LA LOI DE L'OFFRE ET DE LA DEMANDE Alternatives Economiques - pratique n°31 - novembre 2007 De toutes, c'est de loin la plus connue: pas un jour sans qu'elle ne soit évoquée par un commentateur, pour louer les vertus du marché ou en dénoncer les vices. Pourtant, l'expression n'est pas née sous la plume des fondateurs de l'analyse économique. John Stuart Mill parle d'équation de l'offre et de la demande: "La hausse ou la baisse (du prix) ont lieu jusqu'à ce que l'offre et la demande soient exactement égales l'une à l'autre; et la valeur (en fait, le prix) à laquelle une marchandise s'élève sur le marché n'est autre que celle qui, sur ce marché, détermine une demande suffisante pour absorber toutes les quantités offertes ou attendues." Le terme de loi de l'offre et de la demande est utilisé pour la première fois par Alfred Marshall, qui en propose une représentation graphique devenue universelle: la courbe de demande décroît lorsque le prix augmente, la courbe d'offre suit le mouvement inverse et il arrive donc forcément un moment où les deux courbes se coupent, déterminant ainsi un prix et une quantité d'équilibre. N'est-ce pas l'évidence? Quand les fraises sont rares, leurs prix sont élevés, ce qui permet d'éliminer les acheteurs en surnombre. La loi de l'offre et de la demande agit donc à la fois comme le produit d'un aimant et d'une écrémeuse: si le prix baisse, des producteurs disparaissent ou réduisent leur production au profit d'autres, plus rentables (c'est l'écrémage), l'inverse étant vrai lorsque le prix monte. La variation simultanée des prix et des quantités permet d'arriver à une situation où, pour un prix donné, toute l'offre est écoulée et toute la demande est satisfaite. Miracle du marché, s'exclame Hayek. Sauf que les choses ne sont pas forcément aussi simples. Il arrive que, lorsque les prix baissent, la demande diminue également. Ce peut être le cas lorsqu'il y a asymétrie d'information, c'est-à-dire lorsque le vendeur dispose d'informations que l'acheteur potentiel n'a pas. Le cas des voitures d'occasion est bien connu: si le prix baisse, un candidat peut estimer que c'est à cause d'un vice caché que les candidats précédents ont détecté et dont le vendeur finit par tenir compte. Mais cela vaut pour bien d'autres biens. Sur les marchés financiers, un titre qui monte attire les candidats qui se disent que, s'il monte, c'est que d'autres les achètent et qu'ils le font sans doute à bon escient. Tandis qu'un titre qui baisse suscite des ventes par mimétisme et dissuade les acheteurs: c'est le mécanisme du krach. On retrouve ce mécanisme à l'œuvre aussi dans l'immobilier (un prix trop bas rend méfiant) ou dans l'alimentaire (un bon vin pas cher est suspecté d'être bradé parce que loupé) et plus généralement dans les biens dits "de confiance": je ne peux savoir ce qu'ils valent avant de les avoir testés, mais je ne peux les tester qu'une fois que je les ai achetés: c'est donc le prix qui me guide, et un prix élevé est le signe d'un bon produit, un prix bas le signe d'un produit médiocre. C'est pourquoi les produits de marque sont vendus plus cher: la marque est, pour le consommateur, une garantie de qualité qui justifie le surplus de prix. Il existe également ce qu'on appelle l'effet Veblen: plus un bien est cher, plus il distingue celui qui l'achète des autres qui n'ont pas les moyens, et plus il est demandé par tous ceux qui veulent se distinguer: les montres Patek ne donnent pas l'heure de façon plus précise que les montres Swatch, mais, bien qu'elles valent 100 à 500 fois plus cher, leur demande progresse plus vite que celle des Swatch. C'est le mécanisme de la mode, qui permet d'augmenter à la fois les prix et la demande. Autre cas, l'effet Giffen: lorsque le prix du pain augmente, sa consommation augmente également, parce que la hausse n'est sans doute pas limitée au pain, mais touche d'autres produits alimentaires qui, devenus trop chers, voient leur demande se réduire au profit du moins coûteux, le pain. Bref, la loi de l'offre et de la demande est fréquemment prise en défaut. Cela ne signifie évidemment pas qu'elle n'existe pas, mais que sa belle ordonnance n'étant pas universelle, elle se rapproche plutôt de cette métaphore de Mill: "L'Océan tend partout à prendre son niveau, mais jamais il ne garde exactement ce niveau; sa surface est toujours ridée par les vagues et souvent agitée par les tempêtes." La loi de l'offre et de la demande n'est pas un long fleuve tranquille, c'est une mer turbulente qui a entraîné dans ses profondeurs nombre d'économistes, noyés intellectuellement.