Constructions universelles 0. Quelques mots du vocabulaire de la théorie des catégories Soient C et D deux catégories ; soient F : C → D et G : C → D deux foncteurs de C dans D. Un morphisme fonctoriel ν de F dans G (on dit aussi une transformation naturelle) est la donnée pour tout objet c de C d’un morphisme de D νc : F (c) → G(c) telle que pour tout morphisme α : c0 → c1 de C le diagramme νc F (c0 ) −−−0→ G(c0 ) y y F (α) G(α) νc F (c1 ) −−−0→ G(c1 ) est commutatif. On dit que ν est un isomorphisme fonctoriel si νc est un isomorphisme pour tout c. Exemple Soit u un objet fixé de C, on pose Ru (c) := HomC (u, c) ; Ru est un foncteur de C dans la catégorie des ensembles, disons Ens. Un morphisme µ : v → u de C fournit une transformation naturelle de Ru vers Rv . Le lemme suivant (abstrait ...mais trivial) dit que toutes les transformations naturelles de Ru vers Rv sont de ce type. 1 Lemme 0.1. L’application ν 7→ νu (idu ) induit une bijection entre les transformations naturelles de Ru dans Rv et l’ensemble HomC (v, u). Démonstration. Le lemme ci-dessus est une spécialisation du lemme ci-dessous (tout aussi abstrait. . . et tout aussi trivial), appelé lemme de Yoneda. Lemme 0.2 (de Yoneda). Soient C une catégorie et F : C → Ens un foncteur de C dans la catégorie des ensembles, alors l’application ν 7→ νu (idu ) induit une bijection entre les transformations naturelles de Ru dans F et l’ensemble F (u) dont l’inverse est l’application qui fait correspondre à un élément ϕ de F (u) la transformation naturelle Ru (c) := HomC (u, c) → F (c) , f 7→ F (f )(ϕ) . Démonstration. Il ne s’agit pas en fait d’une démonstration mais d’une vérification : il faut se convaincre de ce que les deux applications qui apparaissent dans l’énoncé ci-dessus, disons Y1 et Y2 , sont bien inverses l’une de l’autre. Soient ν une transformation naturelle de Ru dans F et f un élément de Ru (c), c’est-à-dire un morphisme u → c dans la catégorie C ; pour se convaincre de ce que la composée Y2 ◦ Y1 est l’identité il suffit de contempler le diagramme commutatif ci-dessous (diagramme dans la catégorie des ensembles) ν u Ru (u) := HomC (u, u) −−− → F (u) Ru (f ) y F (f ) y ν c Ru (c) := HomC (u, c) −−− → F (c) et de considérer l’image de idu par les deux applications composées F (f ) ◦ νu et νc ◦ Ru (f ). La vérification de ce que la composée Y1 ◦ Y2 est l’identité, encore plus triviale que la vérification précédente, est laissée au lecteur. 2 La notion de foncteur représentable Soient C une catégorie et F : C → Ens un foncteur de C dans la catégorie des ensembles. On dit que F est représentable s’il existe un objet u de C tel que F est isomorphe à Ru ; on dit dans ce cas que F est représenté par u. Si F est représentable alors l’objet u de C qui le représente est unique à isomorphisme près. Plus précisément, soient u et u0 deux objets de C qui représentent F et ν : Ru → F et ν 0 : Ru0 → F deux isomorphismes fonctoriels ; alors l’isomorphisme fonctoriel ν −1 ◦ ν 0 : Ru0 → Ru détermine (Lemme 0.1) un isomorphisme de u sur u0 dans la catégorie C. Problèmes universels On peut reformuler ce qui précède de la façon ci-après. Soient C une catégorie et F : C → Ens un foncteur de C dans la catégorie des ensembles. Le problème universel associé à F , disons PF , est le suivant : Existe-t-il un objet u de C et un élément γ de F (u) tels que l’application HomC (u, c) → F (c) , f 7→ F (f )(γ) est une bijection pour tout objet c de C ? Si (u; γ) est une solution de PF alors la donnée de γ fournit (lemme de Yoneda) une transformation naturelle ν : Ru → F qui est un isomorphisme fonctoriel. Réciproquement, si ν : Ru → F est un isomorphisme fonctoriel alors (u; νu (idu )) est une solution du problème universel PF . Si (u; γ) et (u0 ; γ 0 ) sont deux solutions de PF , alors on dispose, comme nous l’avons déjà vu ci-dessus, d’un isomorphisme, uniquement déterminé, de u sur u0 dans la catégorie C. Expliquons ab initio comment déterminer cet isomorphisme : – L’application HomC (u, u0 ) → F (u0 ) , f 7→ F (f )(γ) est une bijection. Il existe donc en particulier un unique morphisme φ : u → u0 dans la catégorie C tel que l’on a F (φ)(γ) = γ 0 . – De même, il existe un unique morphisme φ0 : u0 → u dans la catégorie C tel que l’on a F (φ0 )(γ 0 ) = γ. – On a φ0 ◦ φ = idu et φ ◦ φ0 = idu0 . Vérifions la première égalité. Puisque l’application HomC (u, u) → F (u) , f 7→ F (f )(γ) est une bijection, il suffit de 3 vérifier que idu et φ0 ◦ φ ont même image par cette application. L’image de idu est clairement γ ; on a d’autre part F (φ0 ◦ φ)(γ) = F (φ0 )(F (φ)(γ)) = F (φ0 )(γ 0 ) = γ . Avertissement 1 Il ne faut pas placer la théorie développée précédemment sur un piedestal. En effet le lecteur aura observé que son contenu mathématique est vraiment ténu : dès qu’un énoncé est dégagé alors sa démonstration est immédiate (à condition de ne pas se prendre les pieds dans le tapis de l’abstraction !). Cependant cette théorie fournit un langage et une façon de penser unificateurs qui peuvent s’avérer très féconds. Avertissement 2 Il ne faut pas croire que tous les foncteurs à valeurs dans la catégorie des ensembles soient représentables. Le lecteur trouvera des exemples de foncteurs non représentables dans les exercices ci-dessous. Exercice 0.3. 1) On considère la catégorie, disons Ab, dont les objets sont les groupes abéliens et les morphismes les homomorphismes de groupes, et le foncteur de Ab dans Ens qui associe à un groupe abélien l’ensemble sous-jacent. Montrer que ce foncteur est représentable. 2) On considère cette fois la catégorie, disons Abf , dont les objets sont les groupes abéliens finis et les morphismes les homomorphismes de groupes, et le foncteur de Abf dans Ens qui associe à un groupe abélien fini l’ensemble sous-jacent. Montrer que ce foncteur n’est pas représentable. [Indication. Soient A et B deux groupes abéliens finis non nuls ; observer que si les cardinaux de A et B sont premiers entre eux alors le seul homomorphisme de A dans B est l’homomorphisme nul.] Exercice 0.4. Soit S un ensemble, on note CS : Ens → Ens le foncteur défini par CS (E) = S pour tout ensemble E et CS (f ) = idS pour toute application f : E0 → E1 . Montrer que les deux conditions suivantes sont équivalentes : (i) le foncteur CS est représentable ; (ii) l’ensemble S est un singleton. Quand S est un singleton, par quel ensemble le foncteur CS est-il représenté ? 4 Premiers exemples 1) Soit Gr la catégorie dont les objets sont les groupes et dont les morphismes sont les homomorphismes de groupes. Soit F : Gr → Ens le foncteur qui associe à un groupe G le sous-ensemble de G constitué des éléments vérifiant g n = 1 (on laisse au lecteur le soin de préciser la valeur de F sur les morphismes de Gr). Alors (Z/n; 1̄) (1̄ désignant la classe de 1 dans Z/n) est une solution du problème universel PF . En d’autres termes, le foncteur F est représenté par le groupe Z/n et la transformation naturelle νG : HomGr (Z/n, G) → F (G) , f 7→ f (1̄) est un isomorphisme fonctoriel. 2) Soit T op la catégorie dont les objets sont les espaces topologiques et dont les morphismes sont les applications continues. Soient X1 et X2 deux espaces topologiques ; on note F : T op → Ens le foncteur défini sur les objets par F (Y ) = HomT op (X1 , Y ) × HomT op (X1 , Y ), ou encore, avec les notations de la discussion générale F (Y ) = RX1 (Y ) × RX2 (Y ). Cette dernière égalité rend évidente la définition de F sur les morphismes. Alors le foncteur F ` est représenté par la réunion disjointe X1 X2 des espaces topologiques X1 ` ` et X2 . Précisons. Soient ι1 : X1 → X1 X2 et ι2 : X1 → X1 X2 les ap` plications continues canoniques, alors (X1 X2 ; (ι1 , ι2 )) est une solution du problème universel PF . 3) La notion de colimite Soit I une catégorie. On dit que I est petite si la classe obI des objets de I est en fait un ensemble ; du coup la classe morI des morphismes de I est ` aussi un ensemble (observer que l’on a obI = (i,j)∈obI ×obI HomI (i, j)). Soient I une petite catégorie et F un foncteur de I dans une catégorie C. Soit c un objet de C ; on note comme précédemment Cc : I → C le foncteur “constant à valeur c” : Cc (i) = c pour tout i dans obI et Cc (α) = idc pour tout α dans morI . On note ΦF le foncteur de C dans Ens qui à un objet c de C associe l’ensemble des transformations naturelles de F dans Cc (là encore, la valeur de ΦF sur les morphismes de C est évidente). De façon moins pédante : l’ensemble ΦF (c) est le sous-ensemble du produit Q i∈obI HomC (F (i), c) constitué des familles (fi )i∈obI vérifiant fj = fi ◦ F (α) pour tout α : i → j dans morI . 5 Si (`; γ) est une solution du problème universel PΦF alors on dit que (`; γ) est une colimite du foncteur F . La théorie générale dit que l’objet ` de C est unique, à isomorphisme uniquement déterminé près ; on écrit ` ∼ = colim F I et on dit souvent, abusivement, que ` est la colimite du foncteur F : I → C. Pour en finir avec cet exemple on prend pour C la catégorie des modules sur un anneau A. Dans ce cas l’existence d’une solution pour le problème universel PΦF est garantie à peu de frais. Soient ιi : F (i) → i∈obI F (i) les homomorphismes (injectifs) de A-modules canoniques, alors, par définition même d’une somme de A-modules, l’application L νM : HomA ( M Y F (i), M ) → HomA (F (i), M ) , f 7→ (f ◦ ιi )i∈obI i∈obI i∈obI est une bijection pour tout A-module M , fonctorielle en M . Soit maintenant α un morphisme de I ; on note respectivement s(α) et b(α) les objets de I source et but de α (de telle sorte que α est un morphisme de L s(α) dans b(α)). On note dα : F (s(α)) → i∈obI F (i) l’homomorphisme de A-modules ιb(α) ◦ F (α) − ιs(α) ; on note enfin d: M F (s(α)) → α∈morI M F (i) i∈obI l’homomorphisme de A-modules induit par les dα . On a tout fait pour que l’application νM considérée plus haut induise une bijection HomA (coker d, M ) → ΦF (M ) pour tout A-module M , fonctorielle en M (on rappelle que la notation coker d L désigne le A-module quotient ( i∈obI F (i))/ im d). En d’autres termes, les applications νM induisent un isomorphisme fonctoriel Rcoker d ∼ = ΦF . En conclusion on a un isomorphisme canonique de A-modules colim F ∼ = coker d I . A suivre ? 6