L'homme nu : de quelques griefs majeurs adressés à la philosophie Dans Tristes Tropiques, lorsque Lévi-Strauss évoque sa formation philosophique scolaire et universitaire, il développe une critique acerbe de la rhétorique alors en vigueur, fondée sur une dialectique d'inspiration hégélienne et un art « du calembour» qui prend la place de la réflexion. Surtout, il y dénonce « confusion entre le progrès de la connaissance avec la complexité croissantes des constructions de l'esprit » : au fond, il s'agissait moins de découvrir le vrai et le faux que de comprendre comment des esprits philosophiques avaient peu à peu surmonté des contradictions factices. L'enseignement philosophique devenait comparable à celui d'une histoire de l'art qui « proclamerait le gothique nécessairement supérieur au roman et, dans l'ordre du premier, le flamboyant plus parfait que le primitif, mais où personne ne se demanderait ce qui est beau ou pas » Plus grave : dans cette néo-scolastique, Lévi-Strauss voit surtout un mépris de la vérité au profit d' une mise en scène factice des progrès de l'esprit, dont le ressort serait « la contemplation esthétique de la conscience par elle-même », ce qui aurait pour principal effet de détourner la philosophie de son rôle d' « ancilla scientiarum », servante et auxiliaire de l'exploration scientifique. De ces années, il ne reste rien sinon quelques « convictions rustiques » Quinze ans plus tard, dans le Finale de L’homme nu, les termes sont très semblables et encore plus cinglants : LS rappelle la rusticité de ses convictions philosophiques, peu importantes à ses yeux. Il insiste en disant que son travail ne contribuera guère qu'à une abjuration de la philosophie telle qu'on la pratique. Il déplore les critiques véhémentes du structuralisme au nom de la personne humaine ; en outre, il explique que, si les sciences humaines étudient leurs objets à plusieurs niveaux distincts, le philosophe s'en tient à un seul niveau. Philosophie et sciences n'ayant pas le même objet, la philosophie ne peut même pas revendiquer d'être une auxiliaire de la science si bien que l'appel à une philosophie auxiliaire de la science n'est même plus un vœu pieu mais une tâche vouée à l'échec ; la philosophie ne peut donc pas « se bercer de l'illusion qu'il suffit d'accepter le dialogue avec les sciences humaines, souvent d'ailleurs dans une intention de rapine, pour parvenir à le relever » D'où également un destin funeste prévu pour la philosophie destinée à devenir soit, à la suite de l'existentialisme, une philosophie« auto-admirative », « jobarde », sorte de têteà-tête avec soi coupé du savoir scientifique et de l'humanité réelle ou bien un « philosoph'art », prostituant esthétiquement les problèmes méthodes et vocabulaires de ses devancières et jouant le faste contre le vrai... 30 2- de Rousseau à Freud. De quelques références majeures Lorsqu'on l'interroge sur ses influences majeures, Lévi-Strauss donne des références qui sont toujours sensiblement les mêmes : la géologie, Marx et Freud, Rousseau -La géologie, à cause de son aspect panchronique, déterminant un niveau de sens qui précède et commande tous les autres (les spéculations agricoles, les accidents géographiques, les avatars de l'histoire et de la préhistoire) -C'est pour des raisons semblables qu'il énonce son admiration pour la psychanalyse : une géologie à l'échelle individuelle qui découvre une rationalité nouvelle se situant en-deçà de la conscience et qui amène à penser qu'il existe pour la connaissance quelque chose de plus profond que les antinomies statiques du rationnel et de l'irrationnel, de l'intellectuel et de l'affectif :« la catégorie du signifiant qui est la plus haute manière d'être du rationnel » Ceci va le conduire à une nouvelle théorisation de la notion d'inconscient, assez différente de celle de Freud (un inconscient cognitif et catégoriel plutôt que pulsionnel) -Enfin Marx, influence durable, majeure et complète puisqu'elle est à la fois théorique et méthodologique, philosophique et scientifique : c'est Marx qui lui a révélé que « la science sociale ne se bâtit pas plus sur le plan des événements que la physique à partir des données de la sensibilité : le but est de construire un modèle, d'étudier ses propriétés et les différentes manières dont il réagit au laboratoire, pour appliquer ensuite ces observations à l'interprétation de ce qui se passe empiriquement » (Tristes Tropiques, p.62) Plus généralement, il déclare avoir emprunté la notion de structure à Marx et présente ses recherches comme une contribution à la « théorie des superstructure s, à peine esquissée par Marx » laissant à l’histoire – assistée par la démographie, la technologie, la géographie historique et l'ethnologie – le soin de développer l'étude des infrastructures proprement dites » De Marx il partage les convictions matérialistes et l' « incontestable primat des infrastructures » (La Pensée Sauvage, p.173) dialectiques (il faut donner tous ses droits à la praxis – activité de transformation du monde qui est en même temps l'activité de transformation de l' homme - ce qui ne va pas sans poser de problèmes, pointés par Lévi Strauss lui-même, quand il s'efforce de distinguer Praxis et pratiques pour montrer qu'entre les deux s'intercalent des schèmes (ibid.), schèmes dont on se sait plus s'ils relèvent d'une praxis ou de contraintes indépendantes de l’initiative humaine Enfin, enfin, last but not least, il faut mentionner le nom et l'influence de JJ Rousseau, la plus strictement philosophique de CLS. « Rousseau, fondateur des sciences de l'homme » (deuxième chapitre d'Anthropologie structurale II) titre est un programme et le propos développé e clair et puissant : JJ Rousseau fonde l'ethnologie on seulement parce qu'il plaide et manifeste pour la création d'une 31 science positive du genre humain, à travers la très grande diversité de ses manifestations mais encore parce que par un travail philosophique qui lui est propre, il abolit un grand nombre de distinctions qui pourraient fonctionner comme autant d'obstacles épistémologiques : la distinction du soi et de l'autre, de l'intellectuel et de l'affectif, de la nature et de la culture, en particulier via la notion de pitié. Par la pitié on pense l'identité et la différence (du soi et de l'autre), la profonde liaison de l'intellectuel et de l'affectif, le passage du naturel au culturel. Plus généralement et même si un lecture rapide des Confessions pourrait faire croire l'inverse, l'autobiographie de Rousseau est moins un exercice d'introspection que de détachement de soi ou d'objectivation, nécessaire pour l'ethnologue. La philosophie de Rousseau est un anti-cartésianisme au moins en ce qu'elle détruit le principe du cogito, et l’humanisme replié sur lui-même et stérile qui en résulte. LS voit même dans ce passage des Confessions ou Rousseau reprend conscience après une chute et un évanouissement sont intuition fondamentale, une sorte d'expérience mystique, en tout cas pleine et entière ou la conscience se fond avec l'univers entier habitant les choses de sa légère existence, expérience assez proche au moins sur le principe de celle que le mythologue décrit lorsqu'il s'assimile la matière des mythes. Une expérience de la connaissance où s'abolit la distinction du sujet et de l'objet. 3- De quelques philosophes contemporains La philosophie a très vite pris acte du caractère majeur de l’œuvre de LéviStrauss. Peu de grands noms dans la philosophie française qui n'aient eu leur mot à dire : Sartre, Merleau-Ponty, Derrida, Ricœur, Deleuze... (il faudrait peutêtre excepter Foucault qui parle peu de Lévi-Strauss, qui a réfuté l'étiquette structuraliste et qui évoque plutôt l'autorité de Dumézil) toujours avec admiration, souvent avec crainte, rarement dans un esprit productif (il faut rendre à ce titre hommage à Deleuze (article « Le Structuralisme » dans l’Histoire de la philosophie de François Châtelet)). Crainte parce que la citadelle est menacée, parce que chacun a conscience de la rivalité entre anthropologie structurale et philosophie que nous avons vu en première partie et qu'annonce Lévi-Strauss. Les réactions ont cherché à prendre l'ethnologue au flou conceptuel de sa pensée (voir, par exemple, V. Descombes, Le même et l'autre, qui exécute Lévi-Strauss en quelque pages, sinon en quelques mots « la notion d'un esprit humain qui élabore des structures si vague qu'il vaut mieux sans doute sans doute renoncer à en chercher le sens » ce qui est faire peu de cas de l’œuvre, ramené à une « philosophie d'ingénieurs »), au piège de sa propre critique (on peut penser au Derrida de La Grammatologie, qui voit dans les leçons tirées de la leçon d'écriture chez les Nambikwara de Tristes Tropiques une sorte d'ethnocentrisme à l'envers, valorisant la naïvement la parole contre 32 l'écriture pour sa spontanéité et sa sincérité, LS redonnant ainsi crédit au mythe du bon sauvage), à préciser les conditions de possibilité d'une analyse structurale du mythe et donc à en tracer les limites afin d'en conjurer le réductionnisme (P. Ricœur oppose les traditions ethnologiques européennes et américaines et défend l'idée d'une richesse du mythe au delà du réductionnisme structuraliste, richesse qui s'enrichit au fil du commentaire) Le contemporain capital c'est néanmoins Sartre auquel LS a rendu des hommages jamais dépourvus de nuances ou de modalisations ; cela se mesure à la place que LS lui accorde, en particulier dans la Pensée Sauvage, mais aussi a une certaine conceptualité (raison analytique, raison dialectique, histoire, praxis, sujet). Le rapport est finalement assez simple et magistralement décrit par Jean Pouillon sous la forme d'une sorte de joute « cannibalo-intellectuelle », chacun essayant de « manger » l'autre. Pour Sartre l'anthropologie, fût-elle structurale n'est qu'un des moyens et des moments par lesquels le pour-soi se comprend luimême, pour-soi qui dans la Critique de la Raison Dialectique se confond avec la praxis, activité de transformation-compréhension de soi, qui passe par la transformation du monde. Si l'on veut et pour schématiser, l'anthropologie peut bien expliquer elle ne suffit pas à comprendre, parce que pour comprendre il faut prendre en compte les projets de sujets engagés individuellement et collectivement dans le monde et dans la réalité culturelle que d'autres leur ont légué ( le fameux « pratico-inerte »). La raison dialectique seule permettant de totaliser, les sciences humaines ne sont donc que des moyens pour la philosophie. A cela Lévi-Strauss répond que les sciences humaines n'ont pas besoin de la philosophie pour penser la totalité : elles le font très bien sans elle et même deux fois : sur le plan des phénomènes ( de l'étude des données à leur mise en système, de l'ethnographie à l'ethnologie), sur un autre plan, plus profond, celui des structures (compréhension de la structuration des systèmes, passage de l'ethnographie à l'anthropologie structurale). Certes, comme le dit Jean Pouillon, au bout du compte, les problèmes que rencontrent Sartre et Lévi-Strauss, l'anthropologie structurale et la raison dialectique sont les mêmes, celui des totalisations sans totalisateurs (la langue par exemple, conditionnant la parole). Qui est le mieux placé pour répondre à cette question ? Pour Lévi-Strauss c'est l'anthropologie structurale qui est allée le plus loin parce qu'elle tire ses leçons de la linguistique qui traite la langue comme un système, qui réduit donc le sens à une combinatoire et qui devrait finalement pouvoir ramener la fonction symbolique à des lois de système dont l'étude incomberait au bout du compte aux neurosciences (même si cela ne dit pas comment il est possible de passer de l'activité du cerveau à l'apparition de systèmes collectifs dont les lois s'imposent à tous) Sartre développant une idée plus complexe : les totalités ne sont jamais s et elles ne sauraient se penser que par un mouvement de totalisation-détotalisation dont le langage est sans doute 33 l'exemple le plus éloquent, je pense aux pages de l'Idiot de la famille consacrées à l'écriture et à la parole, celle-ci contribuant par leur pouvoir d'invention à réaménager constamment la structure de la langue) Il en résulte pour Lévi-Strauss une refonte des concepts de la philosophie sartrienne : celui de sujet, celui d’histoire celui de praxis, refonte problématique, nous en parlerons dans un dernier temps. Refonte de la notion d’histoire, par le haut et par le bas : Idéalement l'histoire pourrait être que le procès de déploiement de structures de l'esprit humain, je devrais plutôt dire lorsqu'elle est histoire des systèmes de représentations (mythes, par exemple) ou d'institutions. La pensée structurale pourrait parvenir à penser l'histoire comme un processus réglé de transformations, à la manière dont Marx pense les transformations des modes de production à partir de la lutte des classes et de l'exploitation du travail. Il n'en reste pas moins qu'elle représente aussi « la part de contingence irréductible sans la quelle on ne pourrait concevoir la nécessité ». Refonte de l'idée de praxis : Il faut concevoir les pratiques humaines comme réglées par des catégories et des schèmes qui sont le programme de pensée et d'action de tout être humain, non comme une capacité d'initiative et de création quasiment bergsonienne... Mais alors comment rendre compte de la créativité artistique, de la créativité en général, à commencer par celle de Claude Lévi-Strauss, fondateur d'une nouvelle méthode d'analyse des mythes ? Refonte de l'idée de sujet: Les critiques de LS furent très virulentes contre ce qu'il nomme « l'enfant chéri » (et donc gâté) de la pensée occidentale. Le sujet est écarté à la fois comme objet d'observation, comme alpha et oméga de la praxis, mais aussi comme alpha et oméga de la connaissance. Les mythes « se pensant entre eux » répète LS, le mythologue n'étant que le lieu, la case vide ou les mythes viennent se penser – mais cette façon métaphorique des désigner l'activité du mythologue ne nous renseigne guère sur les conditions de possibilité de son discours, de sa méthode. On peut dès lors s'interroger sur la pertinence de l'utilisation de ces concepts et d'abord se demander s'ils ne sont pas davantage un fardeau que des outils commodes - même si l'on sait que LS est assez habile pour se débarrasser de ce fardeau, considérant que l'interrogation philosophique n'est qu'un aspect anecdotique de son travail... Bref, pas de considérations philosophiques sans un travail sur les faits. On peut bien forger des hypothèses mais après... Peut-être restent-il des façons de penser inévitables, comme la distinction de l'âme et du corps chez Spinoza 34 On doit bien constater que Lévi-Strauss y revient, sous une forme ou une autre (interrogation sur la création artistique, la liberté dans le Regard éloigné) on peut donc continuer de penser que la mise au clair de certains concepts reste une exigence fondamentale pour qui prétend avoir quelque chose à dire à l'humanité, sur les fondements de son savoir et qui, par ailleurs, légitime certaines prises de positions éthiques, politiques ou esthétiques. C'est un peu comme si Lévi-Strauss pensait qu'il était au fond le mieux placé pour accomplir cette tâche, ce qui paraît un argument solide, même décisif. Il nous semble pourtant que d'autres, confrontés aux même problèmes sont allés un peu plus loin … Une référence pour finir : je pense au dernier texte de Pierre Bourdieu, l'Esquisse d'une auto-analyse qui comme son nom ne l'indique pas tout à fait est à sa manière une forme de sociologie du sociologue. Lévi-Strauss n'a rien donné de ce genre, utilisant soit une forme allégorique (une pièce de théâtre composée entre deux expéditions dans le Mato Grosso, et inspirée du Cinna de Corneille, décrivant les déchirements de l'ethnologue entre sa société et celles qu'il étudie), soit le biais d'un hommage à Rousseau pour lancer quelques pistes. Est-ce à dire qu'une ethnologie de l'ethnologue est chose impossible, non-souhaitable, vaine ? Au fond, peut-on tenir autre chose qu'une discours philosophique pour exposer quelques convictions, rustiques ou élaborées qui sous-tendent ou concluent le discours scientifique ? Le matérialisme, le réductionnisme, le positivisme revendiqués par l'anthropologie structurale et même cette forme de nihilisme par laquelle s'achève L'Homme Nu ne sont-ils pas quand même des options philosophiques ? Nicolas Jampy est Agrégé de philosophie, diplômé en 3ème cycle d’anthropologie, et professeur en classes préparatoires Nicolas JAMPY 35 Claude Lévi-Strauss : repères biographiques 1908 Naissance à Bruxelles de parents juifs alsaciens.(Père artiste peintre, grand père maternel rabbin.) Fait à Paris ses études secondaires et supérieures. Licence de droit, agrégation de philosophie (1931). Plus tard, doctorat es lettres (1948).Il est d’abord tenté par une carrière politique, jusqu’à devenir secrétaire parlementaire du socialiste Georges Monet. 1932 Mariage avec Dina Dreyfus, ethnologue, qui va le convertir à l’ethnologie 1935 Part au Brésil comme professeur de sociologie (univ. de Sao Paulo). En même temps dirige plusieurs missions ethnographiques dans le Mato Grosso et en Amazonie. Il réunit les premiers matériaux à la base de sa thèse sur « les structures élémentaires de la parenté » soutenue en 1949. 1939 Mobilisé comme agent de liaison, quitte la France pour les États-Unis en raison des lois raciales et rallie la France libre en 1942. Rencontre à New-York Roman Jacobson qui l’introduit à la linguistique structurale. Affecté à la mission scientifique française il fonde avec Jacques Maritain et Jean Perrin l’École libre des Hautes Etudes de N.Y. 1945 Conseiller culturel auprès de l’Ambassade de France. Se consacre à son travail scientifique et publie « les structures élémentaires de la parenté » (1949). Cette même année devient sous-directeur du Musée de l’Homme et occupe une chaire à l’Ecole Pratique des Hautes Études sur « les religions comparées des peuples sans écriture. » 1955 Parution de « Tristes Tropiques », son œuvre la plus connue et accessible 1958 Publication de « l’Anthropologie structurale » qui développe son décryptage des peuples premiers et de leurs mythes. 1959 Est élu au Collège de France où il crée la chaire d’anthropologie sociale 1960 Fonde avec Emile Benveniste et Pierre Gourou la revue d’ethnologie « L’Homme » 1961 Pendant une dizaine d’années se consacre en particulier à l’étude des sociétés amérindiennes. Ses recherches donneront lieu à la série des « Mythologiques » qui essuieront de nombreuses oppositions notamment des « Temps Modernes » de Sartre. Dès cette décennie, son œuvre acquiert une notoriété internationale. Notamment avant les idéologies et les partis, il dresse un constat sévère et radical du comportement de l’homme face à la nature et réhabilite entre autres la « pensée sauvage » 1973 Est élu à l’Académie française (il en sera le premier centenaire) 1982 Il prend sa retraite (73ans) en constatant que sa pensée est souvent au cœur des travaux contemporains en sciences sociales, tout en avouant, devant la déprédation généralisée de la nature et le visage du modernisme, que décidément « il n’aime pas son époque » 2008 Son œuvre, sélectionnée par lui-même, parait dans la Pléiade 2009 Nombreux hommages pour son centenaire et création d’un prix à son nom 2009 Claude Lévi-Strauss décède à Paris. Il a 101ans. 36