Pour relancer la croissance, apprenons à nous faire confiance (extrait) YANN ALGAN Professeur d'économie à Sciences Pô Paris In « Repenser l’économie » Regards croisés sur l’économie – La Découverte - 2012 Mes recherches portent principalement sur l'importance de la confiance et de la coopération pour comprendre les comportements économiques individuels, les performances économiques et sociales des entreprises, la croissance, les institutions et le bien-être. […] Confiance et croissance Pourquoi certains pays sont-ils plus riches que d'autres ? D'où vient le développement économique ? […] L'efficacité du marché repose largement sur la confiance mutuelle. La division du travail, l'expansion du commerce et des marchés créent autant d'opportunités d'investissements et d'échanges qui constituent les sources de la croissance du revenu. Mais, pour que ces opportunités puissent se réaliser, un minimum de confiance doit unir les partenaires de l'échange. En effet, il existe très souvent une différence d'information, un laps de temps ou une distance géographique qui peuvent donner l'opportunité à l'une des parties de profiter de l'échange aux dépens de l'autre. La propension à commercer avec les autres, qu'il s'agisse de fournir un travail, d'investir ou d'acheter un bien dont la qualité n'est pas immédiatement vérifiable, est conditionnée par la croyance dans le fait que les autres honoreront leurs contrats. Ainsi, la défiance est susceptible de réduire l'efficacité du fonctionnement de l'ensemble des secteurs de l'économie. Naturellement, il est possible de pallier le déficit de confiance spontanée grâce à des règles formelles. Mais leur mise en œuvre est coûteuse. La défiance agit en ce sens comme une véritable taxe sociale sur l'activité économique. […] Pourtant, pour expliquer le développement économique, les économistes ont longtemps privilégié uniquement les facteurs matériels tels que le travail, l'accumulation de capital physique ou de capital humain. Ces explications ne sont pas pleinement satisfaisantes, car elles n'éclairent pas les causes premières de la croissance, c'est-à-dire les incitations sous-jacentes à investir, à s'éduquer et à innover. Une grande partie de mes recherches a tenté d'identifier le lien de causalité qui existe entre la confiance mutuelle d'une part et la croissance ou l'aptitude au bonheur de l'autre. […] Nous montrons que la confiance explique une partie considérable des différences de PIB par tête ; en fait, la plus grande partie des différences de PIB par tête parmi les pays développés relativement à la Suède peut s'expliquer par des différences dans la confiance qu'ont les citoyens les uns envers les autres. Coopération et institutions La confiance n'a pas un effet direct seulement sur la croissance, mais aussi sur le type d'institutions dont nous nous dotons collectivement. […] Dans un article écrit avec Pierre Cahuc (2009), intitulé « Civic virtue and labor market institutions », nous montrons que la prise en compte du civisme est essentielle pour comprendre la mise en place de l'assurance chômage sur le marché du travail. Le civisme, en effet, permet de contrebalancer les problèmes d'aléa moral inhérents à tout système d'assurance (quand ils sont assurés, les individus peuvent avoir moins d'incitations à rechercher activement un travail). Plus généralement, cette piste de recherche permet d'expliquer pourquoi les pays nordiques - où le niveau de civisme et la cohésion sociale sont élevés - ont mis en place des systèmes de flexisécurité, qui se caractérisent par des niveaux élevés d'assurance sociale, et notamment d'allocation chômage. Nous montrons d'ailleurs que l'évolution de la générosité des systèmes d'assurance chômage peut s'expliquer par l'évolution du niveau de civisme et de confiance dans chaque pays. Afin d'identifier des relations proprement causales et non de simples corrélations, nous suivons la même stratégie que pour étudier le lien entre confiance et croissance : nous nous focalisons sur la composante héritée du civisme parmi les Américains qui sont nés tic parents immigrés. […] L'impact des politiques publiques sur la confiance : le rôle de l'éducation Si -comme nous l'avons montré- la confiance a un rôle important dans la croissance, il est urgent de comprendre la façon dont nous pouvons améliorer le niveau de confiance. C'est pourquoi j'étudie aujourd'hui non pas le lien entre la confiance et le bon fonctionnement de l'économie, mais le lien inverse, c'est-à-dire la façon dont les politiques publiques peuvent modifier le niveau de confiance mutuelle et, plus généralement, la façon dont les institutions influencent les valeurs de coopération. C'est une innovation complète par rapport à la littérature actuelle, qui préfère prendre le capital social comme une donnée culturelle exogène et intangible, gravée dans l'histoire de chaque pays, plutôt que de réfléchir à la façon dont le capital social peut être augmenté ou diminué par l'intervention publique. Alors, que faire pour augmenter la confiance ? Je pense qu'une des clés est d'agir très tôt. C'est pourquoi mes recherches actuelles s'intéressent aux effets des politiques éducatives sur le développement des comportements prosociaux des individus, ainsi qu'aux répercussions économiques de tels comportements. Jusqu'à présent, les recherches en économie relatives à l'éducation se sont focalisées sur la mesure des capacités cognitives - comme le niveau scolaire -, et pas sur les capacités non cognitives -comme l'estime de soi ou la confiance. Avec une équipe de psychologues de Montréal, nous montrons que les politiques de la petite enfance qui se focalisent sur le développement des capacités non cognitives peuvent avoir des conséquences positives à long terme aussi bien sur la réussite scolaire que sur l'insertion sur le marché du travail et le bien-être. Avec Pierre Cahuc et Andrei Shleifer (2011), dans un article intitulé « Teaching practices and social capital », nous utilisons de grandes enquêtes internationales pour mesurer les différences de méthodes d'enseignement entre les différents pays et entre les écoles au sein d'un même pays. […] L'apport principal de notre étude est de montrer que les méthodes d'enseignement influencent significativement la façon dont les élèves voient la société dans laquelle ils vivent. Surtout, nous montrons que cette influence existe indépendamment des croyances préexistant dans la société. En d'autres termes, pour un Finlandais ou un Danois par exemple, la coopération ou l'estime de soi ne font pas uniquement partie de la culture de leur pays, elles résultent aussi des méthodes « horizontales » d'enseignement qui y sont pratiquées. A contrario, cela signifie que l'individualisme et l'absence de confiance peuvent être combattus en changeant les méthodes éducatives. C'est une recommandation directement applicable à la France où la pédagogie « verticale » prévaut. Notre étude met aussi en évidence que les pratiques éducatives n'influencent pas seulement les croyances des élèves : elles sont également reliées à bien d'autres caractéristiques de la société. Ainsi l'éducation verticale va-t-elle de pair avec le sentiment que l'élève ne se sent pas à sa place à l'école. Ce type d'éducation est aussi associé à une faible confiance dans les pouvoirs publics et à l'idée que les citoyens ne sont pas traités de façon équitable par les autorités. Les méthodes d'éducation verticale sont également corrélées à une moindre délégation de l'autorité dans les organisations et à une moindre liberté dans l'organisation du travail. Enfin, il apparaît qu'une forte relation de subordination de l'élève au professeur précède le sentiment de soumission envers l'appareil d'État que développeront plus tard les élèves devenus adultes. Le « capital social » d'un individu n'est donc pas uniquement déterminé par le milieu familial ou la culture du pays dans lequel il vit. Il est aussi façonné par les méthodes d'enseignement. Cette conclusion est porteuse d'espoir, car elle signifie que l'on peut améliorer le capital social des individus en agissant sur les méthodes éducatives. À ce propos, l'échec de l'introduction d'un « socle commun de compétences » dans notre enseignement est révélateur. […] Conclusion Je conclurai par une recommandation de politique économique centrée sur l'éducation visant à développer la coopération dès le plus jeune âge. Les élèves ont bien sûr besoin d'écouter les enseignants pour apprendre. Il ne faut pas négliger cette composante. Les élèves qui consacrent tout leur temps à travailler en groupe ou sur des projets collectifs ont des résultats scolaires inférieurs à ceux qui combinent des séquences de travail en groupe et des séquences de prise de notes des savoirs transmis par l'enseignant. De même, les méthodes d'enseignement qui reposent uniquement sur le « jeu libre » où l'éducateur a seulement pour fonction de répondre aux souhaits de l'enfant ne développent pas spécialement les compétences cognitives et non cognitives des élèves (Weikart et Schweinhart, 1992). Ce résultat montre qu'il faut sans cesse évaluer les différents programmes éducatifs. Pour le moment, ces évaluations restent beaucoup trop sporadiques en France. Des initiatives locales, dans lesquelles on a appris aux CM liants à jouer en groupe par l'intermédiaire de classes d'orchestre de musique (Hille, 2010) ou bien dans lesquelles on a développé l'implication des parents dans l'école (Avivisati et al.., 2010), montrent que des changements même modestes dans les méthodes d'enseignement et dans la démocratie scolaire peuvent améliorer la confiance, le bien-être et les résultats scolaires des enfants. Comment réformer nos méthodes d'enseignement ? Il serait bien trop facile et injuste de rejeter la responsabilité des pratiques inadaptées sur nos enseignants. Ces derniers sont les premiers à souffrir du climat de défiance dans leurs classes. Changer de méthodes d'enseignement ne s'improvise pas, cela relève de la formation des professeurs eux-mêmes. Sur ce point, la France fait fausse route. […] La réforme accentue le biais de l'enseignement français centré sur la maîtrise des contenus disciplinaires sans réflexion sur les méthodes pédagogiques de transmission des contenus. Or ces deux compétences sont indissociables, comme le montre la formation des enseignants dans les pays nordiques où les performances scolaires des élèves sont les plus élevées. Par ailleurs, la réduction des effectifs d'enseignants dans le primaire -16 000 suppressions de postes à la rentrée de septembre 2011 - devrait se traduire par une augmentation de la taille des classes. La France va ainsi vraisemblablement accentuer son ratio d'élèves par enseignant, qui est déjà plus élevé que la moyenne de l'OCDE et de l'Union européenne dans l'enseignement primaire. Or des classes plus nombreuses sont incompatibles avec le travail en groupe et l'apprentissage de la socialisation. Pour nous guider sur la voie de la réforme des méthodes d'enseignement, inspirons-nous des bonnes pratiques d'enseignement des pays nordiques comme la Finlande, qui est régulièrement classée en tête à la fois pour les résultats scolaires de ses enfants et pour leur bien-être ! En Finlande, les enseignants du primaire et du secondaire sont sélectionnés sur la base de compétences de niveau master, comme c'est le cas maintenant en France. Cependant, à la différence de la France, les professeurs reçoivent une véritable formation en pédagogie, tout au long des cinq années d'études nécessaires à l'obtention de leur master. Prenons l'exemple de la formation des étudiants qui se destinent à devenir subject teachers, l'équivalent d'un professeur du secondaire chez nous. Les étudiants doivent commencer un cursus universitaire dans leur discipline de prédilection. Le choix de carrière se fait au bout de deux ans. Ils doivent présenter un dossier d'admission dans une « faculté d'éducation », où ils pourront apprendre les sciences de l'éducation et les méthodes pédagogiques de transmission du savoir. Les critères de sélection accordent une place prépondérante à l'intérêt que le futur enseignant semble porter aux enfants plutôt qu'à la transmission du savoir, et ce à partir de tests, d'entretiens et de mises en situation. Si l'étudiant est sélectionné, il doit alors mener de front un double cursus : études de pédagogie dans la faculté d'éducation et étude disciplinaire dans son université initiale, et ce jusqu'au niveau master. Les facultés d'éducation disposent toute d'une école d'application, avec des équipements de pointe et des professeurs expérimentés qui encadrent les étudiants lors de périodes de stage régulières. In ftne, les étudiants doivent consacrer au moins une année à l'étude de la pédagogie. Les études sont sanctionnées par un master professionnel centré sur la didactique et la pédagogie. Les expériences étrangères nous montrent qu'il est possible de réformer nos méthodes d'enseignement, en jouant sur la formation et la taille des classes. Et ce pour le meilleur, car le bien-être, la coopération et la réussite scolaire vont de pair.