Pharmacovigilance L’insuffisance hépatique grave associée à la néfazodone (SerzoneMD) Christian Coursol, pharmacien La néfazodone (SerzoneMD), un dérivé phénylpipérazine synthétique, est un antidépresseur de plus en plus prescrit. Elle bloque les récepteurs 5-HT2 (postsynaptiques) et inhibe le recaptage de la sérotonine et de la norépinéphrine (présynaptique)(1). Ses effets indésirables étant habituellement bien tolérés, elle constitue un traitement intéressant pour soulager les symptômes de dépression. Effectivement, elle exerce moins d’effets anticholinergiques, α1-adrénolytiques, antihistaminiques et sédatifs que les autres antidépresseurs traditionnels(2-3). Nous décrirons ici le cas d’une patiente ayant reçu de la néfazodone et qui a présenté une insuffisance hépatique nécessitant une transplantation du foie. Présentation du cas G. B., une patiente âgée de 66 ans, se présente à l’urgence pour une douleur abdominale ainsi que des nausées et vomissements qui persistent depuis trois à quatre jours sans présence de sang ou de bile et non associés à la prise de ses médicaments, mais qui semblent être pires le matin. De plus, elle mentionne avoir des urines très foncées (comme du PepsiMD) depuis deux jours. La patiente se plaint d’une perte d’appétit, d’insomnie, de fatigue et d’une perte de poids (de 3 à 5 lb). Elle ajoute que son mari, qui se trouve au même hôpital, est en phase terminale d’un cancer œsophagien et que cela l’affecte énormément. La patiente éclate en sanglots. À l’examen physique, les signes vitaux sont normaux : tension artérielle de 130/70, pulsation à 86 et rythme respiratoire à 20. Les poumons sont clairs et la fonction 480 Québec Pharmacie vol. 48, n o 6, juin 2001 cardiaque est normale (bruits du cœur B1 et B2 normaux, B3 ou B4 sans murmure). L’examen de l’abdomen révèle une hépatomégalie, une région épigastrique et sub-hépatique tendre ainsi qu’un érythème palmaire. Il y a absence d’ascite, de foetor hepaticus ou d’astérixis et peu d’angiomes stellaires (spider nevi). Les yeux présentent une sclère de couleur jaune et le teint général est jaunâtre. Le diagnostic provisoire de jaunisse est posé. Les valeurs de laboratoire et leur évolution sont données au tableau I. présenté au tableau II. La néfazodone a été introduite trois semaines avant sa visite à l’urgence pour traiter une dépression consécutive à la maladie de son mari. Par ailleurs, la patiente venait de terminer, dix jours auparavant, un traitement de pénicilline orale de deux semaines pour une infection urinaire. De plus, la patiente prenait le médicament en vente libre ArtécholMD (à base d’artichaut) depuis une semaine pour un épisode de douleur abdominale survenue la semaine précédente. Tableau I Évolution des résultats de laboratoire Test Bilirubine totale Bilirubine conjuguée ALT AST ALP LDH γ- GT Amylase RIN PTT PT Albumine Ictérique Référence 3-17 mmol/l 0-5 mmol/l 5-40 U/l 15-55 U/l 35-145 U/l 110-220 U/l 1-40 U/l 20-220 U/l 1 20-30 sec. 10,5-13,2 sec. 35-51 g/l ---- Jour 1 224 123 5 002 ---331 2 022 85 142 3,0 29 34,4 35 4+ Valeurs de laboratoire Jour 2 Jour 3 222 317 116 133 4 454 4 957 3 862 2 357 292 378 ------75 95 169 203 3,8 3,5 31,8 33,8 41,7 37,1 34 34 4+ 4+ Jour 4 311 ---3 398 1 635 313 562 75 145 3,8 ------36 4+ Légende : ALT : alanine aminotransférase; AST : aspartate aminotransférase; ALP : phosphatase alcaline; LDH : lactate déshydrogénase; γ-GT : gamma-glutamyl-transférase; RIN : rapport international normalisé; PTT : temps de céphaline activé; PT : temps de prothrombine ou temps de Quick. La patiente n’a pas de problèmes de santé particuliers à part l’hypertension, l’hypothyroïdie et une cholécystectomie. G.B n’a pas d’antécédents d’abus d’alcool, de transfusions ou de promiscuité sexuelle ni d’antécédents familiaux de maladie hépatique ou d’hémochromatose. Elle ne fume plus depuis six ans. Elle n’a aucune allergie déclarée. Le profil pharmacologique est Au jour 2, G. B. est admise à l’étage. Son état est stable; il y a toujours présence de jaunisse et de douleurs épigastriques. Une analyse urinaire révèle la présence de sang (25 érythrocytes/ml), de leucocytes (500/ml), de bilirubine (100 mmol/l) et d’urobilinogène (68 mmol/l); l’urine est brune et d’apparence trouble. Des tests de virologie sont demandés afin de vérifier s’il y a Pharmacovigilance L’insuffisance hépatique grave associée à la néfazodone (SerzoneMD) Imputabilité Tableau II Profil pharmacologique Médicament SerzoneMD (néfazodone) ProveraMD (médroxyprogestérone) PremarinMD (œstrogènes conjugués) AvaproMD (irbesartan) SynthroidMD (lévothyroxine) Apo-Clonazépam présence d’une hépatite d’origine virale. Un test de dépistage d’intoxication à l’acétaminophène ou l’alcool s’est révélé négatif. De plus, on procède à un test pour le dépistage d’anticorps antinucléaires (ANA) afin de vérifier la possibilité d’une hépatite auto-immune. Au jour 3, les tests ANA et de virologie s’avèrent négatifs (voir le tableau III). L’état de la patiente se détériore : le taux d’enzymes hépatiques augmente et une coagulopathie s’installe. On introduit alors la vitamine K, qu’on administrera par voie sous-cutanée à raison de 10 mg une fois par jour pendant trois jours. La patiente vomit un liquide verdâtre : on lui donne du dimenhydrinate PO/IV, 25-50 mg toutes les quatre à six heures, au besoin. Une échographie abdominale révèle une légère dilatation ductale intra-hépatique; rien n’indique la présence d’une tumeur de Klatskin ou d’une pierre biliaire ductale. Tableau III Tests virologiques et immunologiques Tests effectués Anti-hep A IgM AB Anti-hep A Total AB Anti-hep B Core AB Anti-hep C virus AB CMV IgG AB Mono (EBV) ANA Résultats Négatif Négatif Négatif Négatif Négatif Négatif Négatif Le jour 4, l’état de la patiente s’est encore détérioré : une encéphalopathie hépatique (grade I à II) s’est ajoutée à la coagulopathie. La patiente présente de l’astérixis, de l’ataxie et de la confusion (elle dit se sentir sur un nuage). On introduit le Posologie 100 mg p.o. BID 2,5 mg p.o. DIE 0,625 mg p.o. DIE 150 mg p.o. DIE 150 mcg p.o. DIE 0,5 mg p.o. QHS PRN À l'admission Retiré Retiré Retiré Retiré Maintenu Maintenu lactulose p.o. à raison de 30 ml stat puis 30 ml toutes les trois heures jusqu’à deux selles par jour ainsi que le métronidazole (FlagylMD), 500 mg p.o. trois fois par jour. Le jour 5 à 2 h, G. B. est transférée à un autre centre hospitalier; elle recevra une greffe de foie le lendemain, jour où son mari décède. Discussion Lorsque l’insuffisance hépatique progresse rapidement au cours des deux à trois semaines suivant le début des symptômes, on parle d’insuffisance hépatique fulminante(4). Plusieurs causes sont possibles, mais les principales sont : l’hépatite virale (de 50 à 65 %) et l’hépatite d’origine médicamenteuse ou causée par des substances toxiques (de 25 à 30 %)(4). L’hépatite d’origine médicamenteuse est de deux types : prévisible et fonction de la dose ou idiosyncrasique et non fonction de la dose. Il est à noter que les lésions hépatiques peuvent être de même type dans les deux cas. Toutefois, les réactions idiosyncrasiques ont tendance à survenir au cours des premiers jours ou des premières semaines de traitement; de plus, elles sont rares, intenses et souvent décrites comme une hypersensibilité hépatique au médicament(5). L’insuffisance hépatique, ou cirrhose, peut mener à plusieurs complications médicales incluant l’ictère, l’hypertension portale (ascite, œdème, hépatosplénomégalie, rupture des varices œsophagiennes), neuropathies périphériques, encéphalopathie hépatique, syndrome hépato-rénal et autres problèmes d’ordre infectieux. Il est difficile d’établir avec certitude un lien entre l’hépatotoxicité fulminante et la néfazodone puisque la réintroduction du médicament était impossible. On sait toutefois que la patiente ne présentait aucune maladie ou antécédent pouvant causer une insuffisance hépatique. Une intoxication à l’acétaminophène a été exclue et les tests de virologie n’ont pas révélé une hépatite virale. Par ailleurs, le test de dépistage des anticorps antinucléaires (ANA) s’est révélé négatif, ce qui exclut la possibilité d’une hépatite autoimmune. Pour ce qui est des causes probables d’origine médicamenteuse, on ne note que l’introduction récente de néfazodone, de pénicilline et d’ArtécholMD. Des cas de lésions hépatiques ont déjà été associés à la pénicilline(6). Cependant, l’état des patients s’améliorait dès l’arrêt du traitement(6). G. B. avait terminé son traitement à la pénicilline depuis une semaine et ses symptômes s’étaient accrus par la suite. Par contre, elle prenait ArtécholMD depuis une semaine pour un épisode de douleur épigastrique, ce qui nous laisse croire que l’hépatotoxicité était déjà en train de s’installer et que la prise d’ArtécholMD visait à traiter ces symptômes. L’artichaut, un des ingrédients actifs du médicament, ne semble pas causer de problèmes hépatiques particuliers (mais il est contreindiqué en présence d’obstruction biliaire ou d’hépatite active)(7, 8). En ce qui a trait à la néfazodone, qui a été introduite trois semaines avant l’admission de la patiente à l’urgence, précisons qu’au moins cinq cas d’insuffisance hépatique grave ont été associés à cet agent(6). Cette toxicité hépatique s’explique par une pharmacocinétique non linéaire, un métabolisme hépatique étendu, une diminution de la clairance hépatique chez les personnes âgées et une structure apparentée à celle de la trazodone (DésyrelMD), dont les effets hépatotoxiques sont bien connus(6). En effet, le métabolisme hépatique de la partie m-chlorophenylpipérazine Québec Pharmacie vol. 48, n o 6, juin 2001 481 Pharmacovigilance L’insuffisance hépatique grave associée à la néfazodone (SerzoneMD) (commune à la néfazodone et à la trazodone) s’exerce par l’intermédiaire du CYP2D6, qui présente un polymorphisme génétique(3). Par conséquent, une concentration plasmatique à l’équilibre plus élevée est atteinte chez les métabolisateurs lents(3). Le laboratoire de pathologie a effectué une biopsie du foie explanté. On a diagnostiqué une nécrose hépatocellulaire massive aiguë, ce qui corrobore une insuffisance hépatique fulminante causée par un médicament(2, 3). En effet, ce type de lésion hépatique signifie une mort cellulaire aiguë et subite(3). Selon l’algorithme de Naranjo, le lien entre la néfazodone et l’insuffisance hépatique fulminante est probable (score de 6). La vitesse d’apparition de l’effet toxique, son intensité et sa très faible incidence nous laissent croire à une réaction idiosyncrasique probablement liée à la présence d’un métabolite de la néfazodone, puisqu’aucune toxicité hépatique directe n’a été associée à la molécule mère(9). Conclusion La néfazodone, un antidépresseur relativement nouveau sur le marché, entraîne peu d’effets indésirables et est un agent efficace pour le traitement des symptômes dépressifs. Son fort métabolisme hépatique incite à la prudence chez les patients présentant des dysfonctions hépatiques, particulièrement les gens âgés. Plusieurs options de traitement sont possibles. Même si la réaction d’insuffisance hépatique grave revêt un caractère rare, il n’en demeure pas moins que son apparition rapide et l’intensité de la réaction commandent un suivi plus étroit de la fonction hépatique et de l’état clinique du patient. Il serait donc recommandé de vérifier les taux d’enzymes hépatiques en début de traitement, puis à intervalles réguliers au cours des premiers mois. Le traitement devrait être cessé dès que les résultats de laboratoire semblent indiquer une fonction hépatique anormale. 482 Québec Pharmacie vol. 48, n o 6, juin 2001 Cette chronique est sous la responsabilité de Marie Larouche, B.Pharm., M.Sc., et de Chantal Joly, B.Pharm., DPH. Manuscrit soumis le 28 février 2001. Texte final remis le 26 mars 2001 et révisé par Chantal Joly. Pour toute correspondance : Christian Coursol, B.Pharm., candidat à la maîtrise en pratique hospitalière Centre universitaire de santé McGill, Hôpital Royal-Victoria Département de pharmacie 687, av. des Pins Ouest Montréal (Québec) H3A 1A1 Tél. : (514)-842-1231, poste 4030 Courriel : [email protected] Références 1. Association des pharmaciens du Canada. Compendium des produits et spécialités pharmaceutiques. 34e éd. Ottawa : Association des pharmaciens du Canada. 1999: 1859-62. 2. Eloubeidi MA, Gaede JT, Swaim MW. Reversible nefazodone-induced liver failure. Dig Dis Sci. 2000 Mai; 45 (5): 1036-8. 3. Lucena MI, Andrade RJ, Gomez-Outes A, et al. Acute liver failure after treatment with nefazodone. Dig Dis Sci. 1999 Déc; 44(12): 2577-9. 4. Crawford JM. The liver and the biliary tract. In: Cotran RS, Kumar V, Robbins SL. Robbins Pathologic basis of disease. 5th ed. Philadelphia: WB Saunders company. 1994; 831-83. 5. Kirchain WR, Gill MA. Drug-induced liver disease. In: Dipiro JT, Talbert RL, Yee GC, Matzke GR, Wells BG, Posey LM. Pharmacotherapy: A pathophysiological approach. 3rd ed. Stamford: Appleton & Lange. 1997; 80114. 6. Moore LL, Minne K et Moore MB (eds) : Drugdex® System. Micromedex, Inc., Greenwood Village, Colorado (expiration de l’édition: 06/2001). 7. Jellin JM, Batz F, Hitchens K. Pharmacist’s Letter/Prescriber’s Letter Natural Medicines Comprehensive Database. Stockton, Ca: Therapeutic Research Faculty, 1999: 53-54 8. Emballage et étiquet ArtécholMD. 9. Aranda-Michel J, Koehler A, Bejarano PA, et al. Nefazodone-induced liver failure: Report of three cases. Ann Intern Med. 1999 Feb; 130 (4): 285-8.