Congrès des Hôpitaux de Jour Gériatriques Lille, 8 juin 2012 La chute: évaluation, prévention et soins en hôpital de jour gériatrique « Se relever après la chute » Approche éthique. Pr Pierre BOITTE Centre d’éthique médicale du Département d’éthique Faculté Libre de Médecine Université Catholique de Lille Plan • • • • • • • • • • • • • La chute, évènement traumatique Tomber au grand âge n’est pas anodin Une fragilité spécifique des personnes âgées Une personne fragilisée et vulnérable Une fragilité/vulnérabilité constitutive de l’être humain Une autonomie vulnérable Une dignité reconnue Les interprétations de l’autonomie Pour une autonomie relationnelle De la reconnaissance à l’autonomie de la personne âgée L’autonomie de la personne âgée comme projet collectif Soigner et respecter la personne, un projet pour l’hôpital Soigner le grand âge ? La chute, évènement traumatique • Aurélien Ribadier, Sophie Sainjeon-Cailliet, Identité et chute de la personne âgée, In M. Personne, Protéger et construire l’identité de la personne âgée. Eres, 2011, pp. 49-60. • La chute fait prendre conscience plus encore à la personne âgée de son vieillissement, de la fragilité grandissante de son état. Le choc émotionnel qui en résulte entraîne une perte de confiance en soi, un sentiment d’insécurité et de dévalorisation. • La chute s’inscrit donc comme un événement traumatique parmi une succession d’éléments négatifs dus à l’avancée en âge. Lorsque la chute surgit, elle vient amplifier les modifications latentes liées à l’âge: sentiment de solitude, d’angoisse et d’abandon, phénomènes de pertes et de deuils successifs… Tomber au grand âge n’est pas anodin • Christian Heslon, Accompagner le grand-âge. Psychogérontologie pratique, Dunod. • La chute physique au grand âge qui se passe bien souvent dans des situations ordinaires (au domicile, en promenade) est souvent annonciatrice de l’entrée dans la vieillesse. La chute physique accélère l’entrée dans une vieillesse psychique, dans la perception vécue que l’on devient réellement vieux. • Ce traumatisme physique agit comme le révélateur d’une vulnérabilité qui devient plus importante avec le temps qui passe et vient rappeler brutalement au sujet qu’il est bel et bien mortel. Une fragilité spécifique des personnes âgées • Rose-Marie Van Lerberghe, Vivre plus longtemps, Le Cherche-Midi, 2010 • Même si les chances de vieillir en bonne santé sont de plus en plus grandes, « le vieillissement entraîne chez 10% des personnes âgées une augmentation de la fragilité, qui devient globalement plus fréquente à partir de 85 ans » (24) – Cette fragilité passe de 3% chez les moins de 74 ans à 25% chez les plus de 85 ans • Pr Françoise Forette (citée par R.-M. Van Lerberghe) : – « Le concept de fragilité se définit comme un état de vulnérabilité à des stress, quels qu’ils soient – la grippe hivernale, un deuil, une fracture du col du fémur, etc. -, lui-même consécutif à des déficiences qui conduisent à la diminution des réserves physiologiques » (25) Une fragilité spécifique des personnes âgées • Les conséquences de cette fragilité sont « les chutes, l’hospitalisation, l’augmentation de la fréquence des pathologies aigües, un grand risque de bascule dans la dépendance et l’entrée en institution » (25) • Entrée progressive donc, par le biais d’un incident souvent banal, dans un état instable, fragile, qui peut faire basculer la personne dans un vieillissement pathologique où s’enchaîne un certain nombre de conséquences nocives, par exemple l’immobilisation phobique après la chute, parfois renforcée par les proches et les soignants soucieux de ne pas voir le patient prendre des risques supplémentaires. Une personne fragilisée et vulnérable • Richard Vercauteren, Dictionnaire de la gérontologie sociale, Eres, 2010, Article « Fragilité » • Cette fragilisation de la personne vieillissante, qui mène à la fragilité gériatrique, correspond donc à la situation d’une personne qui aurait une moindre capacité à répondre plus ou moins normalement à une « agression » interne ou externe. • Cette situation crée le risque d’une plus grande vulnérabilité, suite à la « blessure » qui a atteint l’être fragilisé, blessure qui peut être physique, par exemple du fait d’une chute, mais aussi plus globalement psychique, morale, spirituelle Une personne fragilisée et vulnérable • La capacité qui devient ainsi moindre chez la personne fragilisée est une capacité objectivée par la gériatrie, qui définit cette population fragilisée, qui objective la fragilité au regard de la « blessure » provoquée. Et cette objectivation est indispensable pour connaître aussi bien que possible, pour identifier le mieux possible ce qu’il en est de cette blessure et pour du coup être capable d’un accompagnement qui prenne réellement en compte la fragilité objectivée par cette blessure. Une fragilité/vulnérabilité constitutive de l’être humain • Jean-Louis Genard, Une réflexion sur l’anthropologie de la fragilité, de la vulnérabilité et de la souffrance. In Th. Perilleux et J. Cultiaux, Destins politiques de la souffrance, Eres, 2009, 27-45. • Pour la philosophie morale (Paul Ricoeur) ou la philosophie politique (Amartya Sen), la capacité n’est pas une propriété objective mais elle représente au contraire une disposition potentiellement présente chez chaque être humain, et qu’il s’agit de mobiliser, de former, d’éveiller, d’activer… • La capacité pourra alors être associée à des dispositifs de capacitation, qui plutôt que de ranger les êtres dans des classes (par exemple, malade, diminué, invalide, handicapé… selon la classification de Wood des années ’80), s’efforcent de les tirer vers des états de renforcement de leur pouvoir-être et faire, c'est-à-dire de leur autonomie. Une fragilité/vulnérabilité constitutive de l’être humain • Cette perspective correspond à un modèle anthropologique dominant aujourd’hui qui place l’homme au coeur d’un continuum entre normal et pathologique, entre capable et incapable, entre actif et passif, entre autonome et hétéronome et donc peut-être dépendant, entre sujet et objet… • Donc à la fois toujours fragile, toujours vulnérable mais aussi en partie toujours responsable de sa propre action, de son propre agir… Une autonomie vulnérable • Ce regard philosophique nous fait mieux prendre conscience que blessure, fragilité, vulnérabilité, souffrance aussi, apparaissent comme fondamentalement liées à la condition ou à la finitude humaine. • C’est ce que montre bien un texte de Paul Ricoeur intitulé « Autonomie et vulnérabilité ». • C’est le même homme dit-il qui apparaît à la fois autonome et vulnérable. «Bien plus non contents de s’opposer, les deux termes se composent entre eux : l’autonomie est celle d’un être fragile, vulnérable. Et la fragilité ne serait qu’une pathologie, si elle n’était pas la fragilité d’un être appelé à devenir autonome, parce qu’il l’est dès toujours d’une certaine façon » (cité par Genard, 36). Une autonomie vulnérable • Toujours dans un entre-deux, l’être humain est bien sûr fragilisé, mais il n’est jamais non plus sans ressources, éventuellement latentes, qu’il s’agit alors d’activer. • Toujours vulnérable, et donc appelant attention et sollicitude, • mais jamais totalement démuni, et donc exigeant rappel à la responsabilité et à la reprise en main de soi. • Une telle conception d’une autonomie vulnérable peut sans doute contribuer à combattre l’image négative de la vieillesse ou du handicap quand elle vue à la seule lumière de l’autonomie, ce qui ne peut qu’être dévalorisant, si ce n’est méprisant. Une dignité reconnue • La dignité humaine ne vient pas uniquement de l’autonomie et de la raison mais elle s’inscrit dans une dynamique de reconnaissance. • La dignité humaine s’affirme dans toutes ses dimensions à travers un mouvement de reconnaissance réciproque des humains. • Les personnes se sentent investies de dignité en fonction de cette reconnaissance • L’autonomie se développe dans cette relation vécue de reconnaissance réciproque et celle-ci conditionne le type de société que l’on construit. Les interprétations de l’autonomie • Elargissement de la notion d’autonomie : – Capacité physique – Libre choix : percevoir, imaginer, évaluer, juger, formuler une préférence, capacité de mettre en œuvre ces choix = action délibérée (Aristote) – Activité dans une réalité matérielle et sociale, une situation – Liberté réelle de participer à la vie sociale Les interprétations de l’autonomie • L’autonomie : un principe fondamental de l’éthique médicale (bienfaisance, respect de l’intégrité et de la dignité, justice) • L’autonomie se fonde généralement sur la capacité, pour un sujet, de définir son propre bien et ses propres règles de conduites • Elle se base sur la sensibilité, le jugement, la mémoire, la capacité rationnelle. Les interprétations de l’autonomie • Deux approches modernes de l’autonomie : – Anglo-saxonne : • autodétermination par rapport à l’Etat (Right of privacy : droit à l’intimité, à la vie privée) • pas d’ingérence – épanouissement personnel – désir • J. S. Mill : pas responsable de ses actions envers la société sauf si cela cause un tort à autrui – Continentale : • l’autonomie au sens Kantien • Choisir selon sa propre volonté – pas d’une source externe, y compris des émotions, penchants, désirs, intérêts personnels – Choix raisonnable qui puisse bénéficier à tout être raisonnable, visée d’universalité Pour une autonomie relationnelle • « Une troisième voie : l’attention aux capacités » (A. Zilinski, Gér. et Soc., 2009) : – « Autonomie relationnelle » (si on prend le point de vue l’accompagnant) : une dynamique relationnelle, contextuelle – Attention à la singularité des personnes et des situations – L’autonomie s’acquière : « projet d’autonomie » (Ricoeur, Castoriadis) qui n’est pas un acquis mais un processus – « Processus de libération » dont il faut construire les conditions de possibilité: • Par une attention aux capacités : s’attribuer une identité, agir par soi-même, se raconter, s’imputer des actes • Ces capacités s’établissent et croissent dans la relation : être reconnu, trouver des partenaires, être entendu, être responsable • Une dynamique de reconnaissance, de suscitation, de limitation, de dialogue • Dont les conditions de possibilité doivent être perpétuellement remises sur le métier De la reconnaissance à l’autonomie de la personne âgée • Reconnaissance de la fragilité et vulnérabilité – Intégrité : atteinte à la pudeur, besoins (confiance en soi) – Égalité : infantilisation (respect de soi) – Originalité : trajectoire spécifique (estime de soi) • L’accueil comme reconnaissance et capacité d’entrer en relation – Apprendre à connaître la personne dans sa dynamique d’existence globale – L’impliquer d’emblée dans la prise en charge Nécessité d’un processus de reconnaissance mutuelle L’autonomie de la personne âgée comme projet collectif • Importance du processus relationnel qui se noue avec l’équipe de soins • Le collectif de soins est interpellé par des exigences inhabituelles d’attention, d’écoute, de concertation, d’organisation • Demande une explicitation de sa mission comme collectif de soins Soigner et respecter la personne, un projet pour l’hôpital • Impact fort de l’hospitalisation sur la trajectoire de la personne âgée • L’hôpital comme lieu où la personne âgée puisse rester en prise avec ce qui fait sens et le sens de son existence et continuer à élaborer son projet de vie • Reconnaissance des besoins de patients, des soignants et des équipes et nécessité d’une structure hospitalière qui puisse être l’outil de cette reconnaissance Soigner le grand-âge ? • Soigner le grand âge en vue de quoi, de quelle santé, de quelle vie ? • Un enjeu éthique et socio-politique fondamental pour les sociétés contemporaines: – reconnaissance et attention à la vulnérabilité des individus et du type de société/de collectif que l’on construit pour la promotion du respect des individus fragiles et vulnérables que nous sommes tous.