Ce livre, écrit sous les obus, tandis que leurs fils s’entre-tuaient, je le dédie aux mères de France et de Syrie qui souffrirent des mêmes maux. De nombreux Français, écrivains ou journalistes, dont aucun n’assista aux événements de Damas, ont, depuis la guerre, beaucoup parlé de la Syrie, toujours pour l’accabler, rarement pour la plaindre. N’est-il point juste qu’après tant de témoignages partiaux, erronés ou incomplets, répandus par la presse, un témoin inconnu, une Française, se levant du milieu du peuple syrien avec lequel elle vécut, fraternelle, aux moments les plus critiques, dépose en son nom au procès de la Syrie pour y dire le mot de la fin. Alice Poulleau 1925 4 INTRODUCTION Q uelques lignes d’histoire sont nécessaires pour bien situer les événements dont parle ce livre. Avant la guerre de 1914, la Syrie (qui comprenait la Palestine et la Transjordanie) et la Mésopotamie faisaient partie de l’Empire Ottoman. Elles avaient leurs députés et leurs sénateurs, fournissaient des gouverneurs (valis), des fonctionnaires, des généraux, des officiers et participaient, en conséquence, au gouvernement du pays. Après de nombreuses réclamations, musulmans et chrétiens unis avaient pu obtenir certaines réformes, entre autres la reconnaissance de l’arabe comme langue officielle en même temps que le turc. Depuis 1860, le Liban chrétien jouissait d’une complète autonomie ; seul, son gouverneur devait avoir l’agrément des grandes puissances. Quant au monde arabe, il était, déjà avant la guerre, fortement agité ; il tendait à s’affranchir de toute tutelle. Il aurait pu obtenir cette indépendance désirée par l’appui des grandes puissances, lors de la guerre italo-turque et dès la guerre balkanique. Malheureusement, elles n’étaient alors préoccupées que du partage de l’Empire Ottoman, qu’elles croyaient agonisant : des conventions relatives à ce futur démembrement avaient été passées entre l’Angleterre, la France, la Russie, l’Allemagne et l’Italie, qui se souciaient peu de créer un ou plusieurs États dans cet Orient qu’elles espéraient occuper bientôt. Survint la guerre de 1914. La Turquie prit parti pour les Empires centraux. À ce moment, les Arabes d’Orient offrirent aux Alliés leur aide contre les Turco-Allemands : ils voulaient profiter de la guerre pour se libérer du joug ottoman par une révolte générale. Les Alliés atermoyèrent. Mais l’Angleterre voit la route des Indes menacée par l’expédition de Kress von Kressenstein sur le canal de Suez (janvier 1915). L’armée anglo-hindoue subit un échec à Ctésiphon (22 novembre 1915) et capitule à Kut-El-Amara (29 avril 1916). Alors ont lieu, de juillet 1915 à janvier 1916, des pourparlers entre le chérif de La Mecque et la Grande-Bretagne, aboutissant à une entente qui permet aux Anglais de 5 reprendre une offensive heureuse. L’Angleterre promet de reconnaître l’indépendance des Arabes en échange de leur aide contre les Turcs. Par suite, les meilleures troupes turques sont, au Hedjaz et en Syrie, capturées ou immobilisées par eux ; le canal de Suez est sauvé, Kut-ElÀmara repris, Bagdad occupée. Les Arabes d’Arabie et de Syrie furent reconnus comme co-belligérants à nos côtés et comptèrent sur l’accomplissement des promesses des Alliés. Mais, une fois la guerre terminée et la paix signée, les appétits se déchaînèrent et ils se virent frustrés dans leur attente. L’Angleterre occupa la Palestine, qu’elle avait secrètement promise à certains financiers, protecteurs du mouvement sioniste, puis la Transjordanie et la Mésopotamie. La France, protectrice officielle des chrétiens du Liban, s’installa dans ce pays, qui perdit du coup son indépendance, pourtant garantie par les traités internationaux. Quant à la Syrie, elle fut, par un procédé d’usage courant en matière de colonisation, soumise au régime de l’occupation. De nombreux fonctionnaires s’installèrent dans le pays ; malgré le Pacte de la Société des Nations, malgré les précisions du « Mandat A » imposé, des abus furent commis : l’or syrien fut drainé par une banque nouvelle d’émission, qui mit en circulation une somme énorme de francs-papier sans réserves proportionnées ; la Syrie, morcelée, fut divisée en quatre États et la frontière syro-turque naturelle, avec de grandes villes, fut abandonnée à la Turquie. Les déportations des patriotes libanais et syriens en Corse et à Road (l’île forteresse de Tartous), les confiscations, les expulsions, les condamnations à mort, à la prison, les amendes collectives ou individuelles se multiplièrent. En France, l’opinion publique, trompée ou indifférente, comprenait peu de chose à ces affaires d’Orient, qu’on lui représentait comme fort compliquées et dérivant surtout d’un conflit de religions. Elle ignorait totalement les grièves pertes de soldats que nous coûtait cette politique de conquête et le gaspillage des millions engloutis dans cette aventure, dont le seul résultat était de ruiner notre séculaire prestige en Orient et de faire haïr la France aux pays mêmes où elle était le plus aimée. Les Druses, peuple fier et indépendant, ayant porté plainte contre les procédés abusifs du gouverneur français de leur pays, virent leurs 6 notables convoqués en conférence à Damas, déloyalement arrêtés et déportés par l’ordre du Haut-Commissaire, malgré la promesse de sécurité qu’on leur avait faite. Ce fut la cause occasionnelle de la révolte syrienne de 1924-26, qui couvait en réalité depuis longtemps, provoquée par les faits énumérés ci-dessus. Ce livre en montre l’éclosion et le déroulement successifs. Il explique sa répercussion dans les conflits entre l’Assemblée constituante syrienne et le Haut-Commissariat, particulièrement au sujet de l’article La Syrie, vue d’ensemble. 7 chaudement discuté du droit de décréter l’état de siège, que l’Assemblée voulait se réserver. Après la lecture attentive de ce journal du siège, on en comprendra aisément les raisons. 8