Lemonde est mathéma tique Que peuvent bien avoir en commun des phénomènes naturels aussi différents que l’agencement des graines d’un tournesol, l’élégante spirale dessinée des coquillages et les bras de la Voie lactée ? Quelle règle géométrique d’une inégalable harmonie se cache dans l’œuvre des plus grands artistes, de Vitruve à Salvador Dalí, en passant par Léonard de Vinci et Le Corbusier ? Aussi incroyable que cela puisse paraître, la réponse à ces deux questions réside dans un seul nombre : 1,61803398875. Un nombre d’humble apparence, connu depuis l’Antiquité et dont la présence remarquée dans les représentations artistiques et naturelles lui valut le surnom de « nombre d’or » ou « divine proportion ». Cahier du « Monde » N˚ 21204 daté Vendredi 22 mars 2013 - Ne peut être vendu séparément PourGalilée,l’immenselivredelanature estécritentermesmathématiques. Pourl’immensemajoritédesgens, celangageresteopaque:poureux,les mathssontsouventunmauvais souvenir,uninstrumentdesélection,surtoutenFranceoùlafractureentresciencesetlettresparaîtparfoisirrémédiable. Etpourtant,«LeMonde»faitleparique l’onpeutraconterlesmathématiquesà tous,etquechacunpeutentirerun supplémentdecompréhensionde l’universdanslequelnousvivons.Cepari s’incarnedansunecollectiond’ouvrages intitulée«Lemondeest mathématique»,diffuséeenkiosquesà compterdu 21mars.Onycroiserades chiffresetdesêtres:pi,lenombred’or, Pythagore,Turingoudesperceurs d’énigmestelAndrewWiles.Ony évolueradansla quatrièmedimension, lesarcanesdelafinanceoulemondedu cryptage.Pourselancerdansunepareille aventure,ilfautdespasseurs.Cédric Villani,MédailleFields2010etdirecteur del’InstitutHenri-Poincaré,etses confrèresenvulgarisationde l’associationImagesdesmathsont acceptédeparrainercettecollection. Parcequelesmathsonttouteleurplace danslaculturedeshonnêteshommes etfemmesduXXIe siècle II 0123 le monde est mathématique Vendredi 22 mars 2013 «Dans le métier de mathématicien subsiste une grande part d’aventure» Entretien C édric Villani a reçu en 2010 la médaille Fields, souvent comparéeau Nobelde mathématiques, qui récompense tous les quatre ans des chercheurs de moins de 40 ans. Directeur de l’Institut Henri-Poincaré (Université Pierre et Marie Curie, CNRS) , il est depuis devenu l’un des porte-parole majeurs de sa discipline. Vulgarisateur intarissable, il a acceptéde s’associer activement à la publication par Le Monde d’une collection d’ouvrages consacrée à celle-ci, « Le monde est mathématique». Une initiative qui rejoint son souci de susciter des vocations scientifiques, mais aussi de contribuer à élargir la « culture de l’honnête homme». Pourquoi l’Institut Henri-Poincaré (IHP) a-t-il parrainé cette collection ? Les raisons sont multiples mais tournent toutes autour de l’importance de la vulgarisation scientifique. D’abord, il faut veiller à susciter des vocations en nombre suffisant parmi les jeunes, à une époque où l’on ne pense pas naturellementà une carrièrede mathématicien, ou plus généralement de scientifique, comme à un métier qui a de quoi faire rêver. C’estpourtant le cas ! C’est un métier dans lequel subsiste une grande part d’aventure. A quelques exceptions près, ce n’est pas un moyen de faire fortune, mais c’est un métier qui apporte une excellente combinaisond’élémentsmatérielsconfortables et de stimulation, de valorisation intellectuelle. C’est un bon métier, utile à l’individu et à la société. Ilest trèsimportantqu’un nombre suffisantdejeunesembrassecettecarrière.Pour cela, il faut leur apporter un éclair de rêve, afindelesinciteràselancerdansdesétudes qui peuvent sembler longues et pénibles, mais qui le sont moins qu’il n’y paraît, et se révèlent souvent très gratifiantes. Ensuite, il faut aussi s’adresser à tous ceux qui ne feront pas des sciences leur métier, mais qui sont curieux de savoir à quoi ça sert. La vulgarisation remplit la fonction de rapprocher au niveau intellectuel et sensible les chercheurs et les autres. C’est important aussi pour des raisons très pratiques : le jour où les gens ne comprendront plus à quoi servent les scientifiques, les politiques couperont les subventionscorrespondanteset la recherche s’arrêtera. La communauté scientifique a donc le devoir naturel d’expliquer ce qu’elle fait aux gens qui la soutiennent. Cédric Villani. LÉA CRESPI POUR « LE MONDE » La mathématique fait-elle partie de la culture générale ? Oui, il est important et enrichissant pour tout le monde de comprendre ce qui a été réalisé avec la mathématique, une science assez extraordinaire. Comprendre que ce n’est pas quelque chose d’isolé, mais quecela concernetout le monde.Parce que tout le monde utilise les avancées scientifiques. En outre, les scientifiques ont aussi besoin de reconnaissance, de se sentir appréciés, et non d’être désignés comme des bêtes curieuses qui font quelque chose de peu productif, d’incompréhensible. Dans le passé, certains des mouvements les plus durs de contestation des scientifiques étaient dus moins à des questions matérielles qu’à des questions de respect, en particulier de la sphère politique. Cela me fait penser à cette Entre culture du secret et arithmétique de la sécurité, la cryptographie est aussi vieille que l’écriture ! Présente dès l’Antiquité dans les hiéroglyphes égyptiens ou les écrits de Mésopotamie, on la retrouve au cœur de la seconde guerre mondiale dans la machine Enigma des nazis. La cryptographie s’illustre aujourd’hui dans des usages plus pacifiques : transactions bancaires, achats sur Internet… citation, attribuée à de Gaulle: «En France, des chercheurs qui cherchent, on en trouve, des chercheursquitrouvent, onen cherche.» Et voilà comment, pour faire un bon mot, on aliène une partie fondamentale de la société avec une pique injuste. Injuste, car on sait bien que la recherche française est de qualité ! On sait bien aussi qu’il est normal qu’un chercheur échoue dans ses recherches. La plupart du temps cela ne marche pas, et c’est normal! De la même façon qu’on dit que, dans le domaine industriel, 99 % des brevets sont non rentables : ce qui compte, c’est le 1 % qui reste. Ce n’est pas parce que vous cherchez, cherchez, cherchez et ne trouvez presque jamais que vous êtes un mauvais chercheur. L’état naturel du chercheur, c’est d’errer. De temps en temps, il y a un truc qui marche, il faut le faire fructifier : Divisibles seulement par 1 et par eux-mêmes, les nombres premiers sont un véritable casse-tête. Mystérieux, indomptables, ils constituent l’un des plus grands défis de l’histoire de la science : Euclide, Fermat, Euler, Gauss, Riemann, Râmânujan… La liste est longue de ceux qui sont tombés dans leurs filets, succombant à l’obsession de trouver enfin la règle présidant à leur apparition, sans jamais y parvenir. Il est le seul mathématicien dont le nom résonne familièrement aux oreilles de tous. Depuis des générations, les enfants sur les bancs de l’école récitent son fameux théorème. Mais qui était ce Pythagore dont l’aura a traversé les siècles, nimbée d’un entrelacs de mystères ? Deux mille six cents ans après son invention, son théorème se glisse dans les applications les plus communes et les plus sophistiquées, n’ayant rien perdu de sa modernité. 0123 le monde est mathématique Vendredi 22 mars 2013 III Les mathématiques peuvent-elles faire rêver? Cédric Villani en est persuadé. Médaille Fields 2010, il se consacre à la vulgarisation, qu’il juge essentielle pour faire naître de nouvelles vocations que chose, comme une encyclopédie mathématique. En quarante volumes, vous pouvez bien développer les idées. Le fait que ce soit écrit par des auteurs différents, avec des angles et des préoccupationsvariés– historiques,sociaux,esthétiques… – rend cet ensemble plus riche qu’une encyclopédie avec une grille de classement unique. Mais attention : cette collection n’entraîne pas à la réflexion logique et à la pratique mathématique comme seul peut le faire un cours avec démonstrations et exercices. C’est juste la cerise sur le gâteau qui raconte combien cette aventure est passionnante. Il ne s’agit pas de remplacer les cours de mathématiques par des exposés de vulgarisation, ce serait une confusion complète. Mais de compléter les cours systématiques par des exposés d’une autre nature, montrant le sens, l’histoire. A petite dose. Et là vous êtes prêt à vous investir. Les mathématiques sont perçues comme difficiles, comme un instrument de sélection scolaire : s’agit-il seulement de clichés ? Je crois que ce sont des clichés et j’espère que ces livres peuvent ébranler ces mythes. Quand on fait des conférences de vulgarisation, presque toujours quelqu’un vient vous dire : « Je croyais que je ne comprenais rien et finalement je comprends, c’est sympathique. Combien je regrette qu’on ne m’ait pas expliqué cela quand j’étais élève… » La mathématique, c’est comme tout : cela peut se raconter à n’importe quel degré de complexité. D’ailleurs, l’une des raisons de mentionner dans mon livre, Théorèmevivant,les formulesmathématiques, c’est pour qu’on ait une image, une idée du degré de complexité que cela peut atteindre,dans lequel même nous on n’entre pas quand on discute entre collègues. Quel que soit le discours, quand on explique, on est toujours en train de trahir, plus ou moins. Mais, tant que vous avez, comme votre interlocuteur, la conscience du niveau de trahison, celle-ci est justifiée, pardonnée. La forme mathématique,l’apprentissage systématique des concepts, c’est toujours un peu difficile, douloureux, pour tout le monde. C’est une gymnastique cérébrale qui n’est pas naturelle, mais on est d’autant plus heureux de la faire qu’on comprend quelles en sont les finalités, qu’on la replace dans l’histoire des progrès humains, comme objet social, en tant que création culturelle et artistique. Que retenez-vous de votre engagement dans la vulgarisation depuis la médaille Fields ? c’est comme cela qu’a fonctionné le progrès humain depuis des millénaires. De bons livres de vulgarisation existent déjà. Qu’apporte cette collection ? C’estvrai. On peut citerles livresdeMarcus du Sautoy, d’Alex Bellos, l’ouvrage de SimonSingh consacréau théorème de Fermat, celui de Donal O’shea sur la conjecture de Poincaré, la bande dessinée Logicomix… Pourtant, il manquait encore quel- C’est une compétence qu’on acquiert et qu’on développe pour toucher les gens et être accessible. L’ensemble du corps scientifiquea longtemps considéré avec un peu de dédain cette activité, mais les temps changent. C’est aussi quelque chose de très intense : une sorte de communion s’établit entre le public et l’orateur. Ce sont aussi des expériences très majoritairement positives. A l’IHP nous testons de nouvelles formes pour toucher des publics plus variés ; par exemple, récemment, nous avons lancé des soi- Il a suffi que les mathématiciens, emmenés par le grand Riemann, démontrent dès le milieu du XIXe siècle qu’il était possible de dépasser les trois dimensions caractérisant notre expérience du monde sensible pour captiver l’imaginaire collectif ! Qui eût cru que ces géométries nouvelles puissent devenir une telle source d’inspiration pour la peinture, la sculpture, l’architecture et, bien sûr, le cinéma ? rées de projection de film suivie de débats du public avec des mathématiciens. Pour la dernière,autour du documentaireCodebreaker qui raconte la vie d’Alan Turing, nous avons dû programmer deux séances et refuser du monde : il y a un vrai appétit du public. De telles opérations aurontelles un impact? C’est difficile à apprécier, mais je suis persuadé que oui. D’où vient l’excellence de l’Ecole mathématique française ? Une telle qualité se construit dans la durée. Elle est d’abord une question de culture et de transmission. Depuis des siècles, la France est à la pointe dans la recherche mathématique mondiale. Le redémarrage de cette discipline en Europe remonte à la Renaissance. Et dès le XVIIe siècle, en France,dessavantss’illustrentcomme Pascal,Fermat,Desarguesou Descartes.Ensuite, au moment des Lumières, l’expansion continue. Cette période n’est en effet pas seulement un moment humaniste et littéraire, elle est également marquée par des développements spectaculaires en maths. Le mouvement était lancé et a continué de La vulgarisation est quelque chose de très intense car elle permet une sorte de communion entre le public et l’orateur s’enrichird’autres vagues, notamment à la Révolution. Des institutions comme l’Ecole normale supérieure (ENS) ou l’Ecole polytechnique sont créées pour transmettre les savoir-faire. On retrouvera cette volonté pendant l’entre-deux-guerres avec la création du CNRS et du Palais de la découverte par exemple. Le succès est à la fois affaire de culture et d’institutions. Etes-vous inquiet pour l’avenir de cette Ecole ? A cause de ce contexte favorable, je ne me fais pas de souci pour la recherche mathématique en France. Je veux bien parier qu’il y aura des médailles Fields françaises en 2014 ! En revanche, on peut être plus inquiet pour d’autres branches aussi importantes, moins académiques et plus appliquées, plus « utilisatrices» des mathématiques, en liaison avec l’industrie par exemple. Il est important qu’il y ait des personnesavec une sensibilité scientifique, voire mathématique, dans les entreprises: beaucoup d’entre elles gagneraient à étoffer leur département de recherche, y compris théorique. Mais encore faut-il qu’elles ensoientconscientes;etqu’ellesréalisent la compétence française dans ce domaine ! Et puis, nous ne formons pas assez de scientifiques. Et plus largement, comment se porte votre discipline ? Elle va bien. Globalement, les effectifs et le nombre d’articles augmentent. Des centaines de milliers (!) de théorèmes sont démontrés chaque année. Il n’y a jamais eu autant de colloques internationaux organisés qu’aujourd’hui. Malgré Internet, les gens ont besoin de se rencontrer, de discuter… Des sujets nouveaux apparaissent. La mathématique est donc loin d’être quelque chose de figé. Je n’arrive pas à suivre l’actualité, y compris dans les domaines dont je suis spécialiste! Le paradoxe, comme dans les sciences en général, est que l’on a souvent l’impression de piétiner, mais que si l’on regarde sur le long terme on réalise à quel point le sujet avance à une vitesse considérable. Quelles sont vos « marottes » actuelles ? Ces temps-ci, j’ai dû mettre des recherches en veilleuse pour me consacrer à d’autres projets, mais je reviendrai à mes « marottes»… J’en ai une petite dizaine en même temps, car il est bon de ne pas se concentrer sur un seul problème : tantôt l’unavance,tantôtc’est l’autre.Plusil ya de choses qu’on comprend, plus l’on découvre des questions ouvertes ; chaque fois qu’on résout un problème, de nouveaux surgissent! Mon amour de jeunesse reste la théorie cinétique des gaz et je continueraid’y travailler.Maisjem’intéresseaussià la géométrie, ou aux liens entre géométrie et probabilité. Et il y a un problème sur lequel je rêverais de faire des avancées même si je ne m’y suis pas encore plongé, c’est celui des transitions de phase, ces passages entre deux états, comme celui entre leliquideet ungaz enfonctionde latempérature. On ne sait toujours pas pourquoi la transition a lieu. C’est fascinant. Le monde est-il réellement mathématique ? On peut débattre pour savoir si le monde est sous-tendu par des règles mathématiques ou si c’est que nous le voyons de manière mathématique, c’est-à-dire en essayant de trouver des règles abstraites derrière les particularismes concrets qui nous entourent. On peut penser que le monde est mathématique dans le sens où Galilée l’entendait: le monde est écrit en caractères mathématiques. Quel que soit lepointdevue,onnepeutnierquelelangage mathématique est extrêmement bien adapté à décrire le monde qui nous entoure. Donc, pour un observateur, c’est comme si le monde était mathématique! p A quel nombre est dedié chaque année le 14 mars ? A quel nombre un Prix Nobel de littérature consacra un poème ? Quel nombre a donné son nom à un héros de jeu vidéo ? Pi = 3,1416... La réponse sonne comme une évidence. Mais pourquoi ce chapelet de chiffres exerce-t-il une telle fascination ? Et quel chemin parcouru depuis Archimède qui, l’un des premiers, se lança dans la recherche d’une approximation de pi ! Propos recueillis par David Larousserie et Hervé Morin Un programme au carré La collection « Le monde est mathématique », lancée par Le Monde, rédigée par des mathématiciens espagnols, a d’abord été diffusée par El Pais, avant de l’être en Belgique et au RoyaumeUni. Le Monde s’est associé avec l’éditeur espagnol RBA pour la faire connaître en France. Le premier tome – consacré au nombre d’or – est disponible en kiosque au prix de 3,99¤. Nouvelle édition Présentée par Cédric Villani, elle a été réalisée avec le soutien de l’Institut HenriPoincaré (UPMC et CNRS, www.ihp.fr), qu’il dirige depuis 2009, et en collaboration avec les animateurs de la revue en ligne Images des maths, hébergée par le CNRS (http ://images.maths.cnrs.fr). Sur France Inter La collection « Le monde est mathématique » a pour partenaire l’émission « La Tête au carré ». L’ouvrage de la semaine sera raconté par Mathieu Vidard à partir du 21 mars, chaque jeudi, dans son émission diffusée de 14 heures à 15 heures. Sur Lemonde.fr Chaque semaine, des mathématiciens, dont Cédric Villani, proposeront un défi mathématique en vidéo. Leur résolution sera communiquée en ligne la semaine suivante (www.lemonde.fr/defis-mathematique). Domaine de liberté par excellence, le jeu a vu apparaître un nouveau groupe d’influence, celui de mathématiciens ! Menés par John von Neumann et Emile Borel, puis John Nash, ils élaborèrent une discipline mathématique ayant trait à la prise de décision : la théorie des jeux. Elle permet de déterminer des stratégies gagnantes pour aboutir à des situations optimales – en économie, lors d’élections, ou même à la guerre. IV 0123 le monde est mathématique Vendredi 22 mars 2013 Quand l’industrie mise sur les équations Pendant une semaine, des jeunes mathématiciensont planché sur des problèmes soumis par des entreprises C hef d’entreprise cherche mathématicienpour résoudre les problèmes de sa société. » L’annonce pourrait faire sourire, mais, dans une forme plus organisée, c’est un peu ce genre d’invitation qui a conduitquatrereprésentantsd’entreprises à l’Ecole nationale supérieure des mines de Nancy (ENSMN), début février, à la rencontre de 25 jeunes docteurs ou doctorants en maths. Pour cette cinquième Semaine d’étude maths-entreprises (SEME), ArcelorMittal se demandait comment détecter sur des images des défauts dans son acier. RTE, le transporteur d’électricité national, s’interrogeait sur la modélisation de la production solaire. Le cabinet de consultants Deloitte voulait étudier les propriétés d’un modèle financier. Et le consortium Gocad, intéressé par la prospection pétrolière, cherchait des solutionspourdel’imageriedusous-sol. Face à eux, de jeunes volontaires répartis en quatre groupes ont d’abord écouté, puis se sont organisés pendant troisjoursetdemi,avantde livrerle fruit de leurs réflexions le cinquième et dernier jour. « Cette semaine doit montrer qu’il est possible de faire des maths poussées en entreprise. Il n’y a ni promesses de réussites, ni contrats à l’issue. C’est un moyen de rapprocher deux mondes, académique et industriel », résume Céline Lacaux, enseignante à l’ENSMN, coorganisatrice de cet événement soutenu par l’Agence pour les mathématiques, en interaction avec les entreprises et la société (Amies) et le Groupement de recherchemathsetentreprisesduCNRS. « De bonnes idées sont sorties, mais une semaine, c’est court. Certaines pistes seront à tester, d’autres à raffiner, estime Gabriel Fricout, d’ArcelorMittal. Ils ont eu des regards neufs, différents de ce que nous avions pu porter. » «J’avaisunedreamteamavecdesspé- cialistes de simulations numériques, de phénomènes stochastiques, ou d’approches mathématiques sur des phénomènes physiques. Leur travail m’a fait gagner beaucoup de temps », constate Alan Picone de Deloitte. «Jesuistrèscontente,carnous nesommes pas habitués à ce travail en groupe en maths. Et puis faire quelque chose qui peut être utile en entreprise est intéressant aussi », observe Laura Vinckenbosch, en post-doc au centre de recherche Inria de Nancy. «Malgré l’excellence des mathématiciens français, les relations entre entreprises et monde académique ne sont pas assez développées » Georges-Henri Cottet président de l’Amies De telles initiatives sont récentes en France, alors qu’elles sont courantes en Allemagne et en Grande-Bretagne depuis des dizaines d’années. « Malgré l’excellence des mathématiciens français, les relations entre les entreprises et le monde académique ne sont pas assez développées », regrette Georges-Henri Cottet, président de l’Amies, née en 2011 de ce constat et financée par les Investissements d’avenir à hauteur de 500 000 euros par an. Il est pourtant évident que les maths peuvent aussi être « utiles ». Des secteurs traditionnels comme l’automobile, l’aérospatial ou la finance l’ont depuis longtemps compris. Modéliser des structures, des fluides, des aléas… demande des compétences scientifiques élevées. « De nouveaux besoins émergent aussi, comme dans le secteur des big data, ces masses de données qu’il s’agit de stocker et analyserau mieux. En outre,beaucoup d’instrumentsde mesures demandent à embarquer des systèmes intelligents de traitement du signal. Pour être compétitif, il faut avoir ses propres méthodes», décrit M. Cottet. Le message commence à passer. En janvier, à Paris, le deuxième forum Emploi-maths a été fréquenté par 1 300 personnes, 30 % de plus que l’édition précédente. L’Amies dispose de sept « facilitateurs » dans différentes régions pour aider les contacts entre laboratoires et entreprises, notamment les PME. Cela peut déboucher sur des stages, des contrats ou tout simplement des accès à des plates-formes aca- démiques de calculs scientifiques. Un inventaire de ces relations nouvelles sera terminé cette année. « Les entreprises commencent à se rendrecomptede la maturitéet de l’ingéniosité des docteurs », insiste Céline Lacaux. « Le problème est souvent de convaincre les mathématiciens que, même sur des temps courts, on peut faire des choses intéressantes. Inversement, il faut convaincre les dirigeants que les maths ne sont pas seulement l’outil de sélection qu’ils ont connu pendant leurs études, mais que cela peut être un outil opérationnel efficace », conclut Georges-Henri Cottet. p Fine tranche de glace créée dans un tunnel de givrage afin d’étudier les transitions de phase. « INTERNATIONAL JOURNAL OF HEAT AND MASS TRANSFER », ELSEVIER, 1999. David Larousserie La logique, antichambre de la folie? D ifficile d’échapper au cliché du savant fou quand on pense aux mathématiciens. « Il y a plusieurs formes possibles de folie qui peuvent être attachées aux scientifiques, mais les mathématiciens ne semblent pas concernés par les figures de la démesure et des expériences contre nature à la Frankenstein, qui sont plutôt accolées à des physiciens ou des biologistes, constatePierreCassou-Noguès,professeur au département de philosophie de Paris-VIII. Dans le cas des mathématiciens, on va plutôt trouver des figures de personnes en retrait de la société ou ayantde vrais problèmes mentaux.» Les exemples ne manquent pas, eneffet. Récemment,le RusseGrigori Perelman, après un travail intense et solitaire, a démontré un résultat important en topologie géométrique, la conjecture de Poincaré. Ce qui lui valut en 2006 la médaille Fields, l’une des récompenses les plus prestigieuses, et en 2010 le Prix du millénaire(assorti d’un million de dollars) décerné par l’Institut de mathématiques Clay. Il les refusa tous les deux et se retira de la vie scientifique. Cette « épidémie » touche une discipline particulière, aux frontières de la science et de la philosophie Auparavant, l’un de ses aînés, Alexander Grothendieck, apatride formé et travaillant en France, avait adopté la même attitude de retrait. Récompensé par la médaille Fields en 1966, il finit par quitter le monde académique au milieu des années 1980 pour s’isoler à la campagne. « Enfin, un Eurêka ! » C’est par ce titre du New York Times que fut célébré, en 1993, l’un des plus beaux exploits mathématiques : la résolution du dernier théorème de Fermat par le Britannique Andrew Wiles. Une aventure scientifique née plus de trois siècles auparavant, quand Pierre de Fermat annonça avoir trouvé une « merveilleuse démonstration », sans avoir eu la place de la noter dans la marge. D’autres de leurs collègues ont vraimentsouffertde maladiesmentales. La bande dessinée Logicomix, qui raconte l’histoire de la logique, en est pleine. Ainsi de Gottlob Frege (1848-1925), qui devint paranoïaque. Ou du plus célèbre, Georg Cantor (1845-1918), qui définit la théorie des ensembles et chercha à caractériser la notion d’infini. Il mourut en hôpital psychiatrique. Enfin, Kurt Gödel (1906-1978), autre logicien célèbre, notamment pour des théorèmes fondamentaux sur la structure même d’une théorie mathématique. Il mourut amaigri, ayant refusé de s’alimenter par peur d’un empoisonnement. Cette « épidémie» touche en fait unedisciplineparticulière,auxfrontières de la science et de la philosophie.Tousces savants,en jetantau début du XXe siècle les bases d’une logique nouvelle, ont aussiplongédansles tréfonds de leur matière et de la raison.Celapeutnepaslaisser indemne. « Dans le cas de Gödel, il est intéressant aussi de voir comment la folie et la logique se mêlent. Ainsi, sa théorie le conduit à démontrer l’immortalitéde l’âme et la possibilité du diable », explique Pierre La spongiosité d’un nuage, les ramifications d’un arbre, l’irrégularité d’un éclair et même les dessins ornant la queue d’un paon royal… la géométrie fractale décrit l’ensemble de ces phénomènes aussi sûrement qu’une sphère constitue une approximation de la forme de la Terre. Géologie, volcanologie, démographie, économie : la théorie mathématique des fractales possède de nombreuses applications pratiques. A découvrir. Cassou-Noguès, également auteur des Démons de Gödel (Seuil, 2007). Ce dernier cite aussi le cas de l’Américain Emil Post (1897-1954), qui, à l’instar d’Alan Turing, a réfléchi à la notion de calculabilité. Bien qu’ils fussent arrivés tous deux à des résultats semblables, Emil Post essaya de démontrer que Turing avait tort. De cette obsession, il développera une vision originale du fonctionnement de l’esprit humain, dans laquelle il est difficile de séparer folie et raison. Serait-celetribut àpayerà lacréation ? « Il n’y a guère plus de fous en maths qu’il n’y en a en musique ou en peinture. Les cas célèbres sont un peu les héros de notre mythologie», estime Cédric Villani. « Ce n’est pas quand on est fou qu’on est le plus productif. Car il faut pour cela des facultés de raisonnement logique», conclut le mathématicien. p D. L. Comment parcourir les rues de l’ancienne Königsberg (l’actuelle enclave de Kaliningrad) en ne passant qu’une seule fois sur chacun des sept ponts qui enjambent la rivière Pregolia ? Sur une carte, combien faut-il de couleurs pour que deux pays limitrophes n’arborent pas la même ? Comment résoudre le mystère des « trois carrés enchâssés », imaginé par Lewis Carroll ? Autant d’énigmes qui peuvent être résolues grâce à la théorie des graphes.