Le « dessein intelligent

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Le « dessein intelligent » (1re partie) : l’argumentation
Par Jean-Marie Blanc (Mercredi 24 mars 2010)
La publication, en 1859, de l’œuvre majeure de Charles Darwin L’origine des
espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la préservation des races
favorisées dans la lutte pour la vie (On the Origin of Species by Means of
Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for
Life) eut un succès immédiat dans le monde scientifique, auquel elle apportait
une explication rationnelle du mécanisme de l’évolution des êtres vivants. En
revanche, la réaction des diverses instances religieuses fut bien entendu
hostile : Après une première attaque contre le dogme biblique provoquée par la
théorie Copernicienne (la fin du géocentrisme) au XVIe siècle, la théorie de
l’évolution représentait une menace plus grave encore, puisque mettant à mal un
article fondamental de la foi, la création divine.
C’est aux États-Unis, que la réaction se manifesta le plus vivement, dès que la
théorie darwinienne commença à être enseignée dans les écoles c’est-à-dire à
partir des années 1920. Les États les plus conservateurs tentèrent d’abord
d’interdire purement et simplement cet enseignement, mais en 1968, après
diverses péripéties, la Cour Suprême des États-Unis invalida les lois
antiévolutionnistes, au motif que l’interdiction d’un enseignement au nom d’une
religion violait l’article de « non étatisation religieuse » (Establishment Clause)
du 1er Amendement de la Constitution. Les créationnistes adoptèrent alors une
nouvelle tactique : jeter le doute sur la validité de la théorie de l’évolution, et
proposer le créationnisme biblique comme une théorie alternative qu’il serait
nécessaire d’enseigner simultanément avec l’évolution, au nom du pluralisme
idéologique. De nouvelles lois dans ce sens furent votées dans divers Etats, mais
en 1987, la Cour Suprême les invalida à nouveau, toujours au nom de
l’Establishment Clause, considérant que derrière l’argument du pluralisme se
cachait en fait la promotion d’une doctrine religieuse particulière.
En dépit de cet échec au plan législatif, le créationnisme américain est resté
vivace : d’après des sondages concordants, 40 % des personnes interrogées
affirment que l’Homme aurait été créé par Dieu sous sa forme actuelle, sans
avoir subi aucune évolution ! Ce créationnisme, s’appuyant sur des organismes
richement financés (Institute for Creation Research, Creation Research Society,
etc.), pratique un lobbying actif et très efficace, tant dans la sphère politique
qu’auprès des parents d’élèves. Ceux-ci sont en effet très influents dans les
1
Conseils Scolaires (Boards of Education) qui, dans un système éducatif très
décentralisé, déterminent les programmes au niveau local, via le choix des
manuels scolaires.
Pour autant, cette nébuleuse créationniste ne forme pas un ensemble homogène.
Les croyants les plus stricts, pratiquant une lecture littérale de la Bible,
affirment que le monde a été créé en six jours, il y a moins de 10.000 ans, au
prix d’une argumentation (Kent Hovind, Creation Science Evangelism) qui est
difficilement soutenable. Pour d’autres exégètes, les « jours » de la Genèse
seraient à interpréter comme de très longues périodes, ce qui lève en partie les
objections géologiques. D’autres, enfin, acceptent au moins partiellement le
principe de l’évolution, mais en la déclarant soumise à des interventions divines
continues, ou encore seulement occasionnelles… Seul point commun, tous
vénèrent le Dieu de la Bible.
C’est dans ce contexte que s’est développé, depuis une vingtaine d’années, le
mouvement de l’Intelligent Design (dessein intelligent, ou conception
intelligente), sous l’impulsion d’un organisme doté de gros moyens, le Centre pour
le Renouveau Scientifique et Culturel (Center for the Renewal of Science and
Culture), fondé par une puissante institution créationniste, le Discovery
Institute.
1. Les arguments du « dessein intelligent »
Par rapport aux courants créationnistes antérieurs qui étaient ouvertement
religieux, le mouvement de l’Intelligent Design se démarque en se présentant
comme une démarche scientifique, indépendante de toute religion, et n’ayant
d’autre but que de proposer une théorie alternative à la vision strictement
naturaliste exprimée par le darwinisme, sans contester toutefois le principe
d’évolution lui-même. Le concept fondamental de cette démarche est que
« certains aspects de l’univers et des êtres vivants présentent les caractères
spécifiques de produits résultant d’une conception intelligente, par opposition à
un processus non dirigé tel que celui de la sélection naturelle » (The Discovery
Institute). Mais de là à nommer le (ou les) auteur(s) de cette « conception
intelligente », il y a un pas que les tenants de l’Intelligent Design se refusent à
franchir.
L’argument selon lequel la complexité et les remarquables ajustements de la
nature prouveraient l’intervention d’un créateur remonte aux philosophes Grecs
(Héraclite, Platon, Aristote), plusieurs siècles avant notre ère. Dans la
Chrétienté, cet argument fut repris notamment par Thomas d’Aquin (Summa
Theologiae) au XIIIe siècle, et cinq siècles plus tard par le philosophe anglais
2
William Paley (Natural Theology, 1802). C’est à ce dernier que l’on doit
« l’analogie de l’horloger » : Si, sur un chemin de campagne, au milieu des cailloux
qui en sont des éléments naturels, on trouve soudain une montre, on ne peut que
conclure que cet objet, parce qu’il est fait d’éléments finement ajustés dans un
but précis (et même si on en ignore l’usage), résulte, à la différence des cailloux,
d’une conception intelligente. Il en est de même si l’on considère la complexité
fonctionnelle et les ajustements précis caractéristiques des diverses
adaptations des êtres vivants : il a fallu un « horloger ».
Un exemple souvent cité par les créationnistes et repris par les avocats de
l’Intelligent Design est celui de l’œil humain, si parfaitement agencé, avec ses
muscles, son iris, son cristallin, sa rétine et son nerf optique, qu’on imagine mal,
intuitivement, qu’il puisse avoir résulté d’une série de petites mutations
génétiques au hasard… il doit donc être le fruit d’une conception intelligente.
Sous un habillage scientifique, les arguments en faveur du dessein intelligent
développés ci-après reprennent, en gros, cette analogie de l’horloger.
a. Une vie improbable
Un premier argument avancé est que les propriétés physicochimiques dont la
combinaison a permis l’apparition de la vie sur terre, étaient, a priori, hautement
improbables. On a par exemple montré que, si certaines constantes atomiques,
telles que les forces de cohésion nucléaires ou encore les forces
électromagnétiques entre électrons et protons, différaient de ce qu’elles sont,
ne fut-ce que de quelques pour cent, les atomes et molécules constituant
l’univers seraient radicalement différents et la vie que nous connaissons serait
impossible. La conclusion de cet argument est que, pour permettre cette vie et la
nôtre en particulier, un ajustement aussi précis n’a pu être fait que par une
conception intelligente.
Second argument, les molécules intervenant dans les fonctions biologiques, l’ADN
en particulier, présentent une « complexité structurée » (specified complexity)
qui est la propriété caractéristique des produits d’une action intelligente. Cet
argument a été développé par le mathématicien William A. Dembski (The Design
Inference, 1998). Selon son raisonnement, des produits structurés mais simples
(un cristal par exemple) résultent de l’action des lois physiques ; des produits
complexes, mais sans architecture définie (par exemple l’arrangement des
éléments d’une roche granitique) sont l’effet du hasard. Mais un objet à la fois
complexe et de structure bien définie, tel qu’un texte poétique ou une séquence
codante d’ADN, ne peut résulter ni d’une loi physique (parce que complexe) ni du
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hasard (parce que structuré), et ne peut donc qu’être le fruit d’une conception
intelligente.
Sur la base de ce raisonnement et en utilisant la théorie de l’information,
Dembski a proposé une formulation mathématique du degré de « complexité
structurée » d’un objet en fonction inverse de la probabilité de son obtention
par tirage au hasard de ses éléments. En dessous d’un certain seuil de
probabilité, qu’il appelle « seuil universel », il considère la conception intelligente
comme certaine.
b. Une complexité irréductible
Un autre argument de l’Intelligent Design s’attaque au fonctionnement de la
sélection naturelle. Il est basé sur le concept de « complexité irréductible »
(irreducible complexity), dû au biochimiste Michael J. Behe (Darwin’s black box,
1996). Selon lui, de nombreux organes ou systèmes vivants présentent une
« complexité irréductible », c’est-à-dire qu’ils sont composés de plusieurs
parties, toutes nécessaires au fonctionnement de l’ensemble, à l’image d’une
tapette à souris, dont aucun élément ne peut être enlevé sans la mettre, ipso
facto, hors service. À titre d’exemple, Behe cite le flagelle qui permet la motilité
de certaines bactéries, et qui est constitué de nombreuses protéines ayant
chacune leur fonction propre et indispensable à la bonne marche de l’ensemble.
Le raisonnement de Behe est alors le suivant : Comment imaginer qu’un tel
système ait pu être mis au point par améliorations successives, comme le
voudrait la théorie de l’évolution, sachant que tout système précurseur, donc
incomplet, ne pouvait qu’être non fonctionnel, et par suite ne pouvait présenter
aucun avantage ? Si en effet la sélection naturelle peut faire des choix entre
des innovations plus ou moins efficaces, elle ne saurait en revanche favoriser une
innovation qui, quel que soit son intérêt potentiel, n’a aucune utilité immédiate. La
conclusion de ce raisonnement est analogue à celle des arguments précédents :
puisque la « complexité irréductible » ne peut pas s’expliquer par l’effet du
hasard et de la nécessité, elle démontre donc l’intervention d’une conception
intelligente.
2. Les objections scientifiques
Les arguments avancés par les tenants du dessein intelligent ont fait l’objet de
diverses critiques de la part des scientifiques. Ceux-ci font tout d’abord
remarquer que l’analogie offre plus une technique didactique qu’un mode de
raisonnement fiable. En particulier, l’analogie de l’horloger est trompeuse : la
montre trouvée sur le chemin est interprétée intuitivement comme un artefact
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non seulement parce qu’elle diffère radicalement des cailloux qui l’entourent,
mais aussi et surtout parce que, même si l’on n’a jamais vu une montre
auparavant, on sait a priori qui a pu réaliser un tel artefact, à savoir l’être
humain. Les créationnistes, eux, postulent un concepteur intelligent inconnu, ce
qui n’est pas du tout la même chose. Plus précisément, en termes probabilistes,
l’utilisation d’un événement pour valider une cause possible qui aurait rendu celuici plus probable (application du théorème de Bayes) implique qu’à cette cause
puisse être affectée a priori une probabilité significative, ce qui n’est
évidemment pas le cas en l’espèce. Cette lacune, à elle seule, suffit à invalider
non seulement l’analogie proposée par William Paley, mais aussi l’ensemble des
raisonnements tendant à « prouver » l’existence du créateur à partir de ses
créatures supposées.
a. L’usage abusif des probabilités
Le fait que la vie sur terre soit dépendante de constantes physiques très
particulières n’est nullement contesté par les scientifiques. Ce qu’ils contestent,
c’est l’usage abusif, a posteriori, du calcul des probabilités. Même si la
probabilité a priori qu’une planète donnée puisse héberger la vie telle que nous la
connaissons est infime, il y a dans l’univers actuellement observable des millions
d’étoiles avec leurs satellites, et nous ignorons ce qu’il y a au-delà. Nous ignorons
aussi si d’autres formes de vie, radicalement différentes de la nôtre, peuvent
exister ailleurs. Le fait est simplement qu’à l’instar des rescapés des grandes
catastrophes, nous nous trouvons être, par définition, là où la vie était possible.
Dans la ville de Saint-Pierre (Martinique) rasée par l’éruption explosive de la
Montagne Pelée (8 mai 1902 : 28.000 morts), on retrouva un survivant : Suite à
une rixe et en état d’ivresse, il avait été mis la veille au soir, et bien contre son
gré, au seul endroit ayant pu offrir une protection suffisante : le cachot de la
prison.
Les critiques précédentes relatives à l’usage inadéquat du concept de probabilité
et du raisonnement Bayesien s’appliquent également, bien entendu, aux travaux
mathématiques de Dembski sur la « complexité structurée ». Ces travaux
supposent en outre qu’une séquence d’ADN, si elle est obtenue aléatoirement,
implique le tirage au hasard de chaque « lettre » indépendamment des autres. Or
ce qu’on sait actuellement de l’ADN (redondance considérable, duplication
possible de très grandes séquences, voire de chromosomes entiers) laisse à
penser que son évolution a dû se faire par bonds successifs plutôt que par une
suite continue de petites mutations ponctuelles. Des simulations sur ordinateur
ont montré que, dans ce cas, la probabilité d’obtention d’une séquence donnée,
après un grand nombre de générations, pouvait être beaucoup plus importante
que Dembski ne l’estime.
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b. La complexité est réductible
L’argument de la « complexité irréductible » de Behe repose sur une autre
hypothèse, non dite et non vérifiée, à savoir que la nécessité de tous les
éléments d’un système pour son fonctionnement implique que sans cela il ne peut
servir à rien. Or, cette hypothèse, même dans l’analogie simpliste de la tapette à
souris, est fausse : enlevez les éléments qui maintiennent le piège ouvert, et
certes il ne fonctionnera plus comme tel, mais il pourra toujours constituer une
excellente pince à papiers ! En biologie, cela signifie que l’évolution fait du neuf
avec du vieux en modifiant et en combinant des éléments redondants utilisés
antérieurement pour d’autres fonctions. Certains éléments facultatifs d’un
système peuvent alors devenir indispensables dans un autre. On a pu par exemple
montrer que certaines protéines qui interviennent dans la coagulation du sang
sont des versions modifiées de protéines du système digestif. Même dans le
flagelle bactérien cité par Behe, il existe des groupes d’éléments qui, chez
d’autres bactéries, font partie d’organites différents, permettant de secréter
ou d’injecter des toxines. La complexité biologique, parce qu’elle est redondante,
et de ce fait réductible.
Ces considérations s’étendent aux organes des animaux. On a en effet découvert
que le fonctionnement de l’ensemble des gènes intervenant dans la formation de
certaines parties du corps était contrôlé par des gènes particuliers, dits
« homéoboîtes », agissant en quelque sorte comme des commandes de sousprogrammes dans un logiciel d’ordinateur. La mutation de tels gènes peut donc
produire des organes redondants (on a obtenu expérimentalement des
drosophiles avec une paire d’ailes surnuméraire) susceptibles d’évoluer
ultérieurement vers des fonctions innovantes.
c. La preuve par l’imperfection
Par quelle évolution est apparu l’œil des vertébrés ? Les tenants du dessein
intelligent ont beau jeu de faire remarquer qu’il n’y en a pas de trace fossile…
Mais cet œil peut nous permettre de leur poser, à notre tour, d’intéressantes
questions :
- Comment se fait-il que des poissons cavernicoles, vivant dans le noir le plus
total, possèdent des yeux ?… des yeux aveugles, certes, passablement dégénérés
et parfois même cachés sous la peau, mais des yeux ? N’eût-il pas été plus
rationnel, pour un « concepteur intelligent », de ne doter d’yeux que les êtres qui
en avaient l’usage ?
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- Et comment se fait-il que les neurones connectés aux cellules visuelles de la
rétine soient placés en avant d’elles et non derrière ? De ce fait, les fibres du
nerf optique, rassemblées en faisceau, doivent repasser à travers la rétine, au
« point aveugle », pour rejoindre le cerveau. Imagine-t-on un « concepteur
intelligent » créant un récepteur photoélectrique avec un câblage aussi
stupidement disposé ?
En réalité, mieux que par les réussites de l’évolution, c’est par ses échecs qu’on
en apporte la meilleure preuve. Et l’échec le plus grave réside sans doute dans ce
monstrueux gâchis : les espèces apparues au cours de l’évolution ont, dans leur
immense majorité, disparu sans laisser de descendance : « l’arbre de l’évolution »
ressemble à ces vieux thuyas dont les rameaux verts, à l’extérieur, cachent au
centre un amas de branches mortes. Est-ce-là une « conception intelligente » ?
(Article original : Science et religion : la thèse de l’Intelligent Design,
publié sur : http://www.brightsfrance.org, mars 2006)
Par Jean-Marie Blanc
Le « dessein intelligent » (2e partie) : l’activisme
par Jean-Marie Blanc
Le mouvement de l’Intelligent Design (dessein intelligent) qui s’est développé
depuis une vingtaine d’années aux Etats-Unis a pour but, tout en se présentant
comme une démarche scientifique indépendante de toute religion, de montrer
que les êtres vivants présentent les caractères spécifiques de produits résultant
non d’une évolution naturelle, mais d’une conception intelligente. Dans un
précédent article (Le « dessein intelligent » (1re partie) : l’argumentation), nous
avons présenté un exposé critique des principaux arguments avancés à l’appui de
cette thèse. Nous poursuivons ici notre étude par l’examen de l’Intelligent
Design en tant que mouvement pseudo-scientifique d’inspiration théiste.
I. Le cul-de-sac dialectique
L’analyse critique des arguments avancés par les tenants du dessein intelligent
montre que ceux-ci exploitent systématiquement les zones plus ou moins
obscures du champ de nos connaissances : origine de la vie, systèmes
moléculaires complexes, lacunes paléontologiques… Historiquement, l’utilisation
du surnaturel comme « bouche-trou » est aussi vieille que l’humanité, et n’a fait
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que reculer petit à petit devant les progrès scientifiques. Mais ceux-ci posent
sans cesse de nouvelles questions, donc créent de nouvelles zones d’ombre.
Autour d’elles, les controverses sont vives, et évidemment nécessaires à la
démarche cognitive, mais elles sont réservées aux spécialistes compétents. Or,
leurs débats, parce qu’ils sont incertains et complexes, n’intéressent guère les
médias. Le discours de l’Intelligent Design, en revanche, s’adresse
essentiellement au grand public, avec un message simple : « La théorie
darwinienne présente des insuffisances que seule l’hypothèse d’une conception
intelligente peut pallier ». Pour ce faire, la théorie de l’évolution est restreinte à
la vulgate simpliste qu’en connaît le public, principalement le modèle de la
microévolution (qui est largement dépassé), ce qui permet de présenter les
phénomènes difficiles à expliquer comme autant de preuves d’un achoppement du
concept même d’évolution naturelle. On assène alors le slogan : « L’évolution n’est
qu’une théorie, pas un fait », formule qui exploite le mot « théorie » dans son
sens courant d’une simple spéculation.
Or une théorie scientifique est tout autre chose : c’est un ensemble cohérent
d’hypothèses explicatives rendant compte de phénomènes observés, qui doit
présenter un certain nombre de qualités, notamment :



de résulter de l’analyse logique de plusieurs observations, répétées et
vérifiées ;
d’être prouvable ou réfutable par l’expérimentation, soit directement, soit
au travers de ses conséquences logiques, et d’être modifiable en fonction
des données nouvelles ;
et de respecter le principe de parcimonie, à savoir d’utiliser les
hypothèses les plus simples, de manière à minimiser les nouveaux
questionnements résultant de ces hypothèses.
Ces conditions découlent des principes du matérialisme scientifique. Il ne s’agit
pas d’un dogmatisme philosophique, mais de la seule méthode permettant une
démarche cognitive rationnelle. C’est, précisément, ce qui différencie
fondamentalement la pensée scientifique de la pensée religieuse : alors que celleci, partant de doctrines générales qu’elle considère comme des vérités absolues,
interprète les faits réels à la lumière de ces doctrines (quitte à rejeter tout
élément factuel qui ne concorde pas avec elles), la démarche scientifique part au
contraire de faits particuliers pour élaborer des théories explicatives plus
générales, mais qui restent toujours des hypothèses réfutables ou modifiables.
La thèse du dessein intelligent, qui n’est évidemment pas expérimentable, ni
directement ni au travers de conséquences logiques, ne relève donc pas de la
démarche scientifique et s’apparente plutôt à un mode de pensée de type
religieux. Il est à remarquer, à ce propos, que les arguments proposés par les
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avocats de cette thèse, y compris les travaux mathématiques de Dembski, n’ont
pas été publiés dans des revues scientifiques, où les manuscrits auraient dû être
validés par un comité de lecture composé de spécialistes compétents.
Ce qui est plus grave encore, c’est que l’hypothèse d’une conception intelligente
va à l’encontre du principe de parcimonie : pour résoudre des problèmes
biologiques certes épineux mais d’essence naturaliste, cette hypothèse fait appel
à une action surnaturelle et pose donc le problème, autrement plus
embarrassant, qui est de savoir qui est l’auteur de cette action. Était-ce un
extra-terrestre venu d’une autre planète ?… Le dieu nordique Odin qui, dit-on,
façonna la terre avec le corps d’un géant vaincu ?… Ou encore Brahmâ, le dieu
créateur hindou ?… Gaïa, la déesse-terre des anciens Grecs ?… Râ l’Egyptien,
Lao-t’ien-yeh le Chinois, ou le Grand-Esprit Amérindien ?… A ce problème, auquel
le mouvement de l’Intelligent Design lui-même refuse de répondre il n’existe
évidemment pas non plus de réponse scientifique. La thèse du dessein intelligent
ne constitue donc pas une théorie scientifique, mais plutôt une sorte de cul-desac dialectique, d’où l’on ne peut sortir qu’en recourant, hors de toute démarche
scientifique, à un référentiel religieux.
II. « The wedge »
Est-il besoin de dire que, pour les tenants de l’Intelligent Design, ce référentiel
religieux non seulement existe mais est même sous-jacent à leur mouvement ?
Bien qu’ils se défendent officiellement de tout prosélytisme religieux en se
retranchant derrière une argumentation apparemment laïque, tous sont des
chrétiens engagés, la plupart appartenant aux églises protestantes évangéliques.
L’identité du « concepteur intelligent », pour eux, ne fait pas de doute, c’est le
Dieu de la Bible et personne d’autre, et ils l’affirment même dans les documents
destinés à leurs sympathisants. Phillip E. Johnson, le fondateur du mouvement, ne
s’en est pas caché, déclarant que son but était de « présenter le créationnisme
comme un concept scientifique » (« cast creationism as a scientific concept »).
Pour Dembski, le mathématicien, « ce n’est que la Parole de l’Évangile de St Jean
traduite dans le langage de la théorie de l’information ». Et par-dessus tout, le
nom donné par Johnson au programme stratégique de l’Intelligent Design est
révélateur : « The Wedge ». Le mot wedge désigne en effet un coin, cet
instrument prismatique en acier qui sert à faire éclater les bûches. Et Johnson
de préciser : « La première chose à faire est de ne pas parler de la Bible […] Une
fois que nous aurons éliminé le préjugé matérialiste de la réalité scientifique, […]
alors seulement les ‘problèmes bibliques’ pourront être débattus. » … On ne
saurait être plus clair : il s’agit bien de s’immiscer dans le débat scientifique pour
« casser » la démarche rationaliste. L’Intelligent Design n’est que le cheval de
Troie d’un créationnisme modernisé.
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La « stratégie du coin », d’ailleurs, n’est autre que celle adoptée par les
créationnistes depuis les années 1970 : d’abord, pour « faire échec au
matérialisme scientifique et à son héritage destructeur », attaquer la théorie de
l’évolution devant les médias et le grand public en faisant admettre la thèse du
dessein intelligent comme une alternative crédible ; puis, par un lobbying bien
orchestré auprès des instances politiques, obtenir que cette thèse soit incluse
dans les programmes scolaires, d’abord en parallèle avec la science de l’évolution,
puis si possible comme une idéologie dominante : « Teach the controversy » («
Enseignons le débat »), est devenu le slogan de ces apôtres de la liberté
intellectuelle. La nouveauté dans cette stratégie, et elle est capitale aux EtatsUnis, est que la thèse de l’Intelligent Design se présente comme non religieuse,
donc pourrait contourner le 1er Amendement de la Constitution qui a, jusqu’à
présent, tenu les créationnistes en échec. Il semble toutefois que la Justice
américaine ne soit pas dupe, puisqu’en 2005 un juge de Pennsylvanie a estimé
anticonstitutionnel, parce que d’inspiration religieuse, l’enseignement de
l’Intelligent Design.
Dans cette stratégie, les scientifiques sont les premiers visés, mais, pour se
défendre, ils sont relativement démunis. L’objectif essentiel des avocats du
dessein intelligent, en effet, n’est pas tant de prouver le bien-fondé de leur
propre théorie que de jeter le doute sur les autres, pour faire croire à
l’existence d’une controverse scientifique. En réalité, comme nous l’avons vu, ce
débat n’a pas lieu d’être, tout simplement parce que la thèse du dessein
intelligent n’a rien de scientifique. Mais son rejet par les experts, en particulier
dans les revues spécialisées, est alors présenté par le mouvement de l’Intelligent
Design comme la preuve d’un ostracisme inadmissible, témoignant lui-même d’une
vision tronquée de la science sous l’influence de l’idéologie matérialiste. Lorsque,
d’autre part, des chercheurs acceptent d’entrer dans un débat public, ils sont
perdants d’avance : non seulement l’existence d’une controverse se trouve ipso
facto confirmée, mais chaque incertitude scientifique est alors exploitée par des
accusateurs habiles autant que de mauvaise foi, ce d’autant mieux que la
pertinence des arguments techniques échappe à un public non averti. Enfin,
l’hypothèse adverse (le « dessein intelligent ») ne peut jamais être formellement
réfutée, puisque l’inexistence n’est pas prouvable – l’absence de preuve n’est pas
la preuve de l’absence. L’attitude la moins mauvaise pour les scientifiques est
donc d’éviter les débats médiatiques en direct, tout en faisant connaître leurs
travaux et leurs arguments par écrit, autant que nécessaire.
La vraie polémique, finalement, n’est pas scientifique mais sociopolitique. C’est
aux citoyens que revient la responsabilité d’empêcher une dérive théocratique.
La résistance, aux U.S.A., s’est organisée depuis quelques années, notamment sur
Internet, en utilisant les armes du rationalisme, mais aussi, sur certains sites
10
(par exemple venganza.org : the Church of the Flying Spaghetti Monster), celles
de l’humour et de la dérision. Le mouvement le plus emblématique est celui des
Brights (the-brights.net), qui a acquis une dimension internationale et qui se
développe maintenant en France (brightsfrance.org).
III. La situation en Europe
Le créationnisme américain, dans sa dimension politique, est profondément lié à
certaines spécificités socioculturelles typiques des États-Unis :



une religiosité puritaine doublée de pragmatisme, conduisant à l’idée que
les faits observables eux-mêmes doivent être des preuves de l’action
divine ;
une laïcité étatique de principe vis-à-vis des différentes confessions (1er
Amendement de la Constitution) mais dans l’affirmation officielle de la foi
(« In God we trust », « One nation, under God ») ;
et surtout une forte décentralisation rendant l’enseignement vulnérable
aux opinions majoritaires locales.
Les pays européens, et en particulier la France, pourraient donc se croire à l’abri
d’un tel syndrome… Ce n’est malheureusement pas certain.
En effet, d’une part certaines églises nord-américaines tendent, depuis quelques
années, à essaimer un peu partout dans le monde, grâce à un prosélytisme
particulièrement actif. Il s’agit par exemple des Témoins de Jéhovah, qui
diffusent largement leurs convictions bibliques et créationnistes au travers de
multiples ouvrages (distribués gratuitement sur demande) faisant un large usage
de l’argumentation de l’Intelligent Design. D’autre part – et ceci est plus
inquiétant –, les institutions créationnistes américaines se sont donné les moyens
de diffuser mondialement cette argumentation anti darwinienne, la mettant ainsi
à la disposition des fondamentalistes de toutes religions et de tous pays.
En Europe de l’Ouest, l’église catholique comme les églises réformées ont depuis
longtemps pris leurs distances vis-à-vis de la Genèse biblique. En 1950, le pape
Pie XII a jugé que l’évolution, en tant qu’explication biologique, n’était pas
incompatible avec la foi chrétienne, sous réserve qu’elle ne soit pas utilisée
comme une argumentation applicable aux questions de spiritualité (lettre Humani
Generis). Mais le Vatican n’a pas pour autant renoncé à « réconcilier Foi et Raison
», et a appelé à « une culture et un projet scientifique qui laissent toujours
transparaître la présence de l’intervention providentielle de Dieu » (Jean-Paul
II, 2000). En France, des institutions comme la Fondation Teilhard de Chardin et
l’Université Interdisciplinaire de Paris (UIP) – qui, comme son nom ne l’indique
11
pas, est une association ‘loi de 1901’ qui n’a rien d’académique – œuvrent dans ce
sens : lutter contre le matérialisme, rechercher « un sens caché derrière les
faits scientifiques », et développer une nouvelle discipline, « Science et Religion
». Il ne s’agit pas ici à proprement parler de créationnisme, mais plutôt d’une
version « soft », tendance teilhardienne, du dessein intelligent. Sur ce thème,
l’UIP organise des conférences et colloques, et participe même à des
programmes internationaux, bénéficiant à cet effet de l’appui du Vatican et de
l’aide financière d’un puissant partenaire américain, la John Templeton
Foundation.
Bien que ces dérives pseudo-scientifiques n’aient pas eu, jusqu’à présent, un
impact important, il convient néanmoins de rester vigilant. Dans leur ouvrage Les
créationnismes : une menace pour la société française ? (Ed. Syllepse, 2008),
Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau soulignent que, depuis l’avènement de Benoît
XVI, le Vatican a accentué son implication dans les affaires publiques, étant allé
jusqu’à intervenir directement auprès du Conseil de l’Europe pour tenter
d’empêcher le vote du rapport Les dangers du créationnisme dans l’éducation
(2007). Baudouin et Brosseau signalent également un autre danger, en
provenance de l’Europe de l’Est où, depuis la chute du communisme soviétique,
renaît l’activisme religieux : En Russie, mais aussi en Pologne et en Roumanie
(membres de l’Union Européenne), des groupes de pression agissent, comme aux
Etats-Unis, pour « promouvoir les valeurs spirituelles » et « proposer une
alternative à la théorie darwinienne » dans l’enseignement – ce avec l’appui des
instances religieuses, catholiques et orthodoxes.
Encore plus inquiétant est le fondamentalisme musulman, propagé dans des
communautés peu instruites par des religieux avides de pouvoir théocratique.
Plus radical que le mouvement de l’Intelligent Design (dont il emprunte toutefois
une partie de l’argumentation), le créationnisme islamique nie toute évolution des
êtres vivants, censés avoir été créés respectivement sous leur forme définitive.
Ce créationnisme est diffusé en Europe par une puissante organisation située en
Turquie, la « Fondation de Recherche Scientifique », Bilim Arastirma Vakfi
(BAV), qui bénéficie de financements importants (d’origine inconnue) et qui est
depuis longtemps en contact avec les créationnistes américains, en particulier
l’Institute for Creation Research. En 2007, le BAV a diffusé gratuitement en
France et dans les pays voisins, à des centaines d’exemplaires, un Atlas de la
Création, luxueux ouvrage au « look » scientifique tendant à « montrer » qu’aux
espèces vivantes actuelles correspondent des fossiles qui leur ressemblent, donc
que « la théorie de l’évolution est une imposture ». Mais ce livre, dont l’auteur,
Harun Yahya, n’est autre que le fondateur du BAV, n’est lui-même qu’un des
multiples ouvrages et documents vidéo diffusés mondialement, dans des dizaines
de langues, par cet organisme. Et surtout, ce créationnisme islamique est
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propagé par tout un ensemble de sites web (harunyahya.fr), dont certains
(demandezauxdarwinistes.com) proposent même à la jeunesse des questions
destinées à déstabiliser les enseignants de biologie…
Conclusion
Nous devons donc nous préparer à devoir résister à de nouvelles intrusions de
dogmatismes religieux, tant directement en milieu scolaire qu’indirectement au
travers des médias et des instances politiques. Pour s’en défendre, la France a la
chance de posséder une tradition laïque forte, institutionnalisée par la loi du 9
décembre 1905, qui garantit à la fois la liberté individuelle de conscience de
chacun et l’indépendance du domaine public, notamment en matière de recherche
et d’enseignement, vis-à-vis de toute instance confessionnelle. Nos concitoyens
ne mesurent peut-être pas à quel point cette laïcité est précieuse, alors même
qu’elle est menacée tant par une tentation d’alignement sur la « tolérance » des
autres pays européens que par la veulerie de certains élus prêts à tous les «
accommodements » dits « raisonnables » pour conserver leur électorat. Ayons le
courage, comme les juges qui, aux États-Unis, ont su faire respecter la
Constitution, de préserver notre laïcité pour faire obstacle à l’activisme
créationniste.
(Article original : Science et religion : la thèse de l’Intelligent Design
Publié sur : http://www.brightsfrance.org, mars 2006)
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