La boulimie, une toxicomanie qui s`ignore

publicité
La boulimie, une toxicomanie qui s'ignore
Lancée il y a dix ans, une étude nationale éclaire d'un jour nouveau ce dérèglement grave des
comportements alimentaires
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30 Janvier 2000
LA PUBLICATION des résultats d'une enquête prospective consacrée à la boulimie et réunissant, via
un réseau de recherches, les spécialistes de dix-neuf services hospitaliers français et étrangers constitue
un événement dans le domaine de la psychiatrie, tant cette discipline s'est toujours montrée réticente
aux initiatives visant à dépasser les points de vue subjectifs et les individualisations de pratiques
diagnostiques et thérapeutiques. Conduite sous la direction du docteur Martine Flament, psychiatre
chargée de recherche à l'Inserm et au CNRS (Unité 7593), et du professeur Philippe Jeammet
(université Paris-VI, chef de service à l'Institut mutualiste Montsouris), cette étude a été lancée en
1990. Soit une dizaine d'années après que la boulimie a été décrite en tant qu'entité clinique autonome,
mais à un moment aussi où différents indicateurs laissaient craindre une augmentation de la fréquence
de cette affection. « Boulimie ? » Il s'agit d'une entité pathologique complexe, à bien des égards encore
mystérieuse et qui ne doit en aucune manière être considérée comme un synonyme de l'obésité. Dérivé
du grec bous (boeuf) et limos (faim), le terme apparaît dans de nombreux traités médicaux. Dans tous
les cas, les auteurs évoquent le même phénomène le plus souvent observé chez des adolescentes ou des
femmes : un état pathologique de voracité conduisant, à son acmé, à l'ingestion d'une quantité
excessive de nourriture. Il sera par la suite associé à l'existence de comportements visant à compenser
cet apport massif par des restrictions alimentaires extrêmes (vomissements provoqués, usage de
laxatifs, de diurétiques, etc.). Après une littérature psychanalytique qui peut aujourd'hui apparaître
empreinte d'une certaine confusion, il fallut attendre la fin des années 70 pour que la boulimie devienne
un objet d'étude psychiatrique à part entière. « Si les conduites boulimiques étaient reconnues depuis
longtemps, leur étude a été éclipsée par l'intérêt porté à l'anorexie mentale, écrivent les responsables de
l'étude. La boulimie est bien moins évidente à détecter que l'anorexie. Elle peut en effet rester
longtemps méconnue de l'entourage, les crises se déroulant en cachette. Quand elle est découverte, sa
signification et sa gravité sont plus aisément méconnues et elle est volontiers considérée, même dans
les milieux médicaux, comme le caprice des enfants gâtés d'une société riche. »
Cette étude a porté sur 534 patients (âgés de plus de quatorze ans) qui ont été suivis durant deux ans.
Tous consultaient pour des « troubles boulimiques », définis comme « toute prise alimentaire excessive
accomplie de façon paroxystique et avec un sentiment de perte de contrôle ou la crainte de ne pouvoir
s'arrêter, quelles que puissent être la forme, la fréquence et l'intensité de ces crises ». Au vu de diverses
enquêtes, l'âge d'apparition des comportements alimentaires pathologiques peut être précoce, un
pourcentage substantiel d'adolescents de douze ans ayant recours aux régimes, aux vomissements
provoqués ou à l'utilisation de laxatifs. La boulimie peut toutefois être distinguée des autres
perturbations alimentaires.
HONTE ET CULPABILITÉ « Les boulimiques mangent seules, à la maison, en fin d'après-midi, sans
faim, sans plaisir et plus rapidement que d'habitude, écrivent les auteurs. Ces crises sont suivies de
sentiments de tristesse, de honte et de culpabilité et, d'une manière générale, sont source d'une grande
détresse psychologique. Même à poids normal, les adolescentes boulimiques se trouvent trop grosses et
sont obsédées par le poids et par la nourriture. Elles ont dans l'ensemble une image négative d'ellesmêmes et 71 % d'entre elles ont déjà fait des épisodes dépressifs majeurs. » Les spécialistes observent
que les adolescentes boulimiques scolarisées n'ont, jamais ou presque, fait de demandes de soins et
qu'elles présentent les mêmes caractéristiques que les patientes vues en consultation plusieurs années
plus tard.
Dès lors, la question se pose de la nécessité de la mise en place d'une thérapeutique avant que cette
pathologie ne s'installe sur un mode chronique et invalidant. Cette étude conclut en outre à l'existence
d'un continuum entre les formes de moindre sévérité de la boulimie (dans lesquelles le patient a peu
fréquemment recours aux méthodes de contrôle du poids) et celles, nettement plus graves, qui
correspondent à la définition stricte de la boulimie. « Il apparaît clairement que le taux de célibat et le
pourcentage de femmes vivant seules sont nettement plus élevés chez les patientes boulimiques que
dans la population générale, peut-on lire dans les conclusions de l'étude. Ceci est vrai dans toutes les
tranches d'âge et irait de pair avec la fréquence des difficultés affectives et sexuelles décrites chez les
femmes boulimiques ». Les auteurs mettent également en évidence des différences précoces existant,
chez les adolescentes, entre celles qui deviendront des malades souffrant de boulimie et les autres.
Est en cause le « regard que portent les jeunes filles sur elles-mêmes et sur leur corps au moment où
elles subissent les changements pubertaires. L'image négative qu'elles ont alors de ces transformations
s'associe à des préoccupations concernant le poids et à des conduites anorexiques plus fréquentes ».
Cette étude permet d'établir la séquence d'apparition des troubles boulimiques aujourd'hui en France.
Chez un tiers des malades, on retrouve un épisode d'anorexie mentale, en moyenne vers l'âge de seize
ans. Chez elles comme chez les autres, un tableau clinique caractéristique s'installe vers dix-huit ans
suivi, un an plus tard, du début des vomissements provoqués que l'on retrouve chez les trois quarts des
patients. Quant à l'âge moyen auquel un traitement spécifique de la boulimie est mis en oeuvre il n'est
que de vingt et un ans, soit trois ans après le début manifeste des troubles, une période durant laquelle
celle qui souffre devrait pouvoir, si une politique de prévention de la santé mentale existait, recevoir
l'aide d'un thérapeute.
Autre conclusion particulièrement importante : la pathologie et les souffrances des personnes
boulimiques dépassent largement la sphère des symptômes alimentaires et elle doit aujourd'hui être
regardée comme une pathologie de la dépendance. Les traits dépressifs et anxieux y occupent une place
centrale et on observe fréquemment une association avec d'autres troubles du comportement, qu'il
s'agisse de l'alcoolisme et des toxicomanies, des conduites suicidaires, de la mythomanie ou de la
kleptomanie. A l'inverse, les auteurs ne retrouvent pas, contrairement à diverses observations
antérieures, un lien spécifique entre les antécédents d'abus sexuels et les comportements boulimiques.
JEAN-YVES NAU
Téléchargement