Série : La Messe (1ère série). Conférence : 06 - «In spiritu humilitatis et animo contrito». «Acceptez, Seigneur, ce Sacrifice, qu'il soit agréé par vous, nous vous en implorons, en esprit d'humilité et avec une âme contrite». Cette brève prière liturgique nous place d'emblée au centre de l'Amour. Nous demandons à Dieu d'accepter Son propre Sacrifice et, immédiatement, nous en saisissons le contenu principal : l'esprit d'humilité à l'égard du Très-Haut, et une âme repentante à l'égard du mal. Il est très difficile de faire saisir aux âmes ce point de départ fondamental de la sainteté : occuper la dernière place résulte du besoin spirituel d'être premier dans l'amour, car aimer c'est toujours aller là où se trouve celui auquel on s'est donné et le Christ ne se trouve que là où Il s'est mis : à la dernière place. Arrivée à ce moment de la Messe, le prêtre est envahi par une confusion : celle d'une disproportion, nécessairement insoluble par ses propres forces, entre son âme et le Sacrifice auquel il va s'associer. Il y a une espèce de vertige à s'approcher de l'anéantissement de l'Hostie quand on connaît les répugnances humaines à occuper la dernière place. Le prêtre est mis en demeure de prendre conscience qu'entre cet anéantissement de Jésus et ses dispositions humaines, s'intercale l'obstacle principal propre à notre nature : l'envie de plaider sa propre cause. D'un seul coup, on rejoint là, la chute originelle d'Adam et d'Eve, avec le tout premier mouvement qui s'en est suivi dans l'âme de ces deux créatures merveilleuses : elles ont été prises d'une envie irrésistible de démontrer qu'elles n'avaient pas tort. Elles venaient d'être mordues par l'orgueil : ce besoin de prouver ce qui est inconciliable avec l'Amour : prouver qu'on a raison, au dépens de ses relations avec Dieu. La racine même de tout orgueil et le point de départ de toute révolte, comme l'aboutissement de tout péché, résident dans ce tout premier mouvement de nature : démontrer à Dieu que nous n'avons pas tort d'agir sans Lui ou contre Lui, ou au dépens de Lui. C'est le culte originel de l'homme rendu à l'homme, essayant d'affirmer sa valeur en dévalorisant son attitude. A ce moment de la Messe, le prêtre s'incline profondément devant l'autel comme pour traduire physiquement cette disposition essentielle de la rencontre avec Dieu : rejoindre volontairement la dernière place pour reprendre conscience qu'on est premier dans l'Amour. Il impose là à l'orgueil l'interdiction de relever la tête. Il traduit peut-être là sans le savoir tous les premiers mouvements d'humilité sans lesquels on ne rejoint jamais l'Amour : - le refus de s'excuser - le refus d'éluder ses responsabilités - le refus de se laisser aveugler par son propre raisonnement Et en agissant de la sorte, le prêtre donne l'exemple de la démission volontaire de ses prétentions humaines à jouer le jeu de l'existence sans aucune soumission intelligente à l'Amour de Dieu. Ce tout petit moment de la Messe, qui ne dure à peine que quelques secondes, situe d'avance la fécondité apostolique du Sacerdoce. La grandeur du prêtre c'est de démissionner des prétentions intellectuelles qui s'en viennent, sinon contrarier, du moins énerver, les élans de la Foi, la force des certitudes, la conviction du Credo, avec tout le zèle qui en découle et toute l'ardeur apostolique qu'ils contiennent, par le fait même. La vitalité et la fraîcheur de la vie de Dieu en nous est conditionnée par la générosité humaine à émonder tous les excès personnels, si supérieurs soientils, dans lesquels nous cherchons toujours notre compte en ayant l'air parfois de servir Dieu, tandis que dans la démission volontaire, c'est toujours la nature et ce sont toujours ses excès qui font les frais de la décision d'amour de n'être qu'à la disposition d'une vérité qui ne vient pas de nous et d'une charité qui est plus forte que notre égoïsme. Dans cette humble prière, le refus de plaider prend toute sa violence d'expression. Plaider SA cause, c'est parler à quelqu'un qui vous adresse des reproches. Or, Dieu ne nous reproche rien, sinon de ne pas L'aimer. Or, c'est déjà ne plus L'aimer que de plaider sa cause au dépens de la Sienne. - de plus, plaider sa cause, c'est s'adresser à quelqu'un qui vous démontre votre culpabilité. Or, l'amour de Dieu ne nous démontre pas, il nous montre notre culpabilité, c'est-à-dire : il nous invite à la connaître avec confiance, non pas pour sauver notre estime – que nous ne méritons plus – mais pour retrouver notre estime par la sincérité du repentir et de l'aveu. L'homme a toujours peur de paraître au-dessous de sa tâche par rapport à ce que les autres pensent de lui, et l'orgueil utilise précisément cet instinct de défense en lui susurrant le mensonge des apparences et des attitudes dans lesquelles il s'efforce de continuer à manifester de la valeur qu'il n'a plus. Il se met dans un état de mensonge vis à vis de lui-même, et comme Dieu est la Vérité même, la Messe ne peut livrer ses secrets tant qu'on ne s'est pas remis dans cet état de sincérité vis à vis de soi-même. En s'inclinant ainsi très bas, devant l'autel, le prêtre invite les fidèles à faire de même psychologiquement parlant, afin de récupérer un état de sincérité absolue et de se délivrer des envies incoercibles et pharisaïques de plaider leur cause devant Dieu, au lieu de laisser l'amour triompher dans l'anéantissement volontaire de leur orgueil. Nous rejoignons là le «mea culpa» du Confiteor, l'absence complète de discussion, et la Messe comprendra, tout au long de sa célébration, cette mystérieuse application de l'âme à veiller à demeurer petite, anéantie et vérité, veillant à empêcher les moindres mouvements de satisfaction orgueilleuse ou vaniteuse à falsifier sa prière et, en quelque sorte, à la décolorer. Cette attitude est si impérieusement nécessaire que celle du Christ dans l'Hostie, nous montre jusqu'où elle a été dans l'anéantissement, afin d'obtenir de nous, non pas l'envie de plaider notre cause, mais l'envie de nous harmoniser sur la Sienne. En somme, devant qui sommes nous, à l'autel ? - devant une Victime qui, au lieu d'accuser, a été accusée à notre place : anéantissement de Son intelligence. - devant une Victime qui, au lieu de réclamer les sanctions pour nous; innocente, les a réclamées pour Elle : anéantissement de la volonté. - devant une Victime, dont la puissance de Thaumaturge, après avoir suscité l'estime et l'admiration accepte volontairement de provoquer l'étonnement douloureux de la passivité impuissante : anéantissement de la valeur. Devant une pareille Présence, on ne se sent pas jugé, on se sent confus. Or, précisément, la confusion consiste dans une telle prise de conscience admirative et intraduisible de la valeur d'un autre qu'on renonce, devant lui, à n'importe quelle excuse et n'importe quel plaidoyer. On se sent disposé à faire tout ce qu'Il voudra; l'imitation de ses attitudes comprise. Il se produit alors dans l'âme des fidèles et dans l'âme du prêtre cette expérience intérieure qu'on est infiniment plus soi-même, infiniment plus réalité dans un état de vérité humiliante qu'en se maintenant protestataire dans un état d'excuses orgueilleuses. Au lieu de renforcer la déformation de son être, on prend conscience qu'on devient quelqu'un en rejoignant la Victime anéantie, et dont l'anéantissement volontaire et libre affirme l'extraordinaire personnalité. C'est à ce moment qu'on réalise toute l'hypocrisie de la mentalité mondaine composée de gestes faux, d'expressions fausses, ou d'attitudes fausses, et toute la tranquille majesté des âmes sanctifiées qui ont renoncé depuis longtemps à se faire un personnage, pour, au contraire, s'exprimer dans la tranquille expression de leur vérité, même si cette vérité est leur misère... Il faut alors signaler aux fidèles que c'est une très grande grâce de la Messe, quand on sait bien suivre le mouvement ascendant de la prière liturgique qui se déroule, de nous faire parvenir à cet état de confusion résultant d'une espèce d'illumination spontanée et profonde des comportements du Christ sur l'autel, et résultant aussi de la distance incommensurable qui existe entre ses comportements et les nôtres. Nous prenons alors conscience de l'absurdité de nos gestes humains comparés à l'attitude héroïque du Christ, et nous prenons aussi conscience de l'obligation morale où cette attitude héroïque met la nôtre d'ébaucher si peu que ce soit un essai de ressemblance avec Son anéantissement. En s'inclinant aussi bas que possible devant les espèces qui seront tout à l'heure consacrées, le prêtre semble avouer que sa nature reste stupide d'étonnement devant la portée de ce Sacrifice, et devant la portée des péchés qui l'ont provoqués. Il exprime là qu'il y aurait comme un affreux malaise à prétendre encore oser discuter qu'après tout nous n'avons pas tous les torts et qu'en somme le geste héroïque du Christ n'était pas si nécessaire... Ce serait une manière fort adroite d'évincer en souplesse la portée du péché, le poids de honte que l'humanité porte devant Dieu, qu'elle le veuille ou non, en jugeant que l'amour absolu du Christ aurait dû se dispenser d'être Amour absolu. - et, comme toute prière n'en reste jamais à une prise de conscience négative, mais qu'elle nous relie positivement à la Vie même de Dieu, le prêtre ne peut que se relever en invitant les fidèles à exprimer, par un souhait impérieux, leur désir de tirer un plein profit de l'anéantissement de Jésus. Ce profit est contenu dans les deux petits mots de la prière «in animo contrito» - «nous T'offrons ce Sacrifice avec une âme broyée», c'est-à-dire avec une mentalité tellement débarrassée de toute discussion et de toute excuse qu'il n'y a plus en elle de place que pour la confession absolue de ses torts et un besoin impérieux de les désavouer, par un jaillissement d'amour tout neuf, tout vrai et sans aucune hésitation. - s'approcher de Dieu, c'est s'éloigner de son contraire, et le fidèle qui assiste à la Messe ne peut pas faire autrement que d'y venir pour s'approcher de l'Amour, en s'éloignant par le repentir et le regret de ce qui s'oppose, en lui, à l'Amour. Il y a là une bien belle attitude pleine de confiance, parce que pleine d'humilité, à conseiller aux plus grands pécheurs qui assistent à la Messe. Du moment que le pécheur saisit que sur l'autel la décision du Christ de l'aimer continue d'être plénière et d'être irrésistible, il est en possession de toutes les raisons suffisantes pour ne plus douter de son pardon et avoir envie de se rapprocher du Christ par le repentir. Si ce repentir se présente à lui comme une attitude impossible, retenu qu'il se sent, au sol de sa misère par les vieilles racines qu'il n'arrive pas à arracher, il peut du moins, dans la confusion qu'il éprouve à comprendre la générosité du Christ, émettre humblement devant Dieu le souhait d'évoluer peu à peu vers les préférences divines. N'est-ce pas déjà annoncer le «Domine non sum dignus» - «Seigneur, je ne suis pas digne», puisque je suis toujours enraciné dans mes péchés, mais puisse ma présence ici, dans un temple, au coeur de Votre Sacrifice, qui me confond de reconnaissance, mériter cette mystérieuse parole intérieure qui a fait sortir les morts de leurs tombeaux et remis en place les intentions les plus perverties ou les plus misérables. Le pécheur est là devant l'Etre sans péché, non pas pour être condamné, mais pour être lui-même préparé à l'amour, s'il accepte de ne pas s'excuser, de ne pas discuter et de ne pas refuser. Instinctivement, on pense à la belle expression du «Dies irae» : «tantus labor non sit cassus» - «ne permettez pas qu'un pareil effort soit inutile...» L'effort de Jésus nous démontre que, dans l'anéantissement, il y a le salut, car il ne faut pas oublier l'immense effort fourni par l'humanité de Jésus, sous les exigences de Sa puissance divine, à participer ainsi aux abaissements volontaires réparant les prétentions intellectuelles et morales du péché originel. Il ne faut pas nous imaginer que sous prétexte qu'Il était Dieu, Jésus a commandé sans difficulté à Son humanité les exigences du Calvaire; c'est qu'Il a aussi bien respecté les lois de la nature humaine que celles de la nature divine, et que, dans les lois de la nature humaine, Il a laissé jouer les tremblements, les affolements, les cris, les sanglots et les détresses. - Nous sommes toujours portés à croire qu'étant Dieu, Il a tout fait en facilité, alors qu'en sens inverse, c'est parce que précisément, Il disposait de la puissance de Dieu qu'Il l'a mise en demeure de s'affirmer à travers les obstacles humains les plus invraisemblables, par l'intermédiaire d'une pauvre nature humaine identique à la nôtre. Il devrait y avoir chez nous tous, comme un cri de reconnaissance spontané et irrésistible à l'égard du Christ, d'avoir ainsi accepté d'utiliser notre pauvre nature humaine à fournir son effort le plus fabuleux qui soit, pour bien nous affirmer que, dans Sa pensée à Lui, le péché, le mal et l'enfer sont des réalités atroces qui légitimaient une générosité aussi définitive. Il a joliment dit à Sainte Catherine de Sienne, lors d'une apparition, «si j'étais sûr que d'être de nouveau crucifié pourrait sauver un seul pécheur de plus, je n'hésiterais pas à recommencer». Devant une pareille affirmation, ceux qui participent à la Messe ne peuvent que murmurer humblement, les yeux fermés, le coeur bouleversé, et l'âme broyée de repentir : «Seigneur, daignez accepter ce Sacrifice que nous Vous offrons, en esprit d'humilité, avec une âme repentante». Cette prise de conscience nous amène à une deuxième partie qui découle normalement de cette admirable prière et qui consiste à bien saisir quels sont les effets de l'offrande lorsque nous sommes capables de donner à Dieu quelque chose qui nous coûte. Il faut d'abord comprendre que Dieu accepte toutes les espèces de sacrifice qui, en elles-mêmes reconnaissent sa priorité, ses droits et sa puissance, mais il faut bien faire attention à cette vérité indispensable : si l'offrande, de notre part, est méritoire, par la rupture qu'elle nous impose ou la perfection qu'elle nous demande, il faut qu'elle soit également, vis à vis de Dieu, rendue attirante, agréable et aimable, indépendamment de la rupture et de la perfection qu'elle nous demande. Il faut donc établir une harmonie de ressemblance entre l'offrande et Dieu. Il faut que notre offrande possède une qualité qui soit réservée à Dieu, et, chez Notre Seigneur Jésus Christ, cette qualité était absolue, tellement absolue, qu'elle était infiniment supérieure à la nature même de l'offrande, si parfaite soit-elle. - Quelle est cette qualité ? – étant donné que Dieu est Amour, sans comparaison possible, c'est-à-dire qu'Il mérite d'être aimé par dessus toutes les situations, et dans toutes les situations, Dieu ne se reconnaîtra dans l'offrande que s'Il y retrouve d'abord et avant tout cette attitude préférentielle de Son amour. C'est elle qui communiquera à notre générosité l'absence complète d'hésitation dans les preuves méritoires que nous pouvons avoir l'occasion de traduire et d'exprimer, mais c'est elle surtout qui donnera à Dieu, comme le Christ sur la Croix, la preuve que nos souffrances, nos privations volontaires, nos offrandes... expriment d'abord et avant tout une haine implacable du contraire de Dieu : le mal et le péché. Nous voyons alors qu'il y a, dans le geste de l'offrande, une mentalité d'identification au Christ Crucifié, lequel représente l'anéantissement absolu de l'orgueil et la suppression formelle de la discussion et de l'excuse, en faveur du mal. Il a été vraiment l'Etre méprisé du monde entier, précisément parce que le monde entier discute toujours en faveur de ce que pour quoi, Lui, a toujours refusé de discuter : le péché. Il a accepté de perdre la ressemblance avec une expression humaine, puisque la Sainte Ecriture l'a même identifié à un "ver de terre" et cela pour réparer la mauvaise foi humaine à vouloir se conserver un visage glorieux tout en commettant l'offense et le péché. Nous sommes donc mis en demeure de comprendre qu'il ne faut pas dévaloriser nos offrandes volontaires en nous contentant de l'énergie qu'elles demandent pour nous séparer de ce que nous aimons; mais que nous devons y ajouter la volonté de nous unir à Celui auquel nous offrons, par un amour délibéré, préférentiel, absolument décidé à reconnaître la priorité de Dieu en nous et sur nous. De cette attitude parfaite découlera une récompense presque inespérée de nous obtenir une haine implacable du mal auquel nous étions précédemment attachés, car l'horreur du mal ne nous apparaît que dans la lumière de son contraire : l'Amour du Bien qui récompense l'offrande parfaitement accomplie et présentée. Nous devons savoir que la Messe est une merveilleuse leçon de catéchisme vivant, pénétrant et nous obligeant à prendre position en faveur de Celui qui, présent dans l'Hostie, ne cesse de revivre toutes les raisons pour lesquelles Il a accepté ces abaissements. - Cette leçon de catéchisme, elle est toujours, non seulement à apprendre, mais à réapprendre, car Dieu est inépuisable et nos raisons d'aimer, comme nos raisons de repentir, comme nos raisons de prouver, le sont également. Cet accent d'inépuisable, lorsque l'âme des fidèles comprend la nécessité de s'y livrer, est ce qui rend la paix aux consciences et la joie au coeur. Nous ne sommes fatigués que de ne pas oser nous repentir et nous donner. Nous ne sommes lassés que par des preuves incomplètes et insuffisantes. A force de vouloir nous stabiliser dans l'équilibre d'un raisonnement trop naturel, lequel nous dispense de nous surélever aux exigences supérieurement raisonnables, nous finissons pas nous établir dans un catholicisme facile ou formaliste qui ne fait plus écho à l'amour. C'est à partir de ce moment-là que s'opèrent dans l'Eglise, la séparation et la division entre les âmes vraiment soulevées par la grâce, parce que librement consentantes aux purifications profondes de la raison, et les âmes tellement rationalisées dans leur Foi que cette dernière n'exprime plus aucun écho analogue à l'Amour du Christ. Il faut se faire à cette idée que participer à la mentalité de Jésus c'est accepter d'entrer dans un mystère d'abaissement et d'anéantissement qui ne peut paraître qu'absurde aux raisonnements tellement humains, et, au fond, tellement terre à terre qu'ils ne sont plus raisonnements selon Dieu. «In spiritu humilitatis», en esprit d'humilité. Humilis signifie : la terre, par conséquent : «muni de dispositions à m'abaisser jusqu'à terre, à me mettre au niveau de mes origines, non seulement mes origines de néant, mais plus encore mes origines peccamineuses, j'adopte, par la contrition que j'y mets, et le repentir que j'y introduis, une grandeur morale qui me fait rejoindre librement la pureté de Dieu et la passion de Dieu pour le Bien. Je m'abaisse pour me délivrer et, en me délivrant, je me libère des pesanteurs du péché, et je me redresse jusqu'à la hauteur de l'Amour. On pourrait objecter que l'orgueil humain étant le fait de la nature pécheresse, il est indéracinable et la grâce elle-même ne peut pas prétendre le supprimer. - La grâce fait mieux que de le supprimer, elle le fait disparaître en utilisant notre liberté, et en le noyant dans une aversion répétée, raisonnée, volontaire, recherchée, qui ne cesse d'affirmer sa répugnance pour le contraire de Dieu et de trouver dans cette affirmation sa ressemblance avec l'Amour. - Il ne faut pas oublier que la grâce ne détruit pas la raison, mais qu'elle lui communique ses énergies réservées et ses lumières particulières qui mettent la raison en état d'aversion consentie et délibérée à l'égard de tout ce dont Dieu se détourne. Or, Dieu se détourne particulièrement de l'orgueilleux. Cet état que la Sainte Ecriture appelle "le cou raide". – celui qui ne veut pas plier, qui ne veut pas s'incliner, c'est-à-dire le contraire même de la position physique du prêtre pendant cette prière, puisqu'il s'abaisse le plus bas possible devant l'autel. Ce n'est pas d'avoir de l'orgueil qui compromet l'amour, mais c'est d'être orgueilleux qui utilise ce terrible "avoir" à s'identifier avec notre volonté et notre consentement. Notre ressemblance avec le Christ consistera à ne pas fuir les occasions d'abaissement, si l'amour nous demande de les provoquer. Toute perfection débute par l'initiative de ne pas les refuser; c'est ce qui s'appelle rester vrai avec soi-même et avec la Rédemption, et tout abaissement crée en nous un besoin intraduisible de devenir vérité. Par conséquent de devenir libre d'aimer, libéré du mal, et libre de se donner au Bien. Il est normal de terminer en évoquant les signes de l'humilité, dans l'intérêt de la vérité et l'absence d'illusions sur cette vertu fondamentale. Il est tellement facile de se croire humble, ce qui est déjà un signe d'orgueil. L'humilité n'est pas une croyance, elle est un état d'âme qui atteint presque l'évidence de l'interdiction de se croire au point, et qui invite toujours davantage à ETRE, et à ETRE selon les programmes de l'Amour et non pas selon sa nature. On peut la ramener à trois dispositions habituelles, alimentées par les activités de Dieu en nous : 1 – un grand besoin de silence sur soi 2 – un grand besoin de sincérité en soi 3 – un grand besoin de sévérité pour soi L'humilité aime taire ce qui risquerait de faner la fraîcheur et l'intensité de nos relations avec Dieu. Rien ne fane et ne profane ces relations comme la reprise des droits de notre "moi" à s'exprimer au dépens de Lui. - le silence n'est pas une démission. Comme le disait si joliment le Père Lacordaire, «il est la patrie des forts», l'endroit où se réfugient les volontés décidées à ne pas interrompre le colloque intérieur avec l'Amour. Ce silence sur soi condamne tous les premiers mouvements d'exhibitionnisme; de mise en valeur, d'envie de s'opposer, de souci de ne pas se faire oublier. Il représente une grande sérénité intellectuelle se nourrissant de lumières qui n'éclairent plus la vanité de la vie, ni l'inanité du succès; de ces lumières qui, précisément, engendrent le deuxième état d'âme : - un besoin de telle sincérité sur soi-même qu'on ne découvre en soi que des raisons de se taire, c'est-à-dire de s'éclipser, de s'effacer, de s'abaisser, «in spititu humilitatis»... Cette sincérité prendra même la forme d'une absence d'étonnement et peutêtre même d'une joie reconnaissante lorsque nous serons aux prises avec des évidences douloureuses sur nous-mêmes. - Il y a dans cette sincérité une absence d'étonnement en face de sa misère au point de ne pas comprendre les excuses que le prochain voudrait lui en donner, et, sous prétexte d'encouragement, nier la vérité sur nous-mêmes. L'humilité n'invente ni le mal, ni les défauts, ni le faux, mais elle reconnaît notre mal, nos défauts, et notre erreur; elle est toujours dans une ambiance de loyauté et cette ambiance décèle une force d'âme à ne pas se laisser falsifier par un besoin d'excuses ou une envie d'estime imméritée. Ne serait-ce pas là la première expression d'un grand besoin de sévérité vis à vis de soi, que l'humilité inspire, à quiconque veut demeurer dans l'amour ? - sévérité de contrôle à ne pas s'illusionner et à ne pas se laisser aller à hypertrophier son "moi". - cette tranquille exigence à demeurer pleinement accordé sur ce qui Dieu est, sur ce qu'Il sait que nous sommes, et sur ce que nous savons que nous devons être par rapport à Lui... toujours le signe de la force de l'amour, du caractère dans la faiblesse, de l'affirmation au dépens de nos déficiences. On peut ramener à ces trois états d'âme les sept ou huit degrés de l'humilité de Saint Anselme, reproduits par Saint Thomas et repris d'ailleurs par Saint Bernard. A savoir : 1 – Connaître que, par certains côtés, on est méprisable. 2 – Souffrir saintement d'avoir été infidèle. 3 – Avouer qu'on l'est quand l'occasion s'en présente. 4 – Vouloir que le prochain le croit. 5 – Supporter patiemment qu'on le répète. 6 – Accepter d'être effectivement comme une personne digne de mépris. 7 – Aimer cet état en songeant à l'humiliation de Notre Seigneur, d'une manière plus ou moins absolue. Suivant les lumières reçues, en fonction de la mission qu'Il nous donne, Dieu ne peut pas entrer en nous comme étant le Premier Servi et le Premier Aimé, si nous n'avons pas cet état d'âme d'essayer au moins de tendre vers l'anéantissement volontaire de notre orgueil qui a toujours cette tendance destructrice, en nous centrant sur nous, d'éteindre en nous les lumières qui ne viennent pas de nous. Pour nous résumer, dans cette courte prière dite en la position la plus humble qui soit, alors que le prêtre quelques instants auparavant, s'est purifié les mains par la belle prière du «Lavabo inter innocentes» résident les signes indiscutables du vrai courage : - le courage de prendre conscience de ce qu'est le péché. - le courage d'être confus du courage du Christ. - le courage de se décider à imiter le Christ. En un mot : - le courage d'occuper la place qui nous revient et non pas celle que la nature nous propose. - Etre et vouloir être selon la grâce et selon le baptême, c'est-à-dire être et vouloir être pleinement au dépens de l'orgueil. Tout cela dans un but et de Rédemption, et de Résurrection. On ne peut alors terminer que par cette prise de conscience combien réconfortante : Dieu ne résiste pas à l'humble; sans quoi Il résisterait à Luimême, et l'humble a cette audace de confier à Dieu des désirs, des prières avec une insistance qui le caractérise. Audace qu'on ne retrouve dans aucun orgueil, puisque la seule audace de l'orgueil c'est de s'abstenir de parler à Dieu, à force de se replier sur sa propre valeur et de ne croire qu'en elle, sans aucune référence à qui que ce soit. C'est dans la mesure où cette audace là – qui est à base d'ignorance – sera pratiquée à longueur d'existence, que l'orgueilleux s'apercevra que le véritable mot qui convient à ce genre d'audace n'est tout simplement que : la mauvaise foi, la lâcheté, et la faiblesse. Les saints et leur manière de vivre nous ont tous réjouis, grâce à leur humilité, pour que nous puissions avoir encore envie de croire à la stérilité de l'orgueil.