Histoire des États germaniques : Le Saint

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Histoire des États germaniques :
Le Saint-Empire
Premier cours :
Les Germains. Les Carolingiens.
1 – Qui sont les Germains?
— Historiquement parlant, le terme de Germanie renvoie au territoire au nord de l’Europe occupé par les
populations germaniques à l’époque romaine. Ces populations sont fort nombreuses et très diverses. Elles
sont aussi à l’origine de nombreux peuples européens modernes, dont les Allemands et les Autrichiens ne
sont que les plus importants.
— Les Francs sont les plus connus et d’une certaine façon les plus importants historiquement, car ils sont à
l’origine de la France et de l’Allemagne. Ce sont eux qui constituent les premiers États germaniques
structurés, autour de la personnalité remarquable de Charles 1er le Grand, puis de ses petits fils, Charles le
Chauve, Lothaire et Louis le Germanique.
— Mais en fait, presque tous les États d’Europe occidentale sont liés de près ou de loin aux invasions
germaniques, que ce soit l’Italie, avec les Langobards (la Lombardie), l’Espagne, avec les Wisigoths
d’Alaric, le Portugal, avec les Suèves et le Royaume-Uni, avec les Angles et les Saxons. Sans oublier bien sûr
la Suisse, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas, anciennes composantes, en tout ou en partie, du SaintEmpire Romain germanique. Il faut aussi ajouter à ces États ceux des Germains du nord, qui deviendront aux
VIIIe et IXe siècles les Vikings, à l’origine de la Norvège, de la Suède et du Danemark.
— De sorte que tous les États se trouvant dans la section occidentale de l’Europe sont en tout ou en partie
germains. Mais ce n’est pas tout : au fil des siècles et suivant certaines époques, les Germains se sont aussi
activés en direction de l’Europe orientale, où ils se sont heurtés à l’autre grand groupe ethnolinguistique de
l’Europe, les Slaves.
— Car si la Pologne et la République tchèque ne sont pas germaniques, elles ont aussi subi l’influence
culturelle, économique, politique et militaire des peuples germains, lesquels ont joué un rôle important dans
le développement de ces États slaves. Le fait que le roi de Bohême ait été l’un des sept grands électeurs du
Saint-Empire témoigne du degré d’intégration des pays tchèques à la sphère d’influence germanique.
— Les Germains ont aussi laissé leur trace dans les Balkans (forte influence sur les Croates), en Hongrie, et
jusqu’en Russie où, à partir du XVIIIe siècle, la dynastie Romanov devient davantage allemande que russe. À
cette même époque, la Volga moyenne voit l’arrivée de colons allemands, lointain écho à la participation de
la ville de naissance de la Russie, Novgorod, au sein de la ligue hanséatique médiévale.
— Ainsi, faire l’histoire des peuples germaniques, c’est en quelque sorte faire l’histoire de l’Europe entière,
et comme les Européens ont colonisé l’Amérique, c’est plus largement faire l’histoire de l’Occident. Car
d’une certaine façon, tous les Occidentaux sont, au moins partiellement, des Germains!
— Malgré tout, dans l’usage courant contemporain, les peuples germaniques sont beaucoup plus circonscrits
et ce terme fait référence aux populations qui ont occupé l’Europe centrale et fondé les États actuels que sont
les républiques fédérales d’Allemagne et d’Autriche.
— Ce sont donc ces deux États qui seront au centre de notre analyse, mais il faudra aussi de temps à autre en
sortir pour évoquer la destinée d’autres États, principalement la Suisse et les Pays-Bas, ayant eu longtemps
des liens étroits avec le centre politique du monde germanique, le Saint-Empire romain germanique, et dont
les populations parlent aussi en bonne partie des langues germaniques.
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2 — Qu’est-ce que l’Empire?
— La question est d’autant plus pertinente qu’il n’y existe pas de définition du concept d’empire qui fasse
l’unanimité. Surtout que dans le temps, l’emploi du terme a revêtu des formes très variées.
— Si aujourd’hui le concept renvoi à une structure strictement politique, réunissant sous un pouvoir unique
de vastes territoires peuplés de populations diverses (en cela le concept s’oppose à celui d’État-nation de la
tradition politique occidentale moderne), il porte dans l’antiquité et au Moyen-âge occidental une
signification tout autre, autant spirituelle que temporelle.
— L’utilisation du terme empire (du latin imperium) remonte à la transformation politique de l’État romain
en 31 avant notre ère (en référence au pouvoir dont disposait les consuls formant la structure de base de cet
État), mais c’est à partir de Constantin qu’il revêt une dimension proprement religieuse : le chef politique de
l’empire, l’empereur, revêtant à partir de ce moment le statut de chef religieux.
— Cependant, et même s’il n’en portait pas le titre, c’est au deuxième roi d’Israël, David (Xe siècle avant
notre ère), qu’à partir de Constantin la tradition impériale s’identifie. À ce titre, l’empereur est l’unique
représentant de Dieu sur terre.
— Au début du Ve siècle, l’Empire romain est divisé sur le plan administratif, tout en restant unique sur le
plan politique. Cela étant, la chute de Rome en 476 fait de Byzance la capitale de l’Empire romain, alors
qu’en cette même année, le roi Odoacre fait transférer les insignes royaux de Rome à Byzance. De sorte que
sur les parties occidentales de l’Europe, l’Empire cesse alors d’exister, occupées qu’elles sont par des États
barbares.
— Mais Rome ne se résout pas à cette perte d’influence et peu à peu, l’évêque de Rome, qui prétend au rôle
de meneur de la chrétienté tente de se constituer en pouvoir politique autonome. Cette prétention sera établie
grâce à un célèbre texte apocryphe nommé la Donation de Constantin, par lequel l’empereur de Rome aurait
cédé au pape Sylvestre le pouvoir temporel à Rome, prétextant l’impossibilité pour le chef politique et le chef
religieux de la chrétienté d’habiter dans la même ville.
— S’appuyant sur ce texte, Pépin le Bref et le pape Étienne II concluent alors une entente en 754 par laquelle
Pépin reconnait au pape la juridiction temporelle de ce qui devient alors les États pontificaux, en échange de
son couronnement à titre de roi, afin de supplanter les Mérovingiens à la tête des États chrétiens d’Europe
occidentale. En 800, le rituel sera répété avec le fils de Pépin, Charles le Grand, cette fois avec le titre
d’Empereur, redonnant naissance à l’Empire romain (d’occident).
— Le nom de Saint-Empire romain germanique n’apparait que beaucoup plus tard (au XVe siècle), alors que
le nom de cet État restera jusqu’à ce moment celui d’Empire romain, même s’il est dirigé à partir de 800 par
un Germain, qui porte d’ailleurs le titre de Roi des Romains.
— De sa naissance en 800 jusqu’à sa disparition en 1806, sous la conduite de Napoléon (qui se proclame
alors à ce moment empereur lui-même), ce que l’historiographie a nommé « Saint-Empire romain
germanique » changera constamment de forme, sans jamais cependant revêtir celle d’une structure politique
centralisée semblable à ce que l’on retrouve ailleurs en Europe.
— Les pouvoirs réels du chef de cet État (qui avant d’être empereur, doit être élu roi des Romains par les
grands de Germanie - suivant des règles qui seront appelés à changer souvent au fil des siècles - puis à une
certaine époque doit disposer aussi de la couronne de Bourgogne et de celle, de Fer, des Lombards), sont très
variables, mais ont rarement été comparables à ceux d’un roi d’occident, malgré la prétention de l’empereur
de se situer au-dessus des « roitelets », seul représentant de Dieu sur terre.
— Cependant, d’Otton 1er à Henri III, le pouvoir de valider et même de nommer le pape permettait justement
à l’empereur de se situer au-dessus des rois et de prétendre être le véritable chef de la chrétienté, au-delà de
tous les clivages politiques.
— Seulement, au fil des siècles et des crises, le pouvoir impérial se videra peu à peu de sa substance (la
querelle des Investitures ayant joué le rôle de catalyseur de ce phénomène) pour ne plus être qu’un pouvoir
symbolique, qui s’efface peu à peu devant la montée des pouvoirs politiques modernes en Germanie (et sur
les autres territoires de ce qui fut l’Empire), en Prusse et en Autriche, entre autres.
— Ce sont ces processus de rapide consolidation, suivi d’une lente déstructuration, parallèle à la montée de
pouvoirs régionaux de remplacement qui seront ici étudiés.
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3 – Aux origines de la Germanie
3.1 — Les invasions barbares
— L’origine des mots « Germains », « Germanie », « germanique » fait encore aujourd’hui débat chez les
spécialistes. Le mot est apparu sous sa forme latine (dans la Guerre des Gaules de Jules César) et il semble
que les Germains eux-mêmes n’aient jamais utilisé ce mot pour se décrire. Il est possible que chez César, ce
terme soit employé comme un nom commun plutôt que comme un nom propre, dans un sens proche de celui
que l’on donne aujourd’hui au mot « germain » dans l’expression « cousin germain ». En ce sens, les
Germains auraient été, dans l’esprit de César, les cousins des Gaulois.
— Mais César n’était pas ethnologue : si Gaulois (donc Celtes) et Germains sont deux populations indoeuropéennes, là s’arrête leur proximité, car ils appartiennent à des vagues migratoires différentes, dont les
cultures se sont différenciées il y a fort longtemps.
— Il est difficile de déterminer l’époque de l’arrivée des ancêtres des populations germaniques dans le nord
de l’Europe, mais comme peu de sites archéologiques subsistent en Scandinavie et que ceux-ci datent au
maximum du paléolithique supérieur, on peut croire que cette arrivée est assez récente (entre 40 000 et
10 000 ans avant notre ère), soit beaucoup plus tard que les traces de civilisation que l’on retrouve dans la
partie méridionale de l’Europe. Ce retard s’explique par l’étendue de la couverture glaciaire à ce moment.
— Autour de 10 000, le climat de l’Europe s’adoucit, ce qui permet peu à peu aux populations indoeuropéennes, nomades occupant les plaines de la Russie d’Europe, de remonter vers le nord et l’ouest et
d’occuper les territoires de l’actuel Danemark, du sud de la Suède, ainsi que du pourtour maritime de la
Norvège. Dès lors, ces Indo-européens se mélangent aux populations finno-ougriennes clairsemées dans la
zone pour former à terme ce que l’on nomme les proto-germains.
— Excentrés par rapport aux flux culturels qui traversent l’Europe plus au sud, les proto-germains se
développent néanmoins suivant les mêmes schémas qu’ailleurs sur le continent, avec simplement parfois un
certain retard.
— Au cours de l’âge du bronze (de 1500 à 500 avant notre ère), la douceur du climat eu Europe permet aux
proto-germains de se développer et d’accroitre l’occupation de leur territoire, qui peu à peu s’étend au nord,
mais aussi au sud, alors que le nord de l’Allemagne est occupé.
— Mais les choses changent autour de 500 avant notre ère, alors que selon toutes probabilités, le climat se
refroidit, obligeant les populations du nord de l’Europe à descendre vers le sud. La première division des
peuples germaniques survient à ce moment : ceux qui vont rester sur les territoires boréaux formeront à terme
les peuples scandinaves, ceux qui descendent vers le sud formeront les Germains de l’est et ceux de l’ouest,
en fonction de la direction qu’ils prennent alors. Cela étant, cette division est conventionnelle, car les
populations germaniques sont nomades et se déplacent constamment.
— Au moment où surviennent ces changements, le territoire contrôlé par les proto-germains est habité par
une population de 1 à 4 millions d’individus, lesquels sont organisés en tribus indépendantes, ne disposant
pas de langue commune, mais partageant sans doute des éléments linguistiques et culturels, centrés autour des
pratiques religieuses.
— C’est aussi de cette époque que datent les premiers contacts entre les peuples germaniques et les
civilisations méditerranéennes. À noter que les premiers renseignements qui nous ont été transmis par les
Grecs et les Romains concernant ces populations évoquent leur faible goût pour l’agriculture (ce qui
s’explique par les zones qu’elles habitent), préférant vivre de chasse, de cueillette et de pillage. Leur aptitude
au combat est très tôt remarquée par les empires du sud, alors que les premières confrontations militaires
surviennent vers 200 avant notre ère et que commencent les « invasions barbares ».
— Incapable de vaincre ces furieux nomades de façon définitive, Rome entreprit de les isoler, en construisant
un mur (le limes) séparant les territoires romains des zones non pacifiées du nord. Ce mur constitue par
ailleurs la limite de l’expansion romaine.
— Autour de cette fortification viendront se constituer diverses confédérations tribales, se composant et se
décomposant au gré des luttes avec Rome, mais aussi avec d’autres populations nomades en provenance de
l’est. À l’époque de Marc-Aurèle (IIe siècle), il s’agira des « Hommes de la frontière », ou Marcomans qui
disparaitront pour laisser la place à « Tous les hommes », les Allamans.
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— Plus à l’est, au nord-est des Balkans, se constitue alors la confédération gothique, dont l’origine est peutêtre l’île du Gotland, territoire aujourd’hui suédois. Il s’agit de la première population germanique à avoir
constitué un semblant d’État, parfois en guerre, parfois allié à la puissance romaine. Bousculés par les Huns
au IVe siècle, ils seront repoussés vers l’ouest et divisés en deux groupes, Wisigoth et Ostrogoth.
— Les premiers, après avoir saccagé Rome en 410 sous la conduite d’Alaric, poussent au-delà de la péninsule
italienne, fondant un royaume dans la région de Toulouse, d’où ils seront éventuellement expulsés par les
Francs au-delà des Pyrénées. Refoulés en Espagne, ils contrôleront une grande part de la péninsule ibérique
pendant deux siècles, jusqu’à la conquête arabe.
— Les seconds s’imposeront d’abord comme intermédiaires entre Romains et Uns puis, après l’effondrement
de l’empire d’Attila, prendront eux aussi la route de Rome, qu’ils captureront des mains d’Odoacre, un
Hérule (autre population germanique), qui s’en était emparé en 476, date marquant conventionnellement la
fin de l’Antiquité.
— Le chef ostrogoth Théodoric, après avoir conquis la péninsule italienne en 488 et fondé à Ravenne un État
sur la base d’une cohabitation entre Romains et Goths, meurt en 526, permettant à Constantinople de
reprendre l’Italie au terme de la guerre gothique (536 à 562), entrainant l’anéantissement des Goths.
— C’est aussi au Ve siècle que les Vandales, peuple ni plus ni moins pillard que les autres populations
germaniques, avaient passé sur le territoire italien, avant de traverser la mer méditerranée et de se faire pirates
pendant un siècle, pour finalement succomber eux aussi à la reconquête entreprise par Byzance en 534.
— L’empire chrétien n’aura cependant guère le temps de jouir de la réunification italienne, car un autre
peuple particulièrement brutal, car n’ayant jamais eu de contacts avec les civilisations du sud, déferle alors au
sud des Alpes : les Langobards (ou Longues barbes) feront regretter la douceur des mœurs gothiques aux
populations locales et joueront plus tard un rôle fondamental dans le couronnement de Charlemagne.
— Plus à l’Ouest, en même temps que les Suèves (qui se rendent alors dans la péninsule ibérique) et les
Vandales, les Burgondes franchissent le Rhin pour s’installer en Savoie, dans le Dauphiné, en Franche-Comté
et en Bourgogne et y fonder un État peu puissant qui sera détruit par les Francs.
— Malgré sa brièveté, la dynastie burgonde laissera dans l’histoire une trace littéraire importante, constituant
le thème principal de la Chanson de Nibelungen, la plus célèbre geste allemande, composée au XIIIe siècle et
mêlant aux exploits de Gunther, Gernot et Gisleher d’autres légendes germaniques anciennes. Et elle laissera
aussi bien sûr son nom à la région, la Bourgogne.
3.2 — Les grands Stämme : Alamans, Bavarois, Saxons...
— À côté de ces nombreuses et variées populations qui sont passées rapidement dans l’histoire (on aurait
aussi pu parler des Vénètes), ou encore qui se sont retrouvées à l’extérieur de la zone de construction des
États allemands (on pense ici aux Frisons) la tradition historiographique allemande, du moins jusqu’au XIXe
siècle, en ajoute quelques autres (entre trois et cinq, mais plus souvent quatre), dont le destin est particulier et
qui, aux dires de ces historiens, constituent le socle sur lequel se sont bâtis les États germaniques.
— Mais cela fait aujourd’hui débat, car il est difficile d’affirmer avec certitude si ces Stämme constituaient
d’abord des entités ethniques ou politiques. En d’autres termes, si l’on voit bien apparaître au IXe siècle ces
quatre duchés ethniques, tel qu’on les nomme dans l’historiographie, on ne peut pas dire s’il s’agit de
créations politiques ayant produit des identités ethniques, ou bien si ces structures politiques se sont
constituées pour rendre compte de singularités ethniques préalables.
— Quoi qu’il en soit, il est un fait que l’Allemagne contemporaine est diverse et, au moins partiellement, que
cette diversité se structure autour de pôles géographiques distincts, lesquels déterminent les caractéristiques
de ces spécificités : le nord protestant, le sud catholique, le nord commerçant, le sud agricole, etc. même s’il
s’agit ici bien sûr de critères généraux. Or, ces régionalismes recoupent au moins partiellement les territoires
des anciens duchés ethniques.
— Au sud-ouest, d’abord, il y a les Allamands, absorbés éventuellement par l’expansion franque venus du
nord et dont le territoire donnera naissance à la Souabe. Les Allamands, on l’a vu, s’étaient pour leur part
installés sur ce territoire autour du IIIe siècle, où ils formèrent de nombreux petits royaumes guerroyant
généralement les uns contre les autres. Terre d’origine de la dynastie des Hohenstaufen, elle a joué un rôle
politique fondamental au cours du Moyen-âge central.
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— Toujours au sud, mais plus à l’est, se trouve la Bavière. Au cours du VIe siècle, les Bavarois franchissent
le Danube depuis la Bohême et s’installent sur les contreforts nord des Alpes, se mélangeant sans doute avec
des Langobards et des Goths.
— Occupant des territoires compris au sud du limes, les Bavarois eurent cependant aussi des contacts
approfondis avec les populations celtes romanisées de la zone, lesquelles se maintinrent dans les montagnes
et furent désignés par les nouveaux arrivants sous le nom de Walchen (Welche).
— Ces populations germaniques, plus à l’est, se mélangeront à d’autres arrivants provenant des steppes de
Russie, les Slaves, et c’est ce mélange germain, slave et celte, auquel s’ajouteront éventuellement des
éléments uns et avares, qui donnera à terme la base ethnique de la Bavière médiévale, dont le centre politique
est alors la ville de Ratisbonne sur le Danube, qui prend les allures d’une capitale, ce qui différencie
l’organisation politique de la Bavière de celle des Saxons et des Francs, dont les chefs politiques sont
nomades.
— D’ailleurs, l’agressivité de ces derniers se manifestera en Bavière dès le VIIe siècle et il faudra environ un
siècle pour que, après avoir conquis la Bourgogne puis soumis les Allamands, les Francs s’emparent
finalement de la Bavière.
— À l’extrême nord du territoire de l’Allemagne, dans ce qui correspond aujourd’hui au land de la BasseSaxe, se constitue autour de chefs de guerre audacieux et belliqueux une autre entité ethnique fondamentale
de l’histoire allemande (et britannique), les Saxons. Comme les Allamands, au sud, les Saxons ne disposèrent
pas pendant longtemps d’État.
— Autour du VIe siècle, certains Saxons entreprendront de traverser la Manche pour s’installer en GrandeBretagne, alors désertée par les Romains, pour en chasser les Bretons et s’y installer. Comme ils étaient
originellement installés au nord du limes, les Saxons n’eurent que peu de contacts avec la civilisation
romaine, ce qui fait en sorte que ces Saxons de Bretagne constituent la meilleure source de nos connaissances
de la culture germanique antique.
— Néanmoins, ces Saxons insulaires se convertiront peu à peu au christianisme et leur isolement
géographique est à l’origine de la renaissance religieuse du VIIIe siècle (alors que sur le continent, la guerre
permanente a remplacé la civilisation romaine), qui leur permettra de jouer un rôle fondamental dans la
christianisation de leurs frères restés sur le continent.
— En effet, ces derniers, restés assez nombreux en Germanie, étaient toujours païens lorsque les Francs
commencèrent à vouloir les soumettre à leur tour. Après trois décennies d’une lutte acharnée, dans laquelle la
religion jouera un rôle certain, ils seront vaincus et intégrés à l’ensemble constitué par les Francs. Plus
farouche et plus rebelle des grands peuples germaniques, les Saxons s’intégreront cependant fort bien à
l’ensemble, tout en conservant une forte identité particulière, ce qui ne les empêchera pas au Xe siècle de
remplacer à la tête de la Germanie une dynastie franque à bout de souffle.
3.3 — Et Francs.
— Car le monde germanique étatique, l’Empire germanique, c’est d’abord et avant tout les Francs. C’est au
cours du IIIe et du IVe siècle que des populations germaniques diverses se regroupent peu à peu en bandes
sous la conduite de chefs de guerres. Ces « hommes libres », ces Francs, au fur et à mesure du recul de
l’influence romaine, s’installent peu à peu dans ce qui est la Belgique orientale et l’Allemagne occidentale
contemporaines, où ils se fondent avec les populations romanes clairsemées, sans s’installer dans les villes
(comme Trèves), qui restent des foyers de populations romanes.
— Après avoir participé à la résistance romaine contre la vague uns (comme à la bataille des Champs
catalauniques), les Francs profitent de l’effondrement romain pour étendre leur occupation territoriale.
— C’est à cette époque que l’un des chefs de la noblesse franque parvient, après s’être débarrassé des
membres de sa famille, à imposer sa domination, grâce à sa conversion au christianisme de Rome (alors que
la plupart des germains chrétiens à l’époque pratiquent l’arianisme), sur la majeure partie de la France et de
l’ouest de l’Allemagne contemporaine. Il s’agit ici bien sûr de Chlodweg, de Clovis, petit fils du grand chef
de guerre franc Mérové.
— Clovis soumettra les Burgondes puis les Allamands, alors que ses fils s’empareront de la majeure partie du
territoire wisigoth. Au milieu du VIe siècle, toute la Gaule, sauf la Bretagne et le pays gascon, se trouve sous
le contrôle des Francs. Sur tout ce territoire, indépendamment des aléas politiques chaotiques (entre autres à
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cause des lois de succession germanique, qui divisent les territoires du chef de famille entre ses héritiers),
commence la fusion des élites franques avec la population gallo-romaine, ce qui donnera à terme la nation
française.
— Mais au Nord-est, dans la zone d’établissement primaire des Francs, les choses sont différentes, car ici,
l’influence romaine est restée beaucoup plus faible, de sorte que la lange franque se maintient sans se
romaniser. De même, le peuplement essentiellement germanique donnera naissance aux Flamands et aux
Allemands contemporains.
— La dynastie franque de Mérovée se maintiendra, en se délitant peu à peu, alors que le territoire de l’empire
de Clovis se morcèle au fil des siècles, se décomposant et se recomposant en diverses entités desquelles
émergent graduellement deux proto-États : la Neustrie dans les zones occidentales et l’Austrasie à l’Est.
— Peu à peu, et parallèlement à ce processus géographique, l’institution de Maire du Palais, qui de simple
chambellan se politise pour devenir quelque chose de semblable à un premier ministre, donne naissance à de
véritables dynasties. Pépin de Herstal, maire du Palais et autoproclamé duc d’Austrasie, s’impose
politiquement sur l’ensemble des terres franques, alors que le roi mérovingien est mis de côté.
— Puis son petit-fils, le fils de Charles-Martel, Pépin le Bref, venu au secours du pape contre les Lombards et
ayant crée pour le successeur de Saint-Pierre des États pontificaux, parvient à se faire élire roi des Francs en
750, mettant fin à la dynastie mérovingienne et fondant celle des carolingiens. À nouveau divisé par la mort
de Pépin le Bref entre ses deux fils Carloman et Charles, le territoire est une nouvelle fois réuni en 771, alors
que Carloman meurt et que son frère Charles récupère la totalité de l’héritage familial.
4 — De Charles le Grand au traité de Verdun
— On l’a vu, l’Allemagne et la France ont une préhistoire commune et en quelque sorte, un fondateur
commun en la personne de Clovis. Cependant, l’historiographie allemande, sans faire l’impasse sur la période
mérovingienne, ne considère pas le roi des Francs comme le premier chef du premier État allemand et c’est
plutôt Charles le Grand qui joue ce rôle. On peut aisément voir deux raisons à cela.
— La première est que, malgré la volonté des ultranationalistes Français de faire de Charlemagne un
monarque français, on doit constater que la dynastie des Pépinides, ces maires du palais qui donneront
naissance aux Carolingiens, est originaire de l’Austrasie, c’est-à-dire de la zone orientale de l’État de Clovis,
de la Francie orientale germanique, territoire sur lequel l’influence romane est très faible par rapport à ce que
l’on constate en Francie occidentale.
— L’autre raison tient à la naissance, ou plutôt à la renaissance d’un empire chrétien sous la gouverne de
Charlemagne. Or, cet empire est précisément l’ancêtre des grands États germaniques de l’ère moderne,
comme en font foi l’utilisation des termes 2e Reich et 3 e Reich au XIXe et au XXe siècles.
— On peut ajouter à ces raisons d’autres éléments circonstanciels ou anecdotiques, comme la présence sur le
territoire de l’Allemagne contemporaine de la « capitale » de Charlemagne, Aix-la-Chapelle. Ou le fait que,
dans le choix de ses conseillers et de ses proches collaborateurs, Charlemagne s’appuyait surtout sur des gens
issus des grandes familles de Bavière et de Souabe, province d’où provenaient par ailleurs ses épouses et
concubines.
— Ou peut ajouter encore que la fondation de l’Empire tient beaucoup à l’expansion vers l’est, au nord et au
sud, du territoire contrôlé par Charlemagne, donc au premier chef à la lutte contre les Saxons et les
Lombards, ou que l’empereur, même s’il comprenait sans doute le latin, s’exprimait en langue franque, une
langue germanique.
— De même, l’intérêt que portait Charles le Grand à la conservation des légendes, chansons et textes de loi
du monde germanique met en évidence le fait qu’il se sentait, ou se considérait, plus proche de ce monde
germanique que du monde latin.
— Donc, en 771, Charles devient roi de Neustrie et d’Austrasie. S’il s’était contenté de ces immenses
territoires, il aurait été certes un roi très puissant, mais peu de choses l’aurait distingué de son père, rien en
tout cas pour faire de lui Charles le Grand.
— Ce sont donc ses conquêtes à l’est et au sud qui vont lui permettre de s’élever au-dessus de ses ancêtres et
ainsi prétendre à un titre auquel ces derniers ne pensaient même pas : celui d’empereur.
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— Les marches orientales de l’Austrasie sont encore en cette fin du VIIIe siècle très instables et dangereuses.
La cause en est l’existence d’un royaume saxon indépendant et fort riche, celui de Widukind qui, à partir de
772, multiplie les incursions sur le territoire austrasien, obligeant Charles à répliquer. Les Saxons étant encore
païens, cette guerre territoriale qui commence va se doubler d’un conflit religieux, permettant au roi franc de
s’illustrer en tant que propagateur de la foi et ainsi d’attirer l’attention de la papauté.
— En 775, les forces franques envahissent, sous ce prétexte religieux, les territoires saxons qui, débordés
n’ont d’autres choix que de se rendre. S’ensuit une décennie chaotique de « pacification », alors que certains
chefs saxons fidèles à Widukind reprennent la lutte, pendant que d’autres, séduit par le système féodal
clientéliste que Charles s’emploie à étendre sur les terres saxonnes, rejoignent le roi franc.
— Les deux parties échangent les victoires, alors que les populations rebelles conquises par les Francs sont
soumises à une violente répression. En 785, Charlemagne décrète par son capitulaire De partibus saxoniae,
l’obligation pour tous les païens de se convertir au christianisme. Par opportunisme ou pragmatisme,
Widukind accepte alors de se convertir, ce qui permettra à la Saxe de connaître quelques années de paix.
— La conversion restera cependant de pure forme dans un premier temps, alors qu’en 792, les Saxons se
rebellent à nouveau et s’attaquent aux bâtiments religieux et au clergé, grâce entre autres à l’appui des
Normands et des Frisons, qui sont toujours païens. Il faudra attendre 799 pour que le territoire de la Saxe soit
pacifié, christianisé et incorporé dans l’ensemble étatique franc.
— Au cours de cette même décennie, Charlemagnes soumet par la force et la ruse le territoire de la Bavière
(qui inclut alors l’actuelle Autriche), dirigé par le prince Tassilon III. L’argument religieux ne fut ici que de
peu de poids, les Bavarois étant depuis assez longtemps chrétiens.
— Mais grâce à l’appui du pape, qui voit d’un bon œil la consolidation de l’empire franc, mais aussi d’une
grande partie de la noblesse bavaroise, courtisée activement par Charles, Tassilon est en 788 condamné à
mort, puis gracié par le roi franc, alors qu’en 794, la Bavière est officiellement intégrée à l’empire franc.
— Une fois les frontières franques garanties et les verrous bavarois et saxon levés, plus rien n’empêchera les
armées de Charlemagnes de s’étendre davantage vers l’est, où la résistance sera beaucoup plus faible : même
si Sorabes, Avars, Moraves, Croate ou Obodrites ne seront pas inclus sans l’empire, ils seront cependant
soumis au tribut imposé par le roi franc.
— C’est de cette époque que date le commencement de l’intégration du monde slave de l’ouest à la sphère
d’influence germanique et qu’est souligné pour longtemps l’intérêt germanique envers ses marches orientales.
— Si ces conquêtes orientales permettent à Charles de devenir le plus puissant roi d’Europe, ce ne sont pas
ces gains qui lui donneront la possibilité de devenir quelque chose de plus grand qu’un simple roi.
— L’intérêt de Charles pour les territoires au sud des Alpes est ancien et remonte en fait avant lui : son père
Pépin le Bref avait été sacré personnellement par le pape en 751 et l’année suivante, le pape avait encore une
fois personnellement sollicité l’appui du roi France contre la menace que les Lombards représentaient pour
lui.
— De sorte qu’en 754 furent conclus divers accords entre la papauté et le roi franc, qui créaient la base de la
coopération future entre les deux pouvoirs : en échange de son appui symbolique, mais fondamental, à la
lignée des usurpateurs pépinides, Étienne II obtint du roi franc des garanties de protection sur les États
pontificaux, dans l’actuelle Italie centrale.
— Si un simple coup d’œil sur la carte permet de comprendre rapidement les fondements de cette alliance et
conséquemment, l’intérêt des Carolingiens dans cette entente avec le pape, il ne dit pas tout : aux intérêts
stratégiques et militaires s’ajoutent des raisons économiques et religieuses.
— Car le niveau de développement des territoires du sud des Alpes n’est en aucune mesure comparable à
celui du nord et les premiers font figure pour les Francs de véritable pays de cocagne : héritière historique de
l’empire romain, la Lombardie est parvenue malgré les invasions et les pillages à maintenir des contacts avec
le monde méditerranéen. De sorte que s’il est une zone de l’ancien empire qui garde un peu de la splendeur
de celui-ci, c’est bien l’Italie du Nord.
— Et il y a bien sûr des raisons religieuses, lesquelles ne feront que se consolider au fil des décennies et des
conquêtes de Charles vers l’est. Car sa lutte contre le paganisme ne tient pas seulement de l’opportunisme : il
est lui-même un homme très religieux et se montrera particulièrement sensible aux appels à l’aide de la
papauté.
— La guerre ne fut pas d’abord privilégiée par les pépinides, au point où Pépin le Bref conclut une alliance
matrimoniale avec le roi Didier de Lombardie, par laquelle la fille de ce dernier, Désirée, épousa Charles.
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Cette politique fut néanmoins un échec, car non content de continuer à menacer les États pontificaux, Didier
s’employa à intriguer avec Tassilon de Bavière contre Charles.
— Donc en 773, les forces franques franchissent les Alpes et assiègent Pavie, capitale de la Lombardie, qui
tombent à l’été 774. Charles prend alors le titre de « roi des Francs et des Lombards » : tout Germains qu’ils
sont, les Lombards ne sont donc pas intégrés à l’empire franc comme le seront Saxons et Bavarois, mais
maintenu dans un ensemble politique distinct.
— Ce choix, qui s’explique par des raisons stratégiques (le maintien de l’alliance avec la papauté) et
culturelles (l’influence romaine plus grande ici que dans les territoires germains du nord des Alpes) aura de
lourdes conséquences dans le développement de l’empire, lequel admet dès lors des différences, qui
deviendront avec le temps marquantes, entre le nord et le sud de l’Empire.
— En 781, en échange de ses bons services, Charlemagne parvient à obtenir du pape le couronnement de son
fils Pépin à titre de roi d’Italie (même si formellement ce territoire n’existe pas), correspondant pour
l’essentiel au royaume lombard.
— Le deuxième axe « naturel » de l’expansion de l’influence du monde germanique est ainsi tracé et le sud
italien jouera un rôle fondamental, bien que souvent négatif, dans l’histoire germanique. La faiblesse et le peu
d’importance des conquêtes à l’ouest (marche de Bretagne, tribut sur la Bretagne et marche espagnole)
témoignent elles aussi, à contrario, du caractère fondamental, pour l’empire naissant, des axes d’expansion
sud et est.
— À noter que les victoires sur les Avars, qui occupent avant leur défaite les territoires de la Hongrie et de la
République tchèque contemporaine, vont fournir plus que simplement des territoires : pendant plusieurs
siècles les Avars, qui vivaient surtout de pillage, avaient accumulé une fortune colossale, laquelle tombe entre
les mains de l’empereur lors de sa victoire de 796. Ce gigantesque trésor de guerre sera utilisé entre autres
pour la consolidation de l’expansion chrétienne en Europe orientale.
— De sorte qu’après ses victoires à l’est, Charles s’est imposé comme le roi de toute la chrétienté, à
l’exception des îles anglo-saxonnes, riches de leurs traditions religieuses, mais insignifiantes sur le plan
politique. Avant même d’être couronné empereur le 25 décembre 800, Charles le Grand l’était déjà dans les
faits. Le désir du pape de se prémunir contre les prétentions territoriales et théologiques de Byzance a fait le
reste. Ainsi nait ce qui deviendra le Saint-Empire Romain Germanique.
— Charlemagne, qui a eu quatre épouses et un grand nombre de concubines, a eu une descendance assez
vaste. Heureusement pour l’Empire, à sa mort en 814, un seul de ses fils légitimes est encore vivant. De sorte
que la transmission du pouvoir se fait facilement, Louis le Pieux lui succédant à la tête de l’ensemble
impérial, ce qui permet de maintenir l’unité de celui-ci.
— Mais Louis, que l’histoire a aussi retenu sous son sobriquet de Louis le Débonnaire, faible de caractère, est
très différent de son père et ne sera pas en mesure de maintenir bien longtemps l’unité de l’Empire. Des luttes
sourdes l’opposent à ses trois fils (Pépin, Louis et Lothaire), lesquels sont aussi en conflit avec leur demifrère Charles. Qui plus est, la faiblesse de l’empereur permet au pape de prendre ses distances et le lien avec
Rome perd de son importance.
— En 833, un complot des trois frères conduit à la destitution de Louis le Pieux et le territoire est partagé
entre eux, mais deux ans plus tard, les deux plus jeunes fils restaurent leur père dans sa dignité, afin
d’affaiblir Lothaire, devenu trop puissant. Finalement, Louis décède en 840, laissant une situation politique
très difficile.
— Pépin d’Aquitaine étant mort avant son père, en 838, le territoire est donc partagé entre Lothaire, Louis et
Charles. Revendiquant son droit d’ainesse, Lothaire cherche à s’emparer de l’ensemble du territoire,
provoquant une série de guerres fratricides, dont il sort perdant.
— En 843, à Verdun, est signé un traité qui officialise la répartition du territoire : la Francia Orientalis
revient à Louis le Germanique, la Francia Occidentalis à Charles le Chauve et entre les deux, Lothaire reçoit
la Francia Media (qui devient la Lotharingie), en plus de conserver le titre d’empereur. À la mort de
Lothaire, les deux frères survivants se partageront la Lotharingie. Ce traité donne du même souffle naissance
aux États allemands et à la France, et conséquemment, à la longue rivalité franco-allemande.
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5 — Société et économie
— Les territoires germaniques de l’empire franc de Charles le Grand, sont sans doute à cette époque très
faiblement peuplés : les évaluations, très sommaires, évoquent une population d’environ 4 millions
d’habitants sur l’ensemble du territoire, soit une densité de population de moins de 10 habitants au kilomètre
carré.
— Il va de soi que pour l’écrasante majorité de la population, la vie est très difficile. Les connaissances
agricoles sont inexistantes et conséquemment, la productivité des sols est très faible. De sorte que la disette
est la norme et que la famine est fréquente.
— L’univers paysan est étroit et restreint : en dehors de son lopin, le paysan ne sait rien et le monde qui
l’entoure lui est hostile. Le christianisme à cette époque et dans ce milieu se mélange aux superstitions
ancestrales dont la tradition orale a conservé les traces.
— Cette survivance de l’époque préchrétienne agite les élites religieuses, qui s’emploient par tous les moyens
à l’éradiquer, pour imposer la morale chrétienne. Se généralisent par exemple le repos et la messe du
dimanche. Malgré tous les efforts consentis par le clergé, les masses paysannes se contentent souvent des
pratiques minimales.
— Il n’y existe bien sûr pas encore de conscience nationale, ou même de conscience unitaire, et ce, à
l’intérieur même des différentes ethnies qui composent le monde germanique. De sorte que les termes de
Thuringiens, de Souabes, de Frisons, etc., n’ont de sens que pour les élites politiques, et encore.
L’appartenance est à la terre que l’on cultive ou que l’on possède, le reste demeure abstrait.
— Le féodalisme commence à imposer sa structure, mais il reste encore à cette époque bon nombre de
« francs », c’est-à-dire d’hommes libres qui cultivent leur propre terre, mais ils ne forment plus la majorité.
De plus en plus, le paysan est contraint par la force des hommes ou de la nature, soit de cultiver les terres des
autres, nobles ou clergé, soit de se vendre littéralement, seul ou avec sa famille, en échange de la protection
d’un homme plus puissant, ce qui constitue la racine même du féodalisme.
— Cela étant, il est douteux que ce processus soit toujours volontaire et le lent asservissement des paysans
aux classes possédantes provient aussi de la volonté de puissance et de richesse de ces dernières.
— Les statuts d’homme libre, de serfs ou d’esclaves comptent de nombreuses variétés intermédiaires, le
monde de l’époque commençant à peine à se codifier. Conséquemment, la mobilité sociale est encore grande
et le statut d’un individu lui est souvent imposé par les tâches qu’il remplit, plutôt que par l’hérédité, ce qui
deviendra la norme dans quelques siècles.
— La classe dominante est divisée en deux groupes, clergé et noblesse, mais cette distinction est souvent
subtile, car les clercs occupent souvent d’importantes fonctions étatiques, alors que la noblesse cherche à
s’élever en envoyant ses fils et ses filles dans les églises et les monastères.
— Tout en haut de la structure nobiliaire, on trouve, toute proche de l’empereur, la noblesse d’empire. Très
diverse ethniquement, car issue d’un mélange ethnique impressionnant de familles gallo-romaines avec les
représentants de la noblesse indigènes (Souabes, Francs, Saxons, etc.), ses membres ont cependant en
commun d’être à la tête de vastes ensembles territoriaux, que l’on nomme compté ou marche, d’où les titres
de comte et de marquis qui y sont associés, les seconds se distinguant par l’importance stratégique des
territoires qu’ils contrôlent, près des frontières.
— Le comte dispose de prérogatives très vastes sur les territoires dont il a la responsabilité : il rend la justice
(en fonction du droit impérial, des droits locaux des Stämme, comme le Miroir des Saxons, ou de ses propres
désirs) et il est responsable de la conscription des hommes du territoire qu’il contrôle pour fournir à l’armée
le contingent militaire qu’il a la responsabilité de commander dans le cadre des opérations, qui se déroulent
du printemps à l’automne.
— De sorte que, malgré son désir de limiter l’autonomie régionale, par ses missi dominici, les capacités
réelles de gouvernance de l’empereur dépendent pour une bonne part de son autorité symbolique et de sa
légitimité. D’autant que les terres qu’il contrôle en propre sont insuffisantes pour lui permettre d’assurer la
sécurité du territoire.
— Cette faiblesse structurelle limite ses capacités à empêcher ou même ralentir le processus de féodalisation,
de transformation des terres de services en terres héréditaires. C’est une lutte constante entre l’empereur et
ses féodaux, qui tentent sans cesse d’empêcher la croissance du domaine impérial en obligeant l’empereur à
redistribuer les fiefs devenus vacants.
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— Brutaux et avides de richesses et de puissance, les grands nobles se trouvent aussi en lutte contre les uns
contre les autres, accentuant le climat d’insécurité ambiant et favorisant la mise sous tutelle forcée ou
volontaire de la population sous forme de seigneurie.
— La puissance des grands féodaux s’exerce aussi contre les biens de l’Église, alors qu’évêchés et abbayes
sont soumis à la pression militaire des maîtres des armées. Les chefs religieux de leur côté tentent de rester à
l’écart de l’un et des autres et insistent pour disposer sur leur territoire des mêmes droits que les seigneurs
laïcs.
— Il va de soi que les conflits qui surviendront entre les héritiers du grand empereur, en faisant de la noblesse
et du clergé les arbitres des luttes fratricides, vont accélérer le processus d’autonomisation régionale, qui
favorisera la naissance de structures autonomes autour des Stämme, au premier chef, autour des Saxons.
— Dans l’exercice de ses fonctions, le roi peut compter sur l’appui d’une Église qui devient impériale, alors
que les évêques et les abbés sont intégrés dans la structure politique. À partir du 825, ils sont considérés
comme des officiers, et conséquemment, comme tous les autres officiers, ils participent à la guerre. Leur
recrutement est bien sûr aristocratique.
— Tout comme pour les laïcs, au fil des décennies se renforce la territorialité de leurs charges et ils ont
recours de plus en plus à l’immunité, c’est-à-dire au pouvoir de refuser l’entrée sur leur territoire aux officiers
royaux, qui deviendra avec le temps le pouvoir d’administrer directement les terres.
— Sous Charlemagne, la collaboration de l’Église avec le pouvoir impérial est presque sans taches. Rien
d’étonnant à cela, dans la mesure où à cette époque, l’Empire et l’Église ne font qu’un, ou presque, ce qui
permet au premier de s’appuyer totalement sur la seconde.
— L’Église impériale a joué un rôle historique fondamental au plan économique, démographique, culturel et
politique. Comme les « armées de Dieu » suivent l’Ost impérial (les forces armées de l’empire), elles peuvent
rapidement après les conquêtes territoriales se lancer dans leur tâche de conversion, appuyées en cela par les
deniers de l’empire, nécessaire à la construction des églises et des abbayes.
— Comme les moines doivent aussi vivre, les centres religieux deviennent par la force des choses des centres
économiques, des fermes. Comme ils doivent se défendre, ils deviennent aussi des forteresses. Et comme il
s’agit de postes fortifiés, ils servent aussi de centre fiscal, où sont conservées les recettes du territoire, en
attendant d’être récupérées par le centre.
— De même, grâce aux dons offerts par les princes, les monastères accumulent une richesse qui leur est
propre et qui leur permet de se développer et de développer leurs missions, au premier chef la plus
importante : l’instruction. Fils et filles de la noblesse y sont envoyés pour y recevoir des connaissances
théoriques et théologiques, mais aussi des savoirs pratiques. C’est dans ces enceintes qu’est peu à peu forgée
l’idéologie impériale, mais aussi les outils de sa réalisation, comme les bases de l’administration et de la
« comptabilité ».
— Avec le temps et l’accroissement de leurs richesses et de leurs puissances, de moins en moins de choses
vont distinguer les seigneuries laïques des domaines religieux : comme les premiers, les seconds devront
fournir, puisés sur les terres qu’ils contrôlent, les hommes des armées impériales ou encore accueillir à leur
frais la cour impériale lors de ses séjours sur leurs territoires.
— Rien d’étonnant à ce qu’éventuellement, et grâce à sa légitimité religieuse, l’Église impériale ait cherché à
s’affranchir de la tutelle des institutions politiques. Mais pour l’heure, les deux sources du pouvoir marchent
main dans la main, le pouvoir temporel appuyant financièrement le pouvoir religieux, celui-ci lui fournissant
en retour légitimité, mais aussi secrétaires, chanceliers, notaires, sans lesquels le pouvoir ne pourrait pas
s’exercer.
— À côté de ces forteresses religieuses, la richesse se concentre, quoique très primitivement, dans les villes,
encore très peu nombreuses et très peu peuplées. Le statut des villes est encore mal défini, les chartes qui leur
donneront leur autonomie n’apparaîtront que plus tard et pour l’heure, la ville n’est qu’une excroissance de la
seigneurie, sur laquelle s’exerce, comme sur tout le reste du territoire, l’autorité du seigneur.
— On constate tout de même un accroissement des échanges commerciaux par rapport à la période
précédente, grâce à l’expansion de l’État. La pacification du territoire sous la conduite d’un gouvernement
reconnu légitime, allié à l’expansion territoriale vers l’est et la prise de contrôle, même relative, du sud
italien, favorisent la pénétration du commerce en Germanie, et par voie de conséquence, l’apparition d’une
bourgeoise et son corollaire, le désir d’autonomie.
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— À noter par ailleurs la forte présence des Juifs parmi cette bourgeoisie commerçante qui s’établit dans les
villes et à laquelle s’ajoutent les serviteurs des seigneurs, laïques ou religieux, de même que les artisans, pour
former la base démographique de ce qui n’est encore bien souvent que des bourgades, qui ont bien besoin de
la protection d’un seigneur
— Le commerce permet ainsi aux richesses de l’orient de pénétrer à l’intérieur des zones reculées de l’empire
du nord, favorisant l’amélioration des conditions de vie des classes supérieures, de même que l’unification
économique de celles-ci.
— Cependant, lorsque s’enclenche le processus inverse à partir du IXe siècle, les choses vont se détériorer :
le denier d’argent, monnaie officielle d’un système économique homogène est alors remplacé par une
multitude de monnaies, à partir du moment où les pouvoirs locaux s’octroient le droit de frapper leur propre
monnaie.
6 — Culture et religion
— Même si le concept d’une « renaissance » à l’époque de Charlemagne est contesté par certains historiens
(lesquels considèrent qu’un tel concept jette une lumière trop sombre sur la période précédente), il n’en
demeure pas moins que, par rapport à la brillante période romaine, la période mérovingienne fut assurément
plus sombre du point de vue culturel et conséquemment, le renouveau culturel qui se manifeste à partir de
Charlemagne s’apparente à une « renaissance ».
— Sans « inventé » l’école, Charlemagne il a donné à cette institution une base organisationnelle qui va
permettre tout au long de la période carolingienne un réel essor culturel. Celui-ci bien sûr, concerne avant
tout la religion, mais pas exclusivement : le projet impérial réclame des fonctionnaires des capacités et des
connaissances que seule l’école peut fournir.
— Il devient alors nécessaire de renforcer les connaissances des clercs et de les rendre uniformes. La lecture
concerne d’abord la connaissance des textes latins indispensables à la pratique religieuse. La grammaire est
nécessaire pour comprendre, et non seulement apprendre, les textes liturgiques, alors que l’astronomie et
l’arithmétique servent entre autres à calculer les fêtes mobiles, comme Pâques.
— À côté de cela, cependant, les textes de l’antiquité romaine sont aussi pris en compte, ce qui s’explique par
le désir de renouer avec une certaine culture administrative, avec une conception antique (mais dans un sens
aussi, moderne, de l’État). L’ensemble de ces mesures est mis en place par un capitulaire de 789 que l’on
nomme l’Admonition.
— À noter que le travail d’écriture est essentiellement un travail de copie des textes religieux, et non un
travail de création. On assiste à la multiplication de centre de copies, dont la production s’accroit : pour le
VIIe et le VIIIe siècle, 1 800 manuscrits nous sont parvenus, alors que 7 000 du IXe siècle sont arrivés
jusqu’à nous.
— Cependant, les langues vulgaires ne sont pas en reste, alors qu’en 813, un capitulaire fait du roman (le
mélange de franc et de Gallo-Romain parlé dans les centres urbains de la Francia occidentalis) la langue
officielle de l’État.
— Quant au tudesque (qui avec le temps et les déformations donnera le terme Deutsch), le même concile de
tours lui reconnaît un statut officiel, souligné par ailleurs par les efforts de l’empire à coucher par écrit les
légendes germaniques d’avant la christianisation, efforts qui malheureusement ne survivront pratiquement pas
à la réforme religieuse.
— Les écoles sont de trois types différents, mais elles sont toutes religieuses : monastiques, épiscopales et
paroissiales. L’éducation est donc religieuse, mais il ne faut pas oublier qu’une grande partie des
fonctionnaires sont justement des religieux.
— Sous le règne de Charlemagne, on constate une volonté de mettre de l’ordre dans les structures religieuses,
ce qui va dans le sens d’un accroissement du rôle du pape, mais aussi de l’empereur. Des synodes sont créés
afin d’accroître la discipline au sein de l’Église et de rétablir une hiérarchie plus nette. À plus d’un titre, à la
hiérarchisation de l’Église correspond la hiérarchisation de l’empire.
— Une grande majorité des curés, et même des évêques, est à l’époque analphabète et on prend conscience de
la nécessité de combler cette lacune pour favoriser la pénétration de l’Église par l’évangélisation. L’intérêt
que porte Charlemagne à l’institution scolaire vient aussi de cette nécessité.
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— Certains évêchés reçoivent des responsabilités supplémentaires en devenant des métropoles
ecclésiastiques, des archevêchés, dirigés par des archevêques. Cela augmente l’encadrement régional et
répond à une volonté politique. La création de synodes épiscopaux (qui possèdent des compétences non
seulement en matières religieuses, mais aussi politiques), ainsi que le recours au droit canon (c’est-à-dire des
décisions ecclésiastiques qui prennent valeur juridique) répondent aussi à ce désir d’encadrement.
— Le niveau intellectuel de l’Église d’occident s’accroit de même, comme en témoigne l’essor des débats
théologiques au sein de la hiérarchie, sur la prédestination, par exemple.
— Entre 765 et 779 se généralise la pratique de la dîme, impôt religieux, en faveur de l’Église paroissiale :
une partie de cet impôt revient cependant à l’évêque, une autre aux clercs, une autre à l’entretien des
bâtiments. Parfois, le surplus est redistribué aux pauvres de la paroisse. Ici aussi, un effort important est fait
pour accroître le niveau intellectuel du bas clergé, que l’on évalue par des questionnaires. Réalisme oblige,
les exigences demeurent cependant peu élevées.
— Le culte des reliques et les fêtes religieuses participent du désir d’évangéliser plus profondément les
masses rurales. Comme il n’y existe pas encore de processus de canonisation défini par l’Église, le concile de
794 interdit la vénération de nouveaux saints, afin de limiter l’anarchie et d’accroître le respect envers les
saints « officiels ». Les rites liturgiques (baptême, derniers sacrements, etc.) sont mis de l’avant. La pratique
du pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle date aussi de cette époque.
— C’est probablement en ce qui concerne la sacralisation de la mort que l’évangélisation de la population est
le plus évident. En effet, la pratique consistant à ensevelir les morts au village, parmi les vivants, se
généralise et les églises paroissiales se retrouvent entourées des dépouilles des défunts. Une place particulière
est même accordée aux morts importants, qui peuvent reposer dans l’enceinte de l’église.
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