1 Système (sadien) de la Nature Norbert Sclippa 2 Système (sadien) de la Nature (Pamphlet) Comme l’a bien noté Karl Becker, la nature est partout au siècle des Lumières : « La Nature et les lois naturelles – quelle magie ces mots évoquaient pour le siècle philosophique ! Entrez dans ce pays par la porte que vous voudrez, vous êtes tout de suite conscient de son pouvoir envahissant1 ». En effet, il en est ainsi aussi bien dans les plus hautes sphères culturelles que dans les arts ou la vie quotidienne, le style, la décoration des meubles, de la vaisselle, etc... Il est utile de le rappeler, parce que Sade et comme tous les philosophes des Lumières nous parle lui aussi de la Nature et que les lecteurs modernes abordent nécessairement son œuvre dans un esprit différent, parce que nos concepts de ce qu’est la nature ne sont plus les mêmes. L’absence d’un même contexte culturel influence notre lecture de son œuvre et fait qu’il est peut être facile d’en déformer le sens et de se tromper sur les intentions de l’auteur. La nature pour nous ne fait plus intégralement partie de nos préoccupations éthiques ou esthétiques, 1 Becker, Karl L.. The Heavenly City of the Eighteenth-Century Philosophers. New Haven : Yale University Press, 1967. p. 51. 3 comme c’était le cas au siècle des Lumières. Il y a sans doute continuité dans l’idée que l’étude de la nature peut nous révéler un savoir utile, et nous avons fait d’énormes progrès dans la connaissance scientifique, mais nous ne voyons plus comme alors la Nature comme un modèle et une source universelle de toute connaissance. En fait, il semblerait plutôt que paradoxalement ce sont les progrès que nous avons accomplis qui nous en éloignent le plus. La nature en tout cas a bel et bien perdu pour nous cette magie dont parle Becker. Fractionnée par la spécialisation et divisée par une exploitation systématique, elle est devenue le domaine de spécialistes, qui contribuent à notre bien-être, mais notre rapport à elle a changé. Il est devenu un mélange d’attraction et de défiance, d’amour et de haine, et de peur aussi. Une sorte de lutte sourde s’est engagée que nous vivons comme un combat entre elle et nous et où chacun essaierait de vaincre l’autre, à défaut d’y voir un principe d’harmonie, tel qu’il animait les philosophes et leurs contemporains. Nous prétendons, sans y voir de contradiction, l’aimer et l’exploiter à la fois et nous nous imaginons peut-être mieux la connaître parce que nous avons appris à mieux en tirer parti. Nous préférons aujourd’hui penser que nous faisons partie de l’humanité, plutôt que de la nature, et le prix que nous payons pour ce divorce implicite est un isolement individuel accru, davantage d’aliénation, et le retour des obscurantismes contre lesquels se battaient les philosophes, déistes pour la plupart (le déisme représentant le principal courant philosophique et religieux de l’époque), et autant que matérialistes. Il existe de nombreux rapports entre les philosophies déiste et matérialiste, que nous n’examinerons pas ici, mais en ce qui concerne ce dernier groupe (les matérialistes), il faut encore situer Sade à part, parce qu’il est le seul à ne jamais confondre nature et 4 humanité (aux deux sens du terme), et que se trouve éliminée chez lui ce qui représente d’ailleurs aussi pour la philosophie de l’époque une erreur fatale : la projection de l’ordre naturel dans l’ordre social, et à l’inverse, des considérations d’ordre humain dans l’ordre naturel. Pour Sade, comme le déclare Rombeau à Justine dans La Nouvelle Justine, l’humanité est une « … fausse vertu et […] une manière d’être, qui, prise dans le sens que les moralistes lui donnent, bouleverserait bientôt l’univers », (II, p. 559)2. Ce qui ne signifie pas bien entendu plus que l’œuvre de Sade ne soit pas non plus morale. Elle l’est, en fait, mais d’abord, parce qu’il ne confond jamais comme d’autres matérialisme et humanisme et évite de tomber dans le piège qui consiste à confondre les deux, ce qui constitue une contribution majeure de sa part. Son œuvre vise à montrer clairement et sans équivoque comment, dans le matérialisme, « Tout est à la nature, rien à nous » (II, 695)3. Le problème central de cette conception de la Nature est celui du mal, et il est évident qu’en dehors de Sade, personne ne l’a résolu. C’est ce que nous allons essayer de démontrer ici. Comment en effet un être parfait, tel que Dieu est supposé l’être, aurait-il pu avoir créé un monde imparfait, et le diable ? Comment ce Dieu, nécessairement bon, pourraitil s’accommoder du mal et comment un être omniscient et omnipotent n’a-t-il pas été en 2 Autrement indiquées, toutes les références sont aux trois volumes des Œuvres de Sade, aux éditions de la Pléiade. Paris : Gallimard (édition Michel Delon), 1990 (I), 1995 (II), 1998 (III). 3 « Nous sommes une partie de la Nature totale, dont nous suivons l’ordre ». Spinoza. L’Ethique. Paris : Gallimard, 1954, p. 347. 5 mesure de prévoir, et d’empêcher le mal ? La chose reste un mystère pour les religions révélées. La critique sadienne, peut-être la meilleure jamais faite, est systématique, et qui démontre, avec une connaissance approfondie de la Bible, l’absurdité de la croyance en un Dieu ou aux dogmes de la religion. Quant aux déistes, ils continuent à trouver des vertus au mal, et, tout en affirmant que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes,4 à confondre l’ordre naturel avec l’ordre social5. On serait sans doute en droit de s’attendre à plus de rigorisme de la part des penseurs matérialistes, mais à l’exception de La Mettrie, et seulement jusqu’à un point,6 ce n’est guère le cas des autres. Malgré bien des mérites, il est décevant de voir qu’on retrouve encore chez eux la même naïveté intellectuelle et la même fausse perspective que chez les déistes. Ils n’osent le matérialisme que jusqu’au point où la morale ou la bienséance l’autorisent et s’inclinent ensuite devant le préjugé. Aucun n’ose en tout cas comme Sade « aller au grand », ou oser savoir (au sens où l’entendait Kant 7 ), au-delà des barrières culturellement acceptables et de la bienséance. Seul Sade ose aller au-delà et passer outre aux mœurs et à la tradition, culturelle autant que sociale, pour exposer et développer une vision cohérente et exacte de ce que peut être le matérialisme quand on le conçoit sans a priori 4 Y-compris Voltaire, malgré Candide, qui écrit dans le Dictionnaire philosophique que la Monadologie « ne laisse pas d’avoir son bon », et que « Ce système en vaut bien un autre ; je l’aime bien… ». Paris : GF-Flammarion, article « Corps », p. 150). 5 L’ange Jesrad de Zadig pense que les « méchants » ont été mis sur la terre pour « éprouver un petit nombre de justes ». Voltaire, Zadig. Paris : Classiques Larousse, 1973, p. 138. 6 Moraliste quand même, comme le souligne Jean Deprun. Voir la note 1 à la p. 815 (III, 1513). 7 Sapere aude. Oser savoir : définition des Lumières donnée par Kant dans « Was ist Aufklärung? ». Hamburg : Felix Meiner, 1999. 6 socio-culturels ou philosophiques 8 . C’est ce tableau, ou peinture (Sade privilégie ce qualificatif) d’un monde sans humanité que nous a laissé Sade, peinture donc d’une nature sui generis, dépendant uniquement des forces qui l’animent et sans aucune concession particulière pour l’éthique humaine, ou humaniste. Celle-ci n’a en fait aucune place dans son œuvre : « … jusques à quand souffrirons-nous que l’on nous parle toujours d’humanité au sein du crime et de la luxure ? » (II, 617), s’écrie Jérôme dans La Nouvelle Justine. Cet univers est tel que ce que nous appelons mal n’y a aucune place… Sans doute que Sade n’est pas le seul ni le premier à avoir eu cette vision de la Nature, tel qu’un système parfait où le mal n’existerait pas, et les matérialistes (d’Holbach, Diderot, Helvétius, La Mettrie, etc..) la partageaient aussi, mais hésitaient devant leurs conclusions, alors que Sade est le seul à avoir osé sans hésiter la décrire sans hésitation devant les conclusions et les conséquences de l’école9. Avant Nietzsche, ou Freud, Sade n’a pas hésité à aller au-delà du bien et du mal pour nous donner l’image de l’homme arraché au trône de vertu qu’il s’attribuait encore au centre de la Nature, qu’il croyait encore éclairer de ses Lumières, mais sans se rendre entièrement compte au contraire10 que toute lumière venait d’elle. C’est donc en fait d’une nouvelle révolution copernicienne qu’il faut parler concernant Sade, à la suite de celle de Kant, dans laquelle est accompli le renversement total de toutes les valeurs éthiques et esthétiques déjà initié par ce dernier, et tel qu’on reste surpris devant tant d’audace qu’il n’ait pas non eu 8 C’est en ce sens que Marcel Hénaff a baptisé Sade le « scriptographe exact et impassible» des Lumières. L’Invention du corps libertin. Paris : PUF, 1978, p. 323. 9 Nous ne voulons évidemment parler que de ses œuvres ésotériques, celles qu’il publiait anonymement. 10 Pas même Kant. 7 plus à en payer le prix de la folie comme tous ceux qui l’y essayèrent encore avant ou après lui11. Il est sans doute indéniable que ce même siècle des Lumières qui rejetait La Mettrie aurait aussi rejeté Sade, et il est difficile d’imaginer que Diderot, Rousseau, ou Voltaire, etc… auraient pu le lire sans être horrifiées : ils étaient les Michel Onfray de son temps. Question de mœurs, de coutumes, de sensibilité culturelle et de bienséance. On n’imagine pas non plus qu’ils auraient apprécié d’avoir près d’eux quelqu’un qui, par la radicalité de sa philosophie, aurait porté préjudice à leur cause, et ici, il s’agit d’une question de stratégie. Le sens et la direction de leur combat est à replacer dans le contexte militant du mouvement philosophique qui tablait sur un humanisme militant pour faire avancer ses thèses, or, l’humanisme et le matérialisme, tel que l’expose Sade dans son œuvre, sont incompatible. On ne peut pas à la fois postuler que l’homme occupe une place spéciale dans la Nature, et que toutes les créatures ont dans cette Nature une valeur égale. Sur la question du concept de Nature, ces contemporains étaient quand même mieux équipés que nous pour le comprendre12. Beaucoup (trop) ne voient encore dans son œuvre que le reflet de l’univers violent dans lequel nous vivons, le condensé de toutes les frayeurs et de tous les fantasmes qui nous obsèdent, et rejettent l’œuvre parce qu’ils croient y lire la justification de toutes les horreurs de notre réalité. La peur, et l’angoisse, viennent colorer leur lecture des ténèbres où ils pensent 11 On pense entre autres à Nietzsche, Hölderlin, Baudelaire, Antonin Artaud, etc… 12 D’autant que la pornographie était à l’époque un outil de combat philosophique et politique. Voir à ce propos Lynn Hunt, The Invention of pornography: obscenity and the origins of modernity, 1500-1800. New York: Zone Books; Cambridge, Mass.: MIT Press, 1993. 8 avancer, et avancent sans aucune doute dans leur univers intellectuel, et Sade devient ainsi le nom de cette monstruosité qui les obsède et pour laquelle ils ne savent pas de nom. Sade joue ainsi pour eux le rôle de révélateur, suscitant les fantômes sanglants de leur réalité et de toutes leurs terreurs13… La Nature sadienne est un être amoral, indifférent. Il s’agit d’une entité pour laquelle par le seul agencement de la matière se combinent et se recombinent des formes, lesquelles viennent à être ceci ou cela (homme, animal, ou planète, etc…) du seul fait du hasard et de la nécessité du mouvement des particules qui la composent. Ces configurations naissent et sont tour à tour détruites et les atomes qui les composent sont recyclées ailleurs sous de nouvelles formes. Il s’en suit donc logiquement la perception d’une totale égalité des formes : « Qu’importe le changement que je fais aux modifications de la matière ; qu’importe, comme le dit Montesquieu, « que d’une boule ronde j’en fasse une carrée » ; qu’importe, que je fasse d’un homme un chou, une rave, un papillon, ou un ver ? » (III. 877). Les espèces se perpétuent, mais cette perpétuation n’est pas non plus nécessaire, puisque de ce qu’elles pourraient disparaître naitraient aussi d’autres espèces. Ce que nous appelons « destruction » n’existe dans ce schéma que figurativement, et l’espèce humaine n’y a nécessairement qu’une importance relative : « Nous nous imaginons que la perte d’un être aussi parfait que nous dégraderait toute la nature, et nous ne concevons pas qu’un homme de plus ou de moins 13 Elle semble l’être pour certains critiques contemporains : Roger Shattuck, (Le Fruit défendu de la connaissance. Paris : Hachette, 1998), Laurence L. Bongie (Sade. Chicago University Press, 1998), ou François Ost (Sade et la loi. Paris : Odile Jacob, 2005), ou Michel Onfray (La passion de la méchanceté. Paris : Editions Autrement, 2014). 9 dans le monde, que tous les hommes ensemble, que cent millions de terres comme la nôtre, ne sont que des atomes subtils et déliés, indifférents à la nature », (III, 878). La description semble pessimiste, si on ne tient pas compte du fait que la Nature, l’être en général, nous est aussi donné dans cette perspective. Voir les choses sous l’angle d’une absolue relativité, et de sa destruction nécessaire, présente aussi cet avantage de faire voir qu’il y a toujours de l’être (au sens parménidien) et qu’il est impossible en fait de détruire cet être, dont nous faisons intégralement partie, que nous représentons aussi, et alors qu’il n’y a rien en dehors de nous ou de ce que nous pouvons concevoir qui ne soit aussi de l’être. Il devient possible dans cette perspective de concevoir un différent ordre des choses, tel que le concevait aussi Parménide, qui est celui d’un univers Un et sans contradiction, aussi parfait que le serait la surface calme et sans rides d’un lac ou d’un miroir. Il s’agit d’une réalité qui est la même que celle que concevait Spinoza quand il disait que « Par réalité et perfection, j’entends la même chose 14 », parce que dans cet univers-là tout correspond à une nécessité, et tout correspondant à de l’être, tout y est nécessairement à sa place (y-compris le rejet ou la négation de l’être, comme par exemple aussi le rejet de cette idée). Tel est aussi l’univers harmonieux des philosophes déistes, mais qui ne cadre jamais avec leurs désirs, parce qu’ils n’arrivent jamais à expliquer le mal, pas plus d’ailleurs non plus que les matérialistes, qui continuent aussi comme eux à vouloir faire coïncider cet univers-là avec les valeurs morales de l’humanisme. 14 Ouvrage cité, p. 116. 10 Comme le taoïsme 15 ou le christianisme, le matérialisme sadien repose sur une structure ternaire : dans le taoïsme, le yin/yang trouve un sens dans ce troisième élément que représente le rapport des deux comme le Père et le Fils en trouvent aussi un par rapport au troisième qu’est le Saint-Esprit. Dans le panthéisme de Spinoza (le tout premier conseil de lecture de Sade16), la nature naturante (natura naturans) et la nature naturée (natura naturata) n’ont de sens que par rapport à leur union qui représente aussi ce troisième terme, essentiel, puisque c’est où le concept de destruction (naturans) vient compléter celui de création (naturata) et que les deux trouvent un sens. Les deux notions sont ici les équivalents du yin/yang taoïste ou du Père et du Fils chrétiens, et la nature sadienne fonctionne aussi sur un même modèle. Dans Juliette, par exemple, le pape Braschi en donne comme image les « … flots de la mer qui s’élèvent et s’abaissent à tout instant, sans qu’il y ait ni perte ni augmentation dans la masse de ses eaux », (Vol. III, p. 877). Il explique que toutes les créatures naissent et meurent de la même façon, qu’elles sont créées et retournent au sein de la création comme les vagues de la mer retournent à l’eau, les vagues et l’eau étant une seule et même chose. Ce matérialisme 15 Notons les nombreuses ressemblances entre Taoïsme et Sadianisme : L’apprenti-taoïste doit être vidé «… de toutes les idées reçues. […] Le maître s’applique à démontrer la relativité des conventions sociales. […] Le bien et le mal ne se peuvent distinguer. […] De quel droit condamner voleurs ou brigands ? […] Toutes les valeurs sont artificielles, il n’y a ni noble ni vulgaire, ni juste ni injuste, ni grand ni petit, un poil vaut une montagne. […] Tous les contraires peuvent être ramenés l’unité. […] Qu’est-ce que la vie ? Se distingue-t-elle de la mort ? […] Il ne faut pas tenir à ses amis, à ses maîtres, à ses proches : ce sont des spécifications du Tout qui apparaissent et disparaissent. […] L’extase qui permet une appréhension directe de la Vertu Première [provient de] l’identification avec le Tout », etc… (Marcel Granet, La Religion des Chinois. Paris : Albin Michel, 1998, pp. 182-4) 16 « Nourris-toi sans cesse des grands principes de Spinoza, de Vanini, de l'auteur du Système de la Nature ». (III, 195). 11 trouve aussi dans le même schéma circulaire et dynamique la représentation des passions humaines par rapport à l’infini de l’être seul ce qui compte étant le phénomène en soi et la possibilité du renouvellement, la métaphore venant éclairer par l’image l’infini de l’être. Ailleurs, Sade donnera une différente métaphore se rapportant aux feuilles d’un arbre, dont l’humanité représenterait une seule feuille, pour illustrer ce même point de vue que seule compte la nécessité de l’ensemble, indifférente à toute valeur particulière, vague dans la mer ou feuille dans l’arbre, mais sans la conjonction desquelles rien n’existerait... Le concept sadien est le même que celui des philosophies qui donnent la priorité au Tout sur la partie que l’on retrouve aussi bien dans l’être immobile de Parménide que dans l’Individu total de Spinoza ou l’harmonie préétablie de Leibniz et autres…17 Mais où Sade se distingue radicalement des autres, c’est dans cette affirmation que la Nature est le véritable Tout, de quelque façon qu’on veuille le comprendre ou l’imaginer, et son œuvre devient ainsi éminemment morale dans le refus, aussi logique que nécessaire, de condamner ce que nous jugeons criminel ou immoral18 et nous permet de comprendre que ce soi-disant mal aussi est indifférent à la Nature et qu’il fait aussi partie du flot de la vie au même titre que les vagues de la mer (ou des feuilles de l’arbre). Celui qui chercherait à placer l’œuvre de Sade sous le signe du mal, serait un peu comme quelqu’un qui ne voudrait comprendre la mer qu’en termes de vagues. L’originalité absolue de son projet est qu’il situe dans la perspective le bien avec le mal, qui se détruisent ainsi mutuellement dans le troisième élément de la totalité pour 17 Et bien d’autres, bien entendu : Descartes, Hegel, Kant Nietzsche, etc… 18 Il y a des instances où Sade choisit de ne pas dire, par effet esthétique, en prétendant que la chose est impossible, etc… mais il ne faut voir là qu’une partie du jeu de l’écrivain avec son lecteur, qu’il provoque, ou dont il excite l’imagination. 12 ne former qu’un Tout, comme dans les triades taoïste et chrétienne. Nous sommes alors devant un univers sans valeur, et donc aussi sans mal, ni faille morale. Comme chez Héraclite, on ne se baigne jamais deux fois non plus dans le même flot chez Sade, parce que ce flot est infini.19 La perfection et l’idée d’harmonie se trouvent en religion, comme en philosophie, dans la conception d’une Union ou d’une Unicité de l’être qui dépasse tout particularisme. Chez Plotin, par exemple : « Tu étais déjà le Tout, mais parce que quelque chose s’est ajouté à toi en plus du Tout, tu es devenu moindre que le Tout par cette addition même. Cette addition n’avait rien de positif (qu’ajouteraije en effet à ce qui est Tout ?), elle était toute négative. En devenant quelqu’un, on n’est plus le Tout, on lui ajoute une négation. Et cela dure jusqu’à ce que l’on écarte cette négation. Tu t’agrandis donc en rejetant tout ce qui est autre que le Tout : si tu rejettes cela, le Tout sera présent20 ». Ce que dit ici Plotin est la même chose que ce que dit Sade, que « Tout est à la nature, rien à nous ». L’acceptation totale de la Nature implique aussi chez lui une même 19 Comme Sade le note dans Les 120 Journées de Sodome : « Quant à la diversité, sois assuré qu’elle est exacte ; étudie bien celle des passions qui te paraît ressembler sans nulle différence à une autre, et tu verras que cette différence existe et, quelque légère qu’elle soit, qu’elle a seule précisément ce raffinement, ce tact, qui distingue et caractérise le genre de libertinage dont il est ici question ». (I, 69). 20 Cité par Alexandre Jollien. Le philosophe nu. Paris : Seuil, 2010, p. 29. 13 négation de tout particularisme. En acceptant le tout, en nous identifiant à elle, nous devenons ainsi également nous-mêmes dans tout notre potentiel, et c’est en ce sens, en acceptant tout ce qui est, que nous parvenons à ne faire plus qu’un avec la Nature, telle que la conçoivent ici Plotin et Sade, dans la triade de l’être et de soi et de l’union des deux. Et c’est bien entendu aussi en ignorant les lois et les coutumes particulières de la culture qui contrediraient nécessairement cette perception. Dans ce rejet, nous parvenons à retrouver au-delà du moi un nouveau rapport au monde capable de le transformer où tout devient possible dans une nouvelle unité de la pensée, des désirs, des rêves, ou des actions, tous y devenant également et essentiellement importants. L’individu y est comme son propre créateur, dans la découverte que toutes les instances de son être correspondent exactement à cet être absolu dont la liberté est infinie. Devenu Nature, il est aussi au-delà du mal, il n’y a aucun vice qui puisse lui être attribué : « Il ne se produit rien dans la Nature qui puisse lui être attribué comme un vice inhérent ; car la Nature est toujours la même, et partout sa vertu et sa puissance d’action (agendi) est une et identique21 ». Et c’est alors que « TOUT CE QUI EST, EST BIEN22 », comme l’écrit Alexander Pope. Dans la plus complète acceptation de tout ce qui s’élève en soi, de tout ce qui est (ce que Sade appelle le « principe de délicatesse »), dans le total assentiment à toutes ces formes l’être est révélé à l’individu. Il n’y a ici plus aucune passion qui vienne troubler son âme, dans l’indifférence aussi préconisée par Plotin. « Pourriez-vous croire que cet épi, ce vermisseau, cette herbe enfin en laquelle vient de se métamorphoser le cadavre que j’ai privé de jour, pût être d’un prix différent aux lois 21 Jollien, p. 180. 22 « WHATEVER IS, IS RIGHT ». Alexander Pope, Essay on Man. York : Empire Books, 2012. (Conclusion du poème). 14 des règnes qui, les embrassant tous trois, ne peuvent avoir de prédilection pour aucun ; sera-ce aux yeux de la nature, qui lance indifféremment tous ces jets, que l’une ou l’autre production de ces jets pourra devenir plus chère ? (III, 878) : Tous ont la même valeur. On reproche à Sade le fait que son approche ne soit pas conceptuelle au sens où on l’entend aujourd’hui, pour lui dénier le titre de philosophe23. Mais c’est d’abord ignorer le phénomène culturel et les formes que prend la philosophie au siècle des Lumières, où elle s’exprime également dans les arts, et il faut aussi noter que les philosophes même les plus conceptuellement abstraits ont recours à la narration. Kant, par exemple, utilise systématiquement l’exemple et souligne sa nécessité si l’on veut pouvoir « …comprendre si telle réalité représente quelque chose ou rien 24 ». « Le lecteur possède un droit d’exiger tout d’abord la clarté discursive (logique), écrit-il, par l’intermédiaire de concepts, mais ensuite aussi une clarté intuitive (esthétique) par l’intermédiaire d’intuitions, c’est-à-dire d’exemples ou d’autres explications in concreto 25 ». Le concept est toujours général, l’exemple est particulier, et la philosophie a besoin des deux, tels qu’on les retrouve aussi chez Sade. Kant en tout cas est le tout premier à trébucher sur 23 Annie Le Brun, par exemple, a écrit tant de choses essentielles sur Sade, mais juge que « Sade n’est pas plus un philosophe de la nature qu’un philosophe de la négation, comme on continue à la prétendre. […] De toute manière, il n’est sûrement pas un philosophe, parce que fondamentalement sa démarche n’a rien de conceptuel » (quatrième de couverture à l’ouvrage cité), absence de concept qui condamnerait Sade à la seule fiction : l’« espace d’une béance première », un discours « … surtout pas concept ou logique. » (Ibid.) 24 Kant, Emmanuel. Critique de la raison pure. Paris : Garnier-Flammarion, 2001, p. 323. 25 Ibid., Préface de la Première Edition, p.68. 15 son abus du concept, puisqu’on se doute bien qu’en écrivant « tous les corps sont divisibles26», par exemple, il ne penserait sûrement pas à en donner comme illustration le découpage en deux d’un corps humain, alors que le fera, parce qu’il n’y pas chez lui d’exception possible à l’illustration des concepts, et surtout pas de ceux-là qui devraient être éliminés au nom de la morale. Il s’agit pour lui d’illustrer au mieux le concept,27et ce découpage aura lieu justement parce qu’il est une extension de la philosophie, comme doit avoir lieu tout ce que l’on conçoit,28 et parce que suggéré à l’esprit comme faisant partie des nécessités d’une philosophie où le mal n’existe pas. Le mal, le vice, ou la douleur, ne sont pas dans la perception matérialiste de la Nature des considérations qui puissent justifier une application exceptionnelle du concept. Le philosophe qui fait le tableau de cette Nature a le droit de disposer comme il l’entend des créatures qu’il crée : « Toutes les situations possibles de l’âme étant à la disposition du romancier, il n’en est aucune dont il n’ait la permission de faire usage : il n’y a que les sots qui se scandalisent […], la véritable vertu ne s’effraie ni ne s’alarme jamais des peintures du vice, elle n’y trouve qu’un motif de plus à la marche sacrée qu’elle s’impose ». (II, 393). Comme c’est d’après cette devise que Sade fait le tableau de la Nature – et de ce qui est très différent pour nous de ce nous appelons « nature » – on a ainsi parfois aussi tendance à considérer qu’il n’y a pas de nature chez Sade, alors qu’il ne nous parle jamais que de cela. La narration, les personnages, et leurs actions sont toujours exemplaires chez lui, et on aurait donc tort de vouloir exclusivement y trouver autre 26 Ibid., p. 156. 27 « 100. Un homme, qui aimait à couper un peu de chair sur le cul, perfectionne en faisant scier la fille très doucement entre deux planches ». (I, 364). 28 « Tout se conçoit ». (I. 236). 16 chose qu’une illustration de sa philosophie, et c’est bien entendu pourquoi les crimes de ses libertins sont toujours des crimes « raisonnés », et eux-mêmes bien entendu des « philosophes ». Leur être et leurs actes reflètent une même réalité « tantôt sous un aspect et tantôt sous l’autre 29 » sans qu’il soit possible d’ignorer le rapport de l’un à l’autre et au projet sadien d’écrire le premier roman immoral de l’histoire (ce qui en soi est aussi un concept, et donc une philosophie). Sade écrit des listes récapitulatives (parfois longues de plusieurs pages) d’exemples et d’illustrations visant à démontrer que toute morale est seulement locale et relative, 30 exemples qui visent aussi chez lui à illustrer le concept. On sait comment Voltaire s’est amusé, dans Candide, à faire par la narration la démonstration de cette faille de la méthode purement conceptuelle en philosophie à propos de l’harmonie préétablie de Leibniz, et on ne peut certainement pas reprocher à Sade d’avoir soumis sa philosophie à l’épreuve de la narration, son œuvre entière en étant le première critique. Comment expliquer « les égarements du cœur et de l’esprit » sans en faire le tableau ? Et comment ne pas en faire un tableau systématique quand on a l’intention comme lui d’en démontrer les égarements systématiques ? Sade n’est pas de ces philosophes-là qui reculent devant les conclusions dernières et les explications pratiques de sa propre philosophie, telles que données dans la narration. 31 Tout s’explique chez lui. Ex-plicare, qui vient du latin signifiant déplier, est ce qu’il fait, et ce qu’il déplie, c’est le « grand rouleau » de Jacques le fataliste, 29 « … substance pensante et substance étendue sont une seule et même substance qui est comprise tantôt sous cet attribut, tantôt sous l’autre ». Spinoza, ouvrage cité, p. 121. 30 Comme le conçoit aussi Pascal. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Pascal. Pensées. Paris : Livre de Poche, 1962, p. 118. 31 “Oh ! mes amis, comment vous décrire les horreurs que nous vîmes. Il le faut, cependant, ce sont les égarements du cœur humain que je développe, et je n’en dois laisser aucun pli de caché ». (III, 1129). 17 tel qu’il se déploie tout au long de son œuvre : « Le chef-d’œuvre de la philosophie serait de développer les moyens dont la Providence se sert pour parvenir aux fins qu’elle se propose sur l’homme, et de tracer, d’après cela, quelques plans de conduite qui pussent faire connaître à ce malheureux individu bipède la manière dont il faut qu’il marche dans la carrière épineuse de la vie, afin de prévenir les caprices bizarres de cette fatalité à laquelle on donne vingt noms différents, sans être encore parvenu ni à la connaître, ni à la définir. » (II, 131). Il y a deux moments essentiels dans l’œuvre de Sade, qui fonctionne donc aussi sur le modèle triadique (le troisième étant dans la somme des deux : le moment du concept, ou de la théorie, et celui de l’exemple, de la narration. L’œuvre s’articule autour ces deux moments dans un aller-retour constant où l’un s’explique par l’autre dans une dynamique infinie qui a pour but de révéler au lecteur sa vraie nature, comme étant celle d’un le lieu désigné comme celui « … d’une action et une réaction perpétuelles, [d’] une foule de vices et de vertus, [d’] un parfait équilibre, en un mot, résultant de l’égalité du bien et du mal sur la terre, équilibre essentiel au maintien des astres, à la végétation, et sans lequel tout serait à l’instant détruit ». (Vol. II, p. 682). Cet univers est d’ailleurs le même que celui décrit par Spinoza : « … nous concevrons facilement que la Nature dans sa totalité est un seul Individu, dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de façons, sans changement de l’Individu total 32 ». Qu’importent le vice et la vertu, le bien ou le mal à cet Individu total, dans la mesure où tous sont nécessaires ? Pour que cet Unique-là puisse exister en effet, 32 Ouvrage cité, p. 136. (Notons que l’on retrouve également ici aussi bien la Monadologie de Leibniz que l’Etre immobile de Parménide…). 18 « Il est [aussi] essentiel que l’infortune souffre ; son humiliation, ses douleurs sont au rang des lois de la nature ; et son existence est utile au plan général. […] Quand ses inspirations secrètes [celles de la nature] nous disposent au mal, c’est que le mal lui est nécessaire ; c’est qu’elle le veut ; c’est qu’elle en a besoin ; c’est que la somme des crimes étant incomplète… insuffisante aux lois de l’équilibre, seules lois dont elle soit régie, elle exige ceux-là de plus au complément de la balance. » (Vol. II, p. 452). Ni bien, ni mal, ni haut, ni bas, mais seulement un mouvement perpétuel, dans lequel toute négation est aussi une détermination33. Un individu ayant commis une mauvaise action, par exemple, peut dans cette perspective dire de lui-même et par rapport à un autre qui en aurait commis une bonne, que « … nous aurions agi tous deux, comme il convenait à la nature que nous agissions ; lui, en faisant une bonne œuvre, parce qu’elle était utile aux plans actuels de la nature ; moi, en commettant un crime, parce qu’il fallait un contrepoids dans la balance ; et que si ce parfait équilibre n’existait pas, et que l’un ou l’autre de ces modes vint à l’emporter, le cours 33 « Omnis determinatio est negatio ». Lettre de Spinoza du 2 juin 1674, à son ami Jarig Jelles. Baruch de Spinoza. Traité politique ; Lettres. Paris : Garnier Flammarion, 1993. 19 des astres serait interrompu, et le mouvement absolument détruit dans l’univers… ». (Vol. II, p. 455). Tout est lié, depuis le mouvement des étoiles et des galaxies jusqu’aux mouvements les plus secrets de notre cœur. Le crime, le mal, la souffrance, l’horreur, sont bien réels au niveau de l’individu et de la vie quotidienne, telle que nous la vivons, mais ils disparaissent à un autre niveau, quand on les considère du point de vue où la Nature vient avant nous et où ils n’ont plus l’importance que d’une occurrence naturelle. Une guerre mondiale, dans cette perspective, à l’échelle de la Nature entière, n’est pas plus ou moins importante qu’une tempête sur la planète Uranus. Il n’y a plus aucun mal, dans cet univers, rien du mouvement, et c’est où il est possible de dire de tels individus que nous considérons généralement comme des monstres (Tibère, par exemple, ou Néron, choisis par Sade, on pourrait en ajouter bien d’autres à la liste aujourd’hui), que « Leurs crimes ont servi la nature, parce qu’il n’est pas un seul crime qui ne la serve, pas un seul dont elle n’ait besoin. » (Vol. II, p. 625). Le jugement est impitoyable, et il n’est pas non plus possible de le contredire sans faire appel à des considérations d’ordre moral, à des valeurs humaines, qui elles aussi sont de ces mouvements nécessaires à la nature sans lesquels tout serait détruit dans l’univers. Dans la perspective du libertin sadien, tout est donc possible. « Que tu détruises ou que tu crées [lui dit la nature], tout est à peu près égal à mes yeux, je me sers de l’un et de l’autre de tes procédés, rien ne se perd dans mon sein : la feuille qui tombe de l’arbuste me sert autant que les cèdres qui couvrent le Liban ; et le ver, qui naît de la pourriture, n’est pas d’un prix moindre, ni plus considérable à mes yeux, que le plus puissant monarque de la terre. » (III, 884-5). Et lui, qui l’homme de la nature, c’est-à-dire son représentant et son modèle, suit bien 20 évidemment son conseil, y-compris dans le meurtre. «… la première des lois de cette nature inexplicable aux yeux des sots, et que les philosophes comme nous savent si bien analyser ; c’est par le meurtre qu’elle rentre chaque jour dans les droits que lui enlève la propagation ; et sans les meurtres privés ou politiques, le monde serait si rempli, qu’il ne serait plus possible de l’habiter. » (Vol. II, p. 803). Comme l’explique d’Esterval, qui est un assassin : « … le mouvement est l’essence du monde ; cependant il ne peut y avoir de mouvement sans destruction, la destruction est nécessaire aux lois de la nature, et celui qui détruit le plus, étant celui qui impose le plus de mouvement à la matière, est en même temps celui qui sert le mieux les lois de la nature », (Vol. II, p. 835). Notons que d’Esterval fait ce commentaire juste après avoir massacré une famille entière et violé le père, la mère, et leur fillette de treize ans. Le concept et l’illustration se complètent ici, le rapport des deux étant un tout fonctionnel qui explique les deux à la fois et l’un par l’autre, en même temps que les limites du rationalisme humaniste démoli par cet exemple. Sans doute que Spinoza, même en disant que « toute détermination est négation », n’aurait pas suivi Sade dans un pareil exemple de son concept (qui pourtant doit exister, puisqu’il dit que « toute » détermination est aussi négation), mais il suffit d’inverser la relation pour concevoir que toute négation est également ici une détermination, et donc que d’Esterval a agi on ne peut plus logiquement avec les postulats de sa philosophie en massacrant cette famille. La question est ailleurs : Que risque-t-il ? Qui va le lui reprocher ? La fiction est ici ce complète la philosophie. Personne ne souffre, certainement, alors que la destruction indiquée devient également une création, en nous informant sur le sens de notre liberté et de ses limites. Et c’est ainsi qu’avance l’œuvre, elle aussi création, mais hélas aussi l’histoire. Cependant et paradoxalement c’est toujours d’humanisme qu’il faut parler ici, si on veut bien 21 comprendre par ce terme ce qui est propre à la connaissance de l’homme, et sans fausse morale, sans feinte, et sans évasion. Savoir que nos passions, nos désirs ou nos pensées sont tous le résultat de notre type d’organisation, en tant que personnes humaines, et que ces entités correspondent toujours au fonctionnement de la Nature est la base d’une sorte de liberté qui nous resterait autrement inconnue34. C’est pour nous l’apprendre que le libertin sadien commet tous les excès. « Imbécile… engendre, calomnie, détruis, fous en cul, en con ; vole, pille, viole, incendie, martyrise ; assassine ton père, ta mère, tes enfants ; commets sans peur tous les crimes que bon te semblera : ces prétendues infamies me plaisent, elles sont nécessaires à mes vues sur toi, et je les veux, puisque je te les inspire, » (Vol. II, 682), lui conseille la Nature. Auraient-ils tort de ne pas l’écouter ? Mais ce serait déformer et trahir aussi la pensée de Sade que de supposer à l’inverse que la vertu n’est pas tout autant nécessaire chez Sade. Justine est aussi importante que Juliette, et Sade rappelle souvent que les deux sont également nécessaires, comme le souligne Justine : « Vous admettez qu’il y a une somme de bien et de mal dans la nature, et qu’il faut en conséquence une certaine quantité d’êtres qui pratiquent le bien, et une autre qui se livre au mal. Le parti que je prends en choisissant le bien est donc dans la nature ». (Vol. II, p. 1045). La Dubois, à qui elle parle, ne la contredit pas. D’ailleurs, le projet sadien tout entier ne s’inscrit-il pas dans une perspective vertueuse ? « Je voudrais [écrit-il, dans Aline et Valcour] que tous les hommes eussent chez eux, au lieu de ces meubles de fantaisie qui ne produisent pas une seule idée, je voudrais, dis-je, qu’ils eussent une espèce d’arbre en relief, sur chaque 34 Et c’est aussi celle que donne Leibniz : “Our thoughts are nothing but the consequences of the nature of our soul and arise in it in virtue of its notion.” Leibniz, Gottfried Wilhelm. The Monadology. Oxford, Oxford University Press, 1925, p. 204. 22 branche duquel serait écrit le nom d’un vice, en observant de commencer par le plus mince travers, et arrivant ainsi par gradation jusqu’au crime né de l’oubli de ses premiers devoirs. Un tableau moral n’aurait-il pas son utilité ? » . Un tel tableau (où l’on reconnaît facilement le schéma des 120 Journées de Sodome), « ne vaudrait-il pas bien un Téniers, ou un Rubens ? », demande-t-il. (I, 458). Le spectacle de la Nature, tel que nous le donne son œuvre, s’éclaire dans cette perspective d’une intention vertueuse, telle que le tableau du vice doit aussi inspirer la vertu. Mais la triade majeure reste chez Sade dans le rapport de l’homme et de la Nature, car c’est où est résolue chez lui la notion de mal. C’est en effet où, grâce à la fiction, il peut donner l’explication la plus complète du matérialisme, et c’est où on pourrait aussi écrire en exergue de son œuvre : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre, » 35 puisque c’est géométrique qu’il projette dans l’inversion systématique de toutes les valeurs sa vision du monde. Justine y est l’exacte parallèle de Juliette, le vice de la vertu, et le bien du mal, parce que tous sont nécessaires. La liberté humaine, parce qu’elle n’est soumise à rien, égale aussi celle de la nature, dans tous ses mouvements. C’est l’utilisation originale qu’il fait des catégories littéraires qui lui permet d’illustrer ce schéma, en intégrant à une Loi supérieure la mineure de la loi sociale en un troisième élément, lequel est le rapport des deux, qui les complète et les dépasse à la fois. C’est-à-dire que le mal, tel qu’il existe dans la religion et les systèmes que nous avons nommés, n’existe plus dans sa conception de la Nature, parce que de la même manière que tout est permis à la Nature, dans l’infini variété de ses mouvements dus au hasard et à la nécessité, et pour qui la destruction permet autant de possibilités de créations nouvelles, alors que 35 Inscription dont on dit qu’elle était gravée à l’entrée de l’Académie de Platon. 23 tout est semblablement permis à l’homme. Sa liberté, même au plus fort d’un délire qui pourrait entraîner la destruction du monde entier (ce qui n’est pas impossible quand on songe aujourd’hui à la puissance des armes nucléaires) ne serait pas plus un mal qu’un bien non plus, et que les lois de la Nature en feraient en fait un bien puisque toute destruction lui est utile. Nos seules limites sont celles de notre culture, et c’est ce qui fait que la philosophie sadienne reste optimiste et joyeuse, dans cette idée que « tout est à la nature, et rien à nous » : « La nature n’a créé les hommes que pour qu’ils s’amusent de tout sur le terre ; c’est sa plus chère loi, et ce sera toujours celle de mon cœur. Tant pis pour les victimes, il en faut ; tout se détruirait dans l’univers, sans les lois profondes de l’équilibre ; ce n’est que par des forfaits que la nature se maintient, et reconquiert les droits que lui enlève la vertu. Nous lui obéissons donc en nous livrant au mal ; notre résistance est le seul crime qu’elle ne doive jamais nous pardonner. » (Vol. III, p. 1257).36 Mieux que la philosophie qui se limite au concept pour nous dire que tout ce qui est est bien, Sade nous donne également dans son explication du mal une explication supérieure de la Nature. « La liberté et la satisfaction de l’esprit nous arrachent à 36 A lire pour tous ces développements, l’exposé du pape Braschi, vol. III, pp. 868-886. 24 l’emprise du monde pour nous élever à la conscience du spectacle 37 », écrit Roger Gallois, et il en est ainsi dans son œuvre, comme dans le poème de Lucrèce, où il est aussi permis de se faire un plaisir du spectacle du malheur des autres. Il est, chez Sade aussi, « … doux, quand la vaste mer est troublée par les vents, de contempler du rivage la détresse d’un marin dans la tempête ; non qu’on se plaise à voir souffrir, mais par la douceur de sentir de quels maux on est exempt 38 ». Le lecteur sadien peut toujours de la même manière jouir sans danger du spectacle du mal depuis bords de la fiction, comme du spectacle de la tempête et de la furie des passions. Il peut ainsi imaginer une philosophie qui, si elle semble cruelle, n’en a pas moins le mérite de donner l’idée d’une harmonie naturelle, sans mal, sans vice, et sans crime, harmonie véritable d’ailleurs, puisqu’à refermer le livre rien n’a changé, sans qu’il soit nécessaire de punir, ou de trembler. Là, où il n’y a plus aucun mal, la liberté du libertin est à la fois égale à la liberté infinie de la Nature, et inégalée par elle, puisque sa seule conscience et ses seuls sentiments sont ceux du libertin lui-même en-dehors duquel elle ne peut en avoir aucun. Et en ce le sadianisme est un humanisme qui permet de découvrir dans cet absolu de la liberté ce qui peut également être conçu comme une grande douceur. En nous faisant voir comment l'homme peut maîtriser ainsi l'ensemble de la Nature par la seule pensée sans déranger ne serait-ce qu’un brin d'herbe on peut comprendre comment le « principe de délicatesse » permet ainsi cette extrême douceur, et pourquoi il est 37 « La liberté et la satisfaction de l’esprit nous arrachent à l’emprise du monde pour nous élever à la conscience du spectacle. » Roger Gallois. Introduction à l’Ethique de Spinoza, p. 39. 38 Lucrèce. De la nature. Traduction de H.J.G. Patin. Paris : Hachette, 1912, introduction du second livre. 25 possible à la fin d’être d’accord avec Gilbert Lely que «Tout ce que signe Sade est amour ».39 39 “Tout ce que signe Sade est amour.” Gilbert Lély. Œuvres de Sade (Paris : Folio, 1982). Quatrième de couverture. 26 Bibliographie Becker, Karl L.. The Heavenly City of the Eighteenth-Century Philosophers. New Haven : Yale University Press, 1967. Granet, Marcel. La Religion des Chinois. Paris : Albin Michel, 1998. Hénaff, Marcel. 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