UFR De Sociologie, Université Toulouse le Mirail LA MIGRATION TRANSNATIONALE DES AFRICAINS SUBSAHARIENS MEMOIRE DE DEA DE SOCIOLOGIE Sous la co-direction d’ Angélina PERALVA et d’Alain TARRIUS Présenté par : ALIOUA Mehdi Septembre 2004 1 Toulouse, le 1er septembre 2004 Remerciements : Je tenais tout d’abord avant de commencer mon exposé à remercier chaleureusement Angélina Péralva pour ses relectures attentives et ses conseils avisés, ainsi que tous ceux et celles qui d’une façon ou d’une autre m’ont appris à rendre proche le lointain, et se faisant ont contribué directement ou indirectement à la production de ce projet ambitieux. Puis, ma pensée reconnaissante va aussi à Alain Tarrius qui m’a ouvert des perspectives passionnantes en « déterritorialisant ma réflexion». Mais aussi à Modeste sans qui je n’aurais peut être pas pu découvrir l’univers des trans-migrants subsahariens à Rabat, et à tous ces migrants « aventuriers » qui ont accepté que je les suive dans leur quotidien durant ma précédente enquête. En espérant que ce projet soit la première pierre d’un édifice qui me permettra de réaliser ma passion, je dédis ces modestes lignes à ma fille, Nejma et à mon épouse, Nathalie. 2 SOMMAIRE TITRE ET REMERCIEMENTS ................................................................................................................................... 1 1- « MONDIALISATION » ET RECONFIGURATION MIGRATOIRE: PERTINENCE SOCIOLOGIQUE DU PROPOS ......................................................................................................................... 4 1-1- MIGRATION, « MONDIALISATION » ET TERRITOIRE : LES TRANSFORMATIONS SOCIALES A L’ŒUVRE ................... 4 1-2- LA MIGRATION TRANSNATIONALE DES SUBSAHARIENS AU MAROC. ................................................................. 11 1-3- DE L’INTEGRATION A L’ETAT-NATION A L’INTEGRATION A L’IDENTITE DU « SAVOIR CIRCULER » .................... 17 2- DES SOCIETES DE TRANS-MIGRANTS EN MOUVEMENT ............................................................... 23 2-1- LE NOUVEAU PHENOMENE MIGRATOIRE QUE NOUS OBSERVONS NECESSITE DE NOUVELLES PERSPECTIVES SOCIOLOGIQUES ................................................................................................................................................. 24 2-2- LA MIGRATION TRANSNATIONALE EXACERBE LE RAPPORT PROBLEMATIQUE ENTRE LE TERRITOIRE ET LA MOBILITE ........................................................................................................................................................... 32 3- AXES DE RECHERCHE, CADRE D’ANALYSE ET MODE OPERATOIRE ....................................... 42 3-1- CONDITIONS DE MISE EN ŒUVRE DE LA MIGRATION TRANSNATIONALE DES SUBSAHARIENS : CONCEPTIONS ET APPROCHES SOCIOLOGIQUES .............................................................................................................................. 42 3-2- LA DESCRIPTION ETHNOGRAPHIQUE : UNE APPROCHE QUALITATIVE ET RELATIONNELLE ............................... 56 BIBLIOGRAPHIE : ........................................................................................................................................... 66 3 1- « Mondialisation » et reconfiguration migratoire: pertinence sociologique du propos 1-1- Migration, « mondialisation » et territoire : les transformations sociales à l’œuvre Les processus de migration internationale sont aujourd'hui caractérisés par d'importantes dynamiques de reconfiguration et de complexification à l'échelle mondiale1. Les facteurs qui contribuent à cette transformation des logiques migratoires se situent à plusieurs niveaux et ils agissent selon des modalités et des temporalités variées. La connaissance de leurs déterminants, de leur fonctionnement, de leurs dynamiques internes, des initiatives collectives qu’ils suscitent et de leurs implications tant dans les espaces et sociétés de destination que dans les espaces et les sociétés de passage, d’installation temporaire ou de transition, que dans les régions et pays d'origine, demande à être développée autour d'une thématique propre. L’un des enjeux de notre future recherche sera aussi la prospection de thématiques et d’orientations permettant de fixer son caractère novateur. Mais plus modestement, pour débuter, le projet que nous présentons ici a comme point de départ un travail de recherche effectué en maîtrise2. Il porte sur un phénomène de reconfiguration migratoire relativement nouveau, non seulement par les formes et les pratiques de ses acteurs, comme par les territoires et les populations qu’il mobilise ; mais aussi parce qu’il s’inscrit dans un contexte de « mondialisation » et de recomposition territoriale. La formation de nouveaux acteurs transnationaux issus de la « mondialisation » des échanges et les nouvelles formes d’ouverture économique et politique sur le monde que ces processus impliquent, ne sont pas sans rapport avec la reconfiguration des flux migratoires, et notamment avec le formidable développement de la migration transnationale dont il sera question ici. Ces mutations remettent partiellement en cause, la conception classique de la citoyenneté et le rapport à un Etat-nation. Elles exigent la prise en compte des changements intervenus entre les groupes, les individus, l’Etat et le territoire, et celle de 1 On pourra lire à ce propos, par exemple, entre autres recherches, articles et ouvrages traitant de la question, Rémy Knafou, La planète « nomade ». Les mobilités géographiques d’aujourd’hui. Ouvrage collectif ss. La direction de, Belin, Paris, 1998 ; OCDE, Tendances des migrations internationales, Paris, 2202 ; Olga Odgers, Identités frontalières. Immigrés mexicains aux Etats-Unis, Ed. Recherche Amérique Latine, L’Harmattan, Paris, 2000 ; Alain Tarrius La Mondialisation par le bas : Les nouveaux nomades de l’économie souterraine. Coll. Voix et regards, Balland, Paris, 2002, Olivier Pliez, Le Sahara Libyen dans les nouvelles configurations migratoires, R.E.M.I (Revue Européenne de Migration Internationale), Vol16, n°3, 200, p.165-182 ; Dominique Schnapper, De l’Etat-nation au monde transnational. Du sens et de l’utilité du concept de diaspora, R.E.M.I. (Revue Européenne de Migration Internationale), vol.17, n°2, 2001, p.9-36. 2 Mehdi Alioua, Réseaux, étapes, passages, les négociations des subsahariens en situation de migration transnationale. L’exemple de leur étape marocaine à Rabat. Mémoire de maîtrise ss la dir. de A. Tarrius, Université Toulouse le Mirail, 2003. 4 nouveaux acteurs transnationaux qui charrient avec eux leur univers relationnel redessinant de nouveaux jeux d’évitement, de négociation, de pouvoir et de domination sur la scène internationale. Aussi est il question pour nous de produire un travail de recherche à long terme sur la migration transnationale de populations aux diverses origines, sociales, nationales, de genres, culturelles etc., qui circulent pourtant collectivement de territoire en territoire, de nation en nation et qui, grâce à leur mobilité, connectent ainsi des espaces multiples par du lien social. Dans le cadre de leur circulation migratoire, ces populations apprennent à jouer sur plusieurs espaces, avec plusieurs identités, en renégociant notamment avec les ensembles sociaux qu’elles rencontrent, les normes et les valeurs dominantes des territoires où elles circulent, en s’installant ou en repartant. Elles le font de manière implicite ou directement dans des relations de face à face en s’engageant ou en se désengageant dans les relations sociales dont elles sont à l’origine ou qui s’imposent à elles. Pendant d’une « mondialisation » des échanges, ces processus complexes de mobilité internationale, qui ne sont pas encore rigoureusement circonscrits en sciences sociales3, produisent une véritable « mondialisation par le bas »4. La sociologie retrouve bien là toute son importance, dans la « mission » d’interprétation des relations sociales. Car les nouveaux phénomènes migratoires auxquelles nous nous référons réinjectent, dans ce qu’il est commun d’appeler la « mondialisation », une dimension sociale : les Etats-nations (et les territoires qui les sous-tendent) se trouvent reliés les uns aux autres par des relations sociales que tissent des millions de personnes au fur et à mesure de leurs déplacements, de leurs « norias », superposant ainsi aux rapports sociaux institués dans des cadres nationaux, des réseaux sociaux transnationaux. Les nouvelles possibilités ouvertes à la formation de réseaux transnationaux, semblent être une source majeure de la migration permanente, ce qui induit très certainement l’institution de Les sciences sociales restent presque toujours attachées à l’élaboration de problématiques exclusivement liées à la société locale ou nationale et à l’Etat-nation, mais ne pensent que trop rarement au delà des frontières. Il y a bien selon nous un manquement ou une forme d’ethnocentrisme dans ces choix de recherche. Il existe une Sociologie Française, Américaine, Allemande… mais est-il pertinent (scientifiquement parlant) d’élaborer une sociologie à partir d’un cadre d’analyse qui repose strictement sur une idéologie, sur une construction sociale et sur un projet sociopolitique, à savoir la nation, ou l’Etatnation? Peut- être que demain, avec l’élaboration d’une sociologie européenne, et donc transnationale, nous parviendrons à répondre à cette question dérangeante pour cette discipline qui clame pourtant très fort son « objectivisme ». 4 Si la formule a été utilisée plusieurs fois par d’autres chercheurs afin de qualifier les mobilités internationales et transnationales de populations à faible pouvoir politique et économique, c’est dans la perspective qu’en donne Alain Tarrius que nous comptons l’utiliser. C'est-à-dire, ayant en vue l’intensité des relations déterritorialisées et des relations de proximité qui y sont à l’œuvre. Voir, Alain Tarrius, La Mondialisation par le bas : Les nouveaux nomades de l’économie souterraine. Coll. Voix et regards, Balland, Paris, 2002. 3 5 nouveaux rapports sociaux déterritorialisés dépassant le cadre strict de la société nationale, mais aussi le rapprochement progressif au niveau social des territoires et des Etats-nations: les relations sociales dans l’espace soutiennent les migrations dans le temps, créant ainsi des territoires circulatoires5. C’est pourquoi, à la suite de nombreux chercheurs, nous pensons plus que jamais que nous entrons dans l’ère des migrations internationales6. Ou, pour le dire autrement afin de suggérer de manière plus sociologique ce que cela implique pour les populations mondiales, nous pensons que nous rentrons dans l’ère de la mobilité et de la multi-appartenance. Ces dernières font partie selon nous de la « mondialisation » : elles sont à la fois l’un de ses effets et l’une de ses causes. Il faudrait dés lors, peut être songer à redéfinir les espaces politiques de la rencontre, qui ne peuvent plus se décliner strictement dans ses rapports à l’Etat, au Territoire et à la Nation. En effet, fondement des relations internationales et principal cadre d'existence et d'exercice de la souveraineté et de la démocratie des communautés humaines contemporaines, l’Etatnation7 est, en ce début de XXIe siècle, plus ou moins remis en question par les phénomènes de transnationalisme, de régionalisation comme de « mondialisation ». Les mouvements de populations et les circulations migratoires internationales participent très largement à cette remise en cause. Si les Etats-nations sont aujourd’hui traversés par des flux de tous ordres, économiques, financiers, culturels, médiatiques, dont ils ne maîtrisent guère, ou peu, la circulation, de sorte que de ce point de vue, leurs frontières présentent une porosité importante, les mouvements de populations y contribuent d’une manière plus lisible encore 5 6 Alain Tarrius, Les Nouveaux cosmopolitismes, L’Aube, Paris, 2000. Castels et Miller parlent “d’âge des migrations” dans, The Age of Migration, Guilford Press, New York, 1998. 7 Conçu ici comme un projet sociopolitique à efficacité variable selon les régions et les contextes. Nous utiliserons cette notion avec prudence, car elle ne sera pas à proprement parler l’enjeu de notre présentation. En effet, ici les choses deviennent plus complexes, car quand on parle d'Etat-nation on s'engage nécessairement sur un terrain miné par l'idéologie. Mais nous pouvons tout de même essayer de déblayer ici un peu la question, en attendant une réflexion plus rigoureuse. A un premier niveau, dire par exemple que la France ou le Maroc sont un Etat-nation, c'est affirmer une évidence juridique entérinée par le droit : dans ces deux pays, l'Etat est la personnification juridique de la nation, la nation juridiquement organisée. Mieux : pratiquement tous les Etats, aujourd'hui, sont des Etats-nations, sous le double impact du démembrement des grands Empires multinationaux et de la décolonisation. La nation, en tant que dépositaire de la souveraineté dans l'Etat d'une part, et productrice d'identité collective d'autre part, a constitué historiquement un instrument d'émancipation des peuples contre le pouvoir absolu des monarques et/ou contre la domination étrangère. Mais, paradoxalement, elle a aussi fonctionné comme un dispositif d'exclusion à l'égard des étrangers, et même parfois comme une « excuse » ou un « prétexte » pour légitimer des répressions, des guerres, des génocides. C’est donc avec beaucoup de prudence et dans une dimension minimaliste que nous abordons cette notion très complexe qui fait et a fait à elle seule l’objet de problématiques propres. L’Etat-nation est perçu ici comme un projet sociopolitique et une idéologie dont se dotent les pays, leurs populations et leurs dirigeants légitimes (démocratiquement ou pas) afin de donner, et de se donner, une image globale d’eux-mêmes, et une forme d’unité à cohésion interne qui s'interposeraient dans toute relation externe : un peuple, une nation, une langue principale (qui est souvent hégémonique), des frontières (qu’il convient de défendre avec violence), un étendard, un territoire, un état souverain qui territorialise sa politique etc. A ce titre donc, pratiquement tous les pays du monde seront perçus, objectivement ou subjectivement, à tort ou à raison, comme des Etats-nations : qu’ils le soient effectivement dans la réalité ou qu’ils s’en réclament. Nous ne ferons ici aucun ethnocentrisme, ni ne traduisons d’idéologie personnelle: nous considérerons cette notion comme un modèle ou une représentation, et non comme un fait social ou un cadre d’analyse ; nous ne préjugeons pas de sa concrétude dans la réalité sociale, qui comme à chaque fois, reste à constater empiriquement et dont l’efficience et les éventuelles évolutions reste aussi à traduire. 6 pour le sociologue, car cela se produit dans des formes sociales qu’il peut traduire. L’observation rigoureuse et la traduction sociologique de l’évolution de l’Etat-nation, de ses frontières et des institutions nationales qui le soutiennent face à ces processus, deviennent alors, non seulement un enjeu intellectuel de recherche, mais aussi un enjeu politique pour les peuples, leurs systèmes de représentation et leurs institutions durant les années à venir. Car ce processus de « mondialisation », spécifique, par sa diversité et son ampleur, pose la question essentielle du devenir de l’Etat-nation. Quel peut être son rôle dans ce contexte historique nouveau, mais aussi quelles formes d’organisations juridiques et politiques sont à même de régir le nouvel ensemble composite que constitue l’économie mondiale ? Indubitablement, c’est une très lourde question et, d’après ce que nous pouvons humblement observer, aucune réponse fiable n’est encore envisageable. Mais ce qui nous parait évident, c’est qu’aujourd’hui ce sont les populations hétérogènes, en situation de migration transnationale, charriant avec elles leurs univers relationnels, leurs normes et leurs valeurs par delà les frontières, qui permettront à la sociologie d’amener des éléments de réponse nécessaires et urgents face des changements qui interfèrent dans les conditions de fonctionnement de l’Etat-nation. De plus, pour combattre la conception dominante de la « mondialisation », qui a trop souvent pour fonction de faire accepter une restauration, un retour à un capitalisme « sauvage », mais rationalisé, utilitariste et cynique, il faut revenir au social : aux mouvements de populations qui accompagnent cette « mondialisation » et à la prise en compte de ces nouveaux acteurs transnationaux qui, dans des relations sociales particulières, redessinent les jeux de pouvoir et de domination lors de leurs rencontres avec d’autres acteurs transnationaux et avec les populations des sociétés traversées. Alors que la « mondialisation » est souvent présentée comme l'acceptation de contraintes économiques incontournables, elle n’implique pourtant pas seulement l'ouverture des échanges et la circulation de flux financiers, mais aussi une circulation incessante d’hommes et de femmes de toutes origines et de toutes conditions, qui charrient avec eux par delà les frontières physiques, juridiques, sociales, culturelles ou imaginaires, leurs univers relationnels et leurs univers symboliques, leurs identités et leurs savoir-faire, et qui n’ont pas attendu ce phénomène « labellisé » pour utiliser la dispersion dans l’espace comme une ressource. Ce qui est un peu trop commun de nommer « mondialisation » semble s'inscrire dans un processus général d'érosion des frontières nationales qui déborde largement l'économie8. Ce 8 B. Badie, La fin des territoires, Fayard, Paris, 1995 7 processus d’érosion, pas très cohérent et assez mal étudié est, certes, pour une bonne part, le fait de la mobilité internationale des capitaux et des biens, mais aussi, et c’est ce qui nous préoccupe principalement, des personnes. Pour autant, la « mondialisation » - ou ce qui est perçu comme tel - tend simultanément à créer ou conserver des frontières nationales et régionales : la territorialisation du politique semble plus présente que jamais ce qui en fait un événement paradoxal et inattendu dans cette dynamique de globalisation. Insistons tout même ici, sur le fait qu’il ne peut y avoir de mondialisation des relations économiques sans mondialisation des personnes et de leurs réseaux sociaux pour « transporter » les relations économiques. Que ce soit des entrepreneurs à la recherche de nouveaux marchés, des cadres supérieurs formés dans les écoles prestigieuses des pays riches qui suivent les grandes entreprises multinationales, des travailleurs peu qualifiés et souvent exploités à la recherche de ressources, des chômeurs, des étudiants à la recherche de formations de qualité, des petits commerçants, etc., tous ces acteurs sont amenés à migrer et à établir des stratégies de mobilité afin de subvenir à leurs besoins9 et/ou à faire fructifier leurs capitaux économiques et sociaux. De plus, le sentiment d’intensification des relations de proximité avec des populations ou des individus issus d’espaces sociaux et géographiques distanciés ne peut être, selon nous, étudié en sociologie autrement que par l’analyse des relations sociales concrètes dans lesquelles ce phénomène se réalise, s’élabore et éventuellement se reproduit. Les migrants transnationaux, quelles que soient leurs origines, annonçant une « mondialisation sociale » au sens de l’intensité des relations de proximité dans des processus d’engagement et de désengagement, issus directement du rapport territorialisation/déterritorialisation10, sont selon nous les meilleurs exemples pour comprendre ces processus et en avoir une illustration sociale dans un contexte de reconfiguration migratoire à l‘échelle internationale. En effet, aujourd’hui plus qu’hier, le formidable développement des infrastructures, celui des moyens de communication matérielles ou virtuelles, et la relative facilité de déplacement ou de « connexion au monde »11 qui restent encore malgré tout, socialement et territorialement, inégalement distribués, et qui deviennent alors dans un monde en voie de globalisation, au niveau individuel comme au niveau collectif, non seulement un enjeu économique, mais pour On pourra lire à ce propos afin de dépasser l’a priori et le clivage sociologique entre les migrants riches et les migrants pauvres, Alain Tarrius, Les fourmis d’Europe. Migrants riches, migrants pauvres et nouvelles villes internationale, L’Harmattan, Paris, 1992. 10 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, coll. Critique, Minuit, Paris, 1980. 11 Via Internet ou d’autres modes de communications permettant en quelques secondes d’échanger des informations avec des personnes se trouvant à l’autre bout de la terre à des coûts économiques de plus en plus accessibles à l’ensemble de la population mondiale. Il y a, par exemple, certainement plus de cybercafé à Dakar qu’à Toulouse. 9 8 ce qui nous concerne, un enjeu social majeur. La concentration inouïe de populations d’origines diverses et aux multiples identités dans des espaces urbains encore plus « tentaculaires », espaces qui sont connectés au niveau national, régional et international, politiquement et économiquement mais aussi et surtout socialement par des réseaux sociaux intra et inter urbains ; réseaux transversaux qui mettent ainsi en avant une « mondialisation des territoires » de plus en plus prégnante : parce que les éléments composant le système complexe des mobilités quotidiennes, des déplacements locaux et régionaux, des migrations et des circulations internationales, interagissent avec les espaces à partir desquels les individus et les groupes circulent et sur lesquels ils s’installent, les hiérarchies sociales ancrées dans le territoire sont parfois bousculées12 ; cette interaction produit alors des territoires dont certains se ferment par retranchement dans la mondialité, alors que d’autres prennent des formes réticulaires. Mais l’espace de vie n’est plus un, il est multiple pour s’inscrire dans le système des multi-appartenances : induit par le mode de vie urbain qui met en co-présence des populations diverses qui se croisent, se rencontrent, s’évitent, entrent en conflit, en concurrence ou en coopération à travers des processus d’engagement et de désengagement, par des stratégies d’évitement ou de rapprochement ; induit aussi par la circulation des images de la « modernité », grâce notamment aux mass média ; et également induit par les mobilités des personnes à l’échelle internationale et par l’exemple des circulations produites par la « mondialisation ». Bref, l’amélioration des modes de communication et de transport notamment, la diffusion des images de la « modernité » et des modes de vie qui lui sont ordinairement associés, qu’on observe partout dans le monde depuis prés d’un siècle, et, plus largement, l'intensité de la mobilité et des flux dans un monde globalisé, constituent des éléments majeurs de transformation du contexte migratoire actuel, et des relations entre les individus et les groupes, la Nation, le Territoire et l’Etat. De plus, que se soit par des déplacements volontaires ou forcés, par des migrations régulières ou irrégulières vis-à-vis des cadres juridiques des Etats-nations concernés, par des venues massives suite aux divers appels d’offre de main d’œuvre bon marché ou des circulations transnationales d’entrepreneurs et de commerçants, par des voyages Nous ne parlons ni de changement radical ni de disparition des hiérarchies sociales et des ordres qu’elles sous-tendent, qui se dissoudraient dans la « mondialisation » et plus particulièrement dans la migration transnationale, mais de dynamiques nouvelles instituant, peut-être, de nouveaux rapports sociaux qu’il est urgent de constater. 12 9 touristiques13, des migrations frontalières saisonnières ou journalières induites par la spécialisation des espaces, jamais par le passé, des circulations de populations n’auront atteint la même échelle que ceux du XXe siècle et du début de ce XXIe siècle. L’Organisation Internationale des Migrations (O.I.M) estime ainsi à plus de 175 millions14 le nombre de migrants internationaux et de réfugiés dans le monde (dont 40 millions se trouveraient en Afrique subsaharienne), et chaque année un million d’actifs se déplaceraient d’un pays à un autre. Si ce chiffre ne représente que prés de 3% de la population mondiale, il reste que le volume total des migrants est en constante augmentation, signe que les migrations ne se tarissent pas. De plus, seules les personnes en situations de migration sont comptabilisées dans ce chiffre; celles qui ont la nationalité du pays dans lequel elles se sont plus ou moins durablement installées ne le sont pas, tout comme les migrants dits « clandestins ou « illégaux ». Mais, au-delà du nombre, l'élargissement des profils des individus en mouvement ainsi que la diversification de leurs logiques de circulation, de leurs stratégies et de leurs lieux de destination15, complexifie énormément le phénomène. Cette complexification s'exprime surtout aujourd'hui à travers les temporalités du déplacement : durée, fréquence, répétitivité individuelle ou générationnelle ; comme à travers les formes spatiales du mouvement : diversification de parcours, élargissement des destinations, multiplication des lieux successifs d'installation, utilisation de lieux de transit16. De façon générale, cette multiplication des formes migratoires se manifeste par une intensification des logiques de circulation et d'échange entre les pôles des espaces du déplacement. De plus, le rapport subjectif que les acteurs de la migration attribuent à leur parcours est lui-même en transformation. Car le besoin de multiplier les stratégies de réponse, à des situations de crise, par exemple, ou de « sclérose structurelle » rendant la mobilité sociale impossible dans une société, conjugué à la nécessité de s'adapter à des conditions A côté des migrations transnationales, qu’elles soient de réfugiés, diasporiques ou de travail, les flux touristiques prennent une ampleur jusqu’alors inconnue : plus de 650 millions de personnes (cf. O.I.M, World Migration 2003, Genève, 2003.) traversent les frontières chaque année à des fins de loisirs. Ces nouvelles mobilités ont des incidences économiques, elles entraînent une restructuration du marché du travail qui va susciter de nouvelles migrations de travail dans les espaces récepteurs. Se dessinent alors de nouvelles formes d’appropriation et de recomposition territoriale qui ont des incidences sur le plan social, politique et identitaire, et qui font l’objet d’études sociologiques spécifiques. 14 O.I.M., World Migration 2003. Genève, 2003 ; OCDE, Tendances des migrations internationales, Paris, 2002. 15 Les flux migratoires qui ne se dirigeaient que depuis les pays « pauvres du Sud », vers les pays « riches du Nord », sont aujourd’hui très fortement à relativiser. 16 La multiplication des lieux successifs d’installation et l’utilisation des lieux de transit sont les caractères morphologiques spécifiques de l’objet de notre étude : ils caractérisent la migration transnationale et la distinguent de la vision classique des mouvements migratoires se déclinant par le couple émigration/immigration. 13 10 d'entrée, de séjour ou d'accès au marché du travail toujours très fluctuantes, ont conduit également à multiplier les formes du déplacement. 1-2- La migration transnationale des subsahariens au Maroc. C’est dans le contexte général que nous venons d’évoquer qu’à lieu la migration transnationale des africains subsahariens. Leur migration débute très souvent de manière hétéroclite, en terme de lieux, de raisons et de situations. Leurs origines sociales, culturelles, nationales, religieuses et de genre varient beaucoup. Après avoir élaboré un projet individuel de migration et être partis de chez eux, ils et elles utilisent collectivement, en cours de migration, lors de leurs rencontres et de leurs passages, la circulation comme une ressource, en traversant l’Afrique, du sud au nord, et en espérant rejoindre l’Europe en se réorganisant et en s’installant durant un certain temps dans les pays du Maghreb, et plus particulièrement au Maroc. Une fois le Sahara franchi, ils s’introduisent collectivement, par divers moyens légaux et illégaux, et s’installent, un peu plus longtemps que lors de leurs précédentes « traversées » les ayant menés jusqu’à là, dans les espaces régionaux et nationaux de la Méditerranée occidentale : c'est-à-dire, d’abord dans les pays méditerranéens du Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye) et ensuite dans ceux de l’Europe du sud ouest (Espagne, France, Italie, Portugal, Malte). D’un autre côté le Maghreb développent aussi ses propres migrations, intérieures (entre les pays du Maghreb) et internationales (dont l’essentiel des flux se focalise sur l’Union Européenne), devenant ainsi non seulement un espace transnational de départ, d’émigration, de retour et d’investissement, mais également de transit, d’immigration et d’installation. Ces circulations produisent des dynamiques nouvelles par la transgression, ou le renforcement, des allégeances traditionnelles aux Etats-nations, aux frontières et aux ordres sociaux qui les caractérisent : ces dynamiques nous apparaissent encore plus lisible dans le contexte régional actuel de la Méditerranée occidentale (Maghreb pour le côté sud, et France, Italie, Espagne etc. pour le côté nord) mais c’est plus précisément dans le contexte national Marocain et dans ses relations transfrontalières et transnationales que nous comptons les observer et les illustrer. En effet, l'analyse des flux migratoires émanant et arrivant au sein de ce pôle migratoire que devient aujourd’hui le Maghreb17, devrait permettre selon nous de comprendre quelle place occupe aujourd'hui les collectifs de migrants transnationaux au sein de l'espace Car c’est non seulement une région d’émigration émettrice d’une main-d’oeuvre très abondante, de grande migration internationale et de migrations saisonnières transfrontalières, mais, en plus des mouvements touristiques et des retours d’émigrés, elle devient aujourd’hui une région d’immigration et de circulation. 17 11 migratoire méditerranéen, et comment l’Union Européenne, à l’heure de l’ouverture aux pays de l’Europe de l’est, se trouve reliée socialement, à travers notamment les pays méditerranéens du sud-ouest européen, d’une façon encore plus importante qu’on ne le laisse supposer, au Maghreb en particulier, mais aussi à l’Afrique en général. Nous proposons alors de saisir quels sont les grands processus sociaux qui structurent non seulement cette migration transnationale particulière dans son ensemble, mais aussi son inscription au sein de territoires nationaux en reconfiguration par « le bas »18. Des dizaines de milliers de migrants traversent ainsi, chaque année, le Sahara, puis la Méditerranée. Fuyant la misère, la guerre, les épidémies et le chômage, ou se sentant tout simplement « à l’étroit » dans une société qui ne leur offre rien à la hauteur de leurs ambitions, ils tentent, parfois au péril de leur vie, de rejoindre l’Europe par la Méditerranée, en traversant plus ou moins clandestinement l’Afrique, du sud au nord, pays par pays, frontières par frontières. Et en s’installant dans certains pays plus ou moins longuement, ils établissent, dans le temps et dans l’espace, des relais migratoires et forment ainsi des réseaux transnationaux dont la densité ne cesse de croître. Leur très long et dangereux parcours est en effet d’abord et avant tout transnational : ce sont des trans-migrants. Si nous insistons sur le terme, c’est pour accentuer le fait que ces nouvelles configurations migratoires sont le résultat de l’établissement de réseaux sociaux transversaux aux Etatsnations qui permettent à ces acteurs de circuler dans et à travers ceux-ci malgré leur volonté unilatérale de contrôle du territoire et de contrôle social issus de l’appropriation de l’espace : c’est à dire de la territorialisation de l’identité nationale et de la politique nationale. Et c’est pour suggérer également que s’ils échappent au contrôle de l’Etat et aux rapports de pouvoir qui lui sont ordinairement associés, cela suppose de se réorganiser collectivement en permanence, et de négocier ou renégocier « les règles du jeu »19, pour faire face aux situations d’exclusion socioéconomique et sociopolitique, voire de répression, dans lesquelles ils se retrouvent. Ils échappent aux rapports de domination localement et/ou historiquement constitués, parce qu’ils passent systématiquement d’un endroit à un autre, relevant ainsi de plusieurs espaces de régulation et superposant sur ceux-ci, au rythme des circulations, les 18 C'est-à-dire reliés entre eux humainement et socialement, par des populations à faible pouvoir politique et jugées, à tort ou à raison, dans les représentations classiques des hiérarchies sociales, comme faisant partie des couches inférieures dominées. 19 Nous nous inspirons ici directement de l’Ecole de la Négociation et de tous ceux qui s’interrogent sur la régulation social et sur les situations d’actions collectives dans lesquels des individus, aux logiques d’action hétérogènes, négocient leurs activités réciproques, dans des relations sociales innovantes ou alternatives. Lire à ce propos, Reynaud J-D., Le conflit, la négociation et la règle, Octarès Editions, Toulouse, 1999 ; et aussi du même auteur, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Armand Colin, Paris, 2000. 12 leurs : des territoires circulatoires20. Ils apprennent nécessairement alors à jouer avec plusieurs appartenances et deviennent de plus en plus acteurs de leur migration, malgré la misère, parfois extrême, qui peut être la leur. Venant d’un peu partout en Afrique, la plupart des acteurs subsahariens de cette migration transnationale tentent d’abord de rejoindre le Niger, puis ils traversent l’Algérie pour arriver au Maroc qui offre une position géographique privilégiée pour passer en Europe. Depuis l’oasis d’Agadez, située au centre du Niger, les routes de l’errance passent par le désert du Sahara, algérien ou libyen, avant de rejoindre les villes portuaires de la Méditerranée. Si beaucoup travaillent durant un certain temps en Libye21, une partie d’entre eux se réorganisera et ne reviendra pas dans le pays d’origine : soit ils s’installeront dans les zones frontalières aux confins sahariens et sahéliens de cette partie du continent africain pour revenir en tant que saisonniers travailler en Libye ; soit ils tenteront le passage au Maroc, et au-delà, en Europe. Rien qu’à Agadez, soixante cinq mille migrants africains subsahariens qui se dirigent vers le Maghreb, passent chaque année22. Ils serait trois cent mille à résider en Algérie, 2,5 millions en Libye et certainement plusieurs dizaines de milliers, si ce n’est plusieurs centaines au Maroc23. Depuis le début des années 1990 qui a vu naître progressivement ces flux migratoires, le phénomène a pris, en dix ans à peine, une ampleur considérable. Et rien n’indique, pour l’instant, qu’ils se tarissent. Une fois la frontière marocaine franchie24 par le nord ouest algérien, tous ces migrants, hommes ou femmes, jeunes ou moins jeunes, parents et enfants ou enfants non accompagnés, célibataires ou réfugiés, étudiants ou travailleurs se retrouvent dans le nord-est marocain et se diffusent dans l’espace national : dans les villes, les villages, la métropole, les campagnes. A Oujda ou à Nador et leurs campagnes environnantes dans l’Oriental, à Tanger ou à Tétouan dans le nord-ouest, ils se réorganisent en collectifs25 se répartissant tout le long de la côte méditerranéenne (dans la région du Rif), avec une concentration plus importante à proximité des villes de Sebta (Ceuta en Espagnole) et Melilla. Ils tentent alors de passer directement 20 A. Tarrius, Les Nouveaux cosmopolitismes. L’Aube, Paris, 2000. Certainement plusieurs centaines de milliers de travailleurs saisonniers subsahariens passent par le Sahara en Libye chaque année. 22 Ali Bensaad, Agadez, carrefour migratoire sahélo-maghrébin, R.E.M.I (Revue Européenne de Migration Internationale), Vol19, n°1, 2003, p.7-28. p.7. 23 Un des objectifs secondaires de notre recherche est de donner une estimation réaliste et objective du nombre des présences subsahariennes au Maroc. 24 La plupart du temps irrégulièrement mais pas systématiquement selon les cas et les nationalités. 25 Petits groupes de trans-migrants qui organisent durant les étapes et les installations plus ou moins temporaires la coopération autour de la complémentarité. Nous reviendrons là-dessus plus loin. 21 13 dans ces anciens territoires marocains occupés par l’Espagne depuis l’époque de la colonisation et qui n’ont jamais, au grand dam de l’Etat et de l’opinion publique marocain, été rétrocédés au Maroc, et qui font donc partie de l’espace Schengen. Par voie terrestre ils espèrent passer dans ces enclaves car c’est la voie clandestine la moins dangereuse pour atteindre l’U.E. Ceux qui y arrivent se trouvent pour la plupart placés dans des centres de transit. Ils attendent alors patiemment que leur sort soit traité par les autorités espagnoles : refoulés au Maroc, ils tenteront alors, encore le passage autant de fois que possible, ou « libérés » et « livrés à eux-mêmes » avec une sorte de « laissez-passer » et une invitation26 à quitter le territoire, ils rejoignent régulièrement le continent européen et se diffusent dans l’espace Schengen. Ceux qui se trouvent à Tanger et ses alentours tentent le passage par la mer, en traversant sur de petites embarcations, les fameuses « pateras », le détroit de Gibraltar avec tous les risques que cela comporte. Ils espèrent comme leurs homologues marocains rejoindre les rives espagnoles directement sur le continent européen. D’autres regroupements de migrants subsahariens se forment dans le sud-ouest du Maroc, sur la côte atlantique d’où ces « aventuriers » espèrent rejoindre les Canaries, petit bout d’Europe flottant au milieu de l’océan face aux côtes Africaines. Mais beaucoup d’autres, comme nous l’avons montré dans notre travail de recherche précédent, s’installent durant un temps beaucoup plus long au Maroc et préfèrent alors les grandes villes comme Tanger, Rabat ou Casablanca qui leur fournissent un espace de réorganisation dans lequel ils trouvent les ressources nécessaires au bon déroulement de leur projet migratoire. Il convient alors de constater comment ils s’engagent ou se désengagent dans ces espaces urbains, véritables relais migratoires, à travers des relations sociales que nous décrirons empiriquement. Pour les milliers de trans-migrants, peut être même les dizaines de milliers27, qui réussissent chaque année à passer en Europe, certains travaillent « clandestinement »28 en Espagne, 26 Ils ont généralement un à trois mois pour quitter de leur propre chef le territoire national espagnol. Le « jeu » des autorités Espagnole n’est pas toujours très claire, mais ce qui nous importe, c’est que les trans-migrants subsahariens le savent et l’instrumentalise : l’Espagne à besoin de main d’œuvre peu qualifiée et corvéable à merci, et pour eux c’est une possibilité de plus pour passer en Europe. 27 C’est une estimation assez compliquée à donner aujourd’hui, seule une étude dans le long terme permettra de peaufiner une fourchette. Ce qui est sur, c’est qu’en seulement 6 mois, depuis le début 2004, 7.295 personnes qui tentaient d'entrer irrégulièrement en Espagne et ce, seulement par voie maritime, ont été interpellées par les autorités espagnoles, dont 4.142 aux Canaries et 3.149 dans le détroit de Gibraltar, selon les autorités espagnoles (Communiqué de la M.A.P. du 21/08/2004). Sur le total des interpellés, 3.050 étaient Marocains, 1.317 Maliens, 808 Gambiens, 257 Guinéens, 143 Indiens, 53 Bangladeshi, 138 Ghanéens, 72 Burkinabés, 152 Libériens, 166 Mauritaniens, 147 Nigérians, 155 Soudanais, 131 Bissauguinéens et 165 Ivoiriens, et la douane marocaine vient d’arrêter 58 Honduriens (chiffre non comptabilisé ici : Le Matin du Sahara du 24/08/2004). Après ma précédente enquête, je peux légitimement dire, qu’entre tous ceux qui passent par les voies terrestres, tous ceux qui passent « non clandestinement » grâce à de faux papiers, tous ceux qui sont relâchés par les autorités Espagnoles et tous ceux qui ne sont pas arrêtés par voie maritime, on peut raisonnablement tripler le chiffre officiel (pour les 14 surtout en Andalousie à El Ejido et la région d’Almeria, dans les serres où on les exploite dans des conditions dignes de celles exposées et romancées par Zola dans Germinal, pour produire bon marché les fruits et légumes que l’on vend ensuite dans toute l’Europe. Pour autant, dans leur esprit c’est le projet migratoire qui prime et celui-ci, comme nous le verrons, se confond souvent en cours de migration avec un projet de vie et avec la volonté de substituer à la mobilité sociale, une mobilité spatiale : ils n’ont pas vocation à se fixer dans ces lieux de misère et d’exploitation. Ils conçoivent les étapes dans lesquelles ils se relocalisent comme des moyens de se réorganiser, comme des transitions et non pas comme une finalité, un territoire dans lequel il faudrait absolument s’intégrer. Ainsi après avoir subi parfois le racisme, d’autres fois des expulsions, parfois même des brutalités policières, et après d’avoir été souvent exploités29, ils se réorganisent collectivement et dépassent ces jeux de dominations en passant dans un autre ensemble social, dans un autre espace de régulation : pour cela ils font preuve de capacités d’adaptation remarquables et d’une formidable ingéniosité. Les trans-migrants subsahariens que j’ai eu l’occasion d’interroger m’ont confié que les travaux d’exploitation de la misère sont un peu comme une « aubaine » pour eux car ils comptent « gagner quelques sous » sans avoir de compte à rendre, et repartir encore, quand bon leur semble, prolongeant sans cesse l’errance pour rejoindre un jour enfin, un lieu où ils pourront, dans leur imaginaire, se réaliser, un lieu où tout sera possible. Si certains louent pour une misère leur force de travail « clandestinement » en Europe, d’autres rejoignent directement leurs proches, se diffusant dans les réseaux sociaux qui leur ont permis de migrer. En effet, les « sponsors », tel qu’ils les qualifient eux-mêmes, de cette migration se trouvent plus souvent en Europe que dans les pays d’origine. Ils envoient par chèques postaux ou virements bancaires, en utilisant des organismes comme la Western Union, ou des particuliers qui font le déplacement, l’argent nécessaire à la réalisation de la migration de leurs proches, amis, conjoint ou conjointe, parents, enfants. Mais ceux qui se trouvent au Maroc et qui réussissent à gagner un peu d’argent envoient aussi parfois, en plus passages réussis) que les douanes Espagnole donnent pour 6 mois d’interpellations (chiffre, qui en plus ne comptabilisent pas celui des autorités Marocaine qui procèdent également de leur côté, à de plus en plus d’interpellations et d’expulsions). 28 Il convient de dire ici qu’en Andalousie le travail n’est « clandestin » qu’aux yeux de la loi tellement il est visible pour tous. 29 Par des policiers et des douaniers corrompus, des patrons sans scrupules, ou des « guides » qui leur font traverser clandestinement certaines frontières. Même si l’importance de ces derniers dans la réussite du passage est dans cette migration transnationale, comme nous le montrerons, fortement à relativiser par rapport au sens commun que produisent les politiques et les médias les qualifiant de « mafia » ou de « trafiquants d’hommes », sans pour autant avoir un compréhension rigoureuse de ces figures, ni de preuves empiriques de leurs fonctionnements. 15 des informations sur les routes à suivre, un peu d’argent aux proches qui veulent migrer comme eux. Ces réseaux sociaux où l’entraide est une pratique sociale structurante, sont bien selon nous une source de la migration permanente, instituant une circulation migratoire. Ils s’étendent dans le temps et dans l’espace, reliés par les relations sociales qui se tissent le long des routes migratoires. Si la diversité des origines et des trajectoires est évidente, il n’en reste pas moins que la majorité de ces trans-migrants est composée d’hommes seuls, célibataires ou non accompagnés, âgés de 20 à 35 ans en moyenne. Mais ce n’est qu’une majorité très relative : des familles entières, des parents avec leurs enfants, seuls ou accompagnés de leurs conjoints, des femmes célibataires, des hommes ayant passé la cinquantaine, des adolescents se trouvent sur ces routes. Qu’ils soient des étudiants/es à la recherche d’une formation de meilleure qualité, des chômeurs/euses à la recherche de travail, des diplômés/es en quête de reconnaissance, des jeunes gens en mal d’amour30 ou en rupture familiale, ce sont tous des « aventuriers/ères »31 en quête d’un univers où ils pourront réaliser leur projet de vie. Comme c’était déjà le cas depuis les années 70, notre précédente enquête de terrain nous a confirmé que la migration transnationale des subsahariens ne concerne pas nécessairement les plus pauvres et les ruraux : sur l’ensemble des trans-migrants rencontrés (87 personnes), et avec lesquels, dans une démarche ethnographique, nous avons passé beaucoup de temps, seul un était analphabète et venait de la campagne environnante de Cotonou ; trois autres venaient de la ville, mais étaient illettrées. Tous les quatre avaient des parents très pauvres et étaient eux-mêmes, dans leur pays d’origine, dans une grande misère. Toutes les autres personnes provenaient des milieux urbains, et étaient plus ou moins proches des classes moyennes de leur pays d’origine, et/ou étaient scolairement qualifiées. Même pour une minorité, ultra diplômées et relativement aisées économiquement32. Selon nous, et c’est ce que nous tenterons de démontrer dans notre thèse, la migration transnationale devient aussi un moyen pour une fraction des classes moyennes des pays Beaucoup de jeunes célibataires m’ont confié qu’ils espéraient trouver durant leur migration « l’âme sœur » qu’ils pensent ne pas pouvoir trouver librement chez eux. J’ai aussi constaté un grand nombre de couples mixtes au Maroc entre des femmes marocaines et des hommes migrants d’Afrique subsaharienne. 31 Ils se qualifient eux-mêmes ainsi signifiant à ceux qui veulent l’entendre qu’ils sont déterminés dans leur périple à trouver leurs « îles », lieu où la réalisation de leurs projets sera possible. Cette dimension subjective, individuelle et entrepreneuriale, est très importante pour ces acteurs trans-migrants. 32 Par rapport à leurs compatriotes et leurs compagnons de routes. Mais par rapport aux normes des pays riches, ils passent pour des « nécessiteux ». Pareil pour ceux provenant de milieux proches des classes moyennes : en Afrique, les petits commerçant et les petits fonctionnaires n’ont pas du tout le même niveau vie que leurs homologues européens ; mais ils sont lettrés et « connectés au monde » par les mass médias. 30 16 pauvres en voie de développement économique d’accélérer le processus de mobilité sociale auquel elles aspirent. De même, la mobilité du petit entrepreneur, cette figure particulière de l’ « étranger » si chère à Simmel et qu’Alain Tarrius a réactualisé dans ses recherches, tend selon nous à devenir une figure plus fréquente de la migration transnationale. Nous avons observé au Maroc la mise en oeuvre de cet esprit d’initiative chez des individus pourtant en situation économique très difficile, qui avaient l’ambition de profiter des connaissances acquises le long des routes qui les ont menées jusque là, afin de mettre en place avec d’autres trans-migrants subsahariens, des « commerces ethniques »33 d’import-export au Maghreb. 1-3- De l’intégration à l’Etat-nation à l’intégration à l’identité du « savoir circuler » A partir de là, deux questions principales sont donc à souligner. D’abord, la migration transnationale éclaire le rapport mobilité/sédentarité et s’éloigne de la conception classique de l’émigration/immigration. Plus précisément, selon nous, dans l’étude des processus migratoires, il faut avant toute chose se concentrer sur les premiers concernés, les migrants eux-mêmes. L’Etat et ses politiques, les autochtones, les institutions et les organisations sociales, ne devraient être étudier que concrètement, à travers les relations qu’ils imposent aux nouveaux venus qui doivent apprendre à composer avec, afin de comprendre comment des acteurs multiples, en termes d’appartenances sociales et identitaires et en terme de lien au territoire, aux logiques et aux perceptions d’actions hétérogènes, négocient ensemble leurs rencontres. Si ces rapports sociaux institués localement et les influences structurelles sont évidemment à prendre en compte, il ne reste pas moins qu’ils ne sont pas les seuls postulats de la production migratoire. C’est pourtant celui qu’on a fait en France avec « la sociologie de l’immigration » ; mais aussi en Angleterre, en Allemagne ou aux Etats-Unis : les mouvements migratoires ont toujours été rapportés à la théorie du « push and pull », comme si les migrations d’individus et de groupes obéissaient aveuglément à la seule logique économique de l’offre et de la demande. Nous suggérons le postulat inverse à travers le phénomène de la migration transnationale, en montrant comment en s’inscrivant dans les réseaux sociaux transversaux aux nations, les réseaux de la « mondialisation », elle transgresse les allégeances traditionnelles et dépasse les politiques structurelles. Nous utilisons ce terme dans l’esprit qu’en a donné Emmanuel Ma Mung. Lire notamment à ce propos, Emmanuel Ma Mung, Dispositif économique et ressources spatiales : une économie de diaspora, R.E.M.I (Revue Européenne de Migration Internationale), vol. 8, n° 3, 1992 ; ou aussi, Saskia Sassen, Entrepreneur immigrés et capital transnational aux Etats-Unis, R.E.M.I (Revue Européenne de Migration Internationale), Vol.8, n°1, 1992, p.127-138. 33 17 C’est à dire que nous nous intéresserons alors, dans cette étude, plus à la façon dont ces Africains subsahariens migrent et circulent à travers les nations et les territoires, qu’aux éventuelles causes structurelles de leur migration. L’objet de notre étude est bien la migration transnationale et non l’émigration ou l’immigration. Donc nous ne préjugeons ni des situations de départ, comme nous ne préjugeons pas des situations de l’installation ni même de l’éventuelle intégration dans une société quelconque, qui devrait, selon certain, obligatoirement en résulter. Cette conception classique de la production migratoire qui se limite à étudier la mobilité d’hommes et de femmes à travers le prisme de raisons structurelles et à travers celui de la société d’accueil et aux règles et aux contraintes qu’elle impose, c’est à dire en recherchant des causes objectives supérieures aux acteurs qui s’imposeraient à eux sans n’accorder beaucoup d’importance à leurs résistances et aux négociations qu’elles impliquent, et dont il en résulterait alors le sens migratoire, nous paraît incomplète pour le phénomène que nous observons. Elle nous apparaît aussi, relativement moins intéressante que celle que nous proposons : observer et analyser la manière dont les trans-migrants réalisent, en tant qu’acteur, leur projet migratoire dans des réalités spatio-temporelles complexes, en s’adaptant aux situations nouvelles dans lesquelles ils se trouvent, ce que nous essaierons de décrire le plus fidèlement possible, avec l’exemple de la trans-migration des subsahariens, comme un phénomène social total. Le deuxième point qui mérite encore d’être souligné, car c’est un des enjeux de notre futur travail de recherche, c’est de montrer que les allégeances traditionnelle aux Etat-nations et les liens aux territoires ne sont plus aussi structurant dans le phénomène de la migration transnationale : on passe ainsi, dans ce mouvement, d’une intégration à l’Etat-nation à une intégration à l’identité du « savoir circuler ». La migration internationale d’hommes et de femmes a été, comme nous venons sommairement de suggérer, le plus souvent appréhendée en relation étroite avec les thèmes qui relèvent soit de la politique de l’Etat-nation et de la société nationale34 (intégration, assimilation, altérité, citoyenneté, communautarisme, cosmopolitisme etc.), soit des questions Par exemple, entre autres essais et expertises, qui n’ont qu’un faible crédit scientifique à nos yeux, lire F. Héran, Immigration, marché du travail, intégration, Commissariat général du Plan, La Documentation française, Paris, éd. De 2002 ; ou Patrick Weil, Rapports au Premier ministre sur les législations de la nationalité et de l’immigration, La Documentation française, Paris, 1997 ; Qu’est de qu’un Français ? Histoire de la nationalité française, de la Révolution à nos jours, Grasset, Paris, 2002. 34 18 économiques (classes sociales, pauvretés, marché du travail, travail clandestin etc.). Dans la conception Française par exemple, elle appelle depuis quelques années l’intégration, comme ailleurs elle convoque le communautarisme, tant il est vrai qu’en tant que phénomène social, la migration révèle plus, pour reprendre un mot que Bourdieu aimait mobiliser, la doxa des chercheurs ne s’étant pas protégés des idéologies ambiantes et des philosophies nationales. Cette doxa, est le produit soit de l’idée que l’Etat-nation serait le seul modèle valable pour produire une communauté d’égaux, souveraine et démocratique, dans laquelle les liens sociaux unifieraient les individus en leur conférant des droits et des devoirs et qui abolirait les différences de nature entre les dirigeants et les gouvernés, ou inversement, de l’idée que l’Etat-nation serait l’incarnation bureaucratique du capitalisme, générant la reproduction des inégalités et de la domination. Aussi, les chercheurs n’accordèrent de l’importance qu’aux « problèmes » que poseraient, pour eux, la venue et l’installation, même passagère, de populations « étrangères ». Or, si l’intégration est perçue par les décideurs et nombre d’intellectuels, essentiellement sur le principe de la Nation et de l’Etat-providence, pourtant la solidarité sociale et les processus d’identification se jouent et se négocient très souvent à la limite, ou même hors des sphères de l’Etat-nation. L’intégration semble devenir ainsi, dans ce mouvement, un compromis entre plusieurs modèles, prenant forme sur la base des relations sociales que tissent les acteurs entre eux ou qui s’imposent à eux et avec lesquelles ils doivent composer. Ces modèles fluctuent : ils sont différents et traversés par des conflits35. Ils ne se limitent pas à la Nation ou à la Citoyenneté, à la localité ou au Territoire. C’est à dire que pour qu’il y ait intégration, il faut qu’il y ait, au de là des nécessaires négociations, des bases de consensus afin d’assurer un minimum de cohésion. Alors comment, dans le contexte actuel de « mondialisation » et de reconfiguration migratoire, créer les possibilités d’un espace consensuel, ou tout au moins un espace de rencontre pour des millions de personnes en mobilités qui se distinguent par leurs origines, leurs actions, leurs perceptions du monde et leurs projets ? Dans le domaine des relations sociales à l’intérieur d’un Etat-nation, l’intégration est devenue en France un enjeu politique dans les années 198036, et la « sociologie de l’immigration » a accompagné ce mouvement. Nous ne rentrerons pas dans les méandres du débat que le terme même d’intégration a pu susciter et qui pourrait constituer un objet à part 35 Georg Simmel, Le conflit, Circé, Pais, 1995. Andrea Rea, Maryse Tripier, Sociologie l’immigration, La Découverte, coll. Repères, Paris, 2003 ; ou pour un autre point de vue, Michel Wieviorka, Une société fragmentée ? La Découverte, Paris, 1996. 36 19 entière. Toujours est il que les nouvelles migrations que nous observons bousculent cette notion, car comme le suggère Alain Tarrius, dans les phénomènes sociaux de mobilité l’espace-temps doit aussi être pris en compte comme cadre d’analyse37, et que dés lors l’intégration ne se mesure plus seulement comme celle de l’individu dans la société d’accueil, mais comme celle du migrant à sa capacité de circulation, c'est-à-dire, pour le dire avec nos mots, la capacité à jouer sur plusieurs espaces et avec plusieurs appartenances : la capacité à tisser du lien dans la mobilité et à entretenir des relations déterritorialisées. De ce point de vue là, l’intégration des acteurs sociaux à un Etat-nation devient moins importante que celle à un groupe social, à un réseau social ou à une société. Ici, ce n’est plus la simple localité, le territoire ou la nation, ni même les politiques des Etats et leurs institutions qui délimitent les prérogatives de l’intégration, qu’il faut seulement prendre en compte pour comprendre comment les individus construisent collectivement des actions sociales qui les lient les uns aux autres dans des formes particulières d’interdépendances. De plus, l’intégration est avant tout un concept sociologique permettant l’introduction au social : il ne faut surtout pas préjuger de sa mise en œuvre dans la réalité sociale. Il faut alors un effort de « déterritorialisation » de la pensée et surtout de « dénationalisation » des cadres d’analyse pour comprendre les nouvelles formes de socialisation à l’œuvre dans les phénomènes de mobilité transnationale. Non pas que celles instituées par l’Etat-nation ne soient plus effectives, mais elles n’ont plus le même monopole « sociologique » dans la réalité que nous observons, et peut-être, bientôt n’auront-elles plus le même monopole politique. Ce qu’on a appelé en France « la sociologie de l’immigration », distingue généralement deux problématiques : celle de l’émigration et celle de l’installation. La première qui a eu du mal à exister au début, puis qui fut à la mode après les critiques vigoureuses mais très justes de Sayad, induit des objets d’études portant sur les causes structurelles de l’immigration : l’action des Etats, d’origine ou demandeur, le marché du travail et les rapports de domination etc. La seconde, qui a fondé le champ sociologique, se concentre sur ce que l’on nomme « l’intégration », ou ailleurs l’assimilation. En France comme un peu partout dans le monde, c’est celle qui a produit le plus de recherches et a fait l’objet de débats enflammés. Nous C'est-à-dire qu’un même espace peut être approprié par des groupes différents et que les relations qui s’y nouent et les rapports qui s’y instituent, varient selon les moments, selon les temporalités. Il faut impérativement garder cela à l’esprit lorsque vient le moment de l’analyse, car au-delà des cadres sociaux et politico-juridiques localement et historiquement institués, il est toujours intéressant de constater comment ces processus et ces rapports au territoire se négocient concrètement socialement dans des relations sociales. 37 20 allons essayer de montrer comment et pourquoi, ces deux approches des phénomènes de mobilités internationales sont deux facettes d’une même conception et que nous pensons qu’aujourd’hui elles ne suffisent plus à appréhender les reconfigurations migratoires. Car elles ne prennent notamment en compte qu’un aspect des choses, niant toute capacité d’action et de « résistance » aux migrants et ne prêtant que très peut d’attention à leur subjectivité. En effet, depuis près d’un siècle, de manière différente et à des moments différents, aux Etats-Unis et en France, et un peu partout où l’arrivée de populations étrangères a entraîné des débats nécessitant des réflexions scientifiques, la sociologie a généralement formulé des analyses et testé des concepts pour rendre essentiellement compte du processus d’installation des migrants et de leur inclusion dans l’espace social et national. C’est une vision très restrictive des mouvements migratoires qui a toujours empêché de voir autre chose que la venue de travailleurs sur un territoire national qu’il faudrait absolument assimiler, intégrer acculturer, d’une façon ou d’une autre. La mobilisation internationale de la force de travail et la venue de populations « étrangères » sur le territoire national, issues de la migration de millions de personnes, sont des phénomènes sociaux qui ont pris en France38, mais aussi un peu partout dans le monde, une résonance particulière : ils ont presque toujours fait l’objet de débats virulents et d’un traitement politique où ils se présentent comme un problème. Afin de traiter ce « problème », il a bien fallu préciser et délimiter l’objet sur lequel les Français entendaient débattre et proposer des politiques efficientes : on a réduit alors ces phénomènes, pourtant hétéroclites et très complexes, sous le terme de « l’immigration », et on les a inscrits dans un champ de réflexion spécifique, celui de « la sociologie de l’immigration »39. Les sociologues n’ont donc pas pu, ou pas su, échapper à cette simplification. Mais si elle a eu au moins le mérite à l’époque de proposer de nouvelles perspectives de recherche en les inscrivant dans un champ de réflexion particulier, et de combattre certaines injustices et préjugés xénophobes, en fixant notamment des caractères reconnaissables pour tous, faisant de ces phénomènes sociaux de venues massives de populations étrangères, une affaire de démocratie nationale, il n’en reste pas moins que la « sociologie de l’immigration » a souffert de cette simplification. Les problématiques de l’installation des migrants et de leur inclusion sociale et politique, empêchent de prendre conscience de la diversification de la figure du migrant, des circulations incessantes reliant les territoires par delà les frontières, de celle des « vas et viens » identitaires et du phénomène de transnationalisme comme une future 38 39 Andrea Rea, Maryse Tripier, Sociologie de l’immigration, coll. Repères, La Découverte, Paris, 2003. Ibidem. 21 possibilité de post-citoyenneté. Les recherches antérieures ont également insisté systématiquement sur les reproductions des rapports antagoniques et sur les places subalternes accordées aux nouveaux venus dans un territoire donné40. Mais la plupart du temps elles ignorent complètement tant la production de rapports sociaux nouveaux que les initiatives individuelles ou collectives des acteurs en mouvement. Ces problématiques classiques ont trouvé peu à peu les réponses dans un cadre particulier : celui de l’Etat-nation. Que ce soit pour critiquer les instruments de domination qui lui sont liés, ou au contraire louer ses caractéristiques démocratiques et émancipatrices, cela a impliqué que les chercheurs, à partir de leur vision sociopolitique, n’ont pris en compte que ce dernier comme cadre d’analyse sans comprendre ni la subjectivité des acteurs du fait migratoire, ni les stratégies mises en places pour éviter les assignations et contourner les injonctions. Nous ne conceptualiserons pas dans notre travail de recherche le parcours migratoire comme un simple voyage connectant des nonlieux, avec d’un côté un lieu d’extraction et de l’autre un lieu d’intégration. Selon nous la migration transnationale peut dans certains cas être une réalisation sociale et une fin en soi : l’intégration se produisant dans et durant la mobilité. Pour Sayad, la société industrielle a conduit à la formation de flux migratoires contrôlés ou tout au moins balisés41 entre un « Etat d’immigration » et un nombre limité « d’Etats pourvoyeurs » de maind’œuvre bon marché. Mais selon lui, la sociologie de l’immigration s’est construite dans une seule perspective, en privilégiant les conditions d’installation et d’intégration avec l’ajustement des migrants à une nouvelle réalité sociale et avec la transformation de la société par la présence des immigrés. Il souligne très justement combien la littérature sociologique relative à l’émigration est défaillante par rapport à celle produite sur l’immigration qui est riche et diversifiée. Il montre combien la première est subordonnée à la seconde. Mais s’il rappelle, en critiquant légitimement l’ethnocentrisme ambiant, qu’il ne peut y avoir d’immigration sans émigration, en voulant faire de l’émigration algérienne un objet sociologique spécifique, il est pourtant resté attaché à une vision structurelle, nationale et étatique de la migration : un mouvement migratoire qui se négocie d’Etat à Etat dans des conjonctures structurelles socio-économiques déterminantes, auxquels les individus et les groupes sont soumis, mouvement sur lequel ils n’ont que très peu de prise 42. Son œuvre très riche sur « l’émigration algérienne », qui dénonce pourtant légitimement les vexations et les souffrances qu’ont subies ses protagonistes, l’amènera à dire que les « immigrés » algériens, en ayant émigré de chez eux et en ne Pour l’Europe et la France en particulier, toutes les recherches s’inscrivant dans la thématique du post-colonialisme, généralement proche des théories structurelles marxistes, qui ont voulu très justement et très légitimement, critiquer la reproduction des inégalités et de la domination des anciennes sociétés coloniales sur les populations anciennement colonisées. 41 A. Sayad, la Double Absence. Des illusions aux souffrances de l’immigré, Seuil, Paris, 1999. 40 42 Ibidem. 22 « réussissant » pas leurs intégration en France, à cause notamment du racisme et des places subalternes qu’on leur réservait, sont doublement absents : ils ne sont ni d’ici, ni de là-bas43. Malgré, dans l'ensemble, la pertinence de son œuvre qui a fait progresser la sociologie en générale et les problématiques liées aux mouvements migratoires en particulier, n ous ne nous inscrivons pourtant pas dans cette conception qui, en minimisant les capacités d’action des migrants en dehors des soumissions et des allégeances au monde du travail et à l’Etat-nation, n’a pas suffisamment, selon nous, rendu compte de toutes les résistances, de toutes les capacités de circulation par delà les frontières sociales, identitaires ou nationales. Nous, nous désirons poursuivre notre travail sur la migration transnationale à partir d’une sociologie compréhensive qui replace la subjectivité de l’acteur dans le contexte général du phénomène, et dont l’approche pour nous, dépasse clairement le couple émigration/immigration en ne préjugeant ni des causes de départs, ni des temporalités et des territoires traversés lors de sa mise en œuvre, ni de la nécessité d’une intégration ou assimilation à un Etat-nation ou à une division sociale du travail : nous invitons les lecteurs à concevoir l’émergence d’agencements socio-spatiaux autrement que dans la seule sédentarité. Les phénomènes de circulation migratoire, de configuration diasporique, de réseaux transversaux et de migration transnationale sont autant d’exemples relevant de l’existence de territoires de l’entre-deux ; et donc d’une identité de l’entre-deux, ce qui a amené plusieurs chercheurs, notamment Alain Tarrius, à montrer que des populations migrantes circulent incessamment entre plusieurs territoires et développent ainsi plusieurs appartenances. Comme l’a dit Alain Tarrius de migrants rencontrés en France et autour du pourtour Méditerranéen, ils « d’ici, de là-bas, d’ici et de là-bas à la fois »44. 2- Des sociétés de trans-migrants en mouvement 43 A. Sayad, Ibidem. Alain Tarrius, Arabes de France dans l’économie mondiale souterraine. L’Aube, Paris, 1995 ; Les Nouveaux cosmopolitismes. L’Aube, Paris, 2000 ; La Mondialisation par le bas : Les nouveaux nomades de l’économie souterraine. coll. Voix et regards, Balland, Paris, 2002. 44 23 2-1- Le nouveau phénomène migratoire que nous observons nécessite de nouvelles perspectives sociologiques Dans ce contexte, l’ « histoire sociale » de l’immigration élaborée par Gérard Noiriel45 rappelle que les «immigrés » sont d’abord une catégorie qui n’a pas d’existence objective mais qui constitue plutôt une «construction» de ces deux derniers siècles, résultat de la création d’Etats-nations et de la généralisation dans chacun d’eux de l’Etat-providence. Il montre que si l’idée de nation s’est forgée progressivement au XIXe siècle, marquant une dérive insensible d’une communauté de citoyens, bénéficiant des mêmes droits civiques, à une « communauté de nationaux », bénéficiant des mêmes droits sociaux, à partir du moment où les droits sociaux furent octroyés par la loi aux seuls citoyens, ils ne pouvaient être accordés aux « étrangers » que par un jeu complexe d’accords réciproques entre Etats. Pour Noiriel, c’est au nom de la cohérence de cet édifice juridique quelque peu bancal, que des milliers d’immigrés se virent peu à peu privés des droits progressivement accordés à leurs compagnons de labeur « mieux fortunés ». Mais, au-delà de la pertinence de son propos, jamais il ne conçoit, lui non plus, cette « catégorie sociale » autrement que dans sa relation au monde du travail, à l’Etat, à la nation juridique et aux rapports de pouvoir qui leur sont ordinairement associés. Ne faut-il pas aussi se demander jusqu’à quel point serait-il pertinent de ne prendre que l’Etat-nation et les rapports sociaux qu’il institue localement, au fil de l’histoire, comme cadre d’analyse des mouvements migratoires ? Peut être que répondre à cette question qui nous parait lourde de conséquences, il faudrait peut être revenir plus souvent à l’explication que donne Max Weber sur l’originalité de la sociologie sur les autres disciplines des sciences humaines et sociales. Selon lui, elle tient, cette originalité, au souci épistémologique de la sociologie de réduire les structures « personnifiées » ou « chosifiées », comme l’Etat ou la Nation, ou les structures socioéconomiques, pour découvrir derrière elles, les activités développées par les acteurs du monde social. En effet, les entités collectives n’agissent évidemment pas par elles-mêmes, car seuls les individus en chair et en os ont une vie réelle. Pour l’étude du phénomène qui nous concerne, il faut alors changer sa conception du territoire pour suivre les acteurs de la migration transnationale, « dénationaliser » et « déterritorialiser » sa pensée : les nouveaux phénomènes de circulation que nous observons nécessitent en tout cas d’autre perspectives sociologiques, ne serait-ce parce que dans ces reconfigurations migratoires, les flux qui ne 45 G. Noiriel, Etat, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Belin, Paris, 2000. 24 seraient dirigés que des pays pauvres du sud vers les pays riches du nord, sont très fortement à relativiser. Certains pays du sud, comme ceux du Maghreb, attirent des populations migrantes qui espèrent y trouver une vie meilleure. Mais elles n’ont pas l’intention de s’y « intégrer » durablement selon le modèle de l’intégration tel qu’on le perçoit en France. Nous sommes en effet, en train d’observer, au-delà de la diversité des origines des transmigrants, la mise en place progressive de deux caractères morphologiques spécifiques du phénomène diasporique46 : la multipolarité de la migration, avec ses routes et les sociétés d’installation plus ou moins temporaire, et l’interpolarité des relations, c’est à dire l’existence de liens entre les différentes étapes, les différents pôles de fixation. De plus, il y a bien dans cette trans-migration que nous observons deux disjonctions contraires à l’idéologie statonationale : une dissociation entre territoire et culture et une dissociation entre territoire et histoire. Cette population migrante ne répond donc pas à la double injonction d’intégration formulée par l’Etat-nation. : double injonction parce qu’il y a non seulement la volonté d’ « acculturer » et d’ « assimiler » linguistiquement et culturellement les « immigrés », mais aussi de « les intégrer » à la société du point de vue de la division sociale du travail et de la sédentarité. Cette forme migratoire est réfractaire à la domination centrale et étatique. Les trans-migrants ignorent ces injonctions, dépassent les assignations, transgressent les frontières et les politiques censées les produire et les réguler. Il est alors proposé de réinterroger cette migration transnationale du point de vue de sa « mondialisation », des liens qui se tissent entre zones de départ, de transit et de destination, des installations durables dans les lieux de passage, et de constater alors, si au-delà de l’hétérogénéité des origines, cette trans-migration se réalise dans une forme proche du phénomène diasporique (qui lui, est spécifique). Les déplacements de population, comme toute autre mobilité, engendrent effectivement des bouleversements sociaux, économiques et politiques, dans les sociétés de passage ou d’installation comme dans celles de départ, induisant des dynamiques que le chercheur doit appréhender pour comprendre la migration transnationale comme un phénomène social total. Les migrations transnationales et les réseaux qui les permettent, créent une contiguïté sociale de tout territoire avec un autre. Parallèlement, de nouveaux espaces et de nouvelles représentations du monde ont émergé, où la contrainte de proximité géographique ne fait plus 46 Nous proposons ce regard à partir des définitions que donnent Emmanuel Ma Mung et/ou Dominique Schnapper du phénomène diasporique dans la migration. Pour un exemple concret lire, Emmanuel Ma Mung, La diaspora chinoise, géographie d’une migration, coll. Géophrys, ed. Ophrys, 2000 ; Dominique Schnapper, Les diasporas, Odile Jacob, Paris, 2003 ; ou Dominique Schnapper, De l’Etat-nation au monde transnational. Du sens et de l’utilité du concept de diaspora, R.E.M.I. (Revue Européenne de Migration Internationale), vol.17, n°2, 2001, p.9-36. 25 sens, où les aéroports rendent aussi proches les grandes capitales entre elles que les capitales et leurs périphéries et où les mass médias, comme les mouvements de personnes avec leurs univers relationnels, rapprochent d’une certaine façon les territoires entre eux. De nouveaux espaces de circulations qui sont connectés par un ensemble de liens sociaux denses et complexes émergent et débordent quasi-systématiquement les cadres locaux et nationaux institutionnalisés, de socialisation et de production identitaire. Dans un monde où la contrainte territoriale n’est alors plus aussi prégnante qu’avant et tend à disparaître peu à peu, l'action sociale devient possible partout sur la terre, directement ou à distance, matériellement ou virtuellement. Être dans un monde en voie de globalisation, signifie que nous sommes en train, ou que nous allons, évoluer dans de nouveaux espaces, d'où l'importance d'en tenir compte quand vient le temps d'analyser la réalité sociale. Actuellement, le problème est que nous n'arrivons pas à donner sens à cette nouvelle réalité dans laquelle nous sommes plongés. Partout autour de nous, dans le monde entier, à tous les niveaux sociaux et avec toutes sortes d’échelles de pouvoir et d’impact sur les territoires et les rapports sociaux, se forment des acteurs transnationaux. Et pourtant beaucoup de chercheurs continuent à ne rendre compte de toutes ces mobilités qu’à partir d’un schéma d’analyse localisé et statique : une sociologie « nationalisée » et « sédentaire ». De plus, on a tendance à penser la « mondialisation » comme un phénomène principalement économique. Mais à la base de la « mondialisation », il y a d’abord une révolution technique extrêmement importante, qui est l'abolition de la distance par les progrès de la communication ; et il y a ensuite les mouvements de populations avec leurs réseaux sociaux qui sont les premiers vecteurs des relations économiques, politiques et sociales, qui s’intensifient extraordinairement grâce notamment, à ces révolutions technologiques. Cela a un effet extrêmement important sur le plan politique puisque la distance a cessé de devenir cette ressource d’Etat qu'elle a été pendant des siècles : l'autorité de l'Etat-nation reposait en partie sur la distance, car elle donnait un sens au territoire national et une fonction médiatrice à l'Etat, dès que les individus cherchaient à communiquer entre eux47. Or, étant donné l'extraordinaire développement des relations transnationales qui s'opèrent par-delà les frontières entre les individus et les groupes auxquels ils appartiennent, en contournant le contrôle de l'Etat, que nous observons à l’échelle du monde, et plus particulièrement dans la migration transnationale, cela n'a plus beaucoup de sens aujourd'hui : dans un monde où la 47 Bertrand Badie, Un monde sans souveraineté, coll. Espace politique, éd. Fayard, Paris, 1999. 26 communication lui échappe et où il doit assurer la régulation de cette explosion de relations transnationales, l’Etat-nation a selon nous l’impérieuse nécessité de redéfinir ses prérogatives et sa position sociopolitique. Nous devons redécouvrir au niveau global les principes de solidarité sociale qui doivent résister à la fois aux pressions du marché mondial, et en même temps, résister aux tentations du racisme, des préjugés, des dominations et des assignations, afin de définir un espace politique où l’individu se verra proposer plusieurs libres appartenances en terme de lieu et d’identité, et une réelle liberté de circulation, afin qu’il puisse éventuellement y trouver les ressources nécessaires à la réalisation sociale son projet de vie. Il apparaît pourtant beaucoup trop précipité de penser un monde post-souverainiste dans lequel les nations se dilueraient dans la disparition progressive des frontières, où les individus se verraient proposer des citoyennetés transnationales et dans lequel l'Etat devrait abandonner à la société civile et aux réseaux transnationaux des responsabilités nouvelles : si l'éventuelle articulation entre l’espace politique, le domaine des Etats et l'espace public international (dans lequel évoluent une pléiade de formes sociales et politiques constituées en réseaux transnationaux : ONG, firmes multinationales, réseaux migratoires, réseaux transnationaux de communication etc.), concerne tout le monde et à tous les niveaux, sa pertinence, pourtant, reste à établir. C’est pourquoi, la sociologie doit selon nous intervenir, afin de clarifier les débats grâce à une approche qualitative au niveau social. La migration transnationale de populations charriant avec elles par delà les frontières, leurs normes et leurs valeurs, leurs univers relationnels, leurs logiques propres et leurs identités, permet, à travers son étude, de donner une dimension concrète et une profondeur humaine à toutes ces questions. De plus, fixer le caractère relativement novateur pour la sociologie de ce phénomène migratoire que nous proposons d’étudier, en prenant du recul avec « la sociologie de l’immigration » qui ne convient plus à tous les phénomènes de mobilité et de transnationalisme que, à la suite de chercheurs de plus en plus nombreux, nous observons, nous apparaît important. Car cela suppose non seulement de nouveaux terrains, de nouvelles populations mais aussi de nouvelles approches et de nouveaux modes d’analyse. Cela induit également des perspectives sociologiques passionnantes, par la prise en compte des nouvelles formes de la circulation migratoire transnationale et par l'analyse des significations que ces mouvements recèlent, qui sont selon nous, dans un contexte de « mondialisation », à la base 27 d'une compréhension sociologique plus fine des logiques d’acteurs transnationaux en mouvements et des réajustements des systèmes territoriaux. En effet, comme nous l’avons montré et le montrerons encore dans notre futur travail de recherche, les migrants transnationaux, quel que soit leur statut, sont des acteurs de mises en relation entre différents lieux : ils connectent des territoires, construisent des réseaux multiples, favorisent la circulation des biens et des services, et charrient avec eux leurs univers relationnels et les réseaux sociaux qui les supportent. Lorsque les frontières leur sont fermées, la nature des flux change, de nouvelles modalités de circulation apparaissent et transforment l’espace migratoire tout en l’élargissant. Parallèlement, d’anciens pays d’émigration deviennent zone d’immigration et inversement. Face à cette dynamique, les distinctions habituelles entre pays d’émigration et pays d’immigration, entre les migrations de travail et les déplacements multiples, entre les migrations définitives et les migrations temporaires ne suffisent plus à caractériser les mutations en cours et celles qui en produisant le phénomène de la migration transnationale nous intéresse plus particulièrement. Mais si l’expérience de la transnationalité se développe de plus en plus à une échelle planétaire, les configurations stato-nationales ne sont pas abolies pour autant. Pourtant, le territoire étatique n'est plus l'espace exclusif et prioritaire dans l'allocation des ressources et la diffusion des valeurs : en plus des multinationales financières et des réseaux marchands privés qui jouent sur l'existence des frontières et les différentiels entre Etats, les mouvements de populations qui connectent socialement et culturellement des espaces différenciés par du lien social contribuent fortement à des redéfinitions nécessaires. En effet, certaines tendances lourdes du transnationalisme érodent cette conception « localisée » du vivre ensemble et exacerbent la territorialisation du politique qui semble paradoxalement plus présente que jamais. L’extension des réseaux transnationaux identifiés la plus part du temps à des minorités opérant à partir des Etats-nations suscite de nouvelles perspectives. Cette forme migratoire qui s’organise en réseaux transversaux aux nations met effectivement en cause la conception des relations internationales - au moins celles qui étaient fondées depuis des siècles sur la juxtaposition d’entités étatiques. Pour autant le territoire ne disparaît pas en tant que symbole de la souveraineté et support de l’identité étatique. Cette forme de circulation modifie simplement, d’une certaine façon dont nous n’avons pas encore pris la mesure, la dimension de souveraineté, en envisageant des autorités se chevauchant sur le même territoire, et divers 28 territoires liés par des réseaux ayant chacun une certaine autonomie vis-à-vis des institutions territoriales. Inassignables dans cette logique à la localité et à la normativité, les trans-migrants dits « clandestins » apparaissent menaçants aux yeux du pouvoir des Etats-nations fondés sur la territorialité, le centralisme et la sédentarité. D’autant plus lorsqu’ils n’assurent pas de fonctions économiques (commerce ou travail) clairement définies et utiles à ces Etats-nations. Lorsqu’ils ne le maîtrisent pas, le mouvement fait peur à l’Etat féroce gardien de la sédentarité et qui voudrait être le seul producteur des légitimités identitaires nationales. Pour un Etat, toute circulation mériterait un agent de la circulation censé réguler celle-ci. Dans l’imaginaire collectif le mouvement prend des terminologies effrayantes pour le public comme pour les politiques. Ne parle-t-on pas en France de « mouvance islamiste », de « horde sauvage » ou de « cohorte de clandestins » ? « On parle aujourd'hui [en France] de l'intégration des immigrés comme s'il s'agissait d'une nouveauté menaçante pour l'intégrité nationale », écrit Dominique Schnapper48. « Ce n'en est une que dans la mesure où la France a entretenu sa cécité sur les apports étrangers de sa population jusque dans ses observatoires scientifiques. ». Le mouvement c’est la hantise et le paradoxe des Etats démocratiques modernes qui sont sollicités pour plus de liberté individuelle, et qui pourtant ne cessent de sur-légiférer et de sur-codifier les rapports sociaux afin d’élaborer de nouveaux règlements qui limitent ces mêmes libertés. Historiquement la mobilité et la multi-appartenance ont toujours fait peur aux Etat-nations : à ce propos, sur les effets de la consolidation des Etatsnations européens au détriment des communautés juives, source principale du monstrueux antisémitisme du siècle précédent49, la lecture de Hannah Arendt peut éventuellement, par certain de ses aspects, permettre de comprendre les malaises persistants des Etats-nations et des sociétés européennes50 face à tous les problèmes effectifs de transnationalisme et de pluralisme identitaires. 48 49 Dominique Schnapper, Communauté des citoyens sur l'idée moderne de la nation. Gallimard, Paris, 1996. Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme, Calmann-Lévy, Paris, 1973. 50 Notons tout de même, qu’historiquement, ces tragiques destins ne sont pas uniques: l’écroulement des empires multinationaux et des anciens ordres européens et méditerranéens, celui notamment des Ottomans, des Tsars ou des Habsbourg, a rendu, à chaque fois, superflue l’existence de groupes sociaux aux identités complexes. Nous pouvons dire la même chose de toutes les nations nouvellement indépendantes (notamment celles d’Afrique) qui après leur décolonisation n’ont cessé d’imposer, plus ou moins brutalement, qu’une seule identité à leurs populations, pourtant, comme c’est toujours le cas, hétéroclites, en terme d’appartenances religieuses, culturelles et identitaires. Le Maroc, par exemple, n’a pas échappé à ce processus paradoxale : si c’est pour se libérer du joug de la domination raciste et colonialiste que les nationalistes marocains se sont battus en rêvant d’un pays démocratique et indépendant, en édifiant la Nation Marocaine avec son Etat central et ses institutions nationales, un arbitraire en a remplacé un autre : non redistribution des terres confisquées par les colons à certaines populations, arabisation (qui remplace dans l’enseignement le Français par un Arabe venue d’autres sphères, et n’accorde aucune légitimité à l’Amazigh), non reconnaissance institutionnelle des particularismes régionaux (la langue Amazigh vient à peine d’être reconnue mais n’ai pas enseigné), pouvoir 29 Pour revenir à notre objet sociologique à proprement parler, la sociologie des migrations transnationales que nous proposons, doit envisager tous les acteurs et les perceptions qu’ils ont eux-mêmes de leurs actions. Tous les acteurs, y compris ceux de la société locale, dont les stratégies peuvent être concurrentes ou convergentes en termes de lieux, toujours plus complexes. Les migrants transnationaux acteurs déterminés de leur circulation et acteurs en réseau relationnel appréhendent leur position en pensant en même temps le lieu et le monde, c'est-à-dire en négociant leur présence en organisant la complémentarité et en jouant avec plusieurs appartenances : en rendant proche le lointain, ils cherchent à minimiser le coût de la distance et du territoire qui se constituent en frontières supplémentaires avec un poids d’inertie très lourd pour ceux qui ne savent pas les contourner. Ils s’opposent en cela à ceux qui resteraient à leur besoin d’appréhension interne et externe du monde et de l’identité, et qui traiteraient le territoire selon cet impératif en simplifiant les enjeux par l'opposition du « à moi » et du « à toi ». C’est pourquoi il paraît légitime de distinguer l’immigration de la migration transnationale, car ces trans-migrants vivent dans la mobilité. Ils sont dans l’ailleurs et négocient constamment afin de rendre proche le lointain. Ce n’est pas pour autant un voyage sans début ni fin, mais un projet alternatif à un mode de vie où l’Etat-nation et la spécialisation des espaces impose la sédentarité, et où la distribution sociale rigide annonce un immobilisme qui les laisserait à l’étroit toute une partie de leur vie, de leur intégration à un ensemble, alors que c’est justement pour éviter ces impasses qu’ils ont migré. Le trans-migrant dit « clandestin » dans le sens commun, dont nous nous attacherons à décrire sociologiquement la figure, apparaît comme plus libre de projet. Sa référence est le territoire qu'il construit, parcourt, traverse, s’approprie temporellement parfois. Nous chercherons alors à identifier clairement et à décrire dans toute son épaisseur sociale les liens sociaux transversaux qui unissent par delà les frontières et à travers les territoires, les acteurs subsahariens, avant de les analyser. Mis en perspective à travers les prismes de la circulation migratoire, de la multi-appartenance et de la mobilité, ces liens expriment selon nous le rapport problématique mobilité/sédentarité en donnant le sens du « savoir-migrer » contemporain. absolu du centre etc. Le conflit du Rif en 1958 et la guerre du Sahara avec les terribles répressions d’Etat qui s’en sont suivies, massacrant « à tour de bras », bafouant les Droits de l’Homme, mais légitimées par les « souverainistes », sont deux exemples illustrant ce paradoxe et le caractère démocratique « fragile » des Etatsnations. En plus du pouvoir du monarque (légitime mais non élu par le peuple), ces deux guerres et toute les autres répressions d’Etat font que même si les citoyennes et les citoyens Marocains élisent librement leurs représentants depuis l’indépendance du pays, le Maroc ne peut être considéré comme une démocratie. Les nouvelles voies politiques qui se tracent à l’heure actuelle sont relativement rassurantes quant à la progression, lente mais évidente, de la pratique démocratique. Il reste cependant que le traitement des particularismes, notamment celui des nouvelles populations migrantes, et leur prise en compte mettent à l’épreuve ce pays. 30 Notre ambition est justement d’observer et de décrire la réalité quotidienne de ceux dont on parle trop souvent51 sans en dessiner les contours et sans analyser les relations sociales qui les caractérisent. Car donner de l’épaisseur sociale à ces notions négatives52 invoquées par certains dès que l’on parle « d’immigration clandestine », c’est par exemple commencer à prendre du recul par rapport à cette terminologie qui ne conçoit la migration que sous le double prisme émigration/immigration et qui n’appréhende le contournement des difficultés d’obtention de visa et la venue (passagère ou non) sur le territoire national d’étrangers, qu’en terme de « clandestinité » ou de légalité, et puis d’expulsion ou d’intégration. La permanence des liens qui se maintiennent malgré la distance, malgré la déterritorialisation, ou même parfois l’errance, évoque pour nous l’idée de fidélité à soi d’abord, à son projet de vie, et aux siens53, de la constance dans l’adversité, de destin prestigieux, fut-ce par le malheur : prestige de ceux qui ont osé partir de chez eux, ont découvert de nouveaux horizons, par rapport à ceux qui sont restés. Les trans-migrants subsahariens conceptualisent « l’ailleurs comme l’univers des possibles »54. Les frontières qu’ils veulent passer sont d’abord celles qui prennent place dans leur imaginaire comme la séparation entre l’impossibilité de changer d’état, de statut social et la mobilité leur ouvrant les portes du possible. C’est cette frontière qui dans leur perception sépare le monde de l’attentisme et de l’immobilisme à celui de l’action et de l’innovation qu’ils désirent d’abord et avant tout passer. La migration devient un moyen d’espérer, et malgré les difficultés et les dangers que cette trans-migration provoque (répression d’Etat, traversé du Sahara en « pick-up », la mer Méditerranée en « pateras », les « bandits de grand chemin » qui les rackettent, les hauts plateaux de l‘Orientale à la frontière maroco-algérienne à pied etc.), ils continuent leur chemin, acteurs entêtés à la recherche d’un monde où ils pourront réaliser leur projet de vie. Malgré les épreuves qu’ils endurent, ils gardent espoir, ils gardent toujours espoir. Ils font l’objet de rapports, de conférences, de textes de loi, d’accords bilatéraux ou internationaux etc. Mais très peu de chercheurs ont produit une véritable étude se basant sur des observations empiriques solides de la réalité sociologique de la circulation d’hommes et de femmes qui traversent les frontières « clandestinement » et/ou illégalement, utilisant la diffusion dans et à travers les territoires comme une ressource. 52 Ils sont qualifiés «d’inconscients», «d’hors-la-loi», de «profiteurs », de «criminels », de «misérables», de «pauvres bougres». Ils seraient manipulés par des mafias sans scrupule (dont personne n’a encore décrit empiriquement la réalité), ou ils en feraient eux-mêmes partie. Ils attirent tantôt la pitié, d’autre fois la répulsion, ils sont « traités » tantôt dans une perspective humanitaire, d’autres fois dans une perspective de répression. 53 Simmel Georg, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1981. 54 Mustapha Belbah, in Confluences Méditerranée, L’immigration bouscule l’Europe, Revue n° 42- Eté 2002, L’Harmattan, p.37-40. 51 31 2-2- La migration transnationale exacerbe le rapport problématique entre le territoire et la mobilité Comme nous le montrerons, la migration transnationale est perçue alors comme un espace de réalisation de soi qui s’est substitué à celui d’une mobilité sociale. Elle est dans leur esprit une valeur en elle-même, presque une fin en soi. Elle s’exprime en termes de changement et de liberté55 pour se distinguer du couple émigration/immigration qui laisserait trop peu d’initiative et limiterait la mobilité pourtant à l’origine du projet migratoire. Ils restent très attachés à leur lieu d’origine et ne veulent en aucun cas oublier d’où ils viennent, ni qui ils sont. Ils ne désirent que faire évoluer cette identité trop ancrée dans un territoire qui les confinait dans un statut social et les laissait à l’étroit. Mais cette évolution identitaire qui s’inscrit dans un processus de réajustement à travers la mobilité n’a pas vocation dans leur projet de se fondre dans un nouveau territoire ou une nouvelle identité nationale. De ce point de vue, l’injonction faite par les Etats-nations d’avoir à s’intégrer, telle que l’intégration est conceptualisée dans les pays européens, ne les intéresse pas. Il vaudrait alors mieux dans leur cas parler d’engagement et de coopération dans et avec le nouvel ensemble sur lequel ils circulent ou s’installent. Nous tenterons donc de démontrer que lorsque le projet de vie passe par la migration transnationale, cette mobilité est l’inverse même de la spatialisation. Elle s’inscrit dans un mouvement transitionnel où l’espace n’est pas divisé, mais négocié, n’est pas approprié mais partagé, n’est pas séparé mais rapproché, n’est pas le fruit de la concurrence mais de la coopération. Il y a une forme d’unité de l’espace migratoire transnational au sens où chaque nouvel espace traversé tend, pour ceux qui y circulent, à se confondre avec les autres pour ne former qu’un ensemble, un territoire circulatoire56. Cette vision nous pousse alors à penser le monde de la migration transnationale plus comme un processus qu’un état, plus comme une modulation qu’une modalité. Et l’espace dans cette conception devient un cadre sur lequel les trans-migrants circulent à partir des relations sociales qu’ils mobilisent : c’est un décor qui repose sur la structure migratoire et non l’inverse. La triade Etat/Nation/Territoire nous paraît alors, de ce point de vue, révolue. Selon nous, le territoire est un espace qui renvoie au delà du concept de nation, et par conséquent la souveraineté puise actuellement sa légitimité dans un peuple dont seuls les nationaux sont des citoyens qui disposent de droits et les exercent : cette triade devient une unité de mesure de plus un plus insuffisante à représenter le tout résident et 55 56 Pas seulement de liberté de mouvement. Alain Tarrius, Les Nouveaux cosmopolitismes, L’Aube, Paris, 2000. 32 le tout mobile. C’est pour cela aussi, que la migration transnationale exacerbe le rapport problématique entre le territoire et la mobilité. Pour autant, c’est bien durant les étapes, dans les pays traversés, que des collectifs de transmigrants subsahariens s’établissent dans ces lieux d’attente entre deux ensembles. Les relations qui en découlent, permettent aux trans-migrants de prendre du recul par rapport à leur propre trajectoire qui tend à se confondre avec celles de leurs compagnons de voyage : ils prennent conscience du caractère collectif de leur migration et une identité de groupe se forme peu à peu. A partir de ces espaces transitoires que constituent les étapes, ils expérimentent collectivement le passage à partir des informations et des indications que leur transmettent d’autres migrants, grâce aux réseaux migratoires qui focalisent les relations inter-migrants. Ils apprennent ensemble à passer les frontières et à savoir circuler, renforçant ainsi la coopération et le caractère identitaire liés à une telle mobilité. A partir de ces faits, nous ne pouvons alors ignorer la dimension territoriale, ni les contextes sociopolitiques et géopolitiques dans lesquels cette migration évolue au fil des trajectoires transnationales : nous ne pouvons pas détacher cette migration des espaces de régulation qu’elle traverse l’inscrivant dans le champ du social. Les observations que nous pouvons faire directement, lors des étapes nous renseigneront alors énormément. A ce stade il convient de préciser que c’est dans une perspective phénoménologique à trois dimensions, - dans la perception qu’ont les migrants des ensembles qu’ils traversent, - dans leurs façons d’agir, - ainsi que dans la dimension territoriale, c’est à dire les lieux où ces migrants projettent la première dimension et y inscrivent la deuxième, que nous nous proposons d’aborder la migration transnationale des subsahariens. Ainsi, conjuguer l’espace comme étant à la fois un territoire symbolique sur lequel les groupes et les individus projettent leur imaginaire collectif et leurs relations sociales, et comme un cadre matériel et cognitif qui traduit par ses formes les rapports sociaux qui s’y déroulent, permet selon nous de comprendre les phénomènes liés à la mobilité. Mais ce n’est pas pour figer ce phénomène migratoire dans le territoire que nous le conceptualisons de cette manière. Selon nous la migration transnationale est le fruit d’une interaction entre l’espace et le mouvement, entre la mobilité et la sédentarité, qui s’inscrit dans le temps. Parallèlement, l'immédiateté des échanges produite par les densités relationnelles étalant les réseaux est rendue possible par les modes de communication moderne, transforme le temps de confrontation des individus et des groupes. La question de la temporalité des échanges, des 33 relations et des rencontres, joue sans doute, le rôle le plus essentiel comme nous allons tenter de l'examiner. Alors, dans une perspective qui place l’espace-temps comme cadre d’analyse en s’inspirant du paradigme de la mobilité développé par Alain Tarrius57, la valorisation ou la dévalorisation de l’espace, l’appropriation de l’espace, l’interaction entre l’espace social et l’espace spatial, l’espace migratoire et les territoires circulatoires comme cadre matériel et symbolique de la divulgation, de la rencontre, du passage, de la ségrégation, du changement ou de l’inaliénable, deviennent autant de concepts et de notions susceptibles d’éclairer - et non de systématiser - sociologiquement dans notre effort de contextualisation, nos observations de terrain. Dans cette perspective, nous pouvons alors nous demander s‘il y a, malgré ces faits de mobilité, un lien entre la forme, la culture et le comportement. Pour nous il est évident qu’il existe une relation entre l’espace, les normes et les valeurs 58. C’est un cosmos qui est à la fois la projection identitaire des individus et des groupes, et à la fois le support objectif de leurs réalisations. « Chaque société est caractérisée par un ensemble de rapports sociaux qui lient les Hommes entre eux et leur permettent par là même de transformer collectivement le milieu naturel et de lui donner une fonction et un sens. »59. Mais le phénomène que nous proposons d’examiner est mobile : il fluctue non pas strictement par rapport à l’espace et à la production territoriale ou aux rapports sociaux institués localement et stables, mais dans le temps, par rapport aux mobilités et aux acteurs en mouvement qui précipitent les rencontres et les divers cadres d’interactions, dans lesquels les individus et les groupes évoluent, dans des relations sociales déterritorialisées où la négociation est la seule issue. Celles-ci peuvent parfois et dans une certaine mesure, refaçonner l’espace en superposant de nouveaux territoires sur les anciens et en instituant ainsi de nouveaux rapports sociaux. Dans cette conception, premièrement les relations sociales priment sur l’espace, celui-ci n’étant que leur support ; deuxièmement, un même espace peut supporter plusieurs appropriations sociales à la fois. C’est du moins, ce que nous tenterons de démontrer à travers l’étude du phénomène de la migration transnationale. Dans leur face à face avec les arsenaux juridiques des Etats-nations, ces trans-migrants perturbent les politiques régionales que développent ces Etats, avec les recompositions territoriales et la « mondialisation », et à partir desquelles justement ils réussissent à migrer (L’espace Schengen notamment). Agir sur les reconfigurations migratoires devient un enjeu 57 Alain Tarrius, Anthropologie du mouvement Paradigmes, Paris, 1989. Françoise Paul-Levy, M. Segaud, Anthropologie de l’espace. Centre Georges Pompidou, Paris, 1984. 59 Yves Grafmeyer, Sociologie urbaine, coll.128, Nathan Université, Paris, 1994, p.24. 58 34 politico-stratégique pour ces pays, sans qu’ils se préoccupent, ni des besoins, ni des revendications, et encore moins de la réalité sociale des premiers concernés – les migrants eux-mêmes. Le Maroc, jeune Etat-nation en voie de démocratisation, lui non plus n'échappe pas à ces problèmes. Et il paraît bien désemparé face aux mouvements de population, face à la « mondialisation », aux recompositions territoriales et aux rapports de pouvoir qui en découlent. Par exemple, comme nous l’avons montré dans notre précédente enquête, les pays membre de l’U.E tentent d’imposer au Maroc, à travers la « voie de Bruxelles », une plus grande vigilance et une plus grande répression vis-à-vis de tous les migrants que produit directement ou indirectement ce nouveau pôle migratoire : il est accusé de transit et d’émigration. Est-ce que pour autant, dans la zone Euro-maghrébine, le Maroc aurait-il vocation à devenir le « sous-traitant » sécuritaire de l'U.E. et devenir ainsi le « cul-de-sac » de l'Afrique? Ou ne serait-il pas en train de jouer la carte de « porte d’entrée » dans l’espace Schengen, pour, en devenant une nation incontournable dans le domaine de « la lutte contre l’immigration clandestine», devenir ainsi un partenaire privilégié de l’U.E. à défaut d’en être un membre? Ce qui est en jeu ici, c’est de suggérer que l’espace ouvert à ces nouvelles formes de circulation est un espace traversé par de formidables tensions qui dépassent les frontières nationales et qui s’ancrent dans une structure globale. En effet, les migrations transnationales expriment une des formes du maintien des relations entre des lieux parfois très éloignés en situation de discontinuité, grâce à leurs connections sociales. Elles relèvent de tout ce qui constitue des mises en relation entre différents lieux, transformant éventuellement, par leur pérennité, les territoires concernés. Si les remises, les investissements sociaux, d’infrastructure et de production sont devenus des réalités largement constatées dans les migrations internationales en général60, la migration transnationale des subsahariens se fait dans tous les cas au prix de grandes douleurs sociales, elle se produit dans le conflit et les difficultés. Nous montrerons pourtant, au-delà de toute vision « misérabiliste », comment elle conforte et/ou transforme le système des dominations sociales, politiques et économiques, tout en s’inscrivant dans le champ des instrumentalisations, l’ailleurs devenant source de ressources multiples pour ses acteurs, pour penser les interventions, plus, en ce qui concerne notre recherche, dans les lieux de passages que dans les lieux d’origine ou de destination. 60 On pourra lire à ce propos les ouvrages de tous ceux et celles qui ont étudié les mouvements migratoires comme des circulations migratoires, par exemple, Emmanuel Ma Mung, La diaspora chinoise, géographie d’une migration, coll. Géophrys, éd. Ophrys, 2000 ; Olga Odgers, Identités frontalières. Immigrés mexicains aux Etats-Unis, Ed. Recherche Amérique Latine, L’Harmattan, 2001 ; Catherine Gauthier, La route des Marocains : les frontières d’un parcours de retour, Revue Européenne des Migrations Internationales (REMI), vol.9, n° 1, 1993. 35 Si ma recherche regroupe les thèmes relatifs à la circulation transnationale des populations, de leur univers relationnel et des valeurs qu’elles charrient durant leur mobilité, aux conditions qui les entravent et aux initiatives sociales qui les favorisent, un accent particulier sera mis sur la frontière comme lieu de condensation et de tensions migratoires d’une part, et comme limites (juridique, politique, sociale, naturelle) à la circulation d’autre part : aux savoir-faire des migrants, à leur capacité à s’adapter aux dispositifs de contrôle en réorganisant leurs circulations, leur « savoir passer la frontière ». La frontière est aussi l’expression la plus forte de la souveraineté de l’Etat-nation. Elle en est en quelque sorte le fondement puisqu’elle circonscrit l’espace sur lequel son autorité s’exerce. Sa mission est de la garder : de la maintenir ouverte ou fermée, entrouverte61 parfois. C’est précisément à travers ce geste qu’est défini le statut administratif de ceux qui la franchissent. Selon les circonstances, ceux qui rentrent l’auront fait légalement ou non, et dans ce dernier cas seront qualifiés de « clandestins », souvent indésirables, souvent exploités. Même dans le cas extrême où le contrôle aux frontières serait abandonné, comme par exemple dans l’U.E, il n'en résulte pas que la frontière disparaisse et encore moins la nation qui l’incarne et qu’elle est censée représenter ; comme l'a rappelé la France, par la voix de son Conseil Constitutionnel, dans une décision du 25 juillet 1991 : il a été estimé que la Convention de Schengen qui prévoit la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes n'était pas contraire à la Constitution, car cette suppression n'était pas assimilable « à une suppression ou une modification des frontières, qui, sur le plan juridique, délimitent la compétence territoriale de l’Etat. ». Il en a été déduit que cette disposition ne portait pas atteinte « aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale ». Donc, en plus des mobilités et des circulations transnationales qui instrumentalisent les frontières par leurs capacités à les passer, comme la création de nouveaux espaces institutionnels62 met en jeu des rapports sociaux particuliers qui s'inscrivent souvent dans un champ de pouvoir, nous serons amenés à poser deux grandes questions délicates par le fait de leur dimension politique évidente : de savoir premièrement si les logiques des découpages géopolitiques que nous observons dans ces régions reflètent effectivement la société et ses pratiques, ses ordres et ses hiérarchies. Mais surtout, car c’est un des enjeu principale de notre recherche, décrire et comprendre ensuite combien ces logiques menées « par le haut » 61 Comme le font les autorités Espagnoles. Pour la zone que nous observons, L’Union Européenne avec l’espace Schengen, l’U.M.A (Union du Maghreb Arabe), les « 5+5 » issus de la mise en place d’un cadre de coopération Euro-méditerranéen (Malte, Italie, France, Espagne, Portugal, Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Mauritanie), les zones franches internationales dans le nord du Maroc censées concurrencer Ceuta (Sebta en Arabe) et Melilla ( 2 enclaves Espagnoles dans le territoire Marocain dans lesquels nous ferons très certainement des observations passionnantes). 62 36 paraissent perturbées par l’arrivée, le passage et l’installation de nouvelles populations transportant avec elles leurs logiques propres et leur univers relationnel. Il ne reste pas moins, qu’historiquement, dans beaucoup de sociétés, et pas seulement dans les pays du Sud, la perception identitaire s'accommodait fort bien de frontières mouvantes et d'espaces territoriaux flous dans lesquels se côtoyaient des groupes sociaux aux identités complexes : l'histoire de l'Allemagne et de la Russie, par exemple, en témoigne, celle du Maroc aussi. En plus de la frontière juridique censée protéger la souveraineté de l’Etat-nation qui territorialise sa politique afin d’exprimer sa volonté unilatérale en termes d’inclusion/exclusion, de dedans/dehors, de citoyen/étranger, il y a bien d’autres formes de frontières. Passer la frontière signifie le changement de normes à d’autres : dans les sociétés d’accueil et de passage, nous décrirons comment les trans-migrants subsahariens savent d’une part conserver leur unité sociale et culturelle originelle et à jouer avec en faisant varier leurs appartenances dans des transactions sociales dans lesquelles ils se trouvent pris et durant lesquelles ils doivent notamment négocier leur présence; et d’autre part comment ils savent instrumenter l’existence de ces frontières pour organiser des filières de passage, ou pour instituer des activités commerciales souterraines. Donc, au niveau individuel ou collectif, dans ses dimensions matérielles ou immatérielles, territoriales, juridiques ou sociales, la frontière symbolise la migration transnationale de façon radicale puisque c’est son franchissement qui définit son caractère transnational et donc sa spécificité. Mais elle n’a pas que des effets de qualification de cette migration. Elle cristallise toutes les tensions et toutes les aspirations des migrants subsahariens et de ceux qui les regardent passer ou les voient s’installer. Le degré de facilité ou de difficulté de son franchissement détermine cette configuration migratoire et permet de traduire les logiques et les pratiques des trans-migrants qu’expriment les trajectoires migratoires de ces acteurs, comprises comme des trajectoires sociales. Ces trajectoires migratoires se croisent et se recroisent au gré des carrefours, dans des relais migratoires, de part et d’autre des frontières, où la longue attente sur des territoires nouveaux impose à chaque fois la réorganisation : les étapes. Grâce aux réseaux d’entraide dont nous parlerons plus longuement, les trans-migrants subsahariens obtiendront toutes les informations nécessaires à leur passage et à leur survie dans les sociétés qu’ils traversent et dans lesquelles ils s’installent. Dans les étapes, en prenant le temps de se ressourcer avant de continuer leur périple et de se réorganiser collectivement, ils ne font pas que se projeter dans l’ailleurs, confondant vitesse et précipitation, la mobilité accrue rendant impossible la 37 réorganisation et la coopération. Ils prennent le temps avant de continuer leur périple. Soit parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement à cause d’évènements sur lesquels ils n’ont aucune prise (Politiques migratoires très répressives, frontières fermées, mauvais temps, manque d’argent etc.) ; soit parce qu’ils l’ont choisi afin de pouvoir trouver dans ces étapes les ressources nécessaires à leur trans-migration. Et c’est essentiellement dans les collectifs d’entraide, dont nous parlerons plus tard, qu’ils les trouvent. C’est durant les étapes aussi qu’ils prennent le recul nécessaire par rapport à leur propre parcours. Ils prennent alors conscience du caractère collectif de leur migration. Celui-ci se mesure à l’aune du « savoir circuler »63. C’est en le confrontant sans cesse avec les autochtones comme avec les transmigrants lors des étapes et en l’expérimentant qu’ils apprennent à passer. Ces trans-migrants, quasi nomades, toujours étrangers dans les sociétés qu’ils traversent, acquièrent nécessairement dans leur processus de déterritorialisation et de reterritorialisation, d’engagement et de désengagement dans des relations sociales nouvelles, des savoir-faire et des compétences sociales. Cela favorise une prise de distance par rapport aux appartenances ethniques. Ils ont conscience de la diversification de leur destin, depuis le monde d’où ils viennent, à travers les territoires à partir desquels ils circulent, et le monde vers où ils espèrent se rendre. Il conviendra alors de montrer plus empiriquement que les étapes sont les lieux et les moments privilégiés de l’échange entre trans-migrants et entre trans-migrants et autochtones, en décrivant ces relations. Mais ces étapes sont aussi un intermède entre un ensemble dans lequel ces migrants veulent passer et celui où ils sont. Ce qui nous amènera dans notre futur travail de recherche à décrire cette relation improbable qu’est le passage et qui suppose toujours un passeur, dont la figure souvent mal connue laisse trop de place au phantasme et au sens commun. Nous avons bien l’intention de combler cette lacune afin de traduire sociologiquement cette figure obscure qui est d’abord et avant tout le produit d’un processus social : ceux et celles qui savent joindre les espaces différenciés, qui savent instrumentaliser les frontières, qui savent, pour le dire autrement, rendre proche le lointain, qui savent rapprocher les particularismes, prennent une importance considérable et deviennent incontournables. Mais dans nos riches sociétés de communication et dans un contexte de « mondialisation », on préfère généralement les qualifier de « médiateur » que de « passeur » dont le caractère est toujours dévalué socialement, voir même criminalisé juridiquement. 63 Alain Tarrius, La Mondialisation par le bas : Les nouveaux nomades de l’économie Souterraine, coll. Voix et regards, Balland, Paris, 2002, p18. 38 Pour recadrer tout ce que nous venons d’évoquer, nous souhaiterions donc travailler sur la migration transnationale des Africains subsahariens qui traversent le continent, plus ou moins « irrégulièrement», du sud au nord, s’introduisant ainsi dans l’espace régional maghrébin, en vue de rejoindre l’Europe en traversant la Méditerranée, à partir de ces pays transfrontaliers. Nous proposons alors d’aborder cette longue migration essentiellement à partir d’un espace privilégié, le Maroc, sans pour autant faire abstraction de la dimension transnationale de cette migration et nous priver d’observations pertinentes en Europe, dans l’espace Schengen, et dans les autres pays du Maghreb. Nous indiquerons comment des groupes de migrants transnationaux subsahariens apprennent tout le long de leur migration transnationale à jouer sur plusieurs territoires et à connecter des espaces différenciés par du lien social. Nous allons essayer de montrer comment des individus, en partageant leur expérience migratoire, mettent en forme des pratiques de solidarité et parviennent ainsi à tisser du lien social en redéfinissant leur projet migratoire individuel comme projet collectif. L’organisation migratoire et les dispositifs opérationnels mis en place par ces collectifs de migrants subsahariens nous indiquent une forme de circulation transversale en réseau et nous permettent de concevoir de nouvelles formes de transnationalité dans ces flux. Nous allons essayer à partir de là, de proposer des notions pertinentes permettant d’inscrire ces descriptions dans une analyse plus globale sur le sens que peut revêtir une telle migration, pour les trans-migrants eux-mêmes, comme pour les ensembles et sous-ensembles sociaux et politiques qu’ils traversent et rencontrent et avec lesquels ils négocient sans cesse à travers des relations et des rapports sociaux nouveaux, car issus de la mobilité et de la multi-appartenance. Il s’agit bien de donner du sens social à ce phénomène migratoire récent dans la perspective ambitieuse de l’élaboration d’un paradigme de la rencontre et du passage, qui prend toute son importance dans le contexte actuel de « mondialisation », de prolifération d’acteurs transnationaux, de recomposition territoriale et de reconfiguration migratoire. Il s’agit de comprendre alors, au niveau sociologique, les nouvelles territorialités produites par les « va et vient », par toutes les « norias » mettant en relation des lieux les plus diversifiés à partir de connections sociales qui prennent la forme de réseaux relationnels, et de prendre la mesure de ces changements pour revisiter les formes de liens qui se font et qui se défont durant la migration transnationale et le développement tant dans leurs acceptions objectives que subjectives des nouveaux rapports sociaux qu’ils suscitent. Les dispositifs que ces circulations produisent s’appuient en effet sur des réseaux sociaux, plus ou moins formels, plus ou moins organisés, mais qui présentent la particularité d’articuler sur des espaces distants des jeux d’acteurs en interaction avec des environnements différenciés, induisant des 39 rencontres d’un nouveau genre. C’est donc bien la transgression, involontaire ou assumée, des acteurs de cette migration transnationale vis-à-vis d’un certain nombre d’ensembles sociaux et de constructions, territoriales et juridico-politiques, ou normatives, qui constitue l’une des dimensions qui méritent analyse. Car, indubitablement cette transgression produit objectivement comme subjectivement, au niveau des acteurs du fait migratoire comme au niveau des Etats-nations et des populations qui les voient passer et s’installer, de nouveaux rapports sociaux, notamment dans la renégociation permanente64 « des règles du jeu ». Les dynamiques de groupes que nous observons traduisent des dynamiques sociales et territoriales et révèlent de nouvelles identités en chantier ainsi que des transgressions ou des articulations aux Etats-nations et aux territoires dont il faudrait relever les indices et traduire les signes par des modes d’analyse novateurs. La problématique de la dispersion spatiale comme ressource nous montre comment la contrainte de la distance peut être transformée non seulement en ressource économique, mais selon nous, d’abord et avant tout en ressource sociale. Cette capacité à tisser des liens jumelée à celle d’identifier la valorisation des espaces et les normes qui ont cours dans les sociétés qu’ils traversent, nous suggère de visualiser le caractère formateur d’une telle migration. Comme, par exemple, l’apprentissage de nouvelles langues, ou bien le potentiel à élaborer des initiatives économiques : la plupart d’entre eux, comme nous l’avons montré dans notre recherche précédente, visualisent assez rapidement les opportunités qui résident dans la mobilité, comme celles que pourraient en tirer ceux qui auraient la capacité de faire circuler des biens et des services entre des territoires, en identifiant la valorisation que prendrait un produit donné en passant d’un espace à un autre. Il se crée en effet avec une facilité déconcertante tout au long de cette trans-migration du lien entre des individus qui ne se connaissaient pas auparavant, du lien issu de la rencontre entre des « étrangers » qui peut être rompu ou distendu au rythme des circulations et des mobilités sans que l’anomie Durkheimienne n’interviennent. La capacité de ces acteurs de jouer individuellement et collectivement sur différents territoires en établissant de nouvelles relations sociales, perturbe les conceptions classiques de l’Etat-nation et de l’intégration, ce qui nous invite à percevoir leur cosmopolitisme évident et leur disposition à un civisme ou même à une certaine forme de post-citoyenneté. Du fait de l’arrivée constante de nouvelles populations et du départ des anciennes et du fait des circulations incessantes : déplacements dans le territoire national, déplacements frontaliers, départ et retour etc. le Maroc devient par ces faits de mobilité dus à ses propres citoyens et à d’autres populations hétéroclites (il n’y pas que les Africains subsahariens qui tentent de passer en Europe par le Maroc, mais aussi des Africains du Nord, Egyptiens, Algériens, Tunisiens, et des moyen-orientaux et des Asiatiques, Palestiniens, Irakiens, Kurdes, Pakistanais, Indiens, Bangladais etc., et même depuis peu, des latinoaméricains Mais se sont les Africains subsahariens, et évidement les Marocains, qui ont ouvert la voie, et ils restent encore, de très loin, les plus nombreux) une noria, un pôle migratoire, un espace transitionnel, un espace transnational de circulation relié au monde, où certaines règles sont constantes et d’autres, continuellement renégociées : des espaces en friches, des marges négociées localement et des interstices apparaissent çà et là ; il conviendra de les décrire dans notre futur recherche. 64 40 Notre projet de recherche qui s’inscrit déjà dans le long terme, a bien l’ambition, au-delà de son caractère sociologique stricto cens us, et au-delà même de la thèse, de produire à long terme un ensemble cochèrent d’éléments de compréhension de la réalité sociale du monde actuel en voie de globalisation, où les reconfigurations migratoires et l’ampleur des phénomènes de transnationalisme redessinent certains rapports sociaux, induisant une « mondialisation sociale » et une « mondialisation par le bas », ainsi que de nouvelles formes de recomposition territoriale qui l’accompagnent, et dont la mobilité et la multiappartenance65sont deux composantes fondamentales. Et ceci, afin de proposer un contenu qui permette de penser un espace politique nouveau où l’individu se verrait proposer une multitude de libre appartenance, à partir notamment de la multipolarité des lieux de vie et des relations sociales qui le lient aux autres tout au long de son existence, dans des formes d’interdépendances qui le « responsabilisent », et ce, quels que soient les espaces et les sociétés dans lesquels elles se réalisent. Les constructions identitaires ne peuvent, selon nous, strictement s’absorber, ni dans un universalisme abstrait, ni dans la nation, ni dans les rapports de classe ou les rapports de genre: les individus ne sont pas seulement des ouvriers ou des patrons, des hommes ou des femmes, des étrangers ou des nationaux, mais ils appartiennent à plusieurs catégories à la fois. Ces catégories varient selon les relations sociales dans lesquelles ils sont engagés ou dans lesquelles ils s’engagent. Les individus appartiennent à des cohortes générationnelles, à des catégories professionnelles, à des réseaux relationnels, à des « tribus » (les « raveurs », les tribus urbaines comme les « skateurs » etc.). Ils ont des préférences sexuelles (tout le monde n’est pas, loin s’en faut, hétérosexuel ; et la bisexualité complexifie encore plus la difficulté à réduire l’identité sexuelle), parfois ils appartiennent à plusieurs lieux de vie ou sont amenés à passer d’un territoire de régulations à un autre, du fait de la spécialisation des espaces et/ou du mode de vie urbain, et à se réorganiser dans ces derniers etc. Ils sont alors constamment amenés à négocier avec plusieurs identités lors de rencontres, dans des relations et des transactions sociales qu’il convient de décrire afin d’en comprendre le mécanisme. 65 41 3- Axes de recherche, cadre d’analyse et mode opératoire 3-1- Conditions de mise en œuvre de la migration transnationale des subsahariens : conceptions et approches sociologiques Nous observons donc une configuration migratoire en réseau qui s’étale à travers les territoires. Si notre approche de la migration transnationale puise ses sources dans le concept de circulation migratoire, et s’inspire de celui de configuration sociale conceptualisée comme la disposition d’un ensemble d’éléments placés en situation d’interdépendance, tel que l’a défini Husserl - et plus tard Norbert Elias - qui utilisait ce terme pour qualifier des ensembles visuels non dénombrables, dont la totalité n’est pas réductible à la somme des parties, celle du réseau et des collectifs s’inspire de la notion de forme sociale66. C’est Simmel qui le premier en sociologie a défini ce concept de forme. A travers celui-ci, il espérait décrire et expliquer les formes des « actions réciproques » des individus. Il cherchait ainsi à ouvrir un domaine d’investigation sociologique où même les plus petites relations sociales auraient une signification, car grâce à leurs formes qui s’opposent ou se ressemblent, elles font sens sociologiquement. A travers son œuvre, il montra formidablement bien comment les groupes sociaux les plus divers en fonction de leur finalité adoptent parfois dans leurs actions des formes identiques, indépendamment de leur origine. Si en sociologie la forme est communément conçue comme un type d’organisation sociale, une structure mobile conservant une certaine indépendance par rapport aux contenus, ce qui nous intéresse ce sont les formes que prennent les relations sociales durant la migration transnationale sur les territoires circulatoires que cette dernière institue au rythme des incessants passages, les superposant à ceux déjà existants. En effet, que notre approche s’inspire tantôt du concept de forme, tantôt de celui de configuration, il reste que ce ne sont que des outils permettant d’appréhender au mieux ce sur quoi nous désirons surtout mettre l‘accent : les relations sociales déterritorialisées qui s’élaborent durant la migration transnationale, exprimant les conditions de sa réalisation. Nous montrerons alors ici, que les trans-migrants tissent des liens entre eux, sous la forme de collectifs d’entraide établis en réseaux transversaux, sans pour autant se connaître auparavant. Ce qui suggère que la confiance est possible entre « étrangers » : c’est ce que nous essaierons de décrire empiriquement dans notre thèse, parce que cela induit directement alors, de comprendre 66 Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, PUF, Paris, 1981. 42 comment ces trans-migrants parviennent individuellement ou collectivement à tisser et à mobiliser du lien social sans relations personnelles de confiance préalablement établies. Dans ce cadre, la notion de réseaux apparaît comme très intéressante et très utile pour penser les relations transversales entre individus traversant les limites des organisations institutionnelles (régionales, nationales, locales, etc.) dans une forme que le sociologue ne peut traduire que qualitativement. Ces relations ne sont pas par définition dénombrables parce que fluctuantes et toujours susceptibles de s’étendre. Cette notion désigne toutes sortes de « mouvements faiblement institutionnalisés réunissant des individus et des groupes dans une association dont les termes sont variables et sujets à une interprétation en fonction des contraintes qui pèsent sur leurs actions »67. L’approche en termes de configuration migratoire transnationale en réseau permet de montrer comment des espaces de mobilisation sont construits par delà les frontières par des acteurs sociaux, porteurs de ressources mais aussi de valeurs et de pratiques novatrices. Et cela en raison du faible degré de formalisation et d’obligation68 que revêtent souvent ces relations sociales déterritorialisées, et d’une absence de véritable spécialisation des rôles dans un système qui rassemble différents types d’acteurs sans poser de hiérarchie effective. Et, comme nous le montrerons, c’est grâce au réseau que cette migration transnationale est possible : c’est la structure relationnelle qui permet d’orienter le projet migratoire et les trajectoires qui en découlent. C’est une boussole, car les trans-migrants qui passent d’un espace de régulation à un autre, indiquent à ceux qui suivent comment réussir ce passage en se basant sur leurs propres expériences, nouant ainsi des relations déterritorialisées. Ces réseaux que nous observons sont à la fois territoire et population, cadre matériel et unité de vie collective, configuration physique et nœuds de relations entre les acteurs sociaux. Ils s’établissent dans le temps et dans l’espace, entre la mobilité et le territoire. Une des caractéristiques du réseau consiste en la distribution d’informations sur le passage. Ainsi distribuées, de telles informations sur la route à suivre contribue à l’acquisition d’une des dimensions du savoir-faire nomade : instituer des circulations en repérant des routes déjà existantes ou en en dessinant de nouvelles pour pouvoir y circuler, y repasser ou faire passer ceux qui suivent. Durant le rythme incessant des circulations, les routes migratoires sont Ariel Colonomos, Sociologie et science politique : les réseaux, théorie et objet d’études, Revue Française de Science Politique, n° 1, février 1995, pp. 165-178. 68 Même si, comme nous le verrons, le lien social qui se noue dans les collectifs de trans-migrants dans le temps et la cohabitation peut être incarné parfois, par des sentiments d’obligations et des pratiques de solidarité. 67 43 balisées socialement : comme le Petit Poucet, ils sèment des indices, marquent des traces, balisent le terrain afin que d’autres puissent les reconnaîtrent et en profiter. Mais cela suppose que les signes balisant les routes soient reconnaissables par tous, c'est-àdire qu’une identité collective rapproche socialement tous ces individus et permettent aux acteurs d’interpréter les codes qu’ils élaborent dans leurs relations déterritorialisées. C’est le postulat que nous faisons et que nous tenterons de démontrer par nos observations empiriques dans notre futur travail de recherche. Tous ces signes sont le résultat d’une multitude de relations sociales qui liées les unes aux autres forment des réseaux sociaux qui s’établissent transversalement aux nations, le long des routes migratoires. Un des enjeux fondamentaux de notre recherche est de décrire le plus finement possible ces réseaux et les relations qui les instaurent afin de donner une épaisseur humaine et une dimension empirique nécessaires à l’administration de la preuve. Ces trans-migrants se trouvent pris dans des réseaux de relation qui évaluent leur capacité à faire du lien. Leur capacité de s’introduire dans des nouveaux espaces dépend de celle de créer du lien avec d’autres migrants, comme avec les autochtones qu’ils croisent, et dont le soutien est précieux. En effet, toutes les routes migratoires que nous avons décrites dans notre précédent travail de recherche se situent dans des zones transfrontalières et sont déjà balisées par les autochtones, qui au-delà des allégeances aux Etats-nations circulent, depuis toujours, comme bon leur semble, de part et d’autre de ces frontières, nouvelles ou anciennes, que les jeux politiques des puissants ont dessinées au cours de l’histoire, sans leur demander leur avis. Il en va de même pour les grandes routes qui étaient déjà des passages historiques reliant les « civilisations » entre elles (route transsaharienne, détroit de Gibraltar etc.). Ainsi le « savoir circuler » des autochtones et leur soutien deviennent des conditions fondamentales pour cette migration transnationale qui ne pourrait se réaliser pour ses acteurs si en plus des contrôles et des répressions d’Etat, les populations locales les rejetaient entièrement. Ces trans-migrants savent se glisser dans les interstices laissés en friche par les Etats et les marges que les populations autochtones ont su négocier localement. En effet, les réseaux transnationaux que nous observons associent, au-delà des souverainetés territoriales et des allégeances aux Etats-nations, des acteurs aux origines diverses ayant les mêmes intérêts, les mêmes valeurs ou les mêmes buts. Aussi, quelles que soient les solidarités qui se créent ou se recomposent au-delà des territoires, l'ordre international régi par des Etats44 nations, tend-il d’une certaine manière à se « dépolitiser » (du point de vue de la conception classique de la politique) : utilitaires ou sociaux, les réseaux qui se forment s'éloignent de la conception politique et citoyenne de la nation et s’éloignent de la conception sociologique classique de l’intégration, qui lui est directement liée. L'ébranlement du principe de territorialité redonne ainsi à l'individu et au groupe ce qu'il fait perdre à l'État et à la nation 69. Pour ce qui est des collectifs de trans-migrants subsahariens, nous montrerons empiriquement que c’est une forme sociale d’entraide qui se structure à la fois sur le projet migratoire commun et sur une certaine proximité sociale. La coopération qui découle de cette mobilisation du lien permet à ces migrants d’être connectés aux réseaux grâce aux relations inter-collectifs. Les individus se reconnaissent à l’intérieur d’un espace qu’ils traversent au cours de leur migration car ils créent une histoire commune, une aventure : leur projet se ressemble, c’est « une histoire de la mobilité, initiatrice d’un lien social original »70. Pour comprendre les conduites générales de l’engagement dans un collectif naissant de transmigrants, comme celles de la constitution en réseaux, il ne faut pas figer sa pensée dans une conception du lien social trop intimiste et personnelle telle que les liens primaires71. Il faut revenir sur la problématique des formes élémentaires du lien : qu’est ce qui nous fait « tenir » ensemble malgré nos différences et nos antagonismes72 ? Nous pensons que les trans-migrants subsahariens se fondent, eux, sur ce qu’ils ont en commun, pour organiser ces collectifs à partir de la complémentarité. C’est cette complémentarité qui permet la coopération selon l’adage populaire « l’union fait la force ». Comme l’a montré Simmel certaines formes élémentaires du lien social fondé sur l’impersonnalité – comme la relation marchande, constituent une forme sociale singulière et fondatrice de la modernité des rapports sociaux : celle de la grande ville. En effet comme dans la ville, qui est le lieu de la confrontation entre des individus et des groupes qui diffèrent par leurs origines socioculturelles, leurs trajectoires, leurs projets, leurs catégories de perception et d’action, la migration transnationale des subsahariens met en relation des acteurs qui ne se connaissaient pas auparavant, qui ont élaboré individuellement, chacun de leur côté, dans leur environnement social immédiat, leur projet migratoire, mais qui doivent 69 Ariel Colonomos (dir.), Sociologie des réseaux transnationaux, L'Harmattan, Paris, 1995. Alain Tarrius, Les Nouveaux cosmopolitismes, L’Aube, Paris, 2000. 71 Les liens primaires tel que ceux qui se tissent entre « amis » peuvent éventuellement intervenir dans ces collectifs mais seulement bien après leur formation, lorsque la solidarité et les échanges accrus facilitant, comme nous allons le voir, la circulation du don, rapprochent affectivement et socialement les trans-migrants. 72 Alain Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble ? Fayard, Paris, 1997. 70 45 pourtant négocier ensemble et s’organiser collectivement. La migration transnationale met en relation des acteurs qui se distinguent individuellement par leurs origines et leur finalité : cette trans-migration devient le vecteur de la valeur où la cohésion est quelque chose que les acteurs en mobilité ont à faire. Et nous, nous postulons que les valeurs qui permettent de rapprocher les individus et favorisent une certaine cohésion, pourraient se traduire par les concepts de la mobilité et de la multi-appartenance. En effet, l’impossibilité d’avoir des relations personnelles de confiance avec tous les acteurs rencontrés lors de la circulation migratoire, c’est à dire une relation intimiste du lien social fondée sur une corrélation entre connaissance d’autrui et confiance, jumelée avec l’impérieuse nécessité de maintenir la cohésion sociale afin de ne pas en subir les conséquences négatives, suggère que ces trans-migrants ont la compétence sociale de tisser des liens impersonnels et occasionnels avec les « autres » personnes qu’ils croisent et qu’ils côtoient ; ou qu’ils doivent l’acquérir si ils veulent réussir leur migration. C'est-à-dire qu’en organisant la complémentarité malgré la mobilité, ils savent rendre proche le lointain, en jouant avec plusieurs appartenances. Pour revenir à la « grande ville moderne » de Simmel, en partant du postulat qu’elle exerce en tant qu’espace social des pressions normatives sur ses habitants, elle est bien le lieu de l’ambivalence des processus de désorganisation/réorganisation (thématique de l’Ecole de Chicago). Mais nous, nous pensons en reprenant en partie cette thématique, que ces processus consécutifs de toutes vies sociales s’exacerbent dans la migration transnationale. Nous leur préférons alors les notions, qui s’en inspirent partiellement, d’engagement et de désengagement dans le cadre des rencontres avec l’altérité, produisant des relations déterritorialisées lors des situations de passage : d’un côté en effet, des dispositifs régulateurs articulés à des territoires peuvent contribuer à entretenir et à transmettre aux nouveaux arrivants des modèles socioculturels, des manières d’établir des rencontres dans les espaces où ils s’engagent dans des relations particulières, des manières de cohabiter et de coopérer expérimentées durant les étapes et qui se confrontent à celles expérimentées durant leur enfance etc. D’un autre côté, la trans-migration est toute entière placée sous le signe de la mobilité : mobilité géographique, mobilité résidentielle avec les déplacements journaliers imposés par la spécialisation des espaces et ceux dus au caractère souvent « illégal » de leur présence du fait de leur criminalisation juridique par les Etats dans lesquels ils sont, ce qui les 46 obligent à se déplacer sans cesse pour ne pas être arrêtés et expulsés, et enfin mobilité sociale ; toute cette mobilité implique forcément des désengagements. Ces faits de mobilité sont déstabilisateurs et entraînent souvent des remises en question existentielles de la part des trans-migrants, ou tout au moins des «ajustements identitaires temporaires » afin de pouvoir communiquer avec les différents milieux qu’ils rencontrent. Cela implique la capacité de créer du lien impersonnel avec autrui, suggérant alors des actions sociales innovantes ou alternatives. Loin de l’analyse strictement productiviste qui renvoie à un processus favorisant la reconduction de groupes sociaux fortement articulés à des territoires et à leur formation communautaire, il faut insister sur le phénomène de la « pulsion d’être ensemble » et, ou autrement dit, de « faire société », dont l’idée pourrait éventuellement s’apparenter avec le concept de Vergesllschaftung (en allemand) tel que l’ont utilisé Weber et surtout Simmel, et qui au sens littéral signifie « entrée en relation sociale ». Cette « pulsion d’être ensemble » pousse les acteurs à se regrouper pour faire fasse à l’adversité. Ces transmigrants nous montrent bien que la confiance est possible entre inconnus. Car, la condition du maintien du collectif et de son efficacité à mettre en relation les migrants subsahariens, ne réside pas seulement dans la capacité des acteurs à créer des relations personnelle continues stables et affectives, elles-mêmes générées par la confiance, car cela « (…) exclurait tous les autres types de relation moins intenses, moins durables, qui pourtant facilitent l’échange d’information et de service »73 nécessaire à la réussite du passage et à la survie dans les étapes. Autrement dit il n’y a pas un lien indissociable entre confiance et connaissance d’autrui. La confiance ne varie pas toujours selon le degré d’information sur autrui. La vie moderne, celle de la grande ville, met en relation des inconnus, et nous oblige au contraire à avoir des relations impersonnelles. La migration transnationale fait de même mais sur une autre échelle, en rapprochant les territoires. Et durant les étapes où les collectifs se forment, la confiance ne se fonde pas d’abord sur la connaissance intimiste de l’autre mais sur le partage d’un même projet. Ce sont des collectifs d’intérêts qui ne deviennent plus denses socialement au niveau du lien, seulement dans la durée et la cohabitation. Mais les circulations incessantes nécessitent que les acteurs aient la capacité de maintenir le lien malgré les distances, malgré les mobilités : ces liens sont le fruit de relations déterritorialisées. Il ne faut pas confondre la dimension individuelle et la dimension subjective du lien social. Ce qui fonde les relations au sein de réseaux sociaux et la constitution de Pascal Chantelat, La Nouvelle Sociologie Economique et le libre marchand : Des relations personnelles à l’impersonnalité des relations, in Revue Française de Sociologie, n° 43-3, p 521-526, 2002. 73 47 collectifs ce n’est pas seulement « (…) la transparence de soi mais la transparence de la présentation de soi, c'est-à-dire une exigence d’intelligibilité, de compréhension mutuelle reposant sur la conformité (…) des normes collectives. »74, par la participation, comme nous le verrons, à un projet commun dans lequel se fond le projet de vie individuel traduit et compris par tous en projet migratoire. On sait depuis Simmel que la modernité de la vie sociale n’est possible qu’au prix d’une certaine dépersonnalisation des relations sociales, d’une objectivation et d’une intellectualisation des rapports sociaux. Mais cela ne renvoie pas au vide social, à l’anonymat généralisé, à l’isolement ou à l’anomie Durkheimienne mais à une forme impersonnelle et minimale, celle des « petites attentions coopératives »75. L’échange commence bien avant la constitution en collectif de ces migrants. La personnalisation des relations et l’intimité des liens avec les pratiques de solidarité qui en découlent n’agissent qu’après. L’interaction sociale qui préside à l’échange ne constitue pas un résidu, voire un vide social, qui n’agirait pas sur le cours des évènements, mais c’est bien à partir de cette relation que découle le lien, qu’il soit intense ou pas. Se constituent alors, dans des cadres d’interactions spécifiques, qu’il s’agira de décrire, des formes de relations qui dans leurs auto-influences vont induire des actions collectives. La constitution en collectifs de personnes qui ne se connaissaient pas à l’origine mais qui arrivent pourtant à organiser la complémentarité et à instituer une identité collective qui se cristallise dans la durée autour de la solidarité et du projet migratoire commun, en est un exemple social parfait. Car, migrer c’est d’abord un projet, et pour ce qui nous concerne, une migration transnationale sans projet, et surtout sans projet de passage n’en est pas vraiment une. La confrontation de ces territoires circulatoires, qui sont à la fois des espaces de passages et des étapes – étapes dans l’ailleurs, hors de chez-soi - et ceux déjà existants n’est pas évidente à négocier. La rencontre avec des « étrangers » ne l’est pas non plus. Mais elles sont sources d’interactions diverses et variées et peuvent constituer des modes d’acquisition de compétences sociales. Nous concevons le concept de compétence sociale comme l’ensemble des capacités nécessaires à l’acteur pour être intégré à la société : c’est la capacité notamment d’échanger dons et contre dons avec l’environnement immédiat ou lointain, tout en mettant en œuvre des facteurs de motivation, d’anticipation, de maîtrise de l’espace, d’utilisation des Pascal Chantelat, La Nouvelle Sociologie Economique et le libre marchand : Des relations personnelles à l’impersonnalité des relations, in Revue Française de Sociologie, n° 43-3, p 521-526, 2002. 75 Isaac Joseph, Erving Goffman et la microsociologie, PUF, Paris, 1998. 74 48 acquis dans les différentes situations que l’on rencontre. La compétence sociale est une composante essentielle à l’intégration sociale, et cette dernière devient accessible grâce à une formation familiale ou extrafamiliale au fil des diverses situations d’interactions sociales et de rencontres avec l’altérité, dans lesquelles les individus se trouvent pris. Ces rencontres peuvent aussi, comme nous tenterons de le montrer, produire à travers les relations déterritorialisées, des formes nouvelles de socialisation issues de la transformation du lien impersonnel en lien personnel de confiance, sécularisant ainsi des pratiques de solidarité. C’est à dire, dans cette conception phénoménologique, que le trans-migrant est d’abord un individu qui a l’idée de la migration, qui déplace avec lui non seulement son savoir-faire, ses compétences mais aussi son imaginaire, son modèle d’interprétation et de perceptions qui produisent la sensation d’altérité, de sortie réussie hors d’un territoire initial et de ses repères dans la rencontre avec les autres. En se déplaçant, il se confronte à d’autres perceptions qui peuvent être complémentaires et qu’il doit apprendre à instrumentaliser, transformant ainsi dans des relations spécifiques, qu’il négocient autant qu’elles s’imposent à lui, une volonté individuelle en une identité collective. La notion de projet nous paraît intéressante car c’est bien l’une des caractéristiques de l’action sociale que de comporter une représentation du futur recherché, et de s’ordonner en fonction de cette représentation. Les projets donnent sens aux actions par cette représentation des buts souhaités76. Il s’agit alors ici de poser l’hypothèse que dans une certaine mesure, cette circulation transnationale devient un espace de réalisation collective en soi au cours de la migration parce que progressivement, elle s’organise en créant un imaginaire dans lequel se confondent des représentations du futur (projet de vie où l’ailleurs est l’univers du possible), des symbolisations unifiantes (projet migratoire où à travers « l’ aventure » la mobilité spatiale devient le moyen de réaliser la mobilité sociale) et des pratiques éducatives (savoir passer les frontières, tisser des liens personnels ou impersonnels avec des « étrangers », savoir circuler) qui participent ainsi à l’élaboration d’une identité et peut-être même, dans le long terme, à celle d’une forme culturelle en chantier, celle du « nomade moderne ». C'est dans son acception anthropologique que nous concevons le concept de forme culturelle qui « désigne un modèle de significations incarnées dans des symboles qui sont transmis à 76 Nous nous inspirons ici directement de Max Weber et de son formidable ouvrage, Max Weber L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, coll. Agora, Plon, Paris, 1964. 49 travers l'histoire, un système de conceptions héritées qui s'expriment symboliquement, et au moyen desquelles les hommes communiquent, perpétuent et développent leur connaissance de la vie et leurs attitudes devant elle »77. Mais nous pensons que dans nos sociétés de communication où les temps sont raccourcis et l’immédiateté une possibilité, l’histoire immédiate, celle qui s’élabore à l’échelle des trajectoires sociales, doit elle aussi être prise en compte. En effet, le sentiment de ces acteurs que les trajectoires migratoires tendent à se confondre produit ce processus identitaire : venir d’un même endroit, passer par les mêmes espaces et circuler sur les mêmes territoires c’est au fond sortir de la même matrice pour se diriger vers les même lieux, et donc faire partie du même mouvement historique. Cette identité migratoire en chantier est nouvelle selon nous en ce qu’elle s’édifie progressivement à la fois à l’échelle des trajectoires sociales qui s’expriment à travers une trans-migration qui impose une réorganisation permanente et une transaction avec plusieurs appartenances, et à la fois sur une supposée origine commune basée essentiellement sur la mobilité et non sur le territoire ou la nation. Cette migration n’est plus seulement un simple entre-deux, un voyage connectant des nonlieux78, mais le vecteur de la réalisation d’un projet de vie qui s’élabore collectivement dans des étapes migratoires, cristallisant ainsi le projet migratoire individuel en une identité collective et qui se décline sous la forme d’un ethos79 particulier, reconnaissable par tous ses acteurs. Nous tenterons donc de démontrer qu’il s’élabore en cours de migration un ethos migratoire relevant de nouvelles identités en formation dépassant les cadres institutionnels classiques de socialisation et d’intégration. C’est bien une nouvelle forme d’identité de « nomade moderne » qui se dessine sous nos yeux, créant des espaces de nouvelles citoyennetés qu’il est urgent d’étudier et d’analyser dans la durée afin de constater son éventuelle concrétude et son éventuelle pérennité. C’est pour nous un enjeu de recherche fondamental pour qui veut appréhender les nouvelles dynamiques sociales à l’œuvre dans un monde en voie de globalisation mettant ainsi dans une relation déterritorialisée des personnes 77 C. Geertz, La religion comme système culturel, in The interpretation of cultures, Paris, Gallimard, 1973, p.21. Marc Augé, Non lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, coll. La Librairie du XXié Siècle, Ed. Du Seuil, Paris, 1992. 79 Nous empruntons le terme à Max Weber et l’utilisons dans le sens qu’il en donne dans, Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, coll. Agora, Plon, Paris, 1964 ; et dans Economie et société 1. Les catégories de la sociologie, Ed. Agora Pocket 172, Plon, Paris, 1995 ; et Economie et société 2. L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Ed. Agora Pocket 171, Plon, Paris, 1995. 78 50 aux origines diverses, les obligeant alors à négocier en dehors des institutions et des cadres sociaux et politiques classiques, localement et historiquement institués. Ces trans-migrants ont une idée de l’ailleurs et l’envie de s’y rendre : c’est un projet qui prend son sens dans la migration transnationale en elle-même et qui se projette sur les espaces que celle-ci amène à parcourir. Si c’est l’image qui fait voyager, c’est donc que les usages de ces espaces migratoires sont influencés par le mode de représentation, c’est à dire le projet. De plus si c’est l’usage qui fait l’espace, alors c’est l’idée qui fait l’usage, précipitant ces trans-migrants qui se détachent du territoire dans une réalité plus ou moins appréhensible par les autres migrants qui suivent le même cheminement. Leurs capacités justement de contourner les barrières sociales et juridiques qui s’érigent entre leur projet migratoire et leur usage des espaces qu’ils doivent traverser pour le réaliser, se conjuguent avec celles de jouer sur ces espaces en tant qu’acteur déterminé de leur migration. Le projet est appréhendé ici comme un objectif supérieur à tous les buts. Si la fin justifie les moyens, le projet lui justifie la finalité. Leur trans-migration est, selon nous, le résultat d’un projet, dans le sens de l’image d’une situation que l’on espère atteindre. C’est à dire tout ce par quoi les personnes tendent collectivement ou individuellement à modifier le monde qui les englobe, ou eux-mêmes, et leur position dans cet environnement. Il apparaît alors qu’ils se réalisent en tant qu’acteur de leur vie en se dotant d’un projet migratoire qui se substitue à un projet de vie, à une mobilité sociale, et qu’ils se reconnaissent ainsi entre eux. C’est ce que nous avons l’intentions de démontrer dans notre futur travail de recherche. En effet, à partir de nos observations antérieures nous pensons que cette circulation migratoire transnationale réalise le projet de vie tout autant qu’il la réalise, parce que durant cette migration transnationale il se confond avec le projet migratoire. On se construit un ailleurs où tout devient possible, un espace imaginaire de réalisation sociale, un projet de vie, et pour y passer on élabore un projet migratoire ; ici un projet ne pouvant se réaliser que par une migration transnationale. Les liens de solidarité issus de la rencontre entre des personnes qui ne se connaissaient pas auparavant et qui ont organisé la complémentarité autour de leur projet ( entre autres) se réalisant dans des formes sociales originales ( les réseaux, les collectifs), sont à la fois le fruit de négociations et de stratégies : entre les acteurs du fait migratoire, et avec des « autochtones » partageant certaines valeurs – celle de la mobilité notamment - qu’ils 51 rencontrent au cours de leur migration transnationale. Ils sont alors liés peu à peu, dans le temps et la durée, par des affinités particulières et par un sentiment d’obligation : ce dernier étant généré par la circulation du don. « C’est ainsi que le clan, la tribu, les peuples, ont su - et c’est ainsi que demain notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir - s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres. C’est là un des secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité »80, eut écrit Mauss. Mais, pour aller un peu plus loin dans cette perspective, cela impliquerait, dans la réalité que nous observons, un lien social particulier, alternatif et issu d’un compromis. La question du choix dans le don est de ce point de vue primordiale. « Le don existe mais il est libéré de toute la charge d’avoir à reproduire les rapports sociaux fondamentaux, communs à tous les membres de la société. »81. Nous ne pouvons aujourd’hui « ….considérer les individus comme des atomes qui préexisteraient à leur inscription dans des relations sociales déterminées. »82. Les personnes ne sont pas non plus des électrons libres qui agissent avec, pour, ou contre les autres, de façon rationnelle, en ne cherchant que leurs intérêts, et ceci dans une vision utilitariste et individualiste du monde social. Mais l’échange selon cette vision du don, devient premier à toutes relations sociales et ne cesse que lorsque les liens sont tous brisés. Ils n’en ont jamais fini avec l’échange et la négociation sans que cela ne vienne perturber le projet de ses acteurs. Ainsi, à partir du lien impersonnel, la circulation du don (les échanges d’informations, les petits services, les prêts d’argent, les dons de nourriture, l’hospitalité etc.) permet de renforcer le lien et d’augmenter ainsi les pratiques de solidarité nécessaires pour les trans-migrants subsahariens : le don devient dans le temps et la durée une pratique qui s’exprime dans la socialité primaire où les personnes se trouvent imbriquées dans une série de faisceaux de droits et d’obligations, de dettes et de créances ; il vient en renfort du lien impersonnel en le densifiant à travers l’échange. En effet, échanger, donner, recevoir, c’est faire partie d’un groupe d’initiés, partageant certaines valeurs, c’est-à-dire proches socialement. Il y a un effet de structuration sociale dans l’échange83. Et c’est autours de cet effet de structuration que s’organisent dans la durée ces collectifs, ces microsystèmes sociaux. Il y a donc le désir de se rapprocher les uns des 80 81 82 Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, PUF, Quadrige, 9ème éd. Paris, 1985. M. Godelier, L’énigme du don, Fayard, Paris, 1996, p.21. Jacques T. Godbout, L’esprit du don, coll. Sciences humaines et sociales, La découverte/Poche, Paris, 2000, p.197. 83 Marcel Mauss, Essaie sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, in, Sociologie et Anthropologie, PUF, Quadrige, 9ème éd., Paris, 1985, p.145-279. 52 autres, de créer une multitude d’espaces propices à l’échange. Espaces qui seront autant d’intervalles, de points de rencontres qui assureront la convergence et qui motiveront la solidarité. Il y a le désir aussi de rapprocher les particularismes entre eux, à travers notamment la transmission de services, de pratiques qui deviendront propres au collectif, au fondement de son existence. Dans ces collectifs basés sur l’autogestion et dont les membres se revendiquent libres dans le sens où chaque individu « doit être responsable », les nouveaux arrivants sont assimilés par leur participation active dans la structure. Il n’y a pourtant pas auparavant, des liens personnels basés sur la connaissance et la confiance préalablement établies, mais des négociations et des transactions entre des acteurs qui partagent le même projet, certaines valeurs et conceptions. C’est à dire que le fait de s’impliquer et de participer activement dans un collectif, permet l’échange et motive la solidarité ; ainsi la transmission de l’identité en est facilitée et chacun pourra ainsi reproduire ce schéma dans d’autres lieux, après être passé dans un nouvel ensemble. Les héritages symboliques, comme le sont le projet migratoire et l’identité « d’aventurier » qui en découle, ainsi que les pratiques éducatives comme le « savoir circuler », assurent la cohésion et au delà des collectifs, renforcent les réseaux migratoires. Nous voyons bien dans les relations déterritorialisées que tissent les trans-migrant subsahariens dans leur migration transnationale, comment des formes sociales originales organisées autour d’un lien particulier dans une situation de mobilité, se substituent aux communautés d’intégrations, laissant présager une socialisation d’un nouveau genre, où la négociation et la transaction entre plusieurs appartenances deviennent des compétences sociales indispensables. En effet, cette trans-migration où une certaine forme de solidarité ponctue les trajectoires de ses acteurs, est un moteur du système social ; la solidarité en est un des principes de survie. Elle le structure, le gêne en même temps, entravant des logiques fondamentales, dans un monde régi par le marché et par l’Etat. Elle soulève ses contradictions et suggère des alternatives, propose la rencontre et exacerbe l’altérité. Par ses caractéristiques et ses dimensions, cette solidarité inter-migrant perturbe la société organisationnelle et rationnelle. Loin des logiques marchandes et des visions utilitaristes, elle sécularise des formes d’actions basées sur l’entraide et la solidarité et une relative gratuité. En ne se pliant pas aux injonctions des Etats-nations par exemple, ces trans-migrants se trouvent livrés à eux-mêmes, s’étant mis hors de portée de l’Etat, la solidarité devient alors un moyen de faire face à l’adversité. Si la gratuité dans certains services est relative, les échanges entre migrants ne sont pas basés sur une réciprocité automatique et immédiate fixée par la valeur marchande, mais par une forme 53 de réciprocité ou plutôt d’obligation sociale fixée par la valeur du lien qui peut être immédiate ou s’étaler dans le temps. Si ils échappent à l’aliénation de l’Etat, car ils ne se situent pas dans une logique légaliste et permettent ainsi l’expression de leurs parcours en dehors de toutes les règles étatiques qui l’entraveraient, ce ne sont pas des criminels, et par leur facilité à tisser du lien impersonnel et de mettre de côté un certain temps leur projet individualiste, ils font preuve d’un civisme évident. C’est du moins ce que nous essaierons d’illustrer empiriquement, dans notre prochaine recherche, le mieux possible afin d’administrer la preuve à ce que nous avançons. Pour tenter de répondre à toutes ses questions et d’illustrer sociologiquement toutes ces ambitions, nous proposons, pour tenter de définir84 le monde de la migration transnationale des subsahariens comme un phénomène social total, de résumer tout ce que nous venons d’énoncer depuis le début de cette présentation en trois grands questionnements comme mode d’analyse des mécanismes sociaux à l'œuvre que révèlent ou traduisent ces flux. Axe 1- Comment les trans-migrants subsahariens réussissent-ils individuellement et surtout collectivement à traverser les frontières nationales et les frontières sociales, et comment s’introduisent-ils, ainsi, dans certains territoires (nationaux, régionaux, villes, zones franches, quartiers défavorisés, espaces ruraux etc.) où ils doivent sans cesse se réorganiser ? Il s’agit alors de prendre en compte l’ensemble des relations sociales, des réseaux et des pratiques qui créent à la fois du lien social et du territoire, se superposant à ceux déjà existants, redéfinissant par là même certaines frontières et certains rapports sociaux au delà des cadres stricts de régulations des Etats-nations. La dimension territoriale sera évidement abordée essentiellement dans ses dimensions sociales à partir notamment de l’interaction entre d’un côté les relations déterritorialisées qui se nouent dans la mobilité, et de l’autre les rapports sociaux institués et les appropriations de l’espace, temporaires ou historiques, qui créent des espaces de régulations spécifiques avec ses valeurs et ses normes ; et non dans ses caractéristiques géopolitiques, nationales ou naturelles (désert, détroit etc.), qui ne seront perçues que comme des indicateurs de contexte. Même si notre mémoire s’appuie sur une recherche empirique à caractère conclusif produite en maîtrise, ce n’est encore qu’un projet de thèse : nous tentons ici de tracer les grandes lignes permettant au mieux de définir ce phénomène migratoire dans son ensemble, sans préjuger que celles-ci soient les seules à pouvoir le faire. Il est évidant que nous rencontrerons d’autres problèmes « en route », ce qui amènera d’autres questions. Mais nous pensons que les axes de recherches que nous proposons sont ceux qui permettent, aujourd’hui, le mieux l’introduction au terrain et à la définition de l’objet, comme un phénomène social total. 84 54 Axe 2- En quoi le caractère spécifique de cette migration transnationale, qui connecte par du lien social des espaces éloignés et introduit de nouvelles relations dans différents territoires, produit-elle ainsi, une nouvelle forme identitaire pour ses acteurs? Ce qui suppose de comprendre d’abord comment s’élabore une nouvelle dimension identitaire et ensuite, comment les individus et les groupes sont amenés à jouer avec plusieurs appartenances, afin de négocier entre eux et avec les autochtones des sociétés qu’ils rencontrent. Ce qui nous pousse directement à comprendre en quoi cette trans-migration, à partir de la circulation de nouvelles identités en chantier issues d’une densité relationnelle et de liens sociaux déterritorialisés substitutifs aux communautés d’intégration (car ces dernières sont trop ancrées dans le territoire et confondues en communautés d’origines) favorise-t-elle l’apprentissage de savoir faire et l’acquisition de compétences sociales pour ses acteurs qui doivent se réorganiser en permanence tout au long de leur périple ? Axe 3- En quoi la migration transnationale des personnes charriant avec elles leurs univers relationnels peut-elle, par les circulations incessantes au sein de régions particulières, participer ou anticiper la libre circulation des personnes dans ces zones, et par conséquent l'intégration interrégionale « par le bas », parfois malgré ou contre les Etats? C'est-à-dire plus exactement, montrer d’abord dans une perspective sociologique comment ces populations interfèrent, par leur migration transnationale, sur les notions parfois devenues trop abstraites d’Etat-nation et d’intégration. Puis comment elles transgressent et dépassent les cadres juridico-politiques mis en place par les Etats-nations, et la volonté étatique des dirigeants d’établir des accords internationaux strictement politiques et économiques, en faisant ressurgir, par les relations qu’elles tissent entre elles et avec les populations autochtones, du social là où certains ne voyaient que mondialisation « high-tech », alliance politique des puissants, zones franches, macro-régions issues d’accords économiques de libre échange, entreprises multinationales, capitalisme sauvage et autres conglomérats financiers. A partir de ce questionnement, ce que nous nous proposons de faire pour notre futur travail de thèse, c’est d’abord d’épaissir empiriquement les descriptions des relations et des rapports sociaux qui se jouent dans cette migration transnationale des subsahariens, en termes de dynamiques nouvelles dans les sociétés de passage et d’installation (temporaire ou pas), et en termes de logiques internes à cette population migrante, afin d’illustrer le mieux possible cette circulation comme un phénomène social total. Et ceci en élargissant le champ 55 d’observation à tout le territoire Marocain85, mais aussi à la région Maghrébine et au sud ouest de l’Europe afin de capter les phénomènes de transnationalisme, de réseaux sociaux transversaux et de mobilité transnationale à partir de leurs espaces transfrontaliers en mettant l’accent sur les notions de frontière et de passeur et sur les relations qu’ils produisent. Un accent sera mis aussi sur la ville en tant que lieu de promotion des stratégies des groupes de migrants en matière de déploiement international des réseaux qu’ils contrôlent ou qu’ils développent : les métropoles internationales et les grandes villes frontalières comme Rabat, Alger, Tanger, Agadez, Oujda ou Casablanca sont bien des relais et des points d’appui, que nous nommerons étapes -ici étape urbaine, à l’extension et au renforcement de ces réseaux transnationaux, avant que des villes comme Madrid, Barcelone, Ceuta, Marseille, Toulouse, Paris ou Bruxelles ne prennent le relais. 3-2- La description ethnographique : une approche qualitative et relationnelle Pour parvenir à répondre à ces axes de recherche, dans un mouvement d’aller-retour entre le terrain et la réflexion élaborée sur la base de notre problématique, nous utiliserons principalement la description ethnographique. C'est-à-dire, nous tenterons d’illustrer sociologiquement les propositions de réflexions que nous venons de présenter, par des observations rigoureuses récoltées directement sur le terrain après une immersion complète ; puis nous les validerons ou les invaliderons à partir de ces descriptions empiriques avant de tenter alors de dégager du sens pour proposer des éléments de compréhension à partir de notions et de concepts sociologiques novateurs. Dans notre perspective, comprendre ce n’est pas seulement expliquer par l’analyse causale, mais proposer dans une logique d’exposition scientifique et rigoureuse, des éléments de compréhension issus d’une traduction du sens que nous intellectualiserons à partir de nos observations comme la plus légitime pour saisir la migration transnationale des subsahariens. Toutes sciences commencent, selon nous, d’abord et avant tout par l’observation minutieuse de ou des phénomènes dont on voudrait rendre compte, puis par leur description rigoureuse et leur exposition scientifique. Ces dernières n’ont pas la fatalité de se figer dans des lois de la nature (nature humaine pour nous) ; lois, qui dans la perspective que nous nous en faisons Avec comme lieux d’observation directe au Maroc et dans ses zones transfrontalières, tous les endroits que nous avons précédemment identifiés comme étant des étapes et que nous avons brièvement décrits ici aux pages 11 et 12 ; et comme lieu d’observation indirecte, toute la zone Euro-Maghreb (sans omettre les parties Sahariennes du Maghreb par où ces transmigrants pénètrent. 85 56 n’ont que très peu de crédit scientifique et n’ont de valeur que celle que veulent bien leur accorder leurs adeptes. Mais au delà des théories et des méthodes sociologiques d’analyses qui pourraient s’apparenter parfois à des « recettes », il y a bien des formes particulières d’appréhension du social qui varient en fonction de l’observateur : on ne voit pas les objets de la même manière. Malgré une phase nécessaire de distanciation, de déconstruction puis de définition de l’objet, il y a toujours une philosophie, une vision du social qui prédomine, notamment dans les choix paradigmatiques. Pourtant, à aucun moment, dans la démarche scientifique en sciences sociales on ne parle de sentiment, d’affect, de « feeling ». Comme si l’observateur pouvait faire fi de tous les sentiments qui l’animent et devenir une « machine froide » capable de prendre des photos de la réalité sans aucun « état d’âme ». Comme si, pour ce qui nous concerne, la sociologie tenait à se prouver encore qu’elle est bien une science et que l’attrait personnel du chercheur pour son terrain d’analyse est dénué de sens. Pourtant même les physiciens replacent le chercheur dans le cadre de leur recherche lors de leurs expérimentations. Ils ont été les premiers à parler en sciences « d’interaction entre l’observateur et son milieu » et à prendre celle-ci comme un élément d’analyse. En sociologie, on est parfois très soucieux de préserver une image « toute faite » de la rigueur scientifique, provenant des profondeurs d’un classicisme austère et poussiéreux. On pense peut-être se préserver ainsi d’une dérive entravant la rationalisation des rapports humains et la sécularisation des sociétés. Mais c’est oublier que si nous ressentons le besoin de construire des explications du monde qui nous conviennent, c’est parce que nous nous trouvons face à la nécessité de répondre aux questions les plus urgentes auxquelles la vie nous confronte et donc d’avoir des réponses sûres et opérationnelles. Cette posture prétentieuse, celle qui élabore des lois fantasmées efficientes dans la réalité et des modalités d’actions opérationnelles, tend à n’accorder de la crédibilité scientifique qu’à ceux qui se plient à ses règles austères et complexes, monopolisées par une minorité académique et « baptisée » universelle par cette dernière. L’Humain disparaît peu à peu dans le champ du savoir scientifique laissant la place au discours et à la rhétorique, à l’expertise et à la règle méthodologique. Les tenants du champ universitaire, pour reprendre les mots de Bourdieu, mais dans une perspective à la Foucault86, ne peuvent accepter l’idée d’un monde chaotique sur lequel nous n’aurions aucune prise. C’est peut-être la raison pour laquelle nous devons éternellement construire un « pourquoi » 86 Foucault Michel, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1969 57 viable et rassurant. Ou peut-être si certains deviennent des « experts de la société»87 en se protégeant derrière leurs recettes méthodologiques et théoriques, seules garanties à leurs yeux à l’accession de la « vérité », c’est pour mieux préserver leur domination dans leur espace social. Pourtant, l’observateur fait intégralement partie de son champ d’observations et comme la subjectivité de l’acteur observé, il faut replacer dans son analyse cette dimension, car le regard du sociologue n’est jamais totalement neutre. Prétendre le contraire, c’est assumer une position dominante et monopolisatrice de la perception de la réalité sociale. Et la réalité sociale est aussi affaire de valeur, c’est pour cela qu’elle est multiple, ce qui induit l’appropriation de la légitimité scientifique du savoir. Il faut constamment garder à l’esprit que le sociologue fait partie de la société et donc de près ou de loin, de ses champs d’investigation. Il s’observe lui-même lorsqu’il observe les autres ; il s’analyse lorsqu’il analyse la société. De la même manière qu’un psychanalyste devra faire une analyse, nous devons chercher en nous les éléments de réponse aux orientations de notre regard dans nos observations et dans notre compréhension afin de prendre du recul avec notre objet d’étude qui est d’abord et avant tout un sujet. Ce n’est que par une abstraction particulière - que l’on pourrait également déconstruire car elle a du sens - que le sociologue transforme un sujet en objet, et cette abstraction n’est qu’une illusion. Nous tenons à insister sur le fait que la conscience ne fait qu’un avec le monde88. Ou, pour emprunter les mots de François Laplantine d’insister sur « (…) la totalité formée par le sujet et le monde en tant que co-émergent (…) »89 et ainsi affirmer « (…) la nécessité de sortir d’un certain nombre de dichotomies en cascades : affectivité ou rationalité, concret ou abstrait, général ou particulier, perception ou conception, objectivité ou subjectivité, description ou argumentation…. »90. Le doute, l’humilité et la conscience d’une multiplicité de faisceaux rendant compte de l’extrême complexité de la réalité, sont selon nous les conditions sine qua non de l’accession à Comme Patrick Weil par exemple avec sa « sociologie de l’immigration » dont la pertinence sociologique du propos se dissous complètement, plus dans l’idéologie qui l’habite que dans sa volonté flagrante de proposer aux « puissants » (en l’occurrence aux décideurs politiques) des modalités d’action sures et opérationnelle. Mais trop souvent, l’une et l’autre sont liées : idéologie et application politique sont deux faces d’un même positionnement, qui se conjugue très mal avec à la posture scientifique. 88 Edmond Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, Paris, 1976. 87 89 90 François Laplantine, La description Ethnographique, coll.128 Sciences Sociales, Nathan Université, Paris, 1996, p.99. Ibid. 58 une partie de cette réalité. Cela est certainement encore plus vrai en sciences sociales où les théories et les concepts évoluent aussi rapidement que les perceptions qu’ont les acteurs sociaux, que sont les sociologues, de la société dans laquelle ils évoluent quotidiennement. Mais si prétendre à l’entière neutralité est une torture mentale qui n’est pas dénuée de sens car elle rejoint la prétention rationaliste et utilitariste de l’obtention de la « vérité absolue et universelle » - même si la vérité n’est pas absolue, elle est aussi affaire de regard et de traduction- il ne faut pas pour autant se « laisser-aller » à la rhétorique et au discours idéologique, au nom de la défense de certains principes ou de certaines valeurs. Il est indispensable d’objectiver un tant soit peu notre sujet d’étude. Le travail du sociologue n’est pas qu’une affaire de valeur. C’est pourquoi, il faut humblement faire ressurgir à ce moment là nos doutes, nos limites et nos angoisses autant que nos ambitions, nos préjugés et nos prénotions. Il faut faire apparaître les relations que l’on entretient avec son terrain, décrire quelles influences elles pourraient avoir; bref déconstruire en désignant les visions et les idéologies issues de nos histoires de vie, sédimentées dans nos valeurs et qui motivent nos réflexions à caractère intellectuel. Mais il ne faut pas négliger cette part de subjectivité, au contraire : elle est un élément de compréhension faisant partie de l’ensemble, c’est un Tout. Ce que l‘on appelle le regard introspectif est un moyen de rendre compte de cette subjectivité et de la comprendre, notamment lorsqu’elle se confronte avec d’autres subjectivités, celles des acteurs que l’on se propose d’observer afin de décrire et d’analyser les relations qu’ils tissent entre eux. La mise à distance de ce regard pour s’en affranchir totalement est une erreur car nous ne faisons qu’un avec le monde que nous observons. Au contraire, il faut s’en servir dans le but non pas de prendre trop de distance avec son objet, et donc de se couper de sa face subjective, mais simplement afin de prendre le recul nécessaire à une construction scientifique, pour non seulement élaborer un objet mais aussi dans le même mouvement, appréhender sa face subjective. Loin de la réduction théorique sur le statut de l’observateur et de la restitution des matériaux, et loin du débat entre objectivisme et constructivisme, auquel nous n’avons pas encore la prétention d’intervenir ici, nous pouvons cependant postuler que les conditions qui sont censées constituer les phénomènes sociaux sont inséparables des acteurs sociaux. Et que si, dans notre perspective d’une sociologie compréhensive il est nécessaire de replacer cette subjectivité des acteurs dans le cadre de l’analyse, celle du sociologue qui est d’abord et avant tout lui aussi un acteur social dans le rapport ambigu qui le lie à son terrain de recherche, est 59 aussi une source d’information et de compréhension. Nous verrons comment nous utiliserons pour notre étude ce regard introspectif dans notre recherche de doctorat. En effet, l’immersion dans le terrain et l’observation participante qui, comme nous le montrerons, nous paraît la meilleure méthode pour aborder ce phénomène migratoire, fluide et mobile qui tombe parfois dans une forme de « clandestinité », nécessite que le chercheur s’engage dans des relations particulières avec les acteurs qu’il côtoie. Il doit être capable de tisser du lien avec des « inconnus », des « étrangers » afin d’être au cœur de l’action sociale pour pouvoir rendre compte sociologiquement des relations qui s’élaborent devant lui, mais aussi celles dans lesquelles il se trouve pris afin d’y puiser également des éléments de compréhensions, en replaçant cette interaction dans son cadre d’analyse. Pour pouvoir le faire objectivement et rendre compte dans le même mouvement, autant de la subjectivité des acteurs que de ce qu’il y a au-delà des individus, il faut qu’il se désengage en même temps de des liens qu’il a tissé et prenne le recul nécessaire à l’élaboration d’un savoir scientifique. Si il ne se connaît pas lui même et ne maîtrise pas cette subjectivité qui le lie aux autres, si il ne sait pas utiliser le regard introspectif comme un outil permettant cette déconstruction en le replaçant dans son cadre d’analyse, il aura un peu de mal à produire un savoir scientifique après s’être entièrement immerger dans le terrain. Nous commencerons donc d’abord cette recherche par une approche qualitative et empirique. Car il nous paraît primordial d’illustrer « humainement » le phénomène, sans préjuger de la dimension de sa pérennité, avant de proposer les éléments de compréhension nécessaires à la production d’un savoir sociologique novateur, qui nous permettront dans un deuxième temps de continuer notre recherche dans le long terme sur la migration transnationale et sur les dynamiques sociales qu’elle implique tant pour ses acteurs que pour les sociétés et les territoires concernés, en approfondissant son champ de réflexion, en élargissant son champ d’investigation et en diversifiant les méthodes de traduction du réel, avec certainement des méthodes plus quantitatives qu’il s’agira alors de définir au moment voulu. Mais pour commencer, comme ce mouvement migratoire est nouveau et surtout qu’il n’a jamais encore été étudié encore en sociologie, nous pensons qu’il faut débuter notre recherche par une démarche empirique. De plus, comme cette trans-migration se produit dans la transgression de certaines règles des cadres juridico-politiques des Etats-nations censés régir leurs frontières, les acteurs trans-migrants évoluent parfois dans une forme de « clandestinité » qui ne permettrait pas aux méthodes d’investigations classiques d’être 60 productives, scientifiquement parlant : le phénomène fluide et mobile que nous observons nécessite des méthodes alternatives Avec l'instrumental et les procédures classiques dont la sociologie dispose pour analyser un objet toujours lu avec les paramètres qui dessinent la cohérence, l'équilibre, l'unité, les phénomènes fluides, en marge des rapports sociaux institués comme ceux que nous observons, perturbent, au-delà des simples méthodologies, les perspectives épistémologiques de la sociologie structurelle d’Etat. Ils signalent selon nous que, dans l'architecture qui supporte l'édifice du savoir, non seulement une grande partie de la réalité n’a jamais été capturée, mais aussi que c'est précisément cette « cavale » qui donne forme à la singularité de cette partie fugitive. Ce phénomène migratoire transnational s’inscrit justement dans un cadre de fuite, d’évitement de certains modes de contrôle social, de contournement des règles trop rigides, de transgressions des frontières étatiques et que pour se faire, évolue dans la mobilité en établissant des réseaux transversaux qui, en échappant aux contrôles sociaux des autorités, échappent aussi aux chercheurs qui n’utilisent que des méthodes quantitatives et des cadres d’analyse relevant des mêmes principes englobants et généralistes de contrôle et de comptage. Pourquoi cloisonner ces populations à partir de théories dans des « cases opérationnelles » en recherchant des « causes objectives », des « éléments structuraux supérieurs » alors qu’elles font preuve de tant de volonté et d’ingéniosité afin de contourner les limites et les entraves à leur liberté, notamment liberté de circulation ? Nous savons bien que dans le contexte actuel, si nous commençons de cette manière notre recherche, les catégories dans lesquelles nous voudrions introduire les individus observés, ne s’élaboreront pas dans une objectivité sereine, mais sur des préjugés. Nous voulons sortir d’abord de tous ces préjugés et de toutes ces prénotions qui surgissent çà et là dés que l’on évoque les phénomènes de transnationalisme et de porosité des frontières, en dépassant les idéologies et les conceptions politiques de l’intégration, de l’Etat-nation ou de l’Etat de droit ; en dépassant toutes ces figures du « passager clandestin » et du « trafiquant d’hommes » qui l’aurait fait passer les frontières, de sortir aussi de ce que l’on nomme trop communément, sans prendre la peine de décrire les figures humaines qui se « cachent » derrière et les relations sociales qui les supportent, « l’immigration » et « l’immigration clandestine ». Nous avons l’ambition de produire un savoir sociologique et pour cela nous pensons qu’il faut d’abord et avant tout s’immerger dans le terrain et produire à partir de là une description fine et rigoureuse des relations qui se forment sous nos yeux. Mais que faire alors de toutes ces relations sociales que nous observons, qui sortent des rapports sociaux 61 localement institués, des cadres de l’Etat et de la Nation, et donc des paradigmes et des cadres d’analyses classiques qui leurs sont liés? Dans le monde dominé par l'Etat ou dans toute forme exclusive et exhaustive de partage, les sciences sociales en général, n'ont guère été sollicitées que pour évaluer l'allocation des ressources sociales localisées dans des territoires et les rapports sociaux et politiques censés les représenter, rapports la plus part du temps antagonistes en des catégorisations qui confinent les individus en des appartenances stables et déterminées. Il allait de soi pour certains chercheurs que tous les fonctionnements sociaux étaient réglés sur le même principe : unité interne, altérité absolue de l'extérieur. Il allait de soi aussi que la définition d’une société nationale pouvait s'atteindre par sa délimitation (juridique, territoriale etc.), et que l’identité des individus, et particulièrement l’identité nationale, avait une sorte d’unité propre s’inscrivant dans des rapports sociaux particuliers dont il conviendrait d’observer la reproduction et l’allégeance à l’Etat-nation. Pourtant, avant de concevoir la territorialisation du social et la politisation du territoire en conceptualisant l’ordre qui en découlerait par des rapports strictement locaux, redevables des hiérarchies territoriales, des politiques nationales et de l'ordre historique de nos centralités, comme un phénomène allant de soi, quasi-naturel, et d’utiliser ce modèle comme un mode d’analyse, commençons par constater sa véracité et son éventuelle réalisation dans des relations sociales concrètes, s’établissant lors de rencontres, pour comprendre ce qui au-delà des individus est en jeu dans ces dernières. Tant que l'Etat a été conceptualisé comme le seul système de régulation privilégié et légitime par la science sociale en général, le territoire fut tellement incontestable qu'il n'a pas été pensé autrement qu’en tant que seul support légitime de la société nationale et qu'en termes macrosociologiques. Mais que faire alors de toutes ces relations déterritorialisées qui s’élaborent partout autour de nous, avec les mobilités journalières dans les villes cosmopolites et leurs lieux qui supportent plusieurs appropriations à la fois selon les moments et les types de relations qu’y s’y jouent, les migrations transnationales, Internet, la « mondialisation », le tourisme etc. ? Tout s'est passé comme si personne n’avait pu prendre en compte, mesurer, éventuellement déplacer, que des stocks, des masses, des solides bien définis, sertis... mais pas les mouvements flous, aléatoires qui sont ceux des fluides que l'on pense impossibles à mesurer, ceux des dynamiques de groupes et d’individus avec leurs histoires personnelles qui établissent ensemble des stratégies pour contourner les assignations et les injonctions : flux de vie, d'initiative, de rencontre, de nouveauté. 62 La sociologie classique, dans sa quête effrénée à la compréhension globale par la volonté d’une certaine exhaustivité et d’une stabilité des systèmes qui l’animent parfois, ne peut répondre selon nous à une telle mobilité, une telle fluidité, une telle complexité. Seule une analyse relationnelle du réseau permet de comprendre les dynamiques sociales en jeu dans les mobilités transnationales. Les réseaux sociaux, justement, qui ne connaissent pas de territoires délimités assez puissants pour les empêcher de s’étaler, des frontières assez solides pour stopper leur progression, nous montrent bien selon nous les limites d’une telle sociologie « globalisante » et « sédentaire ». Pourtant, de cette situation, le passage au réseau aurait, pour certains, des conséquences néfastes, tant pour la sociologie en tant que discipline scientifique, que pour l’application politique de cette vision dans la réalité sociale. Car pour ces détracteurs cela marquerait l'éparpillement de l'information d’un côté et l'éclatement du pouvoir de contrôle d’un autre, bref un monde sans ordre d'où s'effacerait la fonction politique d’une telle structure. Ce qui nous paraît incorrect, car l’individu et la société ne sont pas dans notre pensée deux entités distinctes où l’une préexisterait à l’autre : les individus sont liés les uns aux autres par des liens de dépendances réciproques qui constituent la société même91. Nous pouvons donc très bien rendre compte d’un phénomène social en le décrivant par des observations précises, sans pour autant commencer la réflexion par l’analyse du nombre, avec la froide précision d’un comptable, et puis mixer le tout en jonglant avec ces chiffres tel un alchimiste avec les molécules qu’il manipule. Nous tenons absolument à ne manipuler rien ni personne, et encore moins ceux qui font tout pour ne pas l’être, ni nous faire les « porteparole » d’une quelconque politique ou idéologie. Nous pensons que pour comprendre ce phénomène transnational, il faut d’abord « dénationaliser » et « déterritorialiser » sa pensée. Dans un premier temps, une approche qualitative par une mise en relation directe et participante avec ces trans-migrants nous semble être la meilleure méthode, valable sociologiquement et respectueuse humainement. Nous voulons donc, d’abord et avant tout, décrire, en lui donnant une épaisseur sociale, une dimension humaine, la migration transnationale de groupes et d’individus que l’on qualifie systématiquement, sans toujours prendre la peine de les comprendre, « d’immigrés clandestins », afin de pouvoir produire à partir de cette description à l’échelle du réseau des relations qui s’élaborent, des éléments de compréhension du phénomène les plus fins possibles. Il conviendra ensuite seulement, à partir des descriptions ethnographiques et des typologies produites, d’utiliser des méthodes plus quantitatives afin de valider le caractère collectif de cette migration transnationale, 91 Norbert Elias, La société des individus, Fayard, coll Agora, Paris, 1997, réédition de 1987. 63 l’éventuelle pérennité du phénomène et la reproduction effective de certaines relations sociales. Notre approche relève bien de la sociologie dans la mesure où elle insiste davantage sur les relations sociales que sur les individus et leurs motivations. Nous utiliserons donc, principalement, comme méthode de récolte de données et de traduction sociologique pour notre travail de recherche de thèse, la description ethnographique. Ce qui implique une observation directe et participante dans un ou plusieurs espaces prédéfinis et dans des groupes donnés : essentiellement le Maroc avec ses grandes villes et ses espaces transfrontaliers ; et les collectifs de trans-migrants subsahariens dans lesquels nous essaierons, comme nous l’avons fait en maîtrise, de nous « infiltrer » à partir d’une relation de confiance. Comme nous l’avons montré dans notre étude précédente, les trans-migrants subsahariens ne sont pas des criminels et n’ont rien à cacher. Au contraire, ils espèrent parfois tirer profit (pour eux-mêmes ou pour le groupe) des rencontres qu’ils font : ils témoignent aisément de leur situations, aux journalistes par exemple, ou aux ONG qui tentent de leur venir en aide. Nous ne nous priverons pas pour autant de toutes les observations flottantes que l’on peut faire plus rapidement dans certains lieux (comme les espaces transfrontaliers et les zones de transit en dehors de l’espace national marocain, notamment dans les ports et les gares) et de toutes les autres formes d’observations permettant de constater sur le terrain ou à distance la densité des présences et l’incarnation, dans les relations sociales transversales, du sens de ce phénomène. Un autre accent sera mis également sur l’entretien biographique et les récits de vie, permettant de produire un substrat conséquent à l’analyse des trajectoires migratoires se confondant en trajectoires sociales. Parfois l’histoire de vie de quelques personnages raconte celle de l’ensemble. Cette étude ne s’appuiera donc pas sur une revue exhaustive92 des trajectoires migratoires, mais sur certaines trajectoires qui nous le pensons illustrent le mieux, par leur nombre et leur récurrence, la spécificité de cette migration transnationale tout en soulevant des questions sociologiques pertinentes. De plus, les entretiens peuvent se faire en France, à Toulouse notamment, où nous savons que certains Africains arrivent clandestinement depuis le Maroc, par l’Espagne. J’ai en effet gardé des contacts avec des trans-migrants dont certains sont encore au Maroc et d’autres ont réussi à passer. Nous conversons régulièrement par Internet. Ce qui est assez compliqué en général et quasi-impossible dans l’étude d’un phénomène comme celui-ci, où les acteurs s’ingénient à échapper à toutes formes de contrôle et où de nouveaux acteurs surgissent tout le temps. 92 64 Pour résumer, nous voulons donc, d’abord et avant tout, dans un esprit descriptif rendre compte de cette réalité en lui donnant une « profondeur humaine » et une validité empirique, sans pour autant faire abstraction des dimensions sociales de l’action. Il s’agit de montrer à partir de cette conception plus ou moins explicite des formes qu’endosse le lien social durant cette migration transnationale, comment nous pouvons rendre compte de la réalité sociologique de ce phénomène. Dans cette perspective il s’agit d’affirmer qu’au-delà du mouvement profond de « démocratisation individuelle », du désir de liberté et d’émancipation que nous voyons à l’oeuvre, incitant chaque trans-migrants à prendre des initiatives et à sortir des rôles imposées pour « s’inventer » de façon créative, que la migration transnationale (mais aussi la migration en général) est toujours socialement située : - elle n’est ni indépendante du lien social, c'est-à-dire des relations s’inscrivant dans la logique des réseaux, des liens, impersonnels ou forts, du don, ou encore de la solidarité, - ni autonome vis-à-vis de facteurs sociaux et culturels des sociétés d’origine, et à un degré moindre des sociétés de passage et d’installation, impliquant une négociation des acteurs avec les différentes appartenances. 65 Bibliographie : Michel Agier, Aux bords du monde, les réfugiés, Flammarion, Paris, 2002. Mehdi. 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