Sélection d’ouvrages présentés en hommage lors des séances 2013 de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. J’ai l’honneur de déposer sur le bureau de l’Académie, de la part de son auteur, Sylvain Fachard son livre, La défense du territoire, Étude de la Chôra érétrienne et de ses fortifications, publié en 2012 par l’Ecole suisse d’Athènes, qui constitue le tome XXI de la collection Eretriae. C’est un volume de 360 pages admirablement illustré de 241 figures, cartes, dessins ou photos. L’auteur veut d’abord faire l’étude systématique des restes de constructions défensives élevées dans l’Érétriade, pour utiliser le nom antique de ce territoire qui, avec ses presque 1500 km², appartenait à une des cités les plus étendues de la Grèce. Pour reprendre les distinctions qu’il établit entre les différentes formes de constructions à usage guerrier, Fachard dresse un tableau très complet des forteresses, habitats fortifiés, tours –tous trois en grand appareil– et des simples fortins en pierres sèches qui ont été érigés dans la campagne de la cité. Certains –surtout les forteresses– sont restés en usage jusqu’à l’époque ottomane. Mais l’histoire ultérieure de l’île, la modification très profonde de la géographie de l’habitat et l’appauvrissement de la population laissent penser que la quasitotalité de les 38 constructions qu’il étudie dans son corpus, protégées par le poids des blocs utilisés, constituent la totalité ou la quasi-totalité de cette architecture défensive. La notice richement illustrée qu’il consacre à chaque site fait voir comment il les a explorés pour en dessiner les restes monumentaux et ramasser la céramique permettant de dater les phases d’occupation. Très bien informé des inscriptions d’Érétrie, il dresse un tableau documenté de la géographie politique (notamment du tracé des frontières) et administrative (avec ses subdivisions en dèmes répartis en districts). S’y ajoute une analyse du potentiel agricole de cette campagne. Dans ce paysage méditerranéen composé à 80% de montagnes qui avaient perdu depuis des siècles l’essentiel de leur couverture forestière, les bonnes terres sont rares, même si elles peuvent être très fertiles, pas au point cependant, comme on l’a longtemps cru à partir d’une lecture erronée de Thucydide, d’en faire une région fortement exportatrice de blé. Comme il est normal en Méditerranée, le pays se prêtait bien à l’association des grains, de l’oléiculture et de la vigne, tandis que les collines couvertes de maquis permettaient l’élevage du petit bétail. A cette géographie économique se superpose une topographie militaire. On reconnaît la formation d’un Helvète dans le soin avec lequel il décrit chaque structure dans son site naturel, analysant la valeur défensive du relief et l’adaptation des murailles au rocher, les vues cavalières qu’ils offrent, leur liaison avec les routes. L’auteur accorde une importance particulière au rapport entre les diverses murailles et les zones cultivables qui sont exploitées par les habitants installés sur 180 sites, fermes isolées, hameaux, villages et même bourgades qu’il recense dans un second catalogue en les situant sur des cartes d’une grande qualité. Ce chiffre est à comparer aux quelque 50 à 60 dèmes qui, à en juger par les inscriptions, composaient la cité. www.aibl.fr 1 Sélection d’ouvrages présentés en hommage lors des séances 2013 de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Ce qui donne une vie particulière à cette analyse parallèle du potentiel agricole d’une cité de 20 à 25.000 habitants et des équipements guerriers de ce paysage, c’est la réflexion que développe S. Fachard sur le rôle militaire de ce dispositif utilisé entre le IVe siècle et l’époque impériale, et sur sa place dans la défense de la cité. Certes le plus important était la protection de la cité elle-même, qui s’appuyait sur le rempart, resté en dehors du sujet étudié. Mais la majorité de la population vivant dans les campagnes et celles-ci fournissant l’essentiel des ressources ordinaires de la cité, leur protection était d’une importance vitale. L’auteur rappelle qu’il s’était formé en histoire grecque une sorte de doctrine : Athènes aurait, après la guerre du Péloponnèse, élaboré une doctrine de la défense du territoire, reposant sur l’existence d’un réseau de forteresses puissantes aux frontières, qui étaient reliées à la cité par des fortins secondaires situés au bord des routes, de façon à prévenir le plus rapidement possible la centre de toute invasion et de retarder l’envahisseur. Ce modèle athénien, qu’on a pu appeler « la forteresse attique », aurait ensuite été imité par bien des cités, et il ne restait en somme qu’à S. Fachard qu’à confirmer la validité du système. Or c’est à la mise en pièce systématique de ce système qu’est convié le lecteur. Les deux forteresses d’Érétrie ne sont pas situées à la limite du territoire et elles ne sont pas en communication facile avec la cité. Il en va de même des autres constructions. Observons que le rapport entre la cité et son territoire est nécessairement très différent en Attique et en Érétriade. Si Athènes peut être considérée comme située à peu près au centre de son territoire, il n’en va pas de même d’Érétrie qui s’est placée dans une excroissance à l’ouest, non loin de sa vieille ennemie Chalkis, son seul adversaire possible dans l’île. Le schéma d’un territoire servant de zone protectrice en avant de la cité est donc inapplicable à Érétrie. Pour autant, l’examen des techniques de carriers paraît bien indiquer que la moitié au moins de ces fortifications a été décidée par la cité, dans le cadre d’une politique raisonnée. En effet si la construction de murs de pierres sèches peut être exécutée par la population locale, dans un monde où il était courant d’édifier des murs de terrasse, les exigences techniques et le coût du grand appareil, qui implique la taille de gros blocs en marbre et la réalisation de plans complexes, dépassent les moyens locaux. Mais l’examen précis de la topographie montre que ces fortifications publiques ont été toujours été élevées à proximité des habitats locaux, au bord de terroirs agricoles exploitables. La superposition de la carte de l’Érétriade et du réseau des fortifications fait apparaître qu’aucune terre cultivable, même celles qui sont enclavées dans les montagnes à l’intérieur de l’île, n’était à plus de 5 km, disons moins d’une heure de fuite, d’une muraille protectrice. Arrivé à ce point de son analyse topographique, S. Fachard se tourne vers les textes pour réunir les témoignages de l’insécurité qui régnait dans les campagnes grecques en ces siècles classiques. Actes de piraterie et de brigandage sont aussi nombreux que variés, depuis le vol furtif de têtes de bétail ou d’esclaves commis par quelques hommes descendus d’une barque venue de côtes voisines mais ennemies, jusqu’à la mise à sac systématique faite par une troupe plus nombreuse. Les grandes opérations militaires se sont déroulées aux abords d’Érétrie, mais ces guerres que relatent les historiens offraient à qui savaient les saisir bien des opportunités www.aibl.fr 2 Sélection d’ouvrages présentés en hommage lors des séances 2013 de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. d’enrichissement sur le territoire. Ces fortifications apportent la meilleure illustration de cette analyse qui ne s’applique pas seulement à l’Érétriade, mais à toutes les campagnes grecques. C’est dire la valeur de ce livre. Parti d’une étude très rigoureuse de géographie antique et d’architecture militaire, l’auteur a su interpréter ses observations en utilisant toutes les données de la tradition historique et ce que les inscriptions nous apprennent des institutions de la cité pour dresser un tableau, qui fera date, de certaines formes de guerre dans le monde grec. Olivier PICARD Hommage du 15 février 2013 www.aibl.fr 3