L'éthique dans la génétique des populations Eduardo Portella, (Brésil/Brazil) Ancien Directeur général adjoint de l'UNESCO/ Former Deputy Director-General of UNESCO L'avenir de l'humanité, dans les plus diverses géographies ou dans les plus différentes cultures, dépend de la rencontre possible entre la science et l'éthique. Un principe clair, simple certainement vigoureux, s'impose d'immédiat: on ne gagne pas de progrès scientifique à n importe quel prix moral. C'est une sentence reconnue partout, et partout négligée. Et dans cette ligne de réflexion, le savoir spécialisé, carrément monodisciplinaire, devrait céder à la cohabitation, peut-être insolite, des disciplines apparemment éloignées. Cette constatation correspond à une autorisation. Elle nous autorise à observer - plutôt à penser - l'autre côté des sciences dites exactes. Du côté de la philosophie, des sciences sociales ou incertaines, mais dans les chemins - pleins d'obstacles bien sûr - des êtres humains, de la société, de son développement et de son environnement. Il faut penser à la tension constitutive des savoirs pluriels. Si je prends du recul pour jeter un regard sur les questions éthiques, si je me déplace pour regarder les questions bioéthiques dans les carrefours, dans les croisements, nationaux, régionaux et internationaux, la complexité monte considérablement. Dans le Sud, qui est, je suppose, l'espace dont les rapports sociaux sont les plus tendus, ou dont les ingérences, avec ou sans droits, sont plus assidues, les hypothèses de dialogue se réduisent souvent aux règlements des comptes inacceptables. On peut tout de même souligner qu'il ne s'agit pas de spéculation abstraite sur le sens de la vie, mais de la tentative concrète de protection égalitaire de l'espèce humaine, de plus en plus menacée par le désordre économique mondial. C'est une tâche rigoureusement solidaire, qui concerne les hommes, les femmes, les enfants, dans le Sud tout comme dans le Nord. C'est bien dans les termes de votre formulation, Madame la Présidente, sur la “bioéthique, comme culture des droits de l'homme”. Nous sommes en train de remplacer, sous les auspices d'une certaine science, le colonialisme d'autrefois, consacré à des élaborations théoriques, ou sagaces ou tenaces, ou les deux à la fois, par le colonialisme déguisé, dédié à produire des artefacts technologiques inattendus. Du "bon sauvage" au bon corps civilisé, il ne nous reste qu'à submerger dans le domaine de successives manipulations, qui déshonore notre "carte héréditaire". C'est un problème qui commence à grandir, de façon inquiétante, dans les pays du Sud. La désappropriation de l'esprit, programme de la conquête au passé, est au présent remplacée par l'expropriation du corps. L'hérédité laisse d'être un droit, pour être un privilège. La commercialisation internationale des organes prospère. Il y a même le sentiment qu'on vient d'installer d'invisibles et quelquefois visibles chambres de commerce, hautement sophistiquées. Elles sont bien informées sur la cotation du marché. Des réseaux, ou pour mieux dire, des networks, des boutiques de morceaux humains prolifèrent universellement. Mais les pays fournisseurs sont les pays sans héritage ou, plus précisément, des peuples déshérités. Sous le masque de l'adoption, ou sous la modalité des achats habituels, la collecte avance à toute vitesse. Quelquefois, peut-être dans le congé de la raison, il est facile d'enregistrer des cas extrêmes d'enlèvement, voire de morts. La cible préférée sont les enfants et les adolescents. Mais cette économie macabre n'épargne même pas les handicapés. La génétique des populations est l'objet d'une violence inimaginable. La biographie de l'espèce humaine, de sa gestation, à sa dégradation et à sa mort, devient une histoire sans mémoire, interdite, ratée. Les risques de changement ou de subversion du parcours génétique sont évidents. Et dans cette affaire il y a des explications divergentes; il n'y a pas de distinction entre le Nord et le Sud. Tous les deux sont passifs d'égale condamnation morale. L'éthique, en tant que bien et obligation, simultanément universelle et locale, réoxigenée par la vie du monde, est un lieu de dépassement de l'individu insulaire. C'est la façon d'amener l'éthique à la vie et donner vie à l'éthique. Sinon elle demeurera la conscience formelle ou malheureuse de l'histoire de toujours: la morale de la conquête et de la colonisation. Dans ce scénario le corps n'est qu'une entité sous menace, en position d'alerte ou en état de siège permanent. Cette affaire est loin d'être classée. Dans le cas abominable du trafic d'organes, il est urgent d'interposer la reconnaissance intégrale de l'autre. Non plus la morale métaphysique, péremptoire et triomphaliste, qui s'imagine éternelle. Ni la moralité égoïste des acheteurs ou la moralité permissive des vendeurs. Moins encore la morale messianique des sauveurs mystiques. Surtout quand les sauveurs font naufrage. A ce moment là, il convient de réfléchir à deux vitesses, et d'équilibrer ces deux vitesses, la vitesse de la vie, de sa version quotidienne et la vitesse de la connaissance, des exigences techniques, pour aboutir finalement à l'éthique citoyenne, radicalement solidaire. C'est indispensable que la morale de la connaissance soit une éthique citoyenne. Inutile d'insister sur ce préalable: on ne relance pas l'éthique avec une simple loi, ou la seule disposition normative. Plus que ça, on a besoin de mettre en marche un dispositif sévèrement engagé dans l'éducation, la science, la culture, la communication, enfin les endroits-univers de l'UNESCO. La modernité conserve une tendance à l'uniformité, à la prédication sans contraste, qui est de devenir autoritaire. La science était toujours complice de cette opération instrumentale, de cette accumulation sans critique et sans autocritique. On parle, par extension, de science et de technologie comme idéologie. Pour qu'elle récupère sa conscience, il est essentiel de promouvoir sa désidéologisation. Ce n'est pas récupérer la conscience de sa forme idéalement exposée tout au long de notre modernité. Au lieu de cette ambitieuse aspiration de l'ère de l'opulence, il faut placer, situer le discernement, pour observer qu'il n'y a pas d'équilibre probable à l'intérieur des inégalités insupportables. A propos de la bioéthique, le Professeur Jean Bernard a écrit, avec sa précision et son humanité enracinée, incarnée, connue de tous: “C'est la glacée de la science, la rigueur rigide de la morale mais aussi, alliées à ces rigueurs, la chaleur de la vie, la profondeur de la réflexion”. C'est la définition pertinente et l'indication du chemin. Tout le contraire de ce qu'on a déjà appelé "scientisme fou" ou aveugle. Elle concerne la société humaine tout entière. C'est un défi multilatéral qui demande une réponse aussi multinationale. Le moment est venu de proposer d'autres actions immédiates, soit pour le développement ponctuel de la culture vraiment démocratique dans ces domaines - soit pour la consolidation des contrats moraux, fondés sur l'éthique dialogique, à répercuter sur les médias; soit au dédoublement diversifié des solidarités nouvelles. Promouvoir des réunions du CIB dans des pays, peut-être plus directement concernés, en envisageant la prise de conscience solide, pourront être des initiatives fructueuses. Dans n'importe quelle hypothèse, il faut laisser, aux pauvres et aux endettés, aux "moins avancés", aux déshérités du monde entier, le droit à l'hérédité, à la préservation génétique, et, plus culturellement, à l'héritage.