1 E. A. F. : DS du 25 mars 2017 Durée : 4 heures OBJET D'ÉTUDE Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours. CORPUS Texte A : Alexandre DUMAS, Kean, 1836. Texte B : Marcel Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, 1918. Texte C : Jean Giraudoux, L'Impromptu de Paris, Gallimard, 1937. Document annexe : Photographie d’une séance de travail avec le metteur en scène Peter Brook, au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris, 1995. I : Question (sur 4 points) • Quelle vision des comédiens est donnée dans ces documents ? Vous veillerez à présenter votre réponse de manière synthétique et organisée. Elle n’excédera pas deux pages. II : Écriture (sur 16 points) • Commentaire : Vous commenterez le texte d’Alexandre Dumas (Texte A) à partir de « J’entrai » (lig. 12) jusqu’à la fin. • Dissertation : « Le mot comprendre n’existe pas au théâtre […] Ceux qui veulent comprendre au théâtre sont ceux qui ne comprennent pas le théâtre […] Le théâtre n’est pas un théorème, mais un spectacle. » Que pensez-vous de cette affirmation de Giraudoux, extraite de L’Impromptu de Paris ? • Invention : Un élu de votre ville veut diminuer les subventions municipales théâtre. Vous êtes chargé(e) par votre troupe de lui envoyer une dans laquelle vous le persuaderez de renoncer à cette mesure, l'éloge du théâtre et en indiquant ses bienfaits et son utilité. Vous d'étayer votre argumentaire d'exemples précis. accordées au lettre ouverte en lui faisant aurez le souci 2 Texte A Alexandre DUMAS, Kean, Désordre et génie, Acte III, scène 12 (1836) Pour écrire ce drame romantique, Alexandre Dumas s’est inspiré de la vie d’Edmund Kean (1787-1833), un célèbre acteur connu pour ses interprétations de rôles shakespeariens. 1 5 10 15 20 25 30 35 ANNA. – Je ne désirais rien, je n'espérais rien, je n'aimais rien. Mon tuteur avait consulté les médecins les plus habiles de Londres, et ils nous avaient dit que le mal était sans remède, que j'étais attaquée de cette maladie de nos climats contre laquelle toute science échoue. Un seul d'entre eux demanda si, parmi les distractions de ma jeunesse, le spectacle m'avait été accordé. Mon tuteur répondit qu'élevée dans un pensionnat sévère, cet amusement m'avait toujours été interdit... Alors il le lui indiqua comme un dernier espoir... Mon tuteur en fixa l'essai le jour même ; il fit retenir une loge, et m'annonça, après le dîner, que nous passions notre soirée à Drury-Lane1 ; j'entendis à peine ce qu'il me disait. Je pris son bras lorsqu'il me le demanda, je montai en voiture... et je me laissai conduire comme d'habitude, chargeant en quelque sorte les personnes qui m'accompagnaient de sentir, de penser, de vivre pour moi... J'entrai dans la salle... Mon premier sentiment fut presque douloureux : toutes ces lumières m'éblouirent, cette atmosphère chaude et embaumée m'étouffa... Tout mon sang reflua vers mon cœur et je fus près de défaillir... Mais, en ce moment, je sentis un peu de fraîcheur, on venait de lever le rideau. Je me tournai instinctivement, cherchant de l'air à respirer... C'est alors que j'entendis une voix... oh !... qui vibra jusqu'au fond de mon cœur... Tout mon être tressaillit... Cette voix disait des vers mélodieux comme je n'aurais jamais cru que des lèvres humaines pussent en prononcer... Mon âme tout entière passa dans mes yeux et dans mes oreilles ... Je restai muette et immobile comme la statue de l'étonnement, je regardai, j'écoutai ... On jouait Roméo2. KEAN. – Et qui jouait Roméo ? ANNA. – La soirée passa comme une seconde, je n'avais point respiré, je n'avais point parlé, je n'avais point applaudi... Je rentrai à l'hôtel de mon tuteur, toujours froide et silencieuse pour tous, mais déjà ranimée et vivante au cœur. Le surlendemain, on me conduisit au More de Venise2... j'y vins avec tous mes souvenirs de Roméo... Oh ! mais, cette fois, ce n'était plus la même voix, ce n'était plus le même amour, ce n'était plus le même homme ; mais ce fut toujours le même ravissement... le même bonheur... la même extase... Cependant, je pouvais parler déjà, je pouvais dire : « C'est beau !... c'est grand !... c'est sublime ! » KEAN. – Et qui jouait Othello2 ? ANNA. – Le lendemain, ce fut moi qui demandai si nous n'irions point à Drury-Lane. C'était la première fois, depuis un an peut-être, que je manifestais un désir ; vous devinez facilement qu'il fut accompli. Je retournai dans ce palais de féeries et d'enchantements : j'allais y chercher la figure mélancolique et douce de Roméo... le front brûlant et basané du More... j'y trouvai la tête sombre et pâle d'Hamlet2... Oh ! cette fois, toutes les sensations amassées depuis trois jours jaillirent à la fois de mon cœur trop plein pour les renfermer... mes mains battirent, ma bouche applaudit... mes larmes coulèrent. Notes : 1. Nom d’un théâtre de Londres. 2. Personnages de Shakespeare. Le « More de Venise » est une périphrase désignant Othello. 3 Texte B Marcel Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, 1918. Le narrateur adolescent va pour la première fois au théâtre où la célèbre comédienne Berma doit jouer le rôle de Phèdre dans la pièce de Racine... 1 5 10 15 20 25 30 Mon plaisir s'accrut encore quand je commençai à distinguer derrière ce rideau baissé des bruits confus comme on en entend sous la coquille d'un oeuf quand le poussin va sortir, qui bientôt grandirent, et tout à coup, de ce monde impénétrable à notre regard, mais qui nous voyait du sien, s'adressèrent indubitablement à nous sous la forme impérieuse de trois coups aussi émouvants que des signaux venus de la planète Mars. Et - ce rideau une fois levé - quand sur la scène une table à écrire et une cheminée assez ordinaires, d'ailleurs, signifièrent que les personnages qui allaient entrer seraient, non pas des acteurs venus pour réciter comme j'en avais vu une fois en soirée, mais des hommes en train de vivre chez eux un jour de leur vie dans laquelle je pénétrais par effraction sans qu'ils pussent me voir - mon plaisir continua de durer ; il fut interrompu par une courte inquiétude : juste comme je dressais l'oreille avant que commençât la pièce, deux hommes entrèrent sur la scène, bien en colère, puisqu'ils parlaient assez fort pour que dans cette salle où il y avait plus de mille personnes on distinguât toutes leurs paroles, tandis que dans un petit café on est obligé de demander au garçon ce que disent deux individus qui se collettent1 ; mais dans le même instant, étonné de voir que le public les entendait sans protester, submergé qu'il était par un unanime silence sur lequel vint bientôt clapoter un rire ici, un autre là, je compris que ces insolents étaient les acteurs et que la petite pièce, dite lever de rideau2, venait de commencer. Elle fut suivie d'un entracte si long que les spectateurs revenus à leurs places s'impatientaient, tapaient des pieds. J'en étais effrayé ; car de même que dans le compte rendu d'un procès, quand je lisais qu'un homme d'un noble cœur allait venir, au mépris de ses intérêts, témoigner en faveur d'un innocent, je craignais toujours qu'on ne fût pas assez gentil pour lui, qu'on ne lui marquât pas assez de reconnaissance, qu'on ne le récompensât pas richement, et, qu'écœuré, il se mît du côté de l'injustice ; de même, assimilant en cela le génie à la vertu, j'avais peur que la Berma dépitée par les mauvaises façons d'un public aussi mal élevé - dans lequel j'aurais voulu au contraire qu'elle pût reconnaître avec satisfaction quelques célébrités au jugement de qui elle eût attaché de l'importance - ne lui exprimât son mécontentement de son dédain en jouant mal. Et je regardais d'un air suppliant ces brutes trépignantes qui allaient briser dans leur fureur l'impression fragile et précieuse que j'étais venu chercher. Note : 1. Se colleter : se battre. 2. Courte pièce donnée en avant-programme. 4 Texte C Jean Giraudoux, L'Impromptu de Paris, Gallimard, 1937. Jean Giraudoux, qui pastiche ici une pièce de Molière, L’Impromptu de Versailles, met en scène Louis Jouvet et sa troupe de comédiens, dont Pierre Renoir et Auguste Boverio, au cours d'une répétition au théâtre de l'Athénée à Paris. Une discussion s'engage avec un visiteur nommé Robineau... 1 5 10 15 20 25 30 35 RENOIR. - Monsieur Robineau, à partir de la centième, au moment où notre visage changé en visage de roi ou de caraïbe1, nous descendons sur la scène, portant nos traînes sur nos bras ou évitant de toucher les robes de nos partenaires femmes avec nos cuisses passées au brou de noix, c'est, au contraire, chaque soir avec plus d'angoisse que nous nous demandons : Comment vont-ils être aujourd'hui, que nous écoutons par l'écouteur le murmure des entrées, que nous regardons par le trou du rideau comment ils s'assoient, comment se règle la proportion des galeries et des fauteuils, des chevelures et des calvities. Jusqu'à la centième, nous sommes dans un pays connu. Même si chaque visage de spectateur pris en soi nous est étrange, nous avons vu ce visage de salle. Nous sommes entre familiers, nous connaissons ce rire de salle, ce bruit de salle, cette toux de salle. D'ailleurs, il est rare que le spectateur n'y prenne pas forme amicale. Vers la trentième, nous avons un géant, toujours le même : il a fini par trouver la place d'où il gênait le moins, à l'angle du premier rang... [...] ROBINEAU. - Et à la centième, tout se complique ? RENOIR. -Au contraire. Il n'y a plus d'individus. Il n'y a que des salles. Il y a des salles simples, naïves, qui applaudissent l'esprit, qui frémissent aux horreurs, qui éclatent aux plaisanteries, et on ne sait pourquoi elles sont naïves : les femmes en sont habillées avec raffinement, les hommes ont des visages de Grecs, de penseurs. II y a des salles qui comprennent tout, qui dégagent de la pièce des indications, des subtilités méconnues de nous-mêmes, et on ne sait pourquoi elles comprennent tout, car j'y aperçois des paysans en blouse, et si j'essaye d'y distinguer un visage, il est idiot. Parfois des salles distraites, qui sont étonnées du premier au dernier mot, qui ont l'air de suivre un rébus, ou d'attendre que Bouquet chante, que Castel enfile un tutu et danse La mort du cygne, qui se lèvent à la fin sans hâte, se demandant pourquoi nous ne commençons pas, et nous regardent sans applaudir, espérant le mot de la charade... ADAM. - Et ces salles incompréhensibles, Renoir, dont les gens semblent être venus pour les opérations les plus différentes, excepté celle d'entendre une pièce, par erreur ou pour attendre le train, ou pour éviter un chien enragé qui circule dans la rue Auber, ou comme si c'était une assemblée de conjurés qui attendent l'heure de l'émeute. De celles-là j'ai peur. Je me dis qu'à un signal, le théâtre va se vider tout à coup. BOVERIO. - Et il y a les salles heureuses, les salles malheureuses, les salles froides, les salles chaudes, les salles d'assassins, les salles de sauveteurs. Note : 1. Caraïbe : esclave noir. 5 Document annexe : Photographie d’une séance de travail avec le metteur en scène Peter Brook (à droite sur cette photo), au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris (1995)