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Sensibilité et insensibilité chez Diderot Esthétique et physiologie de la manipulation dans le Paradoxe sur le comédien
Christophe Paillard
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« Au reste, lorsque j’ai prononcé que la sensibilité est la caractéristique de la bonté
de l’âme et de la médiocrité du génie, j’ai fait un aveu qui n’est pas trop ordinaire,
car si Nature a pétri une âme sensible, c’est la mienne ».
Denis DIDEROT, Paradoxe sur le comédien
Soutenant que « nul n’est moins sensible » que l’artiste, l’esthétique du Paradoxe sur le
comédien pose problème du point de vue de la physique autant que de la morale de Diderot.
Problématique, cette thèse l’est tout d’abord en ce sens que le matérialisme biologique consacre
la sensibilité comme un fait universel inhérent, par-delà la matière animée, à la nature physique.
Dans la lettre à Duclos d’octobre 1765, Diderot écrivait que « la sensibilité est une propriété
universelle de la matière » qui, inerte dans les « corps bruts », s’active chez les animaux pour
produire l’intelligence en l’homme. On perçoit mal, dès lors, comment l’insensibilité du
comédien pourrait faire exception à la règle universelle. Faut-il croire que l’art déroge à la nature
et que l’artiste incarne une monstruosité au regard de la physique ? Problématique, cette thèse
l’est également dans le cadre de la philosophie morale. S’il est un penseur qui se targue d’être
une « âme sensible », c’est bien Diderot qui ne manque jamais l’occasion de narrer à son lecteur
les larmes d’émotion que lui ont arraché le spectacle d’une belle œuvre ou d’une belle action.
Sensualiste en diable, il considère la sensibilité comme la condition fondamentale, non seulement
de la pensée, mais aussi de la moralité et de la sociabilité. « L’indifférence chasse du cœur les
mouvements impétueux, les désirs fantasques, les inclinations aveugles : l’insensibilité en ferme
l’entrée à la tendre amitié, à la noble reconnaissance, à tous les sentiments les plus justes et les
plus légitimes (…). L’indifférence fait des sages et l’insensibilité fait des monstres »1. Comment
concilier l’éloge éthique de la sensibilité avec sa dévalorisation esthétique ? Faut-il croire que
l’art contredit les mœurs et que la supposée monstruosité physique de l’artiste se redouble en une
sorte de monstruosité morale ? Etre « insensible », n’est-ce pas échapper à toutes les catégories
matérialistes d’après lesquelles Diderot pense le monde ? Les interprètes ont depuis longtemps
souligné la singularité de cette thèse. La philosophie de Diderot connaît une évolution autour des
années 1765-1769 qui l’amène, sinon à brûler ce qu’il avait adoré, mais du moins à remettre en
cause la position centrale qu’occupait jusqu’alors la sensibilité dans son oeuvre2. Le Paradoxe
sur le comédien réalise le passage de l’esthétique larmoyante du Fils naturel et du Père de
famille, qui assimilait naïvement sensibilité et moralité, à une esthétique de l’insensibilité et de la
distanciation contribuant à l’autonomisation de l’art par rapport à la morale. Nous nous
1
D. DIDEROT, Encyclopédie, art. « Insensibilité », Oeuvres complètes, éd. J. Assézat et M. Tourneux,
Paris, Garnier, 1875-1877, t. 15, pp. 221-222.
2
Voir sur ce point P. VERNIERE, « Diderot, du Paradoxe sur le comédien au paradoxe de l’homme » in
Approches des Lumières - Mélanges offerts à Jean Fabre, Paris, Klincksieck, 1974, réédité dans P.
VERNIERE, Lumières ou clair-obscur ? - Trente essais sur Diderot et quelques autres, Paris, PUF, 1987,
pp. 296-304
intéresserons ici au problème du rapport philosophique de l’insensibilité à la sensibilité
physiologique et morale. N’y a-t-il pas lieu de distinguer chez Diderot deux types d’insensibilité,
l’une tout à la fois physiquement impossible et moralement condamnable - celle-là même que les
stoïciens revendiquaient sous le nom d’impassibilité -, et l’autre, physiologiquement établie dans
un certain rapport du système nerveux central au système périphérique, que requiert la génialité
esthétique ? Si être sensible, c’est « avoir un caractère », l’insensibilité inhérente au génie ne
désigne-t-elle pas le fait d’ « avoir du caractère » ?
L’impossible impassibilité ou l’inhumanité de l’insensibilité
Le lieu le plus fréquent de la condamnation morale de l’insensibilité par Diderot dans son
corpus est la critique du stoïcisme. Comme d’Holbach, Diderot apprécie la philosophie
matérialiste et fataliste des Stoïciens dans laquelle il croit trouver le reflet anticipé de ses
convictions antichrétiennes. Entre le matérialisme du Portique et celui du philosophe des
Lumières se tient cependant un point de clivage décisif. Dynamique, le matérialisme biologique
réprouve le fixisme de l’éthique stoïcienne, qui s’incarne notamment dans l’idéal de constance et
d’impassibilité du sage. Comment un être inscrit dans une nature en perpétuel changement
pourrait-il ne pas en pâtir et changer lui-même ? La constance de la sagesse contredit
l'inconstance naturelle des sentiments. La sensibilité étant essentielle à la matière, l'apathie est,
au mieux, une vaine chimère, et au pis, un orgueilleux idéal qui sape les fondements de l’éthique.
L’héroïque impassibilité des stoïciens se réduit à une pernicieuse insensibilité qui est moralement
condamnable. En dépit de sa sympathie pour le Portique, Diderot n'a cessé de lui adresser ce
reproche. Voyons l'article "Insensibilité" de l'Encyclopédie :
« L'on croit généralement que Zénon et les stoïciens ses disciples faisaient profession de
l'insensibilité ; et j'avoue que c'est ce qu'on doit penser, en supposant qu'ils raisonnaient
conséquemment : mais ce serait leur faire trop d'honneur, surtout en ce point-là. Ils disaient que
la douleur n'est point un mal ; ce qui semble annoncer qu'ils avaient trouvé quelques moyens
pour y être insensibles, ou du moins qu'ils s'en vantaient (...). Lorsque Posidonius entretenant
Pompée s'écriait dans les moments où la douleur s'élançait avec plus de force : Non douleur, tu
as beau faire ; quelque importune que tu sois, jamais je ne t'avouerai que tu sois un mal. Sans
doute qu'il ne prétendait pas dire qu'il ne souffrait point, mais que ce qu'il souffrait n'était pas un
mal. Misérable puérilité qui était un faible lénitif à sa douleur, quoiqu'elle servît d'aliment à son
orgueil »3.
Puéril, arrogant et maladroit comédien, le sage stoïcien feint l’apathie interdite à
l’humaine nature de par sa sensibilité. Inspiré du christianisme, le thème de l’impossible
impassibilité est un lieu commun de l’interprétation du stoïcisme à l’âge classique et au siècle
des Lumières : on le retrouve notamment chez Descartes, Fontenelle ou Casanova4. L’historien
de la philosophie aura beau jeu de rectifier l’interprétation. D’après la doctrine stoïcienne,
l'impassibilité de la sagesse n’est pas insensibilité mais joie, plénitude et jouissance d'une
affectivité gouvernée par la raison : l’apathie est inséparable des « eupathies », qui désignent les
états affectifs de l’âme rationnelle. Par ailleurs, si Sénèque affirmait le sage invulnérable à la
passion, il admettait sa vulnérabilité à l'émotion, réaction naturelle, éphémère et irréductible à la
raison de la sensibilité aux chocs qui l’affectent. Il opposait ainsi au mégarique le sage stoïcien,
qui n’aurait pas un « coeur de pierre », froid et insensible5. Mais si Diderot interprète sévèrement
un Sénèque qu'il connaissait par ailleurs admirablement bien, il partage cette interprétation avec
la plupart des exégètes de son temps : ce serait anachronisme que de lui en tenir rigueur. L'article
"Immobile" de l'Encyclopédie reprend la condamnation de l’impassibilité dans un style lyrique :
« L'immobilité de l'apathie stoïcienne n'était qu'apparente. Le philosophe souffrait comme un
autre homme, mais il gardait, malgré la douleur, le maintien ferme et tranquille d'un homme qui
ne souffre pas. Le stoïcisme pratique caractérisait donc des âmes d'une trempe bien
3
D. DIDEROT, art. « Insensibilité », op. cit., pp. 222-223.
4
FONTENELLE, Oeuvres complètes, 3 vol., Paris, 1818, t. 2, p. 379 : "Quoi qu'en disent les fiers
Stoïciens, une grande partie de notre bonheur ne dépend pas de nous. Si l'un d'eux, pressé par la goutte,
lui a dit : Je n'avouerai pourtant pas que tu sois un mal ; il a dit la plus extravagante parole qui soit jamais
sortie de la bouche d'un philosophe. (...) N'ajoutons pas à tous les maux que la nature et la fortune peuvent
nous envoyer, la ridicule et inutile vanité de nous croire invulnérables". DESCARTES, Discours de la
méthode, I : "souvent ce qu'ils ("les païens", mais en fait les stoïciens sont visés) appellent d'un si beau
nom (la vertu) n'est qu'une insensibilité ou un orgueil". Cf. CASANOVA, Histoire de ma vie, IV, c. 13 :
"Je croirai tout Zénon lorsqu'il me dira d'avoir trouvé le secret d'empêcher la nature de pâlir, de rougir, de
rire et de pleurer".
5
Sur les eupathies ou « bonnes affections » de l’âme rationnelle, cf. DIOGENE LAERCE, Vies et
doctrines des philosophes illustres, VII, 116. D’après SENEQUE, le sage stoïcien connaît l’émotion s’il
n’est pas affecté par les passions (Cf. Lettres à Lucilius, 45, 9 ; 72, 3-5). Contrairement aux insensibles
Mégariques, le stoïcien « sent » les disgrâces s’il a pour vertu de les surmonter (ibid, 9, 3).
extraordinaire ! Qu'est-ce qui pourrait émouvoir un homme, dont les plus violentes tortures
n'ébranlent pas l'immobilité ? Que serait une société d'hommes aussi maîtres d'eux-mêmes ?
Nous ressemblons à ce duvet que l'haleine de l'air détache des plantes, et fait voltiger dans
l'espace à son gré, sans qu'on puisse deviner quelle route il suivra, où il pourra se fixer ; si un
rien l'arrête, un rien le sépare et l'emporte. Un stoïcien est un rocher qui demeure immobile à
l'endroit où la nature l'a placé ; ni le trouble de l'air, ni le mouvement des eaux, ni la secousse de
la terre, ne l'ébranleront point »6.
Là encore, Diderot fustige tant l'inhumanité que l'impossibilité de l'impassibilité : malgré
toute sa philosophie, le stoïcien ne saurait s'empêcher d'éprouver la douleur. A supposer qu'il le
puisse, il serait dangereux : l'efficacité des châtiments et des récompenses comme instruments du
maintien de l'ordre social suppose la déterminabilité de l'arbitre par les motifs pathologiques du
plaisir et de la douleur. Remarquable est le lyrisme de ce texte qui réprouve la fixité du sage et
l'immuabilité des engagements. Si l'homme est par nature inconstance et légèreté, plume portée,
de çà et de là, par le vent changeant des passions, le stoïcien est, dans son implacable fermeté,
lourd et pesant : c'est un « rocher », écrit ici Diderot, un coeur froid et monstrueux - une
« pierre » ou une « statue »7, écrira-t-il ailleurs, un « homme de bronze » dénué de sensibilité...
L'ultime témoignage de la condamnation de l'impassibilité stoïcienne est l'Essai sur les
règnes de Claude et de Néron. Dernier écrit philosophique paru de son vivant, ce traité a
notamment le mérite d’établir la permanence de ce thème dans le corpus de Diderot. S’il exalte
la sagesse morale de Sénèque, il ne manque pas, là encore, de réprouver le fixisme de sa morale.
« Ce livre De la constance du sage est une belle apologie du stoïcisme, et une preuve sans
réplique de l'âpreté de cette philosophie dans la spéculation, et de son impossibilité dans la
pratique »8. Le Portique décrit « peut-être l'homme parfait ; mais l'homme parfait est-il l'homme
de la nature ? »9 Impossible est l'idéal apathique. Consacrant la sensibilité comme un fait
universel et indépassable, le matérialisme biologique condamne « sans appel » l'insensibilité du
6
Encyclopédie, article "Immobile" in Oeuvres complètes, op.cit., t. 15, p. 482.
7
Art. "Indifférence", op.cit., t. 15, p. 204, p. 204. Cf. l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron, ibid, t.
3, p. 315 : "Une statue qui aurait la conscience de son existence serait presque le sage et l'homme heureux
de Zénon".
8 Ibidem,
p. 343 (c'est nous qui soulignons).
9 Ibidem,
p. 315.
sage stoïcien comme un fait contre-nature. Diderot réprouve notamment le mot de Stilpon qui,
ayant vu sa famille réduite en esclavage, s’exclama : « Je n'ai rien perdu »10.
« Je ne le dissimulerai pas, je suis révolté du mot de Stilpon et du commentaire de Sénèque (...).
Si tu n'as rien perdu, il faut que tu te sois étrangement isolé de tout ce qui nous est cher, de toutes
les choses sacrées pour les autres hommes. Si ces objets ne tiennent au stoïcien que comme son
vêtement, je ne suis point stoïcien, et je m'en fais gloire ; elles tiennent à ma peau, on ne saurait
me séparer d'elles sans me déchirer, sans me faire pousser des cris. Si le sage tel que toi ne se
trouve qu'une fois, tant mieux ; s'il faut lui ressembler, je jure de n'être jamais sage. (...) Exiger
trop de l'homme, ne serait-ce pas un moyen de n'en rien obtenir »11?
On ne saurait retrancher de l'homme son affectivité sans l'amputer de sa moralité.
Comment la sagesse pourrait-elle renier la sensibilité constitutive de notre humanité ? Diderot
rejette une philosophie qu'il juge froide et austère, système d'anachorète écrit-il avec mépris12.
Son hédonisme l'incline du côté de l'épicurisme, l'incitant parfois à se faire l'apologiste du plaisir
et de la jouissance. Dans le fond, on résumera bien son jugement en écrivant que le stoïcien
calomnie doublement la sensibilité : arrogant envers la douleur qu'il prétend ne point ressentir, il
dénigre les plaisirs légitimes des sens. Si la douleur du châtiment est requise pour modifier l’être
social et moral, le bonheur suppose la capacité d’éprouver du plaisir. Une maxime ironique de la
Correspondance résume ce jugement : « L'économiste est en administration ce qu'est le stoïcien
en morale. Ils ne sont supportables que dans le moment du malheur »13, les principes de
l'épicurisme devant s'appliquer aux moments de bonheur...
L’insensible sensibilité du comédien : une esthétique de la manipulation
L’affaire semble entendue. Inhérente à l’humaine nature comme à la matière, la
sensibilité est la condition de la moralité et de la sociabilité de l’homme. On ne saurait cependant
10
SENEQUE, De la constance du sage, 5. Si Stilpon est de l’école de Mégare, Sénèque le compte au
nombre des précurseurs du stoïcisme.
11
DIDEROT, Essai sur les règnes de Claude et de Néron, Œuvres complètes, t. 3, pp. 343-344.
12 Ibidem,
13
p. 315.
Lettre à Catherine II du 17 décembre 1774 in DIDEROT, Correspondance, éd. G. Roth et J. Varloot,
Paris, Les Editions de Minuit, 1955, t. 14, p. 122.
s’en tenir à cette position étroitement sensualiste tant il est vrai que le génie diderotien s’arrache
aux évidences du sens commun dans lesquelles on cherche parfois à l’enfermer. Pour être
éthiquement condamnable, l’insensibilité est esthétiquement souhaitable chez le créateur et
l’acteur de génie. « C’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres ; c’est la sensibilité
médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs ; et c’est le manque absolu de sensibilité qui
prépare les acteurs sublimes »14. Tel n’est pas le moindre paradoxe du Paradoxe sur le comédien,
qui marque le sommet de la réflexion esthétique de Diderot. La critique de l’apathie stoïcienne
tendait à accréditer la thèse de la sensiblerie d’un adepte de la « comédie larmoyante »,
considérant les pleurs et l’émotion comme l’insigne marque de notre humanité. Or, le Paradoxe
infléchit radicalement cette perspective dans le cadre d’une esthétique de la « tête froide ». Vice
de l’homme moral, l’insensibilité est la vertu constitutive du grand artiste, qu’il soit créateur ou
comédien. « La sensibilité est la caractéristique de la bonté de l’âme et de la médiocrité du
génie »15. Etonnant paradoxe qui implique une sorte d’opposition de l’art et la moralité, aux
antipodes de la vocation du Fils naturel et du Père de famille… Précisons d’emblée que la thèse
de l’insensibilité inhérente au génie artistique fut inspirée à Diderot par le témoignage de
l’illustre comédien anglais David Garrick, qu’il avait rencontré durant l’hiver de 1764-1765 :
c’est jouer médiocrement que de jouer d’après son seul cœur16. Précisons ensuite que cette thèse
ne se borne pas à la comédie : Diderot l’élargit aux diverses formes d’expression artistique pour
l’ériger en principe fondamental de son esthétique17. On pourra s’étonner à loisir d’un principe
semblant dénier à la sensibilité tout rôle positif dans l’art. Mais paradoxe n’est pas contradiction :
il faut prendre soin de distinguer la figure du créateur, qui représente la « sensibilité jouée »,
14
Paradoxe sur le comédien, Œuvres complètes, op.cit., t. 8, p. 370.
15 Ibid,
16
p.408
Voir à ce propos le Salon de 1767, ibid, t, 11, pp. 16-17 ; les Observations sur Garrick, t. 8, pp. 343-
359 et le Paradoxe, ibid, p. 396.
17
Cf. les Observations sur Garrick, ibid, t. 8, p. 347 : « Et pourquoi l’acteur différerait-il en cela du
statuaire, du peintre, de l’orateur, du musicien ? (…) Les grands poètes, les grands acteurs (…) seront, à
mon sens, les êtres les moins sensibles ». Même remarque dans le Paradoxe (op. cit., p. 367), qui
remplace le « statuaire » par le « peintre ». Cf. aussi la remarque du Salon de 1767 sur Quentin de La
Tour : « J’ai vu peindre La Tour ; il est tranquille et froid (…) ; il reste froid, et cependant son imitation
est chaude » (ibid, t. 11, p. 151). Voir l’Essai sur la peinture, ibid, t. 10, p. 520 : « La sensibilité, quand
elle est extrême, ne discerne plus ; tout l’émeut indistinctement. (…) Les hommes froids, sévères et
tranquilles observateurs de la nature, connaissent souvent mieux les cordes délicates qu’il faut pincer : ils
font des enthousiastes sans l’être ; c’est l’homme et l’animal ».
active et intelligente, de celle du spectateur, incarnant la « sensibilité vécue »18, passive et
quasiment débilitante, tant il est vrai que « la sensibilité n’est jamais sans faiblesse
d’organisation »19. Ce qu’on regroupe sous ce terme générique désigne des états psychologiques
très différents : l’expérience sensible manifeste une grande diversité. Comme l’écrit Diderot,
« être sensible est une chose, et sentir est une autre. L’une est une affaire d’âme, l’autre une
affaire de jugement »20. Sentir n’est pas être sensible, observer n’est pas ressentir et le fait de
savoir toucher n’est pas celui d’être touché. Il existe ainsi une sorte de dissymétrie entre les
fonctions de la sensibilité dans la création et dans la contemplation artistiques – dissymétrie ou
plutôt complémentarité qui est celle de l’activité et de la passivité. A la limite, on retrouve
presque entre le spectateur et l’acteur la différence de la matière inerte et de la matière animée :
chez l’un, la sensibilité est passive et informable tandis que chez l’autre, elle est active,
informante et créatrice. Il est ici question d’immédiateté du sentiment et, là, d’un rapport sensible
au monde, au public et à soi-même médiatisé par l’observation, l’imagination et la réflexion.
L’insensibilité essentielle au grand comédien ne désigne donc pas l’absence de sensibilité mais
celle de passivité dans l’expérience sensible : « La sensibilité, selon la seule acception qu’on ait
donnée jusqu’à présent à ce terme, est, ce me semble, cette disposition compagne de la faiblesse
des organes (…), qui incline à compatir, à frissonner, à admirer, à craindre, à se troubler, à
pleurer, à s’évanouir, à secourir, à fuir, à crier, à perdre la raison, à exagérer, à mépriser, à
dédaigner, à n’avoir aucune idée précise du vrai, du bon et du beau, à être injuste, à être fou »21.
L’insensibilité du comédien désigne a contrario la sensibilité en tant qu’elle se retourne du
toucher vers le tact, de l’affection vers l’observation ou de l’émotion vers le goût et le jugement.
Comment un tel retournement est-il possible ? Avant de répondre à cette question, il nous
faut distinguer la bonne et la mauvaise insensibilité, celle de l’artiste et celle du stoïcien.
Flagrante est la première différence : l’impassibilité philosophique se targue de n’afficher aucun
sentiment tandis que l’insensibilité de l’acteur lui permet d’exprimer toute la « gamme » des
émotions22. Si c’est l’être même du stoïcien qui est de pierre ou qui prétend être tel, seule la
18
Paradoxe sur le comédien, op.cit., t. 8, p. 404 : « la sensibilité vraie et la sensibilité jouée sont deux
choses fort différentes ».
19 Ibid,
p. 368.
20
Ibid, p. 415
21
Ibid, p. 393. C’est nous qui soulignons.
22
Cf. la « gamme » des émotions décrite par Garrick en « l’intervalle de quatre à cinq secondes ». Ibid, p.
382.
« tête » de l’acteur est « froide », le reste de son corps mettant en scène, au gré des rôles et des
occasions, l’intensité vécue de la vie affective. Il y a donc une opposition radicale entre ces deux
types d’humanité : d’un côté, une sensibilité qui feint d’être insensible et, de l’autre, une
insensibilité qui donne l’illusion de la sensibilité. Pour emprunter à l’art un élément de
comparaison, on serait enclin à penser que le sage stoïcien selon Diderot évoque la froideur et la
détermination hautaine du « style sévère » qui fit la grandeur du classicisme grec, tandis que la
figure du comédien est celle de l’Arlequin, dont le vêtement chaleureux et bigarré symbolise
l’infinie diversité des émotions qu’il est appelé à représenter. Il est ce « pantin merveilleux »,
apte à revêtir toutes les formes du jeu scénique23. La deuxième différence tient à ce que
l’impassibilité stoïcienne, en tant qu’absence de sensibilité, est impossible : elle ne peut être que
feinte par d’arrogants philosophes. L’insensibilité du comédien est au contraire bien réelle en ce
sens qu’elle ne marque pas l’abolition de la sensibilité mais son recentrage vers une attitude
active et créatrice. Troisième et dernière différence, l’impassibilité philosophique, réelle ou
supposée, est le produit d’une attitude réfléchie, couronnant le patient travail de l’éthique, quand
l’insensibilité théâtrale, bien que cultivée, est le fruit de dispositions naturelles et congénitales à
l’artiste.
L’esthétique de Diderot s’inscrit ainsi dans sa physiologie qui n’est pas loin de constituer
le cœur rêvé et inachevé du système matérialiste : les Eléments de physiologie n’instaurent-ils
pas, sous une forme positive, certains des éléments visionnaires spéculativement et
fiévreusement avancés par le Rêve de d’Alembert 24? L’esthétique ne ressortit à la physiologie
que dans la mesure où le génie artistique est un don inné, lié à la structure même de la sensibilité
du créateur et du comédien. Qu’est-ce à dire ? Dans quelle mesure l’insensibilité peut-elle être un
fait naturel inné quand la sensibilité est posée par Diderot comme un fait universel inhérent à la
nature ? Pour couper court à tout malentendu à propos de l’innéité artistique et avant d’en
évoquer les fondements physiologiques, opposons l’esthétique du Paradoxe à celle que
développera Bergson dans Le Rire plus d’un siècle plus tard. Dans l’un et l’autre cas, le génie
participe d’un don « inné à la structure du sens ou de la conscience ». Le sens artistique ne relève
cependant pas pour Diderot, comme ce sera le cas dans Le Rire, d’une sensibilité détachée du
23
Ibid, p. 397.
24
On sait d’ailleurs que la rédaction des Eléments de physiologie a été l’occasion de remanier et de
rectifier le Rêve de d’Alembert en l’enrichissant des apports des sciences naturelles et médicales des
Lumières.
besoin et plus fine que celle du commun des mortels, qui apercevrait, en vertu de son
désintéressement, la chose même dans son originalité constitutive, mais d’un sens actif qui, loin
d’être purement et simplement affecté par les émotions, ne se laisse pas affecter par elles dans la
mesure où il sait intuitivement les maîtriser - on dirait presque un sens retourné parce que actif,
maître de lui-même et centrifuge quand le propre de la sensibilité est d’être passive, aliénée et
centripète. Une sensibilité insensible… Paradoxale et singulière esthétique ! Contrairement à
Bergson qui établit l’artiste dans un rapport d’immédiateté à la nature et à lui-même, rapport tel
qu’il est mis « face à face avec la réalité même »25, Diderot affirme que le rapport artistique est
réfléchi parce que médiatisé par l’imagination et par une réflexion manipulatrice. Il n’est pas
question de spontanéité ou d’une « manière virginale, en quelque sorte, de voir, d'entendre ou de
penser »26, mais d’un sens intelligent, réfléchissant sur ce qu’il ressent afin de faire rebondir le
produit de sa réflexion sur le spectateur dans le but de l’émouvoir. On saisit par là l’opposition
des deux philosophies quant aux rapports de l’art et de la réalité. Quand l’artiste selon Bergson
est l’agent de la vérité - celui qui révèle le rapport indissolublement originel et original de la
conscience aux choses et à elle-même -, le comédien du Paradoxe s’établit au contraire dans la
duplicité au monde et à son public, relation de manipulation telle qu’une « tête », qui conserve
toujours la froideur du « marbre », du « bronze » ou de la « glace », confère à son public
l’expression chaleureuse de sentiments authentiques27. « C’est un homme froid qui ne sent rien,
mais qui figure supérieurement la sensibilité »28. Cette sensibilité réfléchie qui donne
l’impression de la spontanéité émotive, le Paradoxe sur le comédien la nomme « illusion
théâtrale »29 : entendons par là le fait de feindre à la perfection un sentiment qu’on n’éprouve pas
et qu’on ne pourrait d’ailleurs exprimer que très faussement et très maladroitement si on
l’éprouvait réellement.
Or, qu’est-ce que « l’illusion théâtrale » sinon la forme artistique de l’hypocrisie 30? On
connaît l’étymologie grecque de ce mot, « sous (le) masque »31, qui désignait chez les Grecs le
25
H. BERGSON, Le Rire in Œuvres, Paris, P.U.F., 1959, p. 462.
26 Ibid,
27
p. 461.
La vérité du théâtre n’est justement pas pour Diderot la conformité du jeu théâtral à la réalité mais « à
un modèle idéal imaginé par le poète» : Paradoxe sur le comédien, op.cit., t. 8, p. 373.
28
Ibid, p. 388.
29
Ibid, p. 409.
30
Ibid, pp. 417-418.
31
Ibid, p. 419.
comédien. L’hypocrite n’est-il pas le personnage arborant des expressions et états d’âme qu’il ne
ressent pas ? Diderot abonde tellement dans ce sens qu’il compare le comédien de génie au
« courtisan » roué, et qu’il n’hésite pas à accorder la préférence à celui-ci en termes de jeu
scénique : « croit-on que sur la scène l’acteur soit plus profond, soit plus habile à feindre la joie,
la tristesse, la sensibilité, l’admiration, la haine, la tendresse, qu’un vieux courtisan ? »32. Si l’art
selon Bergson a rapport à la réalité, il relève de la catégorie de l’illusion pour le Diderot du
Paradoxe. Nul jeu scénique ne serait possible sans ce rapport de distanciation par lequel un
comédien maître de lui-même manipule à merveille son auditoire. Il ne saurait bien jouer sur
scène sans se jouer des spectateurs : jouer un rôle, c’est indissolublement se jouer de ses
sentiments et de son public. On sait quelle était la fascination de notre philosophe pour les
« beaux monstres » ou manipulateurs de génie qu’incarnent notamment, dans Jacques le
Fataliste, les personnages de Mme de la Pommeraye ou de l’abbé Hudson. S’achevant sur la
comparaison du comédien au courtisan, l’esthétique du Paradoxe n’est-elle pas, de fond en
comble, une esthétique de l’hypocrisie et de la manipulation ? Le comédien « pleure comme un
prêtre incrédule qui prêche la Passion ; comme un séducteur aux genoux d’une femme qu’il
n’aime pas, mais qu’il veut tromper ; comme un gueux dans la rue ou à la porte d’une église, qui
vous injurie lorsqu’il désespère de vous toucher ; ou comme une courtisane qui ne sent rien, mais
qui se pâme entre vos bras »33. Faut-il dès lors croire que « Totus mundus agit histrionem » ?
Nullement : seuls des manipulateurs-nés, froids et insensibles, considèrent le monde comme la
comédie par excellence, la « grande comédie »34, dont ils sont les acteurs privilégiés… Avec ce
thème, nous tenons un des éléments de réponse à la problématique des rapports de l’esthétique et
de l’éthique dans le Paradoxe. Le comédien n’est certainement pas un monstre moral - il reste in
fine moins manipulateur que le courtisan, et il ne manipule d’ailleurs le public que pour son plus
grand plaisir. Reste que l’hypocrisie et la duplicité sont consubstantielles à son génie, qui ne
participe guère de la vertu : « Jamais on ne se fit comédien par goût pour la vertu, par le désir
d’être utile dans la société et de servir son pays ou sa famille, par aucun des motifs honnêtes qui
pourraient entraîner un esprit droit, un cœur chaud, une âme sensible vers une aussi belle
profession », écrit Diderot, rappelant certains accents du Rousseau de la Lettre à d’Alembert.
Nulle profession, peut-être, n’est aussi narcissique, vaniteuse et moralement détestable. Sans
doute faut-il faire la part des facteurs sociologiques : « l’avilissement des comédiens modernes »,
32
Ibid, p. 423.
33
Ibid, p. 370.
34
Ibid, p. 368.
prolongeant celui des « comédiens anciens », fait qu’ils se recrutent essentiellement dans la lie de
la société35… Mais ces facteurs externes ne font que renforcer la pente fatale inhérente à la
psychologie professionnelle du comédien : comment une tête froide pourrait-elle ne pas être
égoïste et imbue d’elle-même ? Si, en tant qu’ « être sensible », le spectateur peut être
moralement élevé par le spectacle - Diderot appelle de ses vœux une réforme de l’institution
théâtrale, la comédie bourgeoise ou le « genre larmoyant » visant à élever les mœurs -, l’être
insensible du comédien ne saurait être moral que par exception ou par accident. Sans doute ne
faut-il pas voir là contradiction mais une nouvelle manifestation de la dissymétrie des figures du
spectateur et de l’acteur. N’est-ce d’ailleurs pas à l’auteur qu’il appartient d’insuffler à la pièce
un contenu moral ?
Du toucher au tact : le renversement de la sensibilité
Nous pouvons dès lors faire retour sur le texte du Paradoxe pour déterminer les modalités
de cette esthétique de la manipulation par lesquelles la spontanéité de l’affect ou de l’être-touché
se retourne en réflexivité du tact, retournement sans lequel nul génie artistique ne serait possible.
Des grands acteurs, Diderot constate comme un fait d’expérience : « Nous sentons, nous ; eux,
ils observent, étudient et peignent. Pourquoi non ? La sensibilité n’est guère la qualité d’un grand
génie »36. Le comédien se démène sur scène sans rien ressentir tandis que le spectateur ressent
des émotions sans jamais se démener37. Qu’est-ce à dire ? La qualité éminente du bon public est
la sensibilité au sens d’affectivité, de passivité ou de capacité à être ému jusqu’au rire et aux
larmes par le spectacle mis en scène. Si être sensible c’est être affecté, sentir c’est savoir affecter.
Pour le dire autrement, être sensible, c’est être touché, mais sentir, c’est avoir du tact, c’est-à-dire
jouir d’un certain discernement de la sensibilité qui permet d’observer, de reproduire et d’imiter
le fait pertinent en l’embellissant des atours idéalisants de l’imagination. Tout le Paradoxe du
Comédien repose sur « l’illusion théâtrale » évoquée précédemment : le comédien qui donne
l’impression de la plus sublime sensibilité est l’homme le plus insensible qui soit. « Les grands
poètes, les grands acteurs, et peut-être en général tous les grands imitateurs de la nature, quels
qu’ils soient, doués d’une belle imagination, d’un grand jugement, d’un tact fin, d’un goût sûr,
35
Ibid, pp. 398-400.
36
Ibid, p. 368.
37
Ibid, p. 370.
sont les êtres les moins sensibles. Ils sont également propres à trop de choses ; ils sont trop
occupés à regarder, à reconnaître et à imiter, pour être vivement affectés au-dedans d’euxmêmes »38. On connaît les arguments successifs par lesquels Diderot prétend établir la thèse de
l’insensibilité congénitale à la génialité théâtrale. Distinguons schématiquement :
-l’argument de l’inconstance de la sensibilité opposée à la magistrale constance de la
performance scénique : « Si le comédien était sensible, de bonne foi lui serait-il permis de jouer
deux fois de suite un même rôle avec la même chaleur et le même succès ? ». L’acteur qui « joue
d’âme » est inégal ; seul celui qui joue « de réflexion (…) sera un, le même, à toutes les
représentations, toujours également parfait » 39.
-l’argument du double jeu ou de la distanciation scénique : des acteurs se détestant à la ville
feignent l’amour sur scène ou réciproquement. Comment cela serait-il possible si le jeu théâtral
était l’expression authentique des sentiments 40 ?
-l’argument du mutisme de la sensibilité opposé à l’éloquence du jeu théâtral. Sous le coup de
l’émotion, l’homme perd momentanément ses moyens intellectuels et ses capacités créatrices,
qu’il retrouve seulement « quand l’extrême sensibilité est amortie »41. L’âme sensible a « l’esprit
d’escalier » - seul l’homme froid sait trouver sur le champ la réplique appropriée.
-l’argument de la répartie, qui est une spécification de celui de la distanciation : comment le
comédien aurait-il la présence d’esprit de répondre avec à propos à son public ou de remédier à
un accident scénique s’il s’identifiait à son personnage42 ?
-l’argument du travail : « l’illusion théâtrale » est le fruit du « pénible exercice » de répétitions
s’étalant parfois sur plusieurs mois. S’il suppose une prédisposition innée à la simulation, le
sentiment se donnant au théâtre pour spontané est rien moins que tel43.
Par-delà ces arguments qui dénotent une riche et profonde expérience du théâtre des
Lumières, l’esthétique de Diderot s’enracine dans sa physiologie. Tout est affaire de « fibres »
avait affirmé le Rêve de d’Alembert, contemporain du Paradoxe sur le comédien : l’organisation
38
Ibid, p. 368.
39
Ibid, p. 365.
40 Ibid,
pp. 380-381.
41
Ibid, p. 386.
42
Ibid, pp. 387-388.
43
Ibid, pp. 409-410.
nerveuse, corrigée, dissociée ou perfectionnée par le travail de l’éducation, détermine le
comportement. Pour réfléchi qu’il soit, le renversement théâtral de la sensibilité de la passivité
du toucher vers l’activité du tact tient à une constitution génétique, qui fait qu’on naît comédien
plutôt qu’on ne le devient44. Faut-il en conclure que le génie théâtral est un caractère inné ?
Nullement : ce qui est inné chez le grand comédien, c’est l’absence de caractère inné, néant de
personnalité qui lui permet d’endosser toutes les personnalités imaginables. Il se caractérise
paradoxalement par le fait que rien ne le caractérise : « il n’est rien, n’a rien qui lui appartienne,
qui le distingue » en propre. N’ayant aucune forme psychologique spécifique, il peut prendre
« toutes sortes de formes » - n’ayant « aucun caractère », il excelle « à les jouer tous »45. Diderot
insiste sur cette caractéristique essentielle de l’acteur de génie. « L’âme d’un grand comédien a
été formée de l’élément subtil dont notre philosophe (i.e., Epicure) remplissait l’espace qui n’est
ni froid, ni chaud, ni pesant, ni léger, qui n’affecte aucune forme déterminée, et qui, également
susceptible de toutes, n’en conserve aucune ». L’absence de caractère particulier fait qu’il a, pour
ainsi dire, un caractère universel ou propre à devenir tel, conformément à son costume
d’Arlequin. « Un grand comédien n’est ni un pianoforte, ni une harpe, ni un clavecin, ni un
violon, ni un violoncelle ; il n’a point d’accord qui lui soit propre ; mais il prend l’accord et le
ton qui conviennent à sa partie, et il sait se prêter à toutes »46. Bref, c’est « parce qu’il n’est rien
qu’il est tout par excellence, sa forme particulière ne contrariant jamais les formes étrangères
qu’il doit prendre »47.
Le paradoxe de l’insensible sensibilité du comédien se redouble ainsi dans celui de
l’innéité de l’absence de qualités innées, innéité d’un « rien » qui permet « tout »… Ce second
paradoxe éclaire le sens du premier. Comme ne cesse de le rappeler Diderot, le talent théâtral
tient à la maîtrise de soi - le « sang-froid », la « tête froide », la froideur de la « glace »
réfléchissant ce qui l’environne, etc. Or, cette maîtrise se traduit physiologiquement par un
rapport de subordination du système nerveux périphérique (« la sensibilité », « les entrailles »,
« le diaphragme ») au système nerveux central (« la tête » ou le « cerveau »). « Les larmes du
44
Si l’innéité du talent artistique doit être actualisée par le travail, celui-ci n’aboutirait à rien s’il ne
s’appuyait sur une prédisposition congénitale : « Celui que la nature a signé comédien n’excelle dans son
art que quand la longue expérience est acquise ». Ibid, p. 376.
45
Ibid, pp. 396-397.
46
p. 396.
47
Ibid, p. 392.
comédien descendent de son cerveau ; celles de l’homme sensible montent de son cœur : ce sont
les entrailles qui troublent sans mesure la tête de l’homme sensible ; c’est la tête du comédien qui
porte quelquefois un trouble passager dans ses entrailles »48. La dissymétrie ou la
complémentarité du spectateur et du comédien se ramènent ainsi à celles des sensibilités
centripète et centrifuge, passive et active, ou, si l’on préfère, déterminée et déterminante. Est-ce
le diaphragme qui contrôle le cerveau ou le cerveau qui contrôle le diaphragme ? La génialité
artistique se joue dans ce rapport du centre et de la périphérie. Le Paradoxe sur le comédien
reprend les acquis du Rêve de d‘Alembert pour les prolonger dans le champ esthétique. Si
Garrick avait inspiré à Diderot la thèse de l’insensibilité du comédien, c’est son ami Bordeu,
médecin d’origine gasconne, qui lui a donné les moyens de la conceptualiser sur le plan
physiologique. Le Rêve anticipe clairement l’esthétique du Paradoxe : l’homme qui domine sa
sensibilité « sera grand roi, grand ministre, grand politique, grand artiste, surtout grand
comédien, grand philosophe, grand musicien, grand médecin ». En opposant « l’être tranquille et
froid » à « l’être sensible », Bordeu ne se bornait cependant pas à une psychologie descriptive.
Sa psychophysiologie déduisait l’opposition psychologique des caractères de l’opposition
physiologique de deux organes, le cerveau et le diaphragme, ou, plus exactement, des deux
systèmes nerveux évoqués précédemment, le cerveau constituant le siège du système central, de
l’intelligence, de la conscience et de la motricité, et le diaphragme étant au contraire celui du
système sympathique, de la sensibilité involontaire et de l’émotivité. « Mais qu’est-ce qu’un être
sensible ? Un être abandonné à la discrétion du diaphragme ». La maîtrise ou l’absence de
maîtrise de soi tiennent au rapport de ces deux systèmes. Les « hommes médiocres » sont ceux
dont le centre nerveux est trop faible pour coordonner la périphérie de sorte qu’ils sont ébranlés
jusqu’au tréfonds de leur âme par le moindre affect : un tel individu « ne sait ce qu’il devient :
plus de sang-froid, plus de raison, plus de jugement, plus d’instinct, plus de ressources »49. Les
« grands hommes » ou les génies sont au contraire ceux dont le système central jouit d’une
puissance intégrative innée qui est renforcée par le travail de l’éducation et du travail sur soi : ils
possèdent la capacité de subordonner le système sympathique à la direction consciente du
« cerveau ». Le Paradoxe se laisse expliquer dans le cadre de la physiologie du Rêve de
d’Alembert. Si le spectateur est l’homme dominé par sa sensibilité, le comédien est l’homme qui
la domine - ou, plutôt, celui qui n’éprouve pas de peine à la dominer étant donné que ses
« fibres » nerveuses n’en pâtissent guère. Il sent sans ressentir - plus exactement, il ne ressent
48
Ibid, p. 370.
49
Le Rêve de d’Alembert, ibid, t. 2, pp. 171-172
guère ce qui l’affecte : c’est en ce sens relatif qu’il peut être dit « insensible ». Le contenu de la
sensation relève pour lui de l’ordre cognitif (l’observation) plutôt qu’affectif (l’émotion). On ne
remarque cependant pas assez que le Paradoxe spécifie la physiologie de Bordeu et du Rêve de
d’Alembert dans la perspective d’une esthétique de l’insensibilité. Si le comédien de génie jouit
de cette propriété, c’est précisément dans la mesure où il n’a pas de caractère propre. Gardonsnous en effet de confondre le fait d’avoir un caractère et celui d’avoir du caractère. « Avoir du
caractère », c’est faire preuve de résolution et de volonté. Telle est la caractéristique de la
personnalité maîtresse d’elle-même, dont le système nerveux n’est jamais déstabilisé par le cours
des événements : elle saura toujours s’y adapter pour adopter le comportement requis par les
circonstances. « Avoir un caractère » est au contraire le propre de la « nature sensible » ou de
« l’âme faible », dont la « tête » est sans cesse déstabilisée par le « diaphragme ». Faute d’être
maîtresse d’elle-même, elle ne l’est jamais des événements. Elle s’établit dans un rapport affectif
au monde dans la mesure où elle a un caractère, c’est-à-dire une détermination nerveuse du
centre par la périphérie induisant l’émotivité. Sans cesse désarçonnée par les circonstances, elle
ne parvient pas à leur apporter la réponse appropriée. Or, jouer un rôle, c’est toujours « oublier
ce que l’on est » pour revêtir, le temps d’une représentation, la personnalité d’autrui - Diderot
écrit : une « âme d’emprunt »50. Cette attitude de détachement est interdite à « l’homme dominé
par son propre caractère » tant le caractère, « c’est l’homme même », le centre irréductible de sa
personnalité ou ce que Héraclite nommait le « daïmon », principe de détermination de son destin.
Un tel homme saurait difficilement mettre de côté les sollicitations de son système périphérique
pour adopter le cours d’action et la manière d’être dictés par les circonstances. Mais le
comédien-né, lui, n’a pas à « oublier » ce qu’il est dans la mesure où il n’est, par nature, rien rien d’autre qu’une froide lucidité, présence d’esprit qui lui permet d’être toujours présent au
monde sur un mode approprié.
Deux formes d’insensibilité se manifestent ainsi dans la philosophie de Diderot.
L’insensibilité du stoïcien ou « impassibilité », insensibilité absolue qu’on peut caractériser
comme pure absence de sensation, est une chimère qui contredit « la propriété universelle de la
matière ». A supposer que cette qualité soit possible, elle ne serait pas souhaitable d’un point de
vue éthique : si le bonheur requiert la capacité d’éprouver du plaisir, la moralité et la sociabilité
supposent au contraire l’aptitude à ressentir douleur et peine. Monstrueuse est donc
50
Paradoxe sur le comédien, ibid, t. 8,, p. 404.
l’impassibilité sur le plan physique et moral. Tout autre est l’insensibilité du comédien, de
l’artiste et, plus généralement, du génie. Relative, elle ne s’identifie nullement à l’impassibilité.
Elle ne désigne en effet pas un néant de sensibilité mais l’absence ou, du moins, l’atténuation de
la passivité inhérente à l’expérience sensible. Que la reconnaissance de son rôle et de sa valeur
soit relativement tardive dans la philosophie de Diderot, s’établissant grosso modo vers 1769
entre ces deux cimes philosophiques que sont le Rêve de d’Alembert et le Paradoxe sur le
comédien, ne doit pas occulter le fait qu’il a su pleinement la conceptualiser pour l’intégrer à son
système, au prix, il est vrai, d’un remaniement de la conception du génie et de l’identification
naïve de la sensibilité à la moralité. En amont, la conceptualisation de l’insensibilité tient à son
enracinement dans une physiologie dont Bordeu avait offert les clés à Diderot. L’insensibilité
désigne l’intégration du système sympathique au système central, intégration qui favorise le
retournement de la sensibilité de la passivité de l’affect vers l’activité de l’observation et du
jugement. L’homme « insensible » est « l’homme de caractère », c’est-à-dire paradoxalement
sans caractère inné, dont le « faisceau » nerveux se subordonne à l’origine du réseau, le
sensorium commune du cerveau qui occupe le centre du système. Cette insensibilité n’est donc
nullement monstrueuse du point de vue de la physique et de la physiologie : n’étant que relative,
elle contredit d’autant moins le fait universel de la sensibilité qu’elle permet d’en expliquer
certaines propriétés physiologiques, à commencer par l’évidence du génie. Si Diderot fut par là
amené à remanier sa théorie de la génialité, passant de la chaleur de l’enthousiasme à la froideur
réfléchie de la distanciation critique, ce remaniement n’a-t-il pas pour mérite de conférer une
certaine intelligibilité à un phénomène que l’enthousiasme rendait irrationnel ? En aval, la
conceptualisation de l’insensibilité tient à sa puissance intégrative : outre la génialité, elle rend
compte de l’expérience esthétique sous ses diverses formes, et tout particulièrement du jeu
théâtral, en distinguant l’émotion artistique, celle qui procède du cerveau, de l’émotion naturelle
issue du système sympathique. Tout le problème devient alors de savoir si l’affirmation du rôle
constitutif de l’insensibilité n’aboutit pas à établir la génialité artistique dans l’immoralité et à
contredire ainsi la vocation morale du théâtre. Le comédien n’est-il pas moralement monstrueux
en tant que « tête froide », hypocrite et manipulatrice ? A supposer qu’il en soit ainsi,
l’esthétique de la manipulation a procuré à Diderot les moyens de renouveler son inspiration
artistique - Jacques le Fataliste ne transpose-t-il pas sur le plan romanesque les acquis du
Paradoxe du comédien, l’ironique distanciation de l’auteur et du lecteur redoublant celle du
comédien et du spectateur ? -, de ne pas se borner au genre larmoyant - si le roman Jacques le
Fataliste est d’une stupéfiante modernité en tant qu’anti-roman, sont-ils nombreux ceux qui
mettent aujourd’hui en scène le Père de famille ? -, et de contribuer ainsi à l’autonomisation de
l’art par rapport à la moralité - trouve-t-on encore beaucoup de comédiens pour soutenir que le
but de leur jeu est de rehausser le niveau moral de la nation ? Mais si le comédien n’est pas
moral, il n’est pas plus « monstrueux ». Manipulateur, il l’est tellement moins que le
« courtisan » qu’on ne saurait lui en tenir rigueur. Et quand bien même il aurait pour vocation
d’édifier son public, ne devrait-on pas en conclure, en vertu de la dissymétrie physiologique de
l’acteur et du spectateur, que seule la froideur de la glace peut brûler le coeur et l’immoralité du
jeu stimuler les dispositions morales du public ?
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