Guerres froides»? - l`Institut d`Histoire sociale

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DOSSIER
J O U R N É E S S O U VA R I N E 2 010
par Emmanuel Le Roy Ladurie *
«Guerres froides»?
L
E CONCEPT DE GUERRE FROIDE n’est utilisé qu’en histoire contemporaine et les
manuels de l’enseignement secondaire comportent tous en effet un chapitre sur la
Guerre froide qui couvre les années 1947 à 1953, éventuellement prolongées jusqu’au
tournant des années 1980-1990. Réduit ou non à sa phase paroxystique, il s’agit, dans les
deux cas, de l’affrontement entre les démocraties occidentales et le monde communiste.
Peut-on se risquer cependant à étendre l’usage de ce concept de «guerre froide» à d’autres époques et à d’autres types d’affrontements?
On pourrait ainsi distinguer de «petites guerres froides» et de plus grandes.
Vers 1750, la France remporte contre l’Angleterre la guerre de succession d’Autriche.
Louis XV ne saisit pas l’occasion de s’emparer de la Belgique, mais un contentieux existe
entre les deux puissances. Après quelques années de tensions, de «guerre froide» (jusqu’au
milieu des années 1750), la guerre dite de Sept ans se déclenche. Elle se termine en 1763,
cette fois par une lourde défaite de la France qui perd le Canada et ses positions en Inde.
Plus petite encore serait la «guerre froide» qui sévit de 1803 à 1805, toujours entre
l’Angleterre et la France. Bonaparte souhaite se maintenir à Anvers. Les Anglais refusent et
la guerre (chaude) reprend.
Parmi les guerres froides de longue durée, on pourrait noter celle qui oppose la France
à l’Allemagne. Avant 1870, nos guerres se menaient principalement contre l’Autriche, et la
France a ainsi contribué à l’unité italienne. Mais après la défaite de 1871 contre la Prusse,
commence une longue période de «guerre froide» entre la France et l’Allemagne, période
qui va se poursuivre jusqu’en 1939. On peut noter comme phénomène connexe, sinon
vraiment attaché à cette guerre froide, les débuts de l’affaire Dreyfus, puisqu’il s’agissait
d’une fausse accusation d’espionnage au profit de l’Empire allemand. Cette «guerre froide»
connaîtra la double montée aux extrêmes des deux guerres mondiales mais aussi une
* Membre de l’Institut de France, président de l’Institut d’Histoire sociale.
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HISTOIRE & LIBERTÉ
période de détente impulsée par Briand et Stresemann. Deux hommes remarquables soit
dit en passant: le premier invente l’Europe au cours des années 1920 et ses conceptions
seront reprises après 1945 par Robert Schuman, Konrad Adenauer et Alcide de Gasperi
– tous marqués par la culture catholique et germanique – et bien sûr par Jean Monet.
Pour en revenir au couple Briand-Stresemann, le second, accusé injustement de
« finasser » (finassieren), contribua à sortir un temps (il est mort en 1930) les relations
franco-allemandes de cette «guerre froide», laquelle reprit avec la montée du nazisme et ne
s’acheva qu’avec la guerre de 1939-1945, suivie de la mise en place des premières institutions européennes. Certes, le traitement des prisonniers allemands ou les revendications du
général de Gaulle sur la rive gauche du Rhin manifestaient des réminiscences d’une époque
révolue. Mais la nouvelle guerre froide, la seule retenue, entre le monde occidental et l’URSS,
va évincer l’ancienne.
Existent aussi d’autres modèles de guerre froide. Ils concernent cette fois les phénomènes religieux, voire anti-religieux. Mettons à part les manifestations (gravissimes) d’antijudaïsme et d’antisémitisme. Parce qu’il se pose dans la très longue durée et qu’il est marqué
par la Shoah, le problème est trop immense pour que nous puissions l’aborder ici.
Une sorte de guerre froide fut menée à l’époque dite « moderne » à l’encontre des
Protestants mais aussi, dans un style différent, vis-à-vis des Catholiques. Contre les
Protestants, une véritable guerre chaude, très dure, a été menée en France de 1560 aux
dernières années du XVIe siècle – avec la Saint-Barthélémy en 1572. Elle s’achève avec l’édit
de Nantes en 1598. S’ouvre alors une période de relative détente. Henri IV est proche des
Protestants. Louis XIII, pour sa part, les craint. Une nouvelle « guerre froide » ne sera
déclenchée qu’avec Louis XIV qui, après la mort de Mazarin en 1661, instaure des mesures
restrictives à l’exercice du culte réformé. Cette période de «guerre froide» débouche en
1685 sur la Révocation de l’édit de Nantes. On peut même parler de véritable « guerre
chaude» de 1703 à 1710 – dans une région certes limitée, les Cévennes huguenotes –, le
retour à une espèce de guerre froide intervenant après la paix d’Utrecht en 1713, c’est-à-dire
avant même la mort de Louis XIV. Cependant, les Protestants, jusque bien après le décès du
Roi-Soleil, sont tenus à la clandestinité dans l’exercice de leur culte et un certain nombre de
pasteurs sont exécutés. Le dernier tiers du XVIIIe siècle marque enfin l’apaisement de ce
processus répressif au terme duquel Voltaire avait, notamment, défendu le malheureux
Calas. Necker est, en 1776, le premier homme d’État important d’origine protestante dans
le gouvernement royal depuis Sully, précédant une assez longue série, depuis Guizot jusqu’à
Rocard et Jospin. En 1787, Louis XVI accorde l’état civil aux Protestants. C’est la fin d’une
époque.
Il faudrait parler de l’Allemagne, avant et après la paix d’Augsbourg (1555). Mais là
aussi, le temps nous manque.
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OCTOBRE 2010
Les Catholiques français ont connu à leurs dépens deux phases de «guerre chaude»,
fût-elle limitée, lors des guerres de religion, dans certaines provinces du royaume. Le
problème vendéen se rattache, pour une part, à ce genre d’épisode, ainsi que les «années de
plomb», des massacres de septembre (1792) à la chute de Robespierre (1794).
Depuis le Consulat et l’Empire jusqu’à Napoléon III et à la «République des Ducs»,
de 1871 à 1876, l’Église catholique récupère des positions considérables – parfois excessives –
en liaison avec le Pouvoir établi, ce qui provoque diverses poussées anticléricales. Stendhal,
par exemple, que fascinait par ailleurs le catholicisme baroque des Italiens, éclatait de rire
lorsqu’il entrait dans une église au moment de la célébration du culte.
En d’autres termes, puissante, l’Église le restera tout au long du XIXe siècle, même si
s’oppose déjà au Prêtre la figure de l’Instituteur, comme l’indiquent incidemment
Gustave Flaubert ou Adolphe Thiers et quelques autres.
En 1873, l’Assemblée nationale déclare d’intérêt public la construction à Montmartre
de la basilique du Sacré-Cœur. Mais la chute de Mac Mahon (1877) et la victoire des
Républicains vont ouvrir une espèce de guerre froide à l’égard des Catholiques.
Celle-ci culmine lors des premières années du XXe siècle avec le «Petit père Combes»
(inventaires des biens de l’Église en 1902, puis séparation de l’Église et de l’État en 1905,
cette dernière, du reste, ambivalente, compte tenu des efforts de Briand pour en atténuer
les effets).
Des années 1880 à 1913, aucun catholique reconnu comme tel n’est ministre d’un
gouvernement français ni même secrétaire d’État. Mais l’Union sacrée favorise l’atténuation
de cette «guerre froide». Cette détente est-elle confirmée par le résultat des élections de
1919 favorables au Bloc national ? Parvenu au pouvoir en 1924, Édouard Herriot, sous
l’égide du Cartel des Gauches, envisagea de s’en prendre à la survie du Concordat dans les
départements d’Alsace et de Lorraine, ce qui ne fit qu’encourager l’autonomisme alsacien.
Paradoxalement, le Front populaire sera une période de relative détente, avec la main
tendue de Maurice Thorez aux Catholiques. L’ennemi n’est plus le curé mais le capitaliste.
Les Catholiques ne feront enfin leur entrée à part entière dans la République qu’en
1945: développement du Mouvement républicain populaire, émergence d’un grand leader
dont les convictions sont marquées par le christianisme.
Les lois Barangé de 1951 et Debré de 1959, ainsi que l’échec des projets mitterrandiens
sur l’école libre, confirment la pacification des esprits, même si des éléments de conflit existent encore.
Sans doute, ces différentes périodes de détente et de tensions ne présentent pas toutes les
caractéristiques de «notre» guerre froide entre l’Est et l’Ouest. Mais certaines analogies sont
suggestives. Elles militent peut-être en faveur d’une extension prudente de l’usage de cette
expression, jusque-là réservée à la seule période qui va des dernières années staliniennes à la
prise de pouvoir par Gorbatchev.
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DOSSIER
« GUERRES FROIDES » ?
Chaque année, l’Institut d’Histoire sociale organise un colloque :
Les Journées Souvarine
Il était, cette année, consacré à
LA DÉFENSE INTELLECTUELLE ET POLITIQUE
DES VALEURS DÉMOCRATIQUES
(1945-1960)
Il s’est déroulé à la Maison de l’Europe le mardi 22 juin 2010
Présentation et introduction générale :
Emmanuel Le Roy Ladurie
Membre de l’Institut de France, président de l’Institut d’Histoire sociale
Intervenants :
Alain Besançon, de l’Institut de France, historien
Kostas Papaïoannou comme ami
Sylvain Boulouque, professeur d’histoire, chercheur associé au CESDIP/CNRS
Écrire et témoigner contre les dictatures : Manès Sperber
Pierre Grémion, directeur de recherche émérite (CNRS, Sciences-Po)
Revues et maisons d'édition dans la Guerre froide
Stephen Launay, politiste, Université de Paris-Est
Albert Camus, une philosophie de l’existence politique
Éric Mechoulan, docteur en histoire
Défense des libertés et impasses internationales : le cas Jules Moch
Pierre Rigoulot, directeur de l’Institut d’Histoire sociale
Les différentes facettes d’Est&Ouest et de l'Institut d'Histoire sociale
Tzvetan Todorov, philosophe, historien
Le procès de David Rousset et sa signification
Jeannine Verdès-Leroux, historienne, directeur de recherche au CNRS
Le poids du Parti communiste français dans le monde intellectuel:
le «chiffre arithmétique» et le «chiffre politique»
Ilios Yannakakis, historien
La SFIO a-t-elle abandonné la social-démocratie de « l'Europe de l'Est » ?
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