Frédéric CHOPIN (1810-1849) Nocturne N° 7 en ut dièse mineur, op. 27 n° 1 Trois Mazurkas, op. 63 (si majeur, fa mineur, ut dièse mineur) Andante spianato et Grande Polonaise en mi bémol majeur La place de Frédéric Chopin (1810-1849) dans l’histoire de la musique est tout à fait singulière. Il est le seul compositeur de cette importance à avoir consacré tout son œuvre pour un seul instrument ! S’il existe bien quelques œuvres de musique de chambre, des pièces pour piano et orchestre dans lesquels l’orchestre a un rôle souvent limité à l’accompagnement, et deux très beaux concertos pour piano, ce n’est qu’une toute partie de son catalogue. Et le piano y tient toujours un rôle majeur ! Quant au ballet Les Sylphides, si la musique est bien de Chopin et pour orchestre, il s’agit en réalité de pièces pour piano orchestrées par Alexandre Glazounov et regroupées initialement, avant que le chorégraphe Mikhaïl Fokine ne lui demande d’étoffer cette suite pour son ballet, sous le titre de Chopiniana. Tout le reste de la production de Chopin (soixante-quatorze numéros d’opus, sans compter ce qui n’est pas numéroté) est écrit pour piano seul, et c’est là qu’on trouve son véritable génie. Pour terminer ce concert, Dominique Merlet a choisi des pièces qui en donnent un large aperçu. Si Chopin n’a pas inventé le Nocturne pour piano, cette forme lui est pourtant associée, tant Chopin a effacé ses prédécesseurs dans ce genre qui lui assura une célébrité méritée, certes, mais qui ne montre qu’une facette de son talent. Le bel canto italien, que Chopin aimait tant, y est particulièrement présent. Le Septième Nocturne est assurément l’un des plus beaux. Chantant et ténébreux au début, il s’agite jusqu'à un sommet conquérant, avant de retrouver progressivement, en passant par une ébauche de valse, la cantilène du début qui, étrangement, revêt alors un caractère plus serein. La vie de Chopin nous évoque l’effervescence des salons aristocratiques parisiens, ses relations avec le tout Paris artistique et culturel de l’époque. Mais il ne faut pas oublier qu’avant cela, il avait passé plus de la moitié de sa vie en Pologne. Là, d'abord dans son village natal puis dans la campagne autour de Varsovie, il se forgea un « vocabulaire du terroir » dans lequel il allait pouvoir puiser toute sa vie. La mazurka (en réalité un terme générique qui désigne trois danses : la mazur ou mazurek, l’obertas ou oberek, et la kujawiak) est une danse de salon polonaise particulièrement rythmée. On en connaît cinquante-huit, écrites tout au long de sa vie par Chopin. Les trois de l’Opus 63 sont les dernières publiées du vivant de Chopin, deux ans avant sa mort. Si la première a bien le caractère enlevé de la mazurka, les deux suivantes évoquent davantage des valses lentes, sur le ton de la confidence. La pièce Andante spianato et Grande Polonaise a été écrite en deux temps : d'abord la Polonaise, pour piano et orchestre, alors que Chopin était encore à Vienne peu avant son arrivée à Paris ; puis quelques années plus tard l’Andante spianato (« régulier »), pour piano seul. En les assemblant, Chopin a prévu une version pour piano seul de la Polonaise. Le contraste entre les deux parties est saisissant : la première, sensiblement plus courte, est dans le même esprit que les Nocturnes (il est même possible que Chopin ait pensé associer cette pièce aux deux Nocturnes op. 27 – dont vous avez entendu le premier – pour en faire un triptyque), tandis que la seconde est tout à fait dans le stile brillante à la mode dans les années 1830. Pierre CARRIVE Un grand soliste dans l’Orangerie DOMINIQUE MERLET Vendredi 6 mai 2016 20h45 Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827) César FRANCK (1822-1890) Sonate pour piano N° 23 en fa mineur, op. 53, Appassionata Prélude, Choral et Fugue (1. Allegro assai – 2. Andante con moto – 3. Allegro ma non troppo – Presto) Dans l’histoire de la musique, il y a l’avant, et l’après-Beethoven. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les trois genres dans lesquels Beethoven s’est le plus investi : la Symphonie, avec ses neuf chefs-d’œuvre aux personnalités si affirmées, les Quatuors à cordes, avec ses dix-sept miracles dont on a peine à croire qu’un seul compositeur puisse en être l’auteur, et cette somme unique des trente-deux Sonates pour piano, que d’aucuns ont pu décrire comme le Nouveau Testament de la littérature pour piano (nous parlons plus tard de l’Ancien). Les deux premiers enregistrements de Dominique Merlet pour Le Palais des Dégustateurs, qui ont tous deux le Château de Pibarnon comme partenaire, sont précisément consacrés à Beethoven, et offrent, en raccourci, un panorama assez complet de toutes les facettes de ce monument : de telle Sonate de jeunesse, choisie pour les profondes beautés que l’on y trouve déjà, à l’ultime et sublime Opus 111 qui nous emmène là où aucune autre musique n’a trouvé le chemin, en passant par des cycles de Variations truculentes, pleines d’humour et de virtuosité, un Andante favori tout de tendresse et de douceur… et, justement, cette Sonate Appassionata, qui est à mi-chemin (1805) de ce parcours chronologique, et dont la célébrité est amplement méritée. Beethoven était parfois agacé du succès de certaines de ses œuvres, quand d’autres, qu’il estimait bien davantage, restaient dans l’ombre. Rien de tel avec l’Appassionata, qui était une de ses sonates préférées, aux côtés de ses cinq dernières. Cette tumultueuse Appassionata est un excellent résumé de l’œuvre pianistique de Beethoven. Elle ne présente pas le même degré de difficulté pour l’auditeur que les dernières, sans pour autant sacrifier le moins du monde à la facilité, et encore moins à la frivolité, car on y trouve une pensée musicale extraordinaire. Quand il joue cette sonate, Dominique Merlet corrige quelques erreurs qui se sont perpétrées depuis les premières éditions, dues à une mauvaise lecture des manuscrits. Le livret du CD pour Le Palais des Dégustateurs explique précisément quelles sont ces erreurs, et en quoi il est, dans certains cas, absolument fondamental de rétablir la pensée authentique de Beethoven. La place de Franck dans l’histoire de la musique est bien différente de celle de Beethoven. On évoquera plus spontanément son rôle de chef de file d’une école, la fameuse « bande à Franck ». Ses disciples (d’Indy, Chausson, Duparc, Castillon, Lekeu, Ropartz, Pierné, Tournemire, Vierne…) appelaient le maître, aussi affectueusement que respectueusement, le « père Franck », ou bien « Pater Seraphicus ». Au-delà de ce cercle de fidèles, César Franck, souvent comparé à un architecte, a eu une grande influence sur la musique de son temps. Bien qu’il n’en soit pas à proprement parler l’inventeur, son nom reste associé à ce que l’on appelle la musique « cyclique », ce procédé qui permet de créer un remarquable sentiment d’unité, et qui consiste à construire une œuvre en plusieurs mouvements sur quelques thèmes, en nombre relativement réduit, lesquels vont voyager d’un mouvement à l’autre, en se transformant (un peu à la manière de la musique d’un film ; du reste, ce Prélude, Choral et Fugue joue un rôle particulièrement important dans Sandra, le très beau film réalisé en 1965 par l’un des cinéastes les plus mélomanes : Luchino Visconti). Au début de sa carrière, Franck, par obéissance à son père qui espérait faire de lui un brillant pianiste, a écrit beaucoup de pièces pour faire valoir sa propre virtuosité. Mais sitôt qu’il s’est émancipé de cette mainmise paternelle, il a choisit l’orgue, et pendant quarante ans n’écrivit plus rien pour le piano. Finalement il sortit de son silence pour nous offrir, coup sur coup, deux ultimes chefs-d’œuvre sous forme de triptyques : Prélude, Choral et Fugue, et Prélude, Aria et Finale. Le diptyque « Prélude et Fugue » avait eu son heure de gloire un siècle et demi avant, avec les deux cahiers du Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach (l’Ancien Testament de la littérature pour piano que nous évoquions, et dont Dominique Merlet vient d’enregistrer le Livre II pour Le Palais des Dégustateurs). Le Prélude était initialement une improvisation qui permettait à l’interprète de se « faire les doigts », tout en prenant connaissance de l’instrument sur lequel il jouait. Puis il gagna une certaine autonomie, se développa, prit différentes formes, tout en gardant son caractère de liberté, de fantaisie, d’apparente improvisation. La Fugue, tout au contraire, représente la rigueur, la construction formelle dans laquelle aucune note ne pourrait être remplacée par une autre. Son thème, nommé « sujet », et que l’auditeur retient aisément, va, tout au long de la pièce, passer d’une voix à l’autre, se déformer selon de nombreuses règles qui, pour ludiques qu’elles puissent paraître (transposé, en augmentation, en diminution, inversé, en miroir, en écrevisse… ces procédés pouvant même se combiner entre eux) ne doivent rien au hasard. On entendra souvent ce thème, simultanément, sous plusieurs formes différentes. L’interprète doit faire en sorte que l’auditeur ne soit pas perdu, et qu’il puisse toujours entendre, quand il est présent, ce thème fuyant (d’où le nom de Fugue, du latin fugere, « fuir »). Au milieu (et d’après d’Indy son idée de départ était de s’en tenir au diptyque), Franck choisit d’insérer un Choral, cette pièce qui, là encore, évoque irrésistiblement Bach, mais bien davantage l’orgue que les autres instruments à clavier. À l’origine, le Choral était une pièce de la liturgie luthérienne, chantée en langue vernaculaire, et qui devait être assez simple pour être retenu par l’ensemble des fidèles, conformément aux nouveaux préceptes de la réforme protestante.