Juin 2001 - Pharmacovigilance

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Pharmacovigilance
L’insuffisance hépatique grave
associée à la néfazodone
(SerzoneMD)
Christian Coursol, pharmacien
La néfazodone (SerzoneMD), un
dérivé phénylpipérazine synthétique, est un antidépresseur de plus
en plus prescrit. Elle bloque les
récepteurs 5-HT2 (postsynaptiques)
et inhibe le recaptage de la sérotonine et de la norépinéphrine (présynaptique)(1). Ses effets indésirables
étant habituellement bien tolérés,
elle constitue un traitement intéressant pour soulager les symptômes
de dépression. Effectivement, elle
exerce moins d’effets anticholinergiques, α1-adrénolytiques, antihistaminiques et sédatifs que les autres
antidépresseurs traditionnels(2-3).
Nous décrirons ici le cas d’une
patiente ayant reçu de la néfazodone et qui a présenté une insuffisance hépatique nécessitant une
transplantation du foie.
Présentation du cas
G. B., une patiente âgée de
66 ans, se présente à l’urgence pour
une douleur abdominale ainsi que des
nausées et vomissements qui persistent depuis trois à quatre jours sans
présence de sang ou de bile et non
associés à la prise de ses médicaments, mais qui semblent être pires le
matin. De plus, elle mentionne avoir
des urines très foncées (comme du
PepsiMD) depuis deux jours. La
patiente se plaint d’une perte d’appétit, d’insomnie, de fatigue et d’une
perte de poids (de 3 à 5 lb). Elle
ajoute que son mari, qui se trouve au
même hôpital, est en phase terminale
d’un cancer œsophagien et que cela
l’affecte énormément. La patiente
éclate en sanglots.
À l’examen physique, les signes
vitaux sont normaux : tension
artérielle de 130/70, pulsation à 86 et
rythme respiratoire à 20. Les
poumons sont clairs et la fonction
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cardiaque est normale (bruits du
cœur B1 et B2 normaux, B3 ou B4 sans
murmure). L’examen de l’abdomen
révèle une hépatomégalie, une région
épigastrique et sub-hépatique tendre
ainsi qu’un érythème palmaire. Il y a
absence d’ascite, de foetor hepaticus
ou d’astérixis et peu d’angiomes stellaires (spider nevi). Les yeux présentent une sclère de couleur jaune et le
teint général est jaunâtre. Le diagnostic provisoire de jaunisse est posé.
Les valeurs de laboratoire et leur
évolution sont données au tableau I.
présenté au tableau II. La néfazodone
a été introduite trois semaines avant
sa visite à l’urgence pour traiter une
dépression consécutive à la maladie
de son mari. Par ailleurs, la patiente
venait de terminer, dix jours auparavant, un traitement de pénicilline
orale de deux semaines pour une
infection urinaire. De plus, la patiente
prenait le médicament en vente libre
ArtécholMD (à base d’artichaut) depuis
une semaine pour un épisode de
douleur abdominale survenue la
semaine précédente.
Tableau I
Évolution des résultats de laboratoire
Test
Bilirubine totale
Bilirubine conjuguée
ALT
AST
ALP
LDH
γ- GT
Amylase
RIN
PTT
PT
Albumine
Ictérique
Référence
3-17 mmol/l
0-5 mmol/l
5-40 U/l
15-55 U/l
35-145 U/l
110-220 U/l
1-40 U/l
20-220 U/l
1
20-30 sec.
10,5-13,2 sec.
35-51 g/l
----
Jour 1
224
123
5 002
---331
2 022
85
142
3,0
29
34,4
35
4+
Valeurs de laboratoire
Jour 2
Jour 3
222
317
116
133
4 454
4 957
3 862
2 357
292
378
------75
95
169
203
3,8
3,5
31,8
33,8
41,7
37,1
34
34
4+
4+
Jour 4
311
---3 398
1 635
313
562
75
145
3,8
------36
4+
Légende : ALT : alanine aminotransférase; AST : aspartate aminotransférase; ALP : phosphatase alcaline;
LDH : lactate déshydrogénase; γ-GT : gamma-glutamyl-transférase; RIN : rapport international normalisé;
PTT : temps de céphaline activé; PT : temps de prothrombine ou temps de Quick.
La patiente n’a pas de problèmes
de santé particuliers à part l’hypertension, l’hypothyroïdie et une cholécystectomie. G.B n’a pas d’antécédents
d’abus d’alcool, de transfusions ou de
promiscuité sexuelle ni d’antécédents
familiaux de maladie hépatique ou
d’hémochromatose. Elle ne fume plus
depuis six ans. Elle n’a aucune
allergie déclarée.
Le profil pharmacologique est
Au jour 2, G. B. est admise à
l’étage. Son état est stable; il y a
toujours présence de jaunisse et de
douleurs épigastriques. Une analyse
urinaire révèle la présence de sang
(25 érythrocytes/ml), de leucocytes
(500/ml), de bilirubine (100 mmol/l)
et d’urobilinogène (68 mmol/l);
l’urine est brune et d’apparence
trouble. Des tests de virologie sont
demandés afin de vérifier s’il y a
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Imputabilité
Tableau II
Profil pharmacologique
Médicament
SerzoneMD (néfazodone)
ProveraMD (médroxyprogestérone)
PremarinMD (œstrogènes conjugués)
AvaproMD (irbesartan)
SynthroidMD (lévothyroxine)
Apo-Clonazépam
présence d’une hépatite d’origine
virale. Un test de dépistage d’intoxication à l’acétaminophène ou l’alcool
s’est révélé négatif. De plus, on
procède à un test pour le dépistage
d’anticorps antinucléaires (ANA) afin
de vérifier la possibilité d’une hépatite
auto-immune.
Au jour 3, les tests ANA et de
virologie s’avèrent négatifs (voir le
tableau III). L’état de la patiente se
détériore : le taux d’enzymes hépatiques augmente et une coagulopathie
s’installe. On introduit alors la
vitamine K, qu’on administrera par
voie sous-cutanée à raison de 10 mg
une fois par jour pendant trois jours.
La patiente vomit un liquide verdâtre :
on lui donne du dimenhydrinate
PO/IV, 25-50 mg toutes les quatre à
six heures, au besoin. Une échographie abdominale révèle une légère
dilatation ductale intra-hépatique;
rien n’indique la présence d’une
tumeur de Klatskin ou d’une pierre
biliaire ductale.
Tableau III
Tests virologiques et immunologiques
Tests effectués
Anti-hep A IgM AB
Anti-hep A Total AB
Anti-hep B Core AB
Anti-hep C virus AB
CMV IgG AB
Mono (EBV)
ANA
Résultats
Négatif
Négatif
Négatif
Négatif
Négatif
Négatif
Négatif
Le jour 4, l’état de la patiente
s’est encore détérioré : une encéphalopathie hépatique (grade I à II) s’est
ajoutée à la coagulopathie. La
patiente présente de l’astérixis, de
l’ataxie et de la confusion (elle dit se
sentir sur un nuage). On introduit le
Posologie
100 mg p.o. BID
2,5 mg p.o. DIE
0,625 mg p.o. DIE
150 mg p.o. DIE
150 mcg p.o. DIE
0,5 mg p.o. QHS PRN
À l'admission
Retiré
Retiré
Retiré
Retiré
Maintenu
Maintenu
lactulose p.o. à raison de 30 ml stat
puis 30 ml toutes les trois heures
jusqu’à deux selles par jour ainsi que
le métronidazole (FlagylMD), 500 mg
p.o. trois fois par jour.
Le jour 5 à 2 h, G. B. est transférée à un autre centre hospitalier;
elle recevra une greffe de foie le lendemain, jour où son mari décède.
Discussion
Lorsque l’insuffisance hépatique progresse rapidement au
cours des deux à trois semaines
suivant le début des symptômes, on
parle d’insuffisance hépatique
fulminante(4). Plusieurs causes sont
possibles, mais les principales sont :
l’hépatite virale (de 50 à 65 %) et
l’hépatite d’origine médicamenteuse
ou causée par des substances
toxiques (de 25 à 30 %)(4). L’hépatite
d’origine médicamenteuse est de
deux types : prévisible et fonction
de la dose ou idiosyncrasique et
non fonction de la dose. Il est à
noter que les lésions hépatiques
peuvent être de même type dans les
deux cas. Toutefois, les réactions
idiosyncrasiques ont tendance à
survenir au cours des premiers
jours ou des premières semaines de
traitement; de plus, elles sont rares,
intenses et souvent décrites comme
une hypersensibilité hépatique au
médicament(5). L’insuffisance hépatique, ou cirrhose, peut mener à
plusieurs complications médicales
incluant l’ictère, l’hypertension
portale (ascite, œdème,
hépatosplénomégalie, rupture des
varices œsophagiennes),
neuropathies périphériques,
encéphalopathie hépatique,
syndrome hépato-rénal et autres
problèmes d’ordre infectieux.
Il est difficile d’établir avec
certitude un lien entre l’hépatotoxicité fulminante et la néfazodone
puisque la réintroduction du
médicament était impossible. On
sait toutefois que la patiente ne
présentait aucune maladie ou
antécédent pouvant causer une
insuffisance hépatique. Une intoxication à l’acétaminophène a été
exclue et les tests de virologie n’ont
pas révélé une hépatite virale. Par
ailleurs, le test de dépistage des
anticorps antinucléaires (ANA) s’est
révélé négatif, ce qui exclut la
possibilité d’une hépatite autoimmune. Pour ce qui est des causes
probables d’origine médicamenteuse, on ne note que l’introduction récente de néfazodone, de
pénicilline et d’ArtécholMD. Des cas
de lésions hépatiques ont déjà été
associés à la pénicilline(6). Cependant, l’état des patients s’améliorait
dès l’arrêt du traitement(6). G. B.
avait terminé son traitement à la
pénicilline depuis une semaine et
ses symptômes s’étaient accrus par
la suite. Par contre, elle prenait
ArtécholMD depuis une semaine
pour un épisode de douleur épigastrique, ce qui nous laisse croire que
l’hépatotoxicité était déjà en train
de s’installer et que la prise d’ArtécholMD visait à traiter ces symptômes. L’artichaut, un des ingrédients
actifs du médicament, ne semble
pas causer de problèmes hépatiques
particuliers (mais il est contreindiqué en présence d’obstruction
biliaire ou d’hépatite active)(7, 8). En
ce qui a trait à la néfazodone, qui a
été introduite trois semaines avant
l’admission de la patiente à l’urgence, précisons qu’au moins cinq cas
d’insuffisance hépatique grave ont
été associés à cet agent(6). Cette
toxicité hépatique s’explique par
une pharmacocinétique non
linéaire, un métabolisme hépatique
étendu, une diminution de la
clairance hépatique chez les
personnes âgées et une structure
apparentée à celle de la trazodone
(DésyrelMD), dont les effets hépatotoxiques sont bien connus(6). En
effet, le métabolisme hépatique de
la partie m-chlorophenylpipérazine
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Pharmacovigilance L’insuffisance hépatique grave associée à la néfazodone (SerzoneMD)
(commune à la néfazodone et à la
trazodone) s’exerce par l’intermédiaire du CYP2D6, qui présente un
polymorphisme génétique(3). Par
conséquent, une concentration
plasmatique à l’équilibre plus élevée
est atteinte chez les métabolisateurs
lents(3).
Le laboratoire de pathologie a
effectué une biopsie du foie
explanté. On a diagnostiqué une
nécrose hépatocellulaire massive
aiguë, ce qui corrobore une insuffisance hépatique fulminante causée
par un médicament(2, 3). En effet, ce
type de lésion hépatique signifie
une mort cellulaire aiguë et
subite(3).
Selon l’algorithme de Naranjo,
le lien entre la néfazodone et l’insuffisance hépatique fulminante est
probable (score de 6). La vitesse
d’apparition de l’effet toxique, son
intensité et sa très faible incidence
nous laissent croire à une réaction
idiosyncrasique probablement liée à
la présence d’un métabolite de la
néfazodone, puisqu’aucune toxicité
hépatique directe n’a été associée à
la molécule mère(9).
Conclusion
La néfazodone, un antidépresseur relativement nouveau sur
le marché, entraîne peu d’effets
indésirables et est un agent efficace
pour le traitement des symptômes
dépressifs. Son fort métabolisme
hépatique incite à la prudence chez
les patients présentant des dysfonctions hépatiques, particulièrement
les gens âgés. Plusieurs options de
traitement sont possibles. Même si
la réaction d’insuffisance hépatique
grave revêt un caractère rare, il n’en
demeure pas moins que son apparition rapide et l’intensité de la réaction commandent un suivi plus
étroit de la fonction hépatique et de
l’état clinique du patient. Il serait
donc recommandé de vérifier les
taux d’enzymes hépatiques en
début de traitement, puis à intervalles réguliers au cours des premiers
mois. Le traitement devrait être
cessé dès que les résultats de laboratoire semblent indiquer une
fonction hépatique anormale.
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Cette chronique est sous la responsabilité
de Marie Larouche, B.Pharm., M.Sc.,
et de Chantal Joly, B.Pharm., DPH.
Manuscrit soumis le 28 février 2001.
Texte final remis le 26 mars 2001
et révisé par Chantal Joly.
Pour toute correspondance :
Christian Coursol, B.Pharm., candidat à
la maîtrise en pratique hospitalière
Centre universitaire de santé McGill,
Hôpital Royal-Victoria
Département de pharmacie
687, av. des Pins Ouest
Montréal (Québec)
H3A 1A1
Tél. : (514)-842-1231, poste 4030
Courriel :
[email protected]
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