LA PUISSANCE D’UN IMAGINAIRE Sous la direction de OLIVIER BERNARD Collection L’univers social des arts martiaux Les arts martiaux : la puissance d’un imaginaire COLLECTION « L’UNIVERS SOCIAL DES ARTS MARTIAUX » Dirigée par Olivier Bernard L’orientation de cette collection est propre aux sciences sociales, soit celle de sortir des sentiers battus pour réfléchir au phénomène social des arts martiaux dans les sociétés d’aujourd’hui. L’emblème de la collection reflète les éléments culturels qui ont modelé la pensée critique sur les arts martiaux. Intitulé « le dragon de la maïeutique », cet emblème s’inspire de la pensée socratique, remontant à la philosophie antique, où l’idée était de faire naître l’esprit critique. La lettre « phi » (φ), au premier plan, rappelle la culture grecque qui a vu émerger le sens critique et la pensée de notre civilisation occidentale. Le dragon prend également cette forme pour imager le canevas académique avec lequel les arts martiaux sont interprétés et analysés. Dessiné sous l’aspect d’un serpent, le dragon rappelle l’image de la considération du corps dans la tradition judéo-chrétienne. La queue à double tranchant représente le potentiel d’un usage de l’esprit critique. D’un côté, le chercheur s’affaire à contribuer à sa société en étant un acteur porteur des valeurs de la majorité. D’un autre côté, il s’oppose simultanément à ces valeurs parce qu’il remet constamment en question son fonctionnement et sa structure dans un souci d’objectivité. La communauté scientifique a donc le devoir de repenser ou de reconfigurer le rapport qu’elle a face à l’objet des arts martiaux. Les arts martiaux : la puissance d’un imaginaire Sous la direction de Olivier Bernard Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de ­publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Mise en pages : In Situ Maquette de couverture : Laurie Patry Photographies : Réjean Labelle Illustration de la couverture par Emie Morissette www.emiemorissette.com Cette toile a été réalisée précisément pour cet ouvrage. Le directeur de cette publication souhaitait que l’image de couverture représente une idée commune où les gens puisent en grande partie leurs références pour penser les arts martiaux. Le contexte du cinéma semblait tout indiqué. La projection dans la salle montre des praticiens d’arts martiaux sous l’aspect d’une bande dessinée et, cela, pour souligner que la plupart des images populaires véhiculées dans nos sociétés se rapportent à des clichés et à des stéréotypes. ISBN 978-2-7637-3168-1 PDF 9782763731698 © Les Presses de l’Université Laval 2016 Dépôt légal 4e trimestre 2016 LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. À Nathalie, celle qui partage ma vie DIRECTION ET COMITÉS DE LECTURE Direction de l’ouvrage Olivier Bernard Comité de lecture Olivier Bernard (Ph. D. sociologie) Nathalie Gagnon (doctorante en sociologie à l’Université Laval) Dominic Larochelle (Ph. D. sciences religieuses, chargé de cours à l’Université Laval) Pascal Le Rest (Ph. D. ethnologie, Conseiller technique à l’ADSEA de Seine-et-Marne) Comité de lecture professoral Jean-Paul Callède (sociologue, CNRS – Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique, Université Paris 4) Andrée Fortin (sociologue, professeure émérite, Université Laval) Benoît Gaudin (sociologue, Université de Versailles St-Quentin-en-Yvelines) Alexandre Jobin-Lawler (enseignant d’anthropologie et de sociologie, Campus Notre-Dame-de-Foy) Frédéric Laugrand (anthropologue, Université Laval) Élias Rizkallah (sociologue, Université du Québec à Montréal – UQÀM) Martine Roberge (ethnologue, Département des sciences historiques, Université Laval) Table des matières Préface ...................................................................................................XI Andrée Fortin Présentation.............................................................................................1 Olivier Bernard La référence commune des arts martiaux : l’imaginaire............................7 Olivier Bernard La mosaïque sociale des arts martiaux..................................................... 7 Étudier les arts martiaux par le cinéma................................................... 17 Le cinéma participe à l’évolution de l’imaginaire..................................... 20 Les a priori sociohistoriques du cinéma d’arts martiaux.......................... 24 Questionner sociologiquement les films d’arts martiaux : les représentations sociales, un tremplin vers l’imaginaire..................... 31 Classement thématique des films............................................................ 34 Agencements sonores, matériels et spatiaux............................................. 38 Attitudes et comportements.................................................................... 41 Finalités de l’action................................................................................. 43 Contenu verbal et paraverbal.................................................................. 45 Le héros, ce gardien de l’imaginaire des arts martiaux............................. 48 La structure de l’imaginaire des arts martiaux......................................... 53 L’avenir de l’imaginaire des arts martiaux : les jeux vidéo ?....................... 61 Bibliographie.......................................................................................... 64 Filmographie.......................................................................................... 69 Documents filmiques analysés pour la thèse...................................... 69 Documents filmiques cités................................................................ 71 Séries citées ...................................................................................... 74 VII VIII LES ARTS MARTIAUX : LA PUISSANCE D’UN IMAGINAIRE Mixed martial arts : vecteur de représentations........................................75 Yann Ramirez Causes et effets d’un imaginal hybride.................................................... 75 Au contact des premières représentations liées au MMA......................... 80 Dénominations et responsabilité............................................................. 89 Le combat moderne entre reviviscences archaïques et sensorialité ........... 96 Tatouages et engagement corporel.......................................................... 101 « MMARTS » : sports, arts et littérature .................................................. 106 Du téléspectateur au joueur.................................................................... 110 MMA et cinéma : l’influence réciproque................................................. 116 Conclusion............................................................................................. 121 Bibliographie.......................................................................................... 124 Filmographie.......................................................................................... 128 Séries télévisées ....................................................................................... 132 Les points d’accroche dans la capoeira : quand l’imaginaire vient suppléer les compétences corporelles..............................................133 Benoit Gaudin Qui sont les capoeiristes en France ?........................................................ 135 Profil sociologique des capoeiristes.......................................................... 136 Les points d’accroche dans la capoeira.................................................... 138 Être « sportif » (ou « en condition physique » ou « en forme physiquement » ou « entraîné »).................................................................................. 139 Avoir « des origines »…...................................................................... 141 Être lusophone.................................................................................. 144 Être artiste........................................................................................ 145 Être « rebelle ».................................................................................... 145 Deux cas en apparence atypiques............................................................ 146 Conclusion............................................................................................. 148 Bibliographie.......................................................................................... 149 Le karatéka et son groupe : de la réalité de la pratique martiale à l’univers des représentations culturelles.................................................151 Pascal Le Rest Propos introductif.................................................................................. 151 Le groupe des karatékas de maître Kamohara à Chartres......................... 153 Dojo, lieu de la pratique, cathédrale du karaté........................................ 154 TABLE DES MATIÈRES IX Le chemin vers le deuxième corps .......................................................... 157 Les saluts dans le dojo....................................................................... 157 Le déroulement des cours dans le dojo.................................................... 159 L’échauffement.................................................................................. 159 Les techniques éducatives.................................................................. 159 Les ippon kumité.............................................................................. 160 Verticalité............................................................................................... 161 Horizontalité.......................................................................................... 162 Les démonstrations devant le groupe ou devant des spectateurs dans une exhibition.......................................................................... 164 Les manifestations festives et les invitations aux différentes soirées et fêtes que le groupe ou l’un de ses membres organisent................... 167 Les membres du groupe et leurs grades................................................... 170 Du croisement de la verticalité et de l’horizontalité................................. 173 Le temps éclaté ...................................................................................... 177 Les maîtres du maître........................................................................ 177 Le maître.......................................................................................... 181 Le purgatoire des justes ou la fin d’une quête.......................................... 184 La reconnaissance du style Shito-ryu Shukokaï et du maître du groupe......................................................................................... 184 Les passages de grades au siège de la ligue.......................................... 185 Le Graal des antipodes ou le temps retrouvé........................................... 190 Bibliographie.......................................................................................... 191 Évolution des catégorisations dans les arts martiaux. Le cas de l’école javanaise Merpati Putih................................................195 Jean-Marc de Grave Origines royales et divines, et élaboration des techniques........................ 196 Nationalisme et impératifs d’État............................................................ 201 Processus de rationalisation des techniques, réseaux académiques, politiques et économiques.................................................................... 205 Place de la religion et dimension rituelle................................................. 208 Conclusion............................................................................................. 212 Références bibliographiques.................................................................... 215 Documents....................................................................................... 218 X LES ARTS MARTIAUX : LA PUISSANCE D’UN IMAGINAIRE Pratiques interculturelles et karaté : le discours de Grands Maîtres à propos des stéréotypes...........................................................................219 Jérémie Bride et Nathalie Wallian Introduction........................................................................................... 219 Cadre théorique. Culture corporelle et stéréotypes.................................. 221 Où la notion de stéréotype fait sens….............................................. 223 Le stéréotype en karaté, objet d’étude................................................ 224 Approche contrastive et interculturalité............................................. 224 La question de la recontextualisation de la pratique.......................... 225 Migrations et transductions du karaté..................................................... 226 Méthode. La question de l’ouverture à l’altérité...................................... 227 L’analyse de contenu du discours des Grands Maîtres........................ 227 Mode de recueil des données discursives........................................... 228 Population étudiée de Grands Maîtres France/Japon et biographies................................................................................... 229 Élaboration des entretiens et contrat de communication................... 230 Résultats. Stéréotypes dans le discours des Grands Maîtres français/japonais.................................................................................. 230 Un processus confidentiel de propagation......................................... 231 Du stéréotype au tropisme................................................................ 232 Du tropisme à la pratique transplantée.............................................. 234 Entre austérité et communautarisme................................................. 235 Surinterprétation et mésinterprétation des pratiques......................... 236 Les Maîtres japonais à l’étranger, ou le choc en retour............................. 237 Discussion. Formes culturelles globalisées, interprétations et interculturalité................................................................................. 241 Conclusion. Perspectives......................................................................... 242 Références bibliographiques.................................................................... 243 Notes sur les auteurs et collaborateurs.....................................................245 Préface Andrée Fortin C et ouvrage titré Les arts martiaux : la puissance d’un imaginaire intéressera tant les praticiens et amateurs d’arts martiaux que ceux qui, sans être adeptes de ces arts, s’interrogent sur l’imaginaire. Aux premiers, il montrera à quel point ces disciplines du corps et de l’esprit s’appuient non seulement sur une tradition et une philosophie que sur des images et des représentations, largement répandues par la culture populaire, et qui cadrent tant les modes de pratique, le rapport au maître, et le choix d’une discipline martiale plutôt qu’une autre. Aux seconds, il présentera une étude de cas, une fenêtre sur l’imaginaire tant individuel que social, illustrant bien le développement de cet imaginaire, sa circulation, son appropriation. D’origine orientale (ou à tout le moins exotique dans le cas de la capoeira), les arts martiaux s’installent dans les sociétés occidentales, y trouvent des points d’ancrage dans l’histoire européenne (féodale), aussi bien que dans la société actuelle et s’y déploient à la faveur des médias de communication, du cinéma bien entendu, mais aussi des jeux vidéos, puisant de la sorte à des sources exotiques, anciennes et contemporaines, largement réinventées, investies de significations identitaires pour ceux qui les pratiquent. « Imaginaire », ici, renvoie à une façon de concevoir le monde, parfois aussi désignée par les sociologues comme vision du monde ou comme représentation sociale. Et la façon de comprendre l’univers social où l’on se situe induit bien sûr la façon dont on s’y comporte. À cet égard, il convient d’insister sur ce que le social n’est pas un phénomène objectif au même sens qu’une table ou une chaise. À la limite, on peut même se demander si « la société » existe en dehors de la compréhension que l’on en a, en dehors du sens qu’on lui attribue. C’est pourquoi il est important de saisir ces imaginaires, ces définitions du monde. XI XII LES ARTS MARTIAUX : LA PUISSANCE D’UN IMAGINAIRE Cet imaginaire des arts martiaux, bien mis en évidence au fil des textes que contient l’ouvrage, est celui d’un rapport à soi (au corps), à un autre proche (l’école, le maître) et à un autre plus lointain (exotique) ; c’est essentiellement celui d’une force qu’il faut apprendre à maîtriser. C’est ainsi que pour les adeptes, ce rapport à soi et à l’autre construit une identité, nouvelle, choisie, par opposition à celle qui est reçue dans la famille dans le système scolaire. Dans ce contexte, divers signes d’appartenance et de reconnaissance mis en œuvre dans les cercles de praticiens, dans les écoles, dans les médias prennent une grande importance. L’ouvrage dans son ensemble illustre bien comment se déploie l’imaginaire dans un aller-retour entre l’individu et le collectif, comment les représentations individuelles nourrissent l’imaginaire social, et comment en contrepartie celui-ci influence les représentations. La vision proposée par la culture populaire repose sur des stéréotypes qu’elle contribue à renforcer et que les amateurs d’arts martiaux s’approprient et reconduisent dans leur pratique et dans leurs attentes par rapport à cette pratique. À cet égard, la « puissance » des arts martiaux renvoie davantage pour certains adeptes, et davantage pour certains de ces arts, à la force physique et à la violence et dans d’autres cas à une maîtrise de soi et à une philosophie. Dans tous les cas, il y a invention de rites et quête de sens, d’identité individuelle et collective. Cela dit, plusieurs déclinaisons de l’imaginaire sont illustrées dans le livre. Il y a d’abord un imaginaire géographique, lequel renvoie surtout à l’Orient, mais aussi au Brésil, bref à un ailleurs, lequel s’ancre désormais un peu partout en Occident, non seulement à travers l’industrie culturelle, mais aussi à travers des écoles, des villes, des lieux bien précis de pratique. Cet imaginaire géographique se double parfois d’un imaginaire historique, à travers des généalogies de praticiens, mais aussi des histoires personnelles. L’imaginaire philosophique renvoie à un rapport au corps, à l’esprit. Pourquoi parler d’imaginaire à ce propos ? Parce qu’il ne s’agit pas d’un corpus écrit au sens de la philosophie occidentale, remontant à Platon et à Aristote, mais d’une tradition orale, transmise aussi bien par la culture populaire que par les maîtres, et en ce sens soumise à des appropriations diverses et à des transformations selon les personnes et les contextes. De plus, la culture populaire tend à gommer les différences entre divers arts martiaux et à proposer une vision du rapport au corps et à l’esprit relativement commune, une « référence commune ». L’importance de l’imaginaire transmis par le cinéma est soulignée dans plusieurs des textes de l’ouvrage. Le cinéma propose des images de la pratique, de ce que peut ou doit être XIII PRÉFACE un combat, des arts martiaux en général ou plus rarement d’une discipline en particulier. Cet imaginaire est celui d’identités que l’on se donne, que l’on se construit (« accroches »), dans une relation aux autres, mais aussi à son corps, à une histoire personnelle et collective, de l’appropriation de symboles. À travers tout cela, il appert bel et bien que l’imaginaire a des effets concrets. L’imaginaire des arts martiaux ne se réduit pas à un « miroir » de la pratique, puisqu’il les construit, à travers les images qu’il fournit, les valeurs et récits qu’il véhicule. Et si la collection où s’inscrit le livre s’intéresse, selon son intitulé, à l’univers social des arts martiaux, pouvons-nous penser que l’imaginaire qu’il présente est la réalité sociale première des arts martiaux ? Comme l’illustration de la couverture l’indique, l’imaginaire se développe à travers la culture populaire où il se met en scène. Présentation Olivier Bernard C e deuxième ouvrage de la collection « L’univers social des arts martiaux » porte à votre attention la dimension sociale de l’imaginaire. Aborder les arts martiaux sous cet aspect nécessite de prendre un grand pas de recul pour apprécier un tableau qui réunit tout ce qui peut circuler d’informations à propos de cette thématique dans nos sociétés. Porter un regard sur l’imaginaire des arts martiaux est donc une entreprise vaste, un vrai défi à relever ! Or, c’est le pari que nous avons fait lors de la réalisation de cet ouvrage. Parler des arts martiaux sous l’angle de l’imaginaire nécessite, pour un instant, de mettre les outils de notre raison derrière la lunette des sciences sociales. Ces dernières nous proposent de voir une nouvelle facette de la réalité des arts martiaux. De cette position privilégiée, nous constatons que le discours que les gens tiennent à propos des arts martiaux a évolué en interactions avec plusieurs thématiques imaginaires, par exemple les idées modernes de progrès et de performance. Ces idées sont des formes historiques de l’imaginaire (Morisette, 1984) et participent au récit de la société qui permet une communication et une organisation cohérente (Durand, 2008) auxquelles n’échappent pas les arts martiaux. Aborder les arts martiaux par l’imaginaire revient donc à comprendre et à analyser la société dans son ensemble sous un angle particulier, soit celui de la communication par les représentations que chacun se fait de l’existence des arts martiaux dans ce monde. À ce titre, il existe une multitude de manières de se représenter les arts martiaux qui dépend des références et des expériences personnelles. Toutefois, le caractère social de ces éléments de discours prend forme lorsque quelqu’un d’autre comprend la signification de ce qu’on lui transmet comme information. En fait, plus sont nombreuses 1 2 LES ARTS MARTIAUX : LA PUISSANCE D’UN IMAGINAIRE les personnes qui saisissent une référence, plus le propos tenu se rapproche du cœur d’une représentation propre à un imaginaire précis. Par exemple, si je parle des techniques de wing chun qui ont inspiré la création du jeet kune do, peu de personnes seront en mesure de comprendre la référence. Par contre, si je parle de l’art martial développé par Bruce Lee, il y a de fortes chances que cette information évoque la référence d’un personnage célèbre pour une grande majorité de gens. Les représentations imaginaires des arts martiaux ne se limitent toutefois pas aux références techniques ou aux célébrités, elles comportent tout un lot de mythes, de personnages et de lieux. Par exemple, la notion de ki (japonais), qi (chinois, prononcé chi) ou khi (vietnamien) s’accompagne la plupart du temps de croyance en la capacité de développer certains pouvoirs associés à la surpuissance. Dans ce cas, il se crée une certaine distance avec les capacités réelles du corps humain. Néanmoins, l’imaginaire englobe beaucoup plus que la simple mise à distance du réel par la représentation. En fait, le réel n’existe pas indépendamment de l’imaginaire. Même s’ils peuvent être considérés séparément, l’imaginaire est la façon dont les gens conçoivent ce qui existe, ce qu’ils voient et comprennent de ce qui les entoure.1 Les choses existent parce qu’il y a l’imaginaire, parce que notre esprit les conçoit. Par exemple, la fiction ou le fantastique ne montre pas quelque chose d’illusoire, mais le donne à voir autrement (Cournarie, 2006). « Se représenter quelque chose et se le représenter comme existant est une seule et même chose » (Schaeffer, 2006-2007 : 6). Issue de l’imaginaire, la fiction suggère donc la capacité de « croire à la vérité de ce que je sais être faux ou à l’existence de ce qui n’existe pas » (Perret, 2006-2007 : 9). L’univers des arts martiaux regorge d’exemples de fiction. Ne pensons qu’au mythe du ninja aux compétences inouïes ou aux légendes d’anciens maîtres qui méditent reclus pendant des années pour ensuite être illuminés par des révélations. Tant au cinéma que chez les pratiquants d’arts martiaux, la fiction entretient et façonne les représentations individuelles 1. Le personnage de Kail vulgarise très bien cette idée lors d’un épisode de Southpark : « Est-ce que Luke Skywalker ou le père Noël n’ont pas plus changé nos vies que toutes ces vraies personnes autour de vous ? Que Jésus soit vrai ou pas, il a eu un plus gros impact sur le monde que vous ou moi, et l’on peut en dire autant de Bugs Bunny, de Superman ou de Harry Potter. Ils ont changé ma vie, changé ma façon de voir certaines choses. Est-ce que quelque part ça ne les rend pas vrais ? Alors, ils sont peutêtre imaginaires, mais ils sont plus importants que beaucoup d’entre nous et ils vont continuer à l’être quand nous serons tous morts. Dans un sens, on peut dire qu’ils sont plus vrais que n’importe qui ici » (Parker et Stone, 2007). PRÉSENTATION 3 et les références collectives, tout en les faisant évoluer. Toutefois, la fiction ne garantit pas la similarité entre les choses réelles et leurs images. Typiquement, le réel est associé au tangible, au matériel, au physique, au corps, à la nature, tandis que l’imaginaire est associé à l’intangible, à la psyché (la pensée, l’esprit), à la culture. Concrètement, le corps et la pensée ne sont qu’une seule et même entité et, en cela, nous devons considérer l’imaginaire, et à juste titre l’imaginaire des arts martiaux sous toutes ses formes, comme un moyen qui a pour fonction de faire voyager l’individu dans un autre monde. Pour nous, cet autre monde est la réalité que chacun s’est forgé au contact des autres pour créer leur propre vision des arts martiaux et qui teinte définitivement d’une couleur singulière la manière dont ils interprètent les événements de leur vie. Les auteurs qui ont participé à cet ouvrage nous livrent les résultats de leur recherche pour mettre en lumière certaines dimensions sociales qui participent au tout de cet imaginaire des arts martiaux. Chacun des chapitres s’affaire à montrer la manière dont sont ordonnées les représentations, soit une logique qui accorde à certaines d’entre elles une position plus centrale, comme la clef de voûte d’un édifice. Olivier Bernard montre qu’il existe un ordre établi dans la manière de comprendre et de transmettre les représentations de l’imaginaire des arts martiaux par le cinéma. Cela constitue, en fait, le propre de son caractère social. C’est-à-dire que les divers éléments des représentations des arts martiaux s’organisent à partir d’un schéma sémantique précis qui permet de comprendre la dynamique sous-jacente de son existence dans plusieurs univers filmiques simultanés. Ses recherches doctorales lui ont permis de découvrir le squelette des éléments essentiels (système structurant ou noyau central) autour duquel viennent se comprendre et se construire les images cinématographiques des arts martiaux. Ce squelette dicte le canevas fondamental d’un récit porteur de l’imaginaire des arts martiaux. Yann Ramirez présente les vecteurs de représentations sociales et individuelles des arts martiaux mixtes. Ces derniers sont la cause et la conséquence d’un imaginal hybride. Sa réception connaît une dichotomie des représentations entre des initiés pratiquants ou non et des non-initiés. Des différentes dénominations jusqu’aux tatouages en passant par les surnoms, elles révèlent les éléments clés qui expliquent d’un côté l’engouement mondial pour ce sport et d’un autre côté son dégoût. L’intérêt d’une telle étude s’appuie sur les controverses suscitées par les arts martiaux mixtes, en France en particulier. La réception de cette pratique sportive est en relation directe avec les arts, dont les œuvres de fiction où le MMA (Mixed Martial Arts) s’y développe. 4 LES ARTS MARTIAUX : LA PUISSANCE D’UN IMAGINAIRE Benoît Gaudin montre que dans les pratiques culturelles de loisir, l’engagement est généralement volontaire et l’adhésion au groupe de pratiquants relève bien peu de la communauté d’intérêts (Gesellschaft) mais plutôt de la communauté d’affects (Gemeinschaft). On adhère à un groupe parce qu’on « s’y retrouve », c’est-à-dire parce qu’on y retrouve, du moins en partie, une part constitutive de soi-même. Dans les activités physiques et sportives, cette partie de soi que l’on retrouve comprend non seulement une dimension corporelle hexis, culture somatique ou technique de corps, mais également une dimension axiologique (liée à des valeurs, mise en évidence par Bourdieu) et culturelle. C’est cette dimension culturelle et symbolique que je souhaite mettre en évidence dans cet article. Celui-ci présente une étude auprès de la population des pratiquants de cinq academias de capoeira de la ville de Toulouse dans les années 2000. Une enquête par questionnaire a permis de recueillir des données sociologiques, culturelles et sportives sur les pratiquants, et ces données permettent de déterminer plusieurs qualités sociales, culturelles ou sportives qui aident à l’ancrage des individus dans l’activité capoeira. Pascal Le Rest a observé la pratique du karaté (de 1990 à 2015) dans un dojo particulier, à Chartres, à 80 kilomètres au sud-ouest de Paris. Dans ce dojo, le professeur est un grand maître japonais du style Shito-ryu Shukokaï, 8e dan FFKDA en France et 9e dan SSU au Japon. Il se nomme Tsutomu Kamohara. Au-delà d’une simple observation, il a partagé intensément la vie du groupe des karatékas de Chartres et il propose au lecteur d’entrer dans une réalité complexe pour saisir la trajectoire du karatéka chartrain, avec ses rituels et ses initiations. Pour comprendre les motivations qui poussent le Chartrain vers le karaté de maître Kamohara, il faut également pénétrer plus avant dans les arts martiaux et l’histoire qu’ils véhiculent, par la littérature ou le cinéma, et résoudre quelques énigmes : pourquoi les karatékas admettent-ils sans réserve la pyramide des grades et la hiérarchie qui s’impose à tous ? La structure du groupe, à travers une hiérarchie clairement établie, renvoie à une représentation du monde, à des mythes qui exacerbent l’imaginaire. Est-ce assez puissant pour que le Chartrain entreprenne cette aventure martiale ? Jean-Marc de Grave s’intéresse au système de valeurs de l’école de pencak silat indonésienne Merpati Putih. Les descriptions données concernent les origines javanaises nobles et mystiques de l’école, ainsi que le développement de celle-ci dans le sillage du nationalisme lié à l’accession à l’indépendance. Ce développement s’est traduit par un investissement poussé dans les réseaux académiques, politiques et économiques s’accompagnant d’une réfutation de la mystique javanaise au travers de référents