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EVOLUTION DES REPRESENTATIONS, ATTITUDES &
COMPORTEMENTS A L’EGARD DES ANIMAUX ET DES
VIANDES
J.L. LAMBERT
Résumé
Différents facteurs concomitants (développement rapide de l’urbanisation,
industrialisation de l’élevage et des productions alimentaires, connaissances
scientifiques) modifient les représentations sociales des animaux,
particulièrement chez les urbains des pays occidentaux. Une partie des
animaux sont considérés désormais comme des êtres sensibles. Si la grande
majorité des humains omnivores sont encore des mangeurs de viande, ils
sont de plus en plus nombreux à ne pas tolérer les souffrances infligées aux
animaux. Le végétarisme reste cependant assez limité. Si la consommation
de viandes a tendance à régresser dans les pays occidentaux, par contre elle
continue à progresser dans les populations des pays en développement.
Mots-clés
Représentations sociales des animaux, consommation de viandes.
Cet article a fait l’objet d’une présentation aux Journées nationales des groupements techniques
vétérinaires (JNGTV), Nantes, 18-20 mai 2016.
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Journées nationales des groupements techniques vétérinaires 2016 - Nantes
INTRODUCTION
L’actualité récente a été particulièrement marquée par des interrogations de philosophes, de
nutritionnistes et d’écologistes sur la consommation de viande. Pourquoi ce comportement si « naturel
» chez les humains omnivores pose-t-il des questions ?
1. LA CLASSIFICATION DES ESPECES
Depuis leur origine, les humains, omnivores et au sommet de l'échelle des prédateurs, ont cherché à
assurer leur survie en chassant et pêchant des animaux dans leur environnement d'habitat. Dans des
contextes de pénurie, la nécessité de survie imposait la violence pour se défendre vis-à-vis d'autres
humains et d'animaux prédateurs. Tuer pour survivre était admis (et l’est d'ailleurs encore moralement
avec le principe de légitime défense). Mais l'origine de la vie et la mort semblent avoir interrogé depuis
longtemps les humains. Des traces de cérémonies et monuments funéraires datent de plusieurs
dizaines de milliers d'années et les cultes des ancêtres se sont développés dans de nombreuses
civilisations. Les relations sexuelles ont fait l'objet de nombreux tabous. La création de la vie et les
existences après la mort constituent encore le noyau central de la plupart des religions.
Il y a environ 10 000 ans, les humains ont découvert qu'ils pouvaient domestiquer certains animaux et
cultiver des plantes. Ces transformations de la nature par les humains leur ont assuré une
augmentation des disponibilités alimentaires et de la population. Cela permit le début de la
sédentarisation. En domestiquant certains animaux, les humains se sont positionnés en situation de
supériorité à leur égard, à l'exception de quelques espèces de très gros animaux en partie
prédatrices.
En effet, dans les différentes ci les mots ajoutés vilisations, la représentation des éléments de l’univers
par les humains s’est constituée en une classification hiérarchique. Au sommet, en haut, les éléments
du ciel comme le soleil sont considérés comme sources de la vie, des forces transcendantes de la
nature, assimilées à des divinités créatrices et dominantes dans les idéologies religieuses. Au niveau
inférieur, sur la terre, se trouvent les humains et dans une catégorie inférieure les animaux puis les
végétaux qui sont enracinés dans la terre. Et en dernière catégorie inférieure les éléments non vivants
de la terre, les minéraux. Ces représentations sociales classifiées sont associées aux actions
possibles à leur égard.
2. LES ESPECES COMESTIBLES
Les humains ont également élaboré une classification entre les espèces animales. Des animaux
comme les chiens ont commencé à être utilisés pour aider les humains à se protéger contre les
agresseurs et les prédateurs. Ces animaux ont également été dressés pour assurer la garde des
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habitats et des propriétés privées qui se développaient avec la sédentarisation. D'autres espèces
(chevaux, bovins) ont été repérées pour leur force physique et utilisées pour la traction des chariots.
Pendant que la chasse perdurait (et subsiste encore), le développement de l'élevage a fait naître la
catégorie bétail (volailles, porcs, chèvres, moutons, bovins…). Ces animaux chassés et élevés sont
perçus essentiellement comme fournisseurs de viande. Enfin certaines espèces difficilement
domesticables dites « sauvages » ont été laissées dans les zones éloignées des habitats humains, en
grande partie couvertes de forêts primaires peu pénétrables.
Dans cette classification des espèces animales, ce n'est donc qu'une partie qui a été considérée
comme mangeable. L’anthropologue LEACH (3) a montré que la délimitation de la comestibilité a
reposé sur la perception de leur sang (chaud ou froid) et la proximité morphologique ou de l’habitat
entre les humains et les animaux. Les animaux associés aux activités humaines (garde, labour,
transports) et vivant près des humains sont devenus « familiers ». C'est-à-dire qu'ils ont été considérés
comme peu différents des humains, voire de leur famille. L'utilisation de l'intelligence de ces animaux
contribue également à les rapprocher des humains. Ces « amis de l'homme » ne sont plus alors perçus
comme mangeables.
Sur ce point le « scandale de la viande de cheval » dans les lasagnes est très révélateur. Alors qu’il
s’avérera que l’affaire concernait plusieurs pays européens, ce sont les Anglais qui réagissent en
premier. Pour eux, l’idée qu’on leur a fait manger du cheval les perturbe autant que si cela avait été du
chien ou du chat. Le ministre de l’intérieur a même parlé « d’affaire criminelle » et confié l’enquête à
Scotland Yard.
Dans l’univers des animaux domestiques, le cheval a toujours occupé une position un peu particulière.
Prédécesseur des moyens de transport modernes, le cheval est utilisé pour les déplacements. Pour
cela, on « le monte ». Le contact est alors source d’intimité particulière entre l’homme et l’animal. La
figure de l’homme-animal est ainsi reprise dans diverses mythologies. Si d’autres animaux comme
l’âne, le mulet et les chameaux sont aussi «montés», les chevaux ont été préférés par les soldats et
utilisés par les nobles comme signe de distinction pour la chasse et les courses. C’est encore
particulièrement le cas en Angleterre avec les chasses à courre et les jeux de polo. La consommation
de cheval (l’hippophagie) a donc été historiquement relativement limitée. Avec la mécanisation des
moyens de transport depuis un siècle, l’abandon de la traction animale par le cheval contribue à le
positionner essentiellement comme compagnon de l’homme. Ce nouveau statut du cheval renforce la
tendance historique à la faible consommation.
Paradoxalement, comme les animaux proches des humains, les animaux sauvages qui vivent éloignés
ne sont pas non plus considérés comme mangeables. Outre le fait qu'une bonne partie d'entre eux sont
des prédateurs des humains, ils sont suffisamment méconnus pour entraîner la néophobie des
mangeurs.
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Et ce sont donc les animaux qu'ils considèrent comme suffisamment distants et inférieurs que les
humains acceptent de manger. Mais à l'exception de quelques coquillages, encore avalés vivants, la
très grande majorité des animaux doivent être tués avant d'être mangés. Donner la mort à d'autres
espèces pour assurer la survie de l'espèce humaine a provoqué beaucoup d'interrogations, voire
d'inquiétudes. La vie étant majoritairement perçue religieusement comme le domaine des
transcendances (appelées divinités, esprits), la mise à mort des animaux a souvent été déléguée aux
prêtres et pratiquée selon des rites sacrificiels. C’est encore le cas dans un certain nombre de religions
(kasher, halal...).
3. L’EVOLUTION DES REPRESENTATIONS ET DES ATTITUDES A
L’EGARD DES ANIMAUX
À partir de la fin du XVIIIe siècle, le progrès économique, le développement des connaissances
scientifiques et techniques et les évolutions culturelles entraînent une réduction lente des
catégorisations hiérarchiques et de la violence entre les humains. L'esclavage tend à régresser et la
déclaration universelle des droits de l'homme est proclamée. Progressivement, les femmes, les enfants
et les handicapés ne sont plus considérés comme des catégories humaines inférieures. Par contre les
représentations et le positionnement des humains à l'égard des espèces animales n'évoluent pas
beaucoup.
Au cours du XXe siècle et particulièrement de la seconde moitié, plusieurs évolutions concomitantes
modifient la situation alimentaire et les représentations des animaux par les humains. Le
développement de la productivité sur toute la chaîne alimentaire transfère les humains d'une situation
de pénurie latente à un contexte de surabondance alimentaire. En même temps, la forte croissance des
revenus permet progressivement à la majorité des populations d'accéder aux sources abondantes
d'aliments. Au cours de la même période, et de manière en partie liée, le développement de
l'urbanisation s'accélère. La majorité des humains habite ainsi assez loin des environnements naturels
dans lesquels ils ne pratiquent des séjours temporaires que lors de leurs périodes de loisirs. Les seuls
animaux qui vivent dans leur environnement urbain permanent sont des animaux familiers.
Par ailleurs le développement des connaissances scientifiques tend progressivement à montrer les
faibles différences physiologiques et d’ADN entre les espèces humaines et certaines espèces
animales. La représentation des animaux qui se développe alors est l'anthropomorphisation. Dès leur
plus jeune âge, les enfants vivent ainsi entre des animaux familiers et des représentations
anthropomorphisées sous formes de peluches, dans des comptines et des bandes dessinées. De plus,
le développement de l'individualisme dans les sociétés riches et urbaines modernes entraîne une
réduction des liens sociaux entre les humains. Les animaux familiers pénètrent alors encore plus dans
les familles comme substituts d’humains, particulièrement de conjoints ou d'enfants pour les personnes
vivant seules (qui sont en nombre croissant). On peut noter dans le même temps que les services
traditionnels (garde, transports…) attendus des animaux familiers ont tendance à disparaître.
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Dans ce nouveau contexte, les espèces animales de la catégorie bétail sont peu perçues, d'autant
moins qu'une partie importante est enfermée dans des bâtiments d'élevage industriel et donc peu
visible. Quant aux espèces sauvages, elles sont également de moins en moins visibles, sauf dans les
parcs zoologiques. Ces autres catégories d'animaux sont tellement méconnues des urbains qu'ils
finissent par les assimiler aux animaux familiers qu'ils côtoient. Pour une partie croissante de la
population, le caractère non comestible des animaux familiers s'étend alors à une partie des animaux
d'élevage.
Les catégorisations traditionnelles entre les espèces sont ainsi perturbées. La supériorité des humains
sur les animaux est remise en question. Assimilés aux humains, les animaux ont non seulement les
mêmes émotions primaires (la peur, la douleur) mais sont considérés comme ayant la même
conscience (par exemple la souffrance), des sentiments : « des êtres sensibles». La préoccupation du
bien-être des animaux se développe rapidement dans les pays occidentaux et se concrétise par des
réglementations sur leur protection et les méthodes d’élevage et d’abattage. Ainsi le droit français a
reconnu en 2014 le caractère « sensible » des animaux. Les reportages sur les conditions d’abattage
provoquent des réactions très médiatisées. Mais il faut bien noter qu’une partie des militants
dénonciateurs de ces conditions sont des antispécistes qui n’acceptent pas le principe même de mise à
mort des animaux. Il est paradoxal que dans le même temps, dans d’autres parties du monde, la
hiérarchisation entre les catégories humaines perdure : racisme, femmes violées et maltraitées…
4. LES COMPORTEMENTS DE CONSOMMATION DE VIANDES
Historiquement, les chasseurs et les éleveurs perçoivent les animaux comme des fournisseurs
potentiels de viande. Noëlie VIALLES (5) a appelés « zoophages » ces mangeurs d’animaux. Par
contre, quand les animaux deviennent des familiers amis de l’homme, ils ne sont plus perçus comme
des fournisseurs de viande et les mangeurs de viandes deviennent « sarcophages », c’est à dire ne
veulent pas voir les liens entre les viandes et les animaux qui les fournissent. Dans ce contexte, les
viandes rouges, dont l'image symbolisait le plus la vie et la force physique (le bœuf par exemple),
perdent leur caractère attractif au profit des viandes blanches (MECHIN C.) (4) (LAMBERT J.L, 2012)
(2), des poissons et surtout des produits laitiers. Les morceaux identificateurs des animaux (comme
les têtes, les pattes, les abats) disparaissent des assiettes et les préférences pour les muscles hachés
ou cachés (type viandes ou poissons panés) se développent. A défaut de comportement végétarien
pur, ce nouvel attrait pour ces produits carnés "blancs" (n'ayant pas l'image du sang) et pour les
produits d'origine végétale peut être considéré comme une sorte de néo-végétarisme.
D'autres modifications importantes des caractéristiques des rations portent sur les proportions de
produits d’origine animale et végétale. Il faut rappeler que c'est surtout l’environnement écologique qui
avait conditionné ces proportions. Les espaces de forêts, plus propices à la chasse puis l’élevage,
avaient favorisé la consommation de viandes alors que dans les zones plus chaudes et plus sèches,
ce sont plutôt les cultures notamment de céréales qui s’étaient développées, poussant à des régimes
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plus végétariens. Mais l’ensemble des populations a semblé préférer les viandes, sans doute en partie
parce qu’elles procurent des sensations de satiété fortes et longues : le plaisir du ventre plein. Et
temps que la quasi-totalité des populations a été le plus souvent en quête de satiété, on assistait à
une substitution progressive dans les rations des produits végétaux par les produits carnés.
Mais en dehors d’espaces particulièrement favorables à l’élevage (le centre ouest de l’Amérique latine
et la Mongolie par exemples), la production des viandes est relativement coûteuse (par la
transformation via l'animal de protéines végétales en protéines animales). Leur attrait n'était donc
satisfait que lorsque le niveau de vie le permettait. L’historien Massimo MONTANARI (5) rappelle ainsi
qu’en Europe, à partir du 5
ème
siècle, la viande devient le symbole « des forts ». Ainsi voit-on la
consommation de protéines d'origine animale augmenter avec le développement économique et
symboliser la croissance du niveau de vie. C’est surtout au cours de la deuxième moitié du 20
ème
siècle que l’évolution est la plus rapide. En France, les dépenses en aliments à base de viandes ont
plus que doublé entre 1960 et 1990. A la fin du XXe siècle, la part de calories apportées par les
viandes est ainsi 2 fois plus importante dans les pays riches que dans les pays en développement.
Mais depuis près de 50 ans, la consommation de viandes semble plafonner dans les fractions les plus
riches de la population (LAMBERT J.L.) (2). En France, la croissance des dépenses en aliments à base
de viandes s’arrête à partir de 1990 et l’on assiste même à une régression au cours des dernières
années. On constate ainsi un début de renversement de tendance des substitutions entre les aliments
végétaux et animaux constatées depuis plus d’un millénaire. La consommation de l’ensemble des
végétaux (céréales, légumes et fruits), qui baissait au profit des produits carnés, est relancée depuis
une vingtaine d’années chez les plus riches, dont une partie croissante devient même végétarienne ou
vegane.
Les produits d'origine végétale retrouvent un nouvel attrait qui se trouve même renforcé par des
modifications dans les discours des nutritionnistes. Par exemple, en France, le premier conseil du
Plan National Nutrition Santé est d’augmenter la consommation de fruits et légumes. Concernant les
viandes, il est conseillé d'en consommer « une quantité inférieure à l'accompagnement constitué de
légumes et de féculents » et « de réduire la taille des portions à chaque repas » pour ceux qui en
consomment deux fois par jour. Le récent rapport du GIRC sur les relations entre la trop forte
consommation de viande et les risques de cancer s’inscrit dans cette lignée de médicalisation de
l’alimentation.
Le développement des préoccupations écologistes vient renforcer cette tendance. Le discours
écologiste très simplifié, qui s’érige en norme pour les « citoyens responsables » dicte une réduction
de la consommation de viande pour « sauver la planète » et nourrir la population mondiale en 2050.
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CONCLUSION
Si les philosophes de la Grèce antique et des religions comme l’hindouisme ont préconisé le
végétarisme, celui-ci n’est pratiqué que par une partie très restreinte de la population mondiale.
Néanmoins une partie croissante des urbains ne veut plus considérer les animaux comme des
fournisseurs de viande. La traditionnelle classification hiérarchique des espèces se modifie et fait
entrer au niveau des humains une partie des animaux, notamment les mammifères. Ces évolutions
culturelles ne semblent cependant pas compenser les attraits physiologiques pour la consommation
de produits d’origine animale.
BIBLIOGRAPHIE
1 – FLANDRIN J.L. MONRANARI M. Histoire de l’alimentation. Paris. Fayard. 1996 : 915 pages.
2 - LAMBERT, J. L. La consommation alimentaire. Dans J. P. Poulain, Dictionnaire des sciences
sociales de l'alimentation, Paris. PUF. 2012:291-304.
3 - LEACH, E. L'unité de l'homme et autre essais. Paris. Gallimard. 1980.
4 – MECHIN C. Bêtes à manger. Usages alimentaires des français. Nancy. Presses universitaires de
Nancy. 1992 : 270 pages.
5 - VIALLES, N. Le sens et la chair - Les abattoirs des pays de l'Adour. Paris. Maison des
Sciences de l'Homme. 1987 : 160 pages.
Pour en savoir plus :
POULAIN J. P. L'homme, le mangeur, l'animal. Qui nourrit l'autre ? Paris. Les cahiers de l'Ocha.
2007 : 12:327 pages.
CHEMIN A. La viande rouge tombe sur un os. Le Monde. Cultures & Idées. 14 novembre 2015 : 4-5.
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