aux discriminations sociales

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LE GRAND ENTRETIEN
Petites contributions de la justice
aux discriminations sociales
Virginie Gautron est chercheuse et
maître de conférences en droit pénal
et sciences criminelles à l’Université de
Nantes. Elle a publié des travaux sur
les politiques pénales, les dispositifs
locaux de coproduction de la sécurité,
la coordination police-justice. Elle
travaille actuellement sur les soins
pénalement ordonnés.
Dans quelle mesure la condition sociale des prévenus
a-t-elle une incidence sur la façon dont ils sont traités
par les tribunaux correctionnels ?
D’un point de vue statistique, la réponse judiciaire dépend
davantage de la gravité des faits, des antécédents judiciaires
ou de critères liés à la procédure elle-même. Toutes choses
égales par ailleurs, le fait d’être jugé en comparution immédiate ou celui d’avoir été placé en détention provisoire multiplient chacun par huit la probabilité d’une condamnation à un
emprisonnement ferme. Néanmoins, certains facteurs sociodémographiques ont une forte incidence sur ces variables
pénales. Etre né à l’étranger ou sans domicile fixe multiplie
par trois les chances d’être jugé en comparution immédiate
et par cinq d’être placé en détention provisoire. Mais on ne
peut pas en déduire que les magistrats discriminent volontairement ces publics. Ce sont les garanties de représentation
qui vont le plus nettement jouer dans le choix de procédure.
Opter pour la comparution immédiate ou la détention provisoire permet de s’assurer que la personne ne disparaîtra pas
avant l’audience de jugement.
En quoi le fait d’être né à l’étranger affecte-t-il
les garanties de représentation à l’audience ?
Le raisonnement des magistrats est le suivant : quelqu’un qui
a potentiellement des attaches à l’étranger peut fuir, donc
1 Voir notamment Virginie Gautron, Jean-Noël Retière, « Des destinées
judiciaires pénalement et socialement marquées », in Danet J. (coord.), La
réponse pénale. Dix ans de traitement des délits, Rennes, PUR, oct. 2013.
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© DR
Les publics défavorisés en capital économique, social et scolaire sont nettement
surreprésentés en prison. Faut-il en conclure à une plus grande sévérité de
la justice à leur égard ? Virginie Gautron a mené, avec Jean-Noël Retière, une
vaste enquête1 afin de comprendre les mécanismes complexes par lesquels les
Hommes ne sont pas tous égaux devant les tribunaux correctionnels.
ne pas se présenter le jour du jugement. Ces représentations
relèvent, du moins pour partie, de réels constats. On vérifie statistiquement que les SDF sont souvent absents à l’audience,
les personnes nées à l’étranger également, bien que dans une
moindre mesure. Plus pauvre, disposant moins souvent d’une
adresse personnelle, ce public cumule tous les facteurs de vulnérabilité qui vont jouer ensuite dans le processus pénal.
Ces inégalités de traitement sont-elles assumées
par les magistrats ?
Oui, car ils ne les perçoivent pas comme des discriminations.
Ils invoquent les garanties de représentation comme un critère légal, donc légitime.
Quels autres éléments favorisent un placement
en détention provisoire ?
La probabilité de détention provisoire est multipliée par cinq
en cas de récidive légale [N.D.L.R. : réitération des mêmes
types de faits dans un certain délai], et par un peu plus de
trois s’il y a eu trois condamnations antérieures ou plus au
casier judiciaire. Il y a aussi plus de détentions provisoires
pour les infractions à caractère sexuel et les trafics de stupéfiants, parce que ce type de faits entraîne souvent l’ouverture
d’une instruction. En revanche, la situation professionnelle
joue assez peu, contrairement à ce qu’on pourrait croire. Au
stade de la détention provisoire, cette variable est écrasée
par le poids des autres facteurs : nature des faits, antécédents,
domiciliation et lieu de naissance. Au stade de la condamnation, l’absence d’emploi multiplie en revanche par 1,5 la probabilité d’une peine d’emprisonnement ferme. Ce n’est pas
énorme, alors que beaucoup de juges disent hésiter davantage à incarcérer une personne insérée, pour éviter de contribuer à sa désinsertion professionnelle.
© Camille Rosa/OIP
LE GRAND ENTRETIEN
En même temps, les personnes insérées avant leur
détention se réinsèrent plus facilement à leur sortie
que les précaires, dont la situation devient plus
désespérée après un passage en prison…
Oui, une fois sortis de détention, la peine d’emprisonnement
joue de façon encore plus défavorable pour certains publics,
et notamment les minorités. Des études l’ont montré aux
Etats-Unis : les minorités sortant de détention avec un casier
judiciaire ont de plus grandes difficultés à trouver du travail.
Les règles d’inscription au casier judiciaire concourent à renforcer cette discrimination. Un certain nombre de sursis vont
disparaître relativement rapidement du bulletin n° 2 une fois
la condamnation arrivée à terme, ce qui ne sera pas le cas des
condamnations fermes. La réinsertion des publics marginalisés s’en trouve encore davantage compliquée.
Quelle est l’importance de l’état de récidive sur la peine
prononcée ?
Au stade du prononcé de la sanction, la récidive légale n’est plus
significative statistiquement, alors que le nombre de condamnations antérieures l’est beaucoup plus. Si au moins trois
condamnations figurent au casier, le risque de prononcé d’un
emprisonnement ferme est multiplié par 37 ! C’est donc l’inscription dans une carrière délinquante conséquente – davantage que le critère, très juridique en définitive, de la récidive
légale – qui justifie l’emprisonnement. Il y a derrière cela une
philosophie pénale de gradation des réponses : lorsqu’une personne commet une nouvelle infraction, la sanction prononcée
est souvent plus sévère que la précédente. Les magistrats mobilisent les antécédents au titre de la personnalité, puisqu’ils sont
censés juger un acte, pas un casier judiciaire. La gradation des
réponses se fait néanmoins au regard du casier, il y a là un petit
paradoxe. Autre facteur pesant sur les peines prononcées : les
politiques ont fait du taux d’exécution des peines un indicateur
croissant d’efficacité, utilisé en dépit du bon sens. Or, le meilleur
moyen d’améliorer le taux d’exécution est de placer la personne
en mandat de dépôt, puis de l’envoyer derrière les barreaux. Si
vous prononcez un sursis avec mise à l’épreuve (SME), vous prenez plus de risques. Les juges prononceraient probablement
plus de SME ou de contraintes pénales s’ils étaient assurés de la
réalité des prises en charge. Ils craignent de concourir à décrédibiliser la justice en prononçant des peines qui ne seront pas
mises en œuvre.
D’autres variables jouent sur le prononcé d’un
emprisonnement ferme ?
L’absence à l’audience joue de manière très importante :
elle multiplie par sept la probabilité d’un emprisonnement
ferme. En ce qui concerne les caractéristiques socio-économiques, la question des revenus est à manier avec précaution dans la mesure où l’on se base sur du déclaratif et que
l’ensemble des ressources n’est pas toujours pris en compte.
Sous ces réserves, nos données révèlent qu’un prévenu qui
touche moins de 300 € par mois a trois fois plus de chances
d’être condamné à du ferme que quelqu’un qui gagne 1 500 €
ou plus. Les prévenus aux faibles ressources sont également
moins condamnés à des peines d’amende (1,3 fois moins) ou
de stages (de citoyenneté, sécurité routière, etc.), dont le coût
doit généralement être assumé par la personne condamnée.
En revanche, le critère du lieu de naissance n’apparaît pas au
stade du prononcé d’un emprisonnement ferme. Ce sont les
variables de placement en détention provisoire et de jugement en comparution immédiate qui expliquent davantage
l’emprisonnement ferme pour les prévenus nés à l’étranger. Ce
qui m’amène à penser qu’il faudrait vraiment interroger l’utilisation de la comparution immédiate : cette procédure aboutit
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© Bernard Le Bars/Signatures
Tribunal de grande instance de Dinan. La présence de la famille pour soutenir le prévenu le jour du procès, l’attitude du justiciable à l’audience,
sa façon de s’adresser au juge, sont des variables subjectives mais jouant sur les sanctions prononcées.
à ce que des publics comme les étrangers et les SDF écopent
de peines bien plus lourdes qu’une personne ayant commis
les mêmes faits jugée dans le cadre d’une autre procédure.
Avez-vous observé des variables plus subjectives,
qui ne peuvent apparaître dans les statistiques,
mais jouent un rôle important dans les sanctions
prononcées ?
Quelque chose qui me semble essentiel a été constaté grâce
à l’observation d’audiences : l’importance de la présence des
proches le jour du procès. Que les parents ou la petite copine
soient présents pour soutenir le prévenu a un réel impact.
D’autres variables liées à l’attitude du prévenu au cours de
l’audience ressortent des observations : la façon dont celuici s’adresse au magistrat, sa manière de se présenter, sa
capacité à s’inscrire dans les attentes de l’institution, à faire
amende honorable, à trouver les bons mots : « Monsieur le
juge, je regrette, je ne recommencerai pas. » Certains magistrats disent aussi : « Quand on voit arriver quelqu’un avec le
nez rouge, la peau bouffie, on sait tout de suite qu’il y a un
problème d’alcool. » Cela pose question en termes d’objectivation, mais ce genre d’observation va bel et bien peser sur
la décision, parce que les juges n’ont pas conscience qu’interviennent alors leurs représentations subjectives. Notons aussi que les aptitudes des prévenus à répondre aux codes judiciaires peuvent être socialement déterminées.
Est-ce que le décalage social entre ceux qui jugent et
ceux qui sont jugés intervient également ?
Oui, le regard porté et les décisions prises peuvent diverger
entre un magistrat issu d’un milieu populaire et un autre
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ayant toujours évolué dans un milieu privilégié. Une multitude de facteurs intervenant dans une décision ne sont pas
palpables, de l’ordre des valeurs, de la morale. En ce sens,
nous avons proposé un cas pratique dans le cadre de nos
entretiens avec les magistrats : un chauffeur routier se fait
interpeller au volant sous emprise de l’alcool à la sortie
d’une boîte de nuit à 4 h du matin. Marié, il a deux enfants.
La question était : doit-on lui retirer le permis alors que son
métier est de conduire ? Pour certains, le fait qu’il soit chauffeur était une circonstance aggravante, pour d’autres, il fallait éviter le retrait de permis pour ne pas lui faire perdre
son emploi. Mais l’un d’eux s’est aussi demandé : est-ce normal qu’un père de famille se trouve en boîte de nuit à 4 h
du matin ?
Vous évoquez aussi la pauvreté des informations dans
les dossiers pénaux sur la situation socio-économique
des prévenus. Les décisions sont-elles prises en
méconnaissance de la situation des personnes jugées ?
Elles sont prises avec un niveau de connaissance très insuffisant, c’est clair. Des enquêtes sociales figurent dans un
peu moins de 3 % des dossiers. Il en va de même pour les
expertises psychiatriques. Le niveau de diplôme est renseigné moins d’une fois sur deux, celui du revenu une fois sur
deux, la profession exercée trois fois sur quatre. Cet état de
fait est évidemment lié au manque de moyens de la justice,
combiné aux effets des procédures de jugement rapide (traitement en temps réel). Les enquêtes sociales ont un coût et
elles prennent du temps. Dans la logique de célérité qui prévaut aujourd’hui, ces étapes passent bien souvent à la trappe.
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Au-delà du manque d’informations, le problème est celui de
leur fiabilité : souvent, on a uniquement un procès-verbal, des
fiches de renseignement qui vont indiquer les revenus, mais
parfois figurent les seuls salaires, d’autre fois également les
allocations familiales… Ce n’est pas normalisé. Ces informations sont en outre souvent recueillies sur un mode déclaratif,
ce qui peut générer des biais importants.
Est-ce que les mêmes publics surreprésentés en
prison sont sous-représentés dans le cadre de peines
« alternatives » comme le SME ?
Les personnes nées à l’étranger pâtissent en effet d’un
moindre prononcé de SME. On retrouve l’idée d’un défaut de
garanties de représentation et donc la crainte que la peine ne
soit pas exécutée. Étonnamment, cela ne se retrouve pas au
plan statistique pour les SDF. Dans le cadre de nos entretiens,
plusieurs magistrats n’ont pourtant cessé de répéter : « On
ne prononce pas ou peu de SME pour les SDF, parce qu’ils ne
répondent pas aux convocations, ils ne respectent pas leurs
obligations. » Ce décalage entre nos résultats statistiques et le
terrain s’explique peut-être par la grande hétérogénéité des
pratiques. Dans l’une des juridictions étudiées, le prononcé de
SME pour les SDF ne posait pas de problème, parce qu’une
association socio-judiciaire implantée localement proposait
une vraie prise en charge, hébergement compris, à l’attention
de ce public. Dans la base statistique, ces cas de figure sont
fondus dans une moyenne.
Certaines difficultés de mise en œuvre des « peines
alternatives » pour les publics en grande difficulté
sociale montrent-elles que ces mesures n’ont pas été
pensées de manière adaptée ?
Oui, certaines n’ont pas été suffisamment pensées en fonction
des publics concernés : le caractère payant des stages en est
un exemple. Il manque aussi une réflexion au niveau local, les
juridictions s’impliquant assez peu dans la mise en place de
dispositifs adaptés à leurs publics pour l’exécution des peines.
Il y aurait notamment une réflexion à mener et des partenariats à nouer pour remédier à l’obstacle des garanties de représentation. Ou pour assurer la mise en œuvre de mesures de
milieu ouvert pour certains publics. Par exemple, on nous a dit
dans plusieurs tribunaux qu’il était quasiment impossible de
trouver des places de travail d’intérêt général (TIG) pour des
gens du voyage : « parce que les mairies n’en veulent pas »,
parce qu’il y a « une vraie réticence du corps social ». Dans
une juridiction, à l’inverse, tout un travail avait été entrepris
avec une association de gens du voyage pour faire évoluer les
représentations sur ce public auprès des structures susceptibles de les accueillir. Dès lors, il y avait moins de difficultés à
leur trouver des places. De la même manière, un procureur de
la République d’une juridiction étudiée estimait que le caractère payant des stages n’était pas viable. Bien que ce ne soit
pas prévu par la loi, il a décidé d’instituer des stages gratuits,
financés notamment grâce au Fonds interministériel pour la
prévention de la délinquance (FIPD).
Vous écrivez « les indicateurs de fragilité sociale étant pour
certains porteurs d’autres variables prédictives, il n’est
dès lors pas illégitime que les classes socialement les plus
défavorisées apparaissent plus sévèrement traitées par le
système pénal ». Pouvez-vous expliquer ce point de vue ?
Il existe des corrélations importantes entre le passé pénal,
les infractions commises, et les caractéristiques socio-économiques des personnes. Par exemple entre le fait d’être sans
emploi, d’avoir un casier plus chargé et de commettre une
infraction plus grave. Donc, évidemment, à casier plus lourd,
condamnation plus lourde. Il y a un seul groupe pour lequel
cette logique ne fonctionne pas : le public né à l’étranger. Pèse
sur ce groupe le soupçon d’un casier virtuel, démontré par
Thomas Léonard 2. Le réflexe d’un certain nombre de magistrats est de se dire : « Certes il n’a pas de casier en France, mais
il en a peut-être un à l’étranger. »
D’autres facteurs qui pourraient être importants tels
que l’origine étrangère ou le fait d’être défendu par
un avocat commis d’office n’apparaissent pas dans vos
travaux. Pourquoi ?
Nous ne pouvions multiplier le nombre de variables, il a donc
fallu faire des choix. Quant à la question des origines, elle
recoupe l’épineux sujet des statistiques ethno-raciales. Pour
ma part, j’y suis favorable, car je considère qu’objectiver les
discriminations permettrait de mieux les combattre. Néanmoins, le risque d’instrumentalisation de ces données est bien
réel. Il faudrait imposer un cadre très strict, en réservant leur
accès aux organismes publics par exemple. De manière générale, les études sur les déterminants des peines prononcées
(sentencing) et les potentielles discriminations sociales ou
ethno-raciales sont rares en France, en comparaison des pays
anglo-saxons. Il faut dire que ce champ de recherche est pavé
de pièges à surinterprétation. Il est très difficile de démêler
l’incidence d’un facteur par rapport à un autre. D’où l’importance de coupler une étude statistique à des entretiens qualitatifs et des observations. Parfois, il y a aussi en France des
difficultés pour accéder aux terrains de recherche, et surtout
un manque d’informations collectées par les administrations
sur la situation sociale des personnes. Enfin, peu de moyens
sont dégagés pour ce type de travaux. Nous avons obtenu
des financements pour examiner plus de 7 000 affaires dans
cinq tribunaux correctionnels, c’est rare. Le champ de notre
recherche se limite néanmoins à la manière dont le prononcé des peines ajoute à d’autres discriminations. On sait par
exemple qu’une sélection est déjà opérée en amont par la
police à travers le ciblage des contrôles d’identité3. Pour obtenir une image globale des discriminations dans le cadre du
traitement des délits, il faudrait d’autres études.
Recueilli par Sarah Dindo et Laure Anelli
2 Thomas Léonard, « Ces papiers qui font le jugement », Champ pénal/
Penal field [En ligne], Vol. VII | 2010, mis en ligne le 24 sept. 2010
3 F. Jobard, R. Levy, I. Goris, Police et minorités visibles, Open society justice
initiative, 2009
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