Stéphanie Le Gallic, Les Messages de lumière. La publicité lumineuse à Paris, Londres et New York depuis la fin du XIXe siècle, Doctorat d’histoire, Université Paris IV-Sorbonne, (dir. Pr. Pascal Griset), 21 novembre 2014. Bien que Piccadilly Circus demeure le lieu le plus emblématique de la publicité lumineuse en Europe, la place n’a fait l’objet d’aucune étude universitaire. Il en est de même pour Paris. Seul Times Square a suscité quelque attention. Mais, comme c’est généralement le cas en matière de publicité, l’approche nationale prime sur toute autre perspective. Or, dans la mesure où l’historiographie américaine domine le sujet, l’impression générale reste celle d’un support typiquement américain qui se serait exporté en Europe et en Asie. Cette thèse a permis d’invalider cette croyance commune et de proposer d’autres perspectives qu’une simple « américanisation » des méthodes publicitaires. Elle analyse donc le processus selon lequel Times Square est devenu le symbole d’une nouvelle forme de communication urbaine et décrit comment ce modèle fut repris, adapté, réinterprété, voire rejeté à l’étranger. Pour résumer cette analyse, nous voudrions faire émerger quelques champs d’interrogation qui ont surgi et ont pu servir de fil conducteur pour mettre à jour les processus par lesquels les paysages nocturnes des métropoles occidentales se sont construits depuis la fin du XIXe siècle. Cette enquête débute dans l’obscurité des rues parisiennes, londoniennes et new-yorkaises et nous mène jusqu’aux éclats publicitaires des plus grandes métropoles mondiales, aux allures parfois futuristes. 1- Une innovation à la trajectoire incertaine Vitrine des grandes marques et des grandes entreprises, la publicité lumineuse se veut, dès ses origines, avant-gardiste : utilisant l’électricité quand celle-ci n’était pas encore répandue, imaginant des mécanismes d’animation innovant, intégrant de nouveaux matériaux comme les tubes luminescents, puis les LED. Encore aujourd’hui, elle symbolise la modernité urbaine bien qu’il s’agisse d’un support relativement ancien, plongeant ses racines au XIX e siècle. La publicité lumineuse naquit à New York et fit son apparition à Londres au début des années 1890. Moins de dix ans plus tard, elle illuminait la place de l’Opéra à Paris. Elle devint depuis lors un moyen d’expression privilégié pour les annonceurs, rôle qu’elle conserva jusqu’à nos jours. Pour autant, elle reste le parent pauvre des études publicitaires, sans doute en raison de son caractère « atypique » puisqu’elle repose sur des dispositifs et des créations 1 ad hoc là où la majeure partie de l’activité publicitaire repose, au contraire, sur une sorte d’industrialisation et de sérialisation des discours. En cela, elle reste une forme d’artisanat qui n’a pas empêché ses promoteurs de prospérer et d’étendre leurs activités parfois sur plusieurs continents, tels le chimiste Georges Claude, l’inventeur des tubes au néon, très actif aux ÉtatsUnis dans les années 1920 et 1930, ou encore Gaétan Deodato, le fondateur de la société DÉFI-Group, actuel leader mondial de la publicité lumineuse. Malgré tout, en termes d’innovation, l’étude de la publicité lumineuse montre à quel point ses cheminements n’ont pas suivi de trajectoire linéaire. La prise en charge du support fut le fait d’hommes au parcours singulier. Fernand Jacopozzi débuta sa carrière comme peintre, et ce sont les aléas de sa vie professionnelle qui le conduisirent à produire des tableaux lumineux qui firent sensation durant l’entre-deux-guerres ; de même, dans ses mémoires, Gaétan Deodato avoue avoir choisi la voie de la publicité car le bureau qu’on lui proposait avait plus d’allure que celui offert pour un autre poste... Comme l’illustrent ces exemples, l’importance de l’humain dans cette histoire particulière est facteur à la fois d’incertitude dans l’évolution des innovations techniques, et de réussite dans les résultats obtenus. Ces hésitations de l’innovation sont renforcées par le poids des différents contextes, qu’ils soient économiques ou politiques, locaux ou mondiaux, ainsi que par les stratégies, certes volontaristes, mais parfois indécises des firmes. Ensemble, elles dessinent une histoire qui n’a rien d’une success story. Bien loin de correspondre à ce qui serait un schéma idéalisé de l’innovation technologique (invention, diffusion, massification), la publicité lumineuse illustre le rôle des bifurcations, des hésitations et des remises en cause d’une technologie. Par exemple, durant les années 1970, l’économie en berne, la concurrence de la télévision et la montée des préoccupations écologiques semblaient annoncer la fin du support. Son renouveau des années 1990, tant aux États-Unis, en Asie qu’en Europe, montre qu’il n’en fut rien. Les transformations successives de la publicité lumineuse témoignent donc bien d’une capacité d’adaptation des acteurs, mais également d’une fragilité des technologies employées. 2- La co-construction du paysage urbain M.-E. Chessel avait déjà mené des travaux de recherche sur les acteurs de la publicité en retraçant la constitution du métier de publicitaire. Dans sa lignée, cette thèse insiste sur le rôle de ces hommes qui surent capter une technique fondée sur l’électricité et l’éclairage pour la détourner et lui conférer un nouvel usage. Par la suite, l’institutionnalisation de la publicité lumineuse se caractérisa par une disparition progressive de ces hommes au profit des 2 entreprises ou même des conglomérats. À cet égard, la structure familiale d’Artkraft Strauss fait aujourd’hui figure d’exception dans le paysage des sociétés de publicité lumineuse. Ainsi, non seulement cette thèse enrichit cette catégorie d’acteurs en s’intéressant aux fondateurs et dirigeants, mais aussi aux employés, aux électriciens ou encore aux souffleurs de verre, mais elle donne aussi une place aux opposants à la publicité lumineuse et à ses régulateurs. De plus, en mettant en évidence l’importance des investisseurs immobiliers, l’approche se veut novatrice et montre que le paysage urbain résulte d’une co-construction complexe faite d’affrontements, d’alliances, de compromis et de stratégies appelées à évoluer au fil du temps et en fonction des réactions des autres acteurs. Or, en terme de paysage urbain, la publicité lumineuse est bien souvent négligée car perçue comme provisoire : elle n’attire pas le regard des historiens et des urbanistes, concentrés sur des tendances plus pérennes. En enquêtant sur la construction du paysage nocturne par la publicité lumineuse, cette thèse entend contribuer à réhabiliter la ville « ordinaire » par opposition à la ville « monumentale ». Il s’agit-là de mettre à jour la ville quotidienne, réelle, et de contribuer à éclairer l’histoire sociale des « choses banales » et parfois même méprisées puisque la publicité lumineuse n’est souvent perçue que comme un élément de décor superflu, préjudiciable pour la ville et son image. Il est vrai que les dispositifs une fois démontés ne laissent plus de traces et partir à leur recherche relève parfois d’un véritable travail d’enquêteur, voire d’archéologue ... Il reste cependant des vestiges de ces époques révolues, comme le néon éteint, mais toujours visible, de la Compagnie française du néon au 17, rue des Gobelins dans le treizième arrondissement de Paris. 3- Du local au global Ensuite, la publicité lumineuse mêle intimement le local et le global. Incontestablement locale par son implantation dans une ville, un quartier, un bâtiment, son histoire s’enchâsse également dans un processus menant à la globalisation des marchés. En effet, plus qu’aucun autre support, la publicité lumineuse est celle des firmes internationales, soucieuses d’affirmer leur puissance à l’échelle planétaire. Ainsi, le premier « message de lumière » de Piccadilly Circus représentait la marque française Perrier tandis que la première publicité lumineuse de Paris figurait la célèbre société américaine Kodak. Aujourd’hui encore, les marques asiatiques impriment leurs noms sur Times Square, Piccadilly Circus ou le boulevard périphérique parisien. La publicité lumineuse illustre donc pleinement la globalisation de l’économie : les marques qu’elle diffuse, les villes et les pays où elle se répand témoignent de cette contribution active au processus de mondialisation. Il existe une 3 idée très répandue selon laquelle cette dernière créerait un mouvement d’uniformisation. Or, à travers l’étude de la publicité lumineuse dans les villes occidentales, cette thèse démontre que loin de créer des paysages urbains uniformes, la publicité lumineuse doit être appréhendée dans une immense variété des situations en participant à la différenciation des villes. Times Square n’a aucunement constitué le point de référence pour le développement de la publicité lumineuse en Europe et, au contraire, le quartier new-yorkais s’est lui-même nourrit de l’influence de ses consœurs européennes. Ainsi, en proposant d’étudier la publicité lumineuse dans trois villes mondiales, la thèse met au jour les circulations transatlantiques à travers de nombreux exemples tels que le projet de la « Maison de la Publicité » d’Oscar Nitzchké dans les années 1930 qui a permis à l’architecte de se faire connaître aux États-Unis ou encore l’installation d’un « luminographe » par Jean Carlu à Broadway. Ces exemples, parmi d’autres, remettent en cause la thèse de l’américanisation, déjà affaiblie par des travaux antérieurs, notamment ceux de S. Schwartzkopf. 4- Des trajectoires urbaines singulières Finalement, cette thèse contribue à démontrer l’absence d’un modèle unique de développement. S’il est vrai qu’aujourd’hui plus que jamais, la publicité lumineuse promeut la diffusion des marques dans le monde, elle participe dans le même temps à la différenciation des métropoles, puisque chaque ville adapta la publicité lumineuse à ses propres traditions urbaines et culturelles. New York offre ainsi l’exemple d’une publicité sanctuarisée au cœur de la métropole. Son modèle est celui de l’excentricité visuelle, où l’architecture est quasiment niée au profit de la publicité et des flux électroniques qui la composent. Times Square incarne le mythe de la ville connectée et multi-écrans. C’est le lieu où la modernité s’invente et s’exporte, via les conglomérats puissants qui la supportent, tels que ClearChannel. Au contraire, Paris a choisi une alternative qui a consisté à renoncer progressivement à ces « messages de lumière » pour valoriser son patrimoine architectural. Enfin, Londres se situe à certains égards dans une position médiane entre ces deux cas extrêmes. Visuellement et symboliquement, Piccadilly Circus évoque Times Square : il s’agit d’un lieu central de rassemblements qui fait partie du patrimoine identitaire de la capitale et qui comprend de nombreux écrans. Mais dans le même temps, elle s’en démarque radicalement. Tandis que la ville américaine a créé une enclave dédiée à ce support, Piccadilly Circus est marquée par une sévère contraction de ses dispositifs : le London Pavillion et le Criterion ont tous deux cessé depuis longtemps d’accueillir des marques sur leur façade. Par ailleurs, tandis que les écrans américains offrent du temps de vision aux différents 4 annonceurs, Piccadilly Circus privilégie une certaine pérennité des marques affichées. Il n’existe donc pas de modèle occidental de publicité lumineuse, mais une pluralité de situations, à l’image de l’identité singulière de chaque métropole. Par ailleurs, il serait réducteur d’opposer un modèle américain, central, de type Times Square à un modèle français, périphérique, de type parisien. Ces deux paradigmes comportent en effet certaines similitudes. Dans les deux cas, il s’agit d’espaces relativement bondés mais en mouvement permanent. Le boulevard périphérique supporte ainsi un trafic d’environ 270 000 véhicules par jour, tandis que Times Square compte une des stations de métro les plus fréquentées de New York où se croisent onze lignes rayonnant vers tous les quartiers extérieurs à Manhattan. Les comptages effectués par le Business Improvement District (BID) évaluent ainsi la fréquentation piétonne à environ 1,5 million de passants par jour. Ensuite, la dimension commerciale domine. Évidente pour Times Square, bordé de boutiques et de publicités, elle l’est tout autant dans le cas parisien. Si le caractère de « nonlieu » conféré au boulevard périphérique peut faire oublier un instant cette dimension, un bref regard sur son passé nous rappelle que dès l’époque des fortifications de Paris, l’enceinte de Thiers qui cernait la capitale, faisait également office de limite fiscale. L’octroi était perçu aux portes sur toutes les marchandises, si bien qu’un faubourg marchand s’y était développé. Or, ce caractère commercial des portes n’a pas fondamentalement changé. Le périphérique a accru le passage sur les voies radiales en greffant ses sorties sur les portes, et la concentration commerciale existante s’en est trouvée renforcée tant et si bien que l’implantation des centres commerciaux, comme celui de la porte de Bagnolet ou de la porte de Bercy, constitue un phénomène caractéristique de l’importance des portes de Paris. Ces analyses viennent donc contredire non seulement la thèse de l’uniformisation des villes mais également celle de modèles qui seraient clairement définis. La singularité des métropoles semble au contraire la norme. 5- Découpage de la thèse Le propos est organisé en trois grandes parties. La première, intitulée « de l’incandescence en publicité : le temps des pionniers » porte sur le premier grand dispositif technique de la publicité lumineuse, celui de la lampe à incandescence, qui s’imposa de la fin du XIXe siècle à la fin des années 1920 et qui dessina de nouveaux décors urbains à destination de l’élite fréquentant les restaurants et les théâtres des quartiers animés. S’appuyant sur l’électricité, une technologie encore rare et chère, la publicité lumineuse bénéficia du prestige qui lui était associée et promut surtout des marques de luxe : montres, 5 chocolats, eaux minérales, champagne, lieux de villégiature. Elle fut aussi le fait d’aventuriers. Ces circonstances expliquent les nombreux tâtonnements qui jalonnèrent ses débuts et la difficulté d’institutionnaliser une activité alors en formation, au croisement du monde de la publicité et de celui de l’électricité. New York fut le berceau de ces évolutions, mais rapidement, les capitales européennes se couvrirent à leur tour de ces écritures lumineuses, immédiatement associées à une forme d’américanisation. Cependant, cette qualification demeurait, dès cette époque, impropre. Si l’on retrouve bien des processus similaires d’un continent à l’autre, il n’y eut jamais de reproduction servile du modèle américain et au contraire, les échanges devinrent rapidement la règle. La deuxième phase identifiée fut « l’ère du néon » qui s’imposa à partir des années 1920. Elle fut marquée par le dynamisme des métropoles européennes. Georges Claude fut le moteur de cette seconde « mondialisation » de la publicité lumineuse en menant une politique active de diffusion. Cette période plaça le néon au cœur de la culture populaire : la fréquentation des lieux d’accueil de la publicité fut socialement plus hétérogène du fait du déclassement social de ces quartiers, les marques célébrant d’ailleurs des produits de consommation courante et non plus de luxe. La Seconde Guerre mondiale vint bouleverser à plus d’un titre la situation : les restrictions d’énergie qu’elle entraîna et qui se poursuivirent jusqu’à la fin des années 1940, menacèrent la situation des sociétés de publicité qui durent alors réorienter leurs activités vers d’autres types d’affichage à New York, ou vers la production de matériel électrique à Londres et à Paris. Finalement, tandis que la publicité lumineuse revenait progressivement à Times Square ou à Piccadilly Circus, une nouvelle réglementation française, parue en 1943, vint contrarier le dynamisme parisien. Les métropoles ont donc suivi des parcours singuliers, relativement indépendants les uns des autres. Enfin, un troisième temps peut être distingué à partir des années 1970. Il est marqué par la nécessité de repenser la publicité lumineuse et met en évidence les changements à l’œuvre avec la montée des préoccupations écologiques et le renouvellement des acteurs de la publicité lumineuse. Trois évolutions majeures marquèrent cette période : l’accélération du phénomène de mondialisation par la diffusion de la publicité lumineuse vers l’Europe de l’Est, l’Asie et les Pays du Golfe, l’essor de la politique institutionnelle du logo, et enfin, la multiplication des écrans vidéo usant de dispositifs toujours plus sophistiqués. Cette période symbolise à plus d’un titre le passage de la publicité à la culture de masse, le cas le plus emblématique restant Times Square, depuis sa « disneyfication » des années 1990. Cette chronologie met en évidence l’adéquation progressive entre le support et son message, 6 puisque dès les années 1900, quand bien même la publicité s’adressait-elle à ceux qui consommaient du cognac ou du champagne, des produits de luxe non accessibles à tous, elle était vue par le plus grand nombre, venu simplement admirer le spectacle urbain. La congruence récente entre le sème et le signe a permis à la publicité de s’inscrire dans l’histoire récente de la culture de masse. Dans ce cadre, la publicité lumineuse relèverait d’un « troisième âge » de la culture de masse, avec une industrialisation et une mondialisation du phénomène par des conglomérats devenus des géants de la communication diffusant des marques internationalement reconnues. À cet égard, Times Square serait le parangon de la culture de masse, dans un univers normalisé, voire aseptisé. Parc d’attractions au cœur de la ville, la place est le passage obligé des touristes et des New Yorkais dans un décor artificiel d’écrans animés. Times Square est en quelque sorte devenue la caricature d’elle-même. La spontanéité et l’expérimentation des premiers temps se sont fondues dans un monde maîtrisé jusqu’au plus infime détail. Londres, et encore plus Paris, échappent en partie à cette massification, même si Piccadilly Circus demeure l’une des places les plus touristiques de la capitale britannique et que les agences gérants les emplacements parisiens – notamment JC Decaux et DÉFI-group, ont développé des outils très performants, quasiment scientifiques, pour analyser la visibilité, l’efficacité des dispositifs. L’amateurisme des premiers temps de la publicité lumineuse a cédé la place au professionnalisme et à une certaine forme d’industrialisation de la publicité lumineuse. 7