Mini-revue mt Médecine de la Reproduction, Gynécologie Endocrinologie 2013 ; 15 (1) : 121-32 La parenté sans la reproduction ? Kinship without reproduction? Florence Weber Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. École normale supérieure, 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France <fl[email protected]> Résumé. L’anthropologie de la parenté a mis au point des outils de traduction universelle des différents systèmes de parenté, qui permettent d’étudier les transformations de la parenté contemporaine. La dissociation entre les trois dimensions de la paternité (le sang, le nom et le quotidien) est étudiée à travers le cas de Bérénice, engagée dans un procès en contestation de paternité légitime. La maternité est également dissociée aujourd’hui en maternité génétique (par les gamètes) et corporelle (par le ventre), sans que la maternité quotidienne ne soit reconnue, ni pratiquée la transmission du nom maternel. Plutôt que de valence différentielle des sexes, ne faudrait-il pas analyser les contraintes et les ressources des stratégies de parenté, différentes selon les hommes et les femmes, mais aussi les cultures et les classes sociales ? Mots clés : anthropologie, parenté, droit, idéologie du sang, parenté quotidienne, ventre Abstract. Anthropology of kinship has used universal tools translating the different existing kinship systems, available for a study of the transformations of nowadays kinship. The dissociation between three dimensions of fatherhood (blood, name and everyday life) is studied through the case of Bérénice, involved in a suit contesting her legitimate birth. Motherhood has been also dissociated in recent times between genetics (through gametes) and body (womb) but neither everyday life is yet recognized or transmission of the mother’s name is used. More than differential valence of gender, should we analyze constraints and resources within strategies of kinship, different among men and women, but also cultures and social classes? Key words: anthropology, kinship, law, ideology of blood relationship, everyday life relationship, womb L’ doi:10.1684/mte.2013.0452 médecine thérapeutique Médecine de la Reproduction Gynécologie Endocrinologie Tirés à part : F. Weber anthropologie contemporaine repose sur deux constats empiriques connus depuis la fin du XIXe siècle : l’unité de l’espèce humaine, qui a permis le développement de l’anthropologie physique ; la diversité des différentes cultures, qui est l’objet de l’anthropologie sociale et culturelle. La reproduction est un phénomène biologique universel à l’échelle de l’espèce humaine, la parenté est un système social de représentations, de sentiments et de pratiques, fortement normatif, propre à chaque culture et susceptible de transformations, qui fut l’un des premiers objets de l’anthropologie sociale au XIXe siècle. Les liens entre la reproduction humaine et les différents systèmes de parenté font toujours débat. Peut-on parler d’invariants anthropologiques en matière de parenté, comme l’ont fait Claude Lévi-Strauss pour l’interdit de l’inceste [1] puis, Françoise Héritier pour la valence différentielle des sexes [2] ? Les ethno-savoirs de la reproduction biologique fondent-ils systématique- ment les représentations de la parenté, comme le croyait Malinowski [3] ? Ou bien faut-il analyser le jeu stratégique des individus et des groupes sociaux avec les contraintes biologiques et sociales, ces contraintes variant selon les contextes historiques et le sens du jeu étant inégalement réparti dans la société, comme l’a proposé Pierre Bourdieu [4] ? L’anthropologie culturelle américaine postmoderne, peu connue en France, a montré avec David Schneider dès 1968 l’importance de la « nature » dans les représentations américaines de la parenté [5] puis, l’importance de ces représentations dans les modèles scientifiques de la parenté en anthropologie [6] et de la reproduction en biologie, avec les travaux de l’anthropologie féministe, notamment ceux d’Emily Martin [7]. Les évolutions contemporaines des sociétés occidentales représentent un magnifique laboratoire pour reprendre le débat, pour peu qu’on les étudie avec la rigueur ethnographique habituelle en anthropologie sociale. Pour citer cet article : Weber F. La parenté sans la reproduction ? mt Médecine de la Reproduction, Gynécologie Endocrinologie 2013 ; 15 (1) : 121-32 doi:10.1684/mte.2013.0452 121 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Mini-revue L’évolution des mœurs, du droit et des technologies de la reproduction a-t-elle conduit à dissocier davantage la reproduction biologique, qui apparaît comme de plus en plus maîtrisée, et le système de parenté qui se serait autonomisé des contraintes et des ressources biologiques ou au contraire à un renforcement du lien entre les deux ? Nous commencerons par rappeler les bases de l’anthropologie classique de la parenté, dont les modèles reposent sur la différence de genre et sur la distinction entre filiation et alliance comme le rappelle François Héran [8], c’est-à-dire sur les représentations occidentales de la parenté [5] pour qui le genre est une donnée biologique et la nature (parenté consanguine) s’oppose au droit (parenté affine). Nous montrerons que les schémas classiques de parenté sont suffisamment souples pour se détacher de ces modèles et décrire avec une précision ethnographique les transformations des mœurs, divorce, liaison non officielle, alliance homosexuelle, naissance hors mariage reconnue ou non. Une étude du droit de la filiation en France, avant et après 1972, montre que l’État est présent dans l’établissement de la filiation et ne s’incline pas forcément devant la nature, contrairement à ce qu’avançait Schneider dans le cas américain. Une troisième dimension de la parenté a été découverte en Malaisie dans les années 1980 par l’anthropologue britannique Janet Carsten : la parenté nourricière ou quotidienne [9]. Ces trois dimensions de la parenté (nature, droit, quotidien) permettent d’analyser les transformations de la filiation dans les sociétés occidentales contemporaines. On partira du cas de Bérénice pour montrer la dissociation entre trois dimensions de la filiation paternelle dans le contexte français des années 1990 : la transmission du nom, l’idéologie du sang et le partage du quotidien [10]. On s’interrogera ensuite sur les différentes dimensions de la filiation maternelle : la grossesse et l’accouchement, étudiées dans leur relation avec le pouvoir médical [11, 12], relèvent-elles de la nature ou du quotidien ? N’assiste-ton pas à une dissociation de la reproduction féminine, entre ses représentations génétiques (gamète) et corporelles (ventre) ? Cette focalisation sur la nature féminine désormais dédoublée ne s’accompagne-t-elle pas d’une incapacité redoublée des femmes à transmettre leur nom malgré les évolutions législatives ? Quels sont les liens entre le rôle des femmes dans la reproduction biologique, désormais prise en mains par le corps médical, et leur place, centrale et invisible, dans la reproduction sociale ? Les schémas de parenté : filiation et alliance La parenté est un domaine particulièrement actif et cumulatif de l’anthropologie sociale, présent dès l’origine 122 de la discipline avec les travaux de Lewis Morgan en 1871 [13], et qui a résisté aux changements de paradigme scientifique, notamment à l’abandon de l’hypothèse évolutionniste. Du point de vue de la méthode, les ethnographes étudient les terminologies de parenté (la façon dont les indigènes appellent leurs parents et se réfèrent à eux), les règles de l’alliance (règles positives qui désignent les partenaires préférentiels, règles négatives qui désignent les partenaires à éviter, dont la plus connue est l’interdit de l’inceste) et les normes de comportement (qui vont de l’évitement et du respect à la plaisanterie [14]). La synthèse des données ethnographiques fut facilitée par l’universalité des diagrammes de parenté (figure 1). Les faiblesses du diagramme classique, mises en évidence par François Héran qui propose une notation plus efficace pour représenter les structures, constituent sa force pour un usage ethnographique. Celui-ci, d’une grande puissance descriptive et qui a peu varié, repose sur quatre notations conventionnelles : – la différence de genre (le triangle désigne un homme, le cercle une femme) ; – l’alliance (représentée par un crochet horizontal ouvert vers le haut) ; – la filiation (représentée par un trait vertical qui relie les enfants au crochet d’alliance) ; – la germanité (représentée par un crochet horizontal ouvert vers le bas). Chacune de ces notations est d’une grande souplesse. Lorsque le genre n’est pas connu ou qu’il n’a pas d’importance, l’individu est représenté par un carré. Une alliance homosexuelle ne pose pas de problème de notation. Chaque individu peut être relié à plusieurs conjoints, successifs ou simultanés, à l’aide de plusieurs crochets vers le haut, numérotés si nécessaire, et chacune de ces alliances peut donner lieu à filiation. Un divorce est représenté par un trait oblique qui rature le crochet d’alliance. Une filiation naturelle est représentée par un trait vertical entre la mère seule ou le père seul, et l’enfant. Une alliance non officielle est représentée par un crochet en pointillés, une filiation non officielle par un trait vertical en pointillés. La constitution de tels schémas repose sur une opération de traduction entre les représentations de la parenté des personnes enquêtées et cette représentation universelle. Ils sont susceptibles d’un usage structuraliste (lorsque prime le jeu des formes et de leur répétition) ou d’un usage ethnographique (lorsque chaque schéma représente un cas, centré sur un individu noté « Ego »). Si les nouveaux diagrammes proposés par Héran sont plus puissants pour l’usage structuraliste, les diagrammes classiques légèrement modifiés permettent l’usage ethnographique, à condition de noter les décès (par une croix) et éventuellement les dates (de mariage, de naissance et de décès). mt Médecine de la Reproduction, Gynécologie Endocrinologie, vol. 15, n◦ 1, janvier-février-mars 2013 1 2 3 4 5 6 1 3 5 2 7 8 9 10 11 12 7 4 9 11 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. 14 15 16 17 18 13 15 14 Diagramme classique 1 2 3 4 8 9 10 14 15 16 18 Diagramme de structure (figuratif) 5 6 1 11 12 17 18 7 4 9 11 15 13 6 12 10 14 Diagramme classique 5 3 8 13 12 17 16 2 7 11 10 8 13 6 17 16 18 Diagramme de structure (élémentaire) Figure 1. Diagrammes de parenté. Diagramme classique et diagramme de structure (d’après Hamberger [15]). Dans le diagramme de structure, les hommes sont représentés par des traits verticaux, les femmes par des traits obliques, les relations par des nœuds, l’ouverture vers le bas représentant la germanité et vers le haut l’alliance (comme dans le diagramme classique). Le diagramme élémentaire ressemble donc beaucoup au diagramme classique, le diagramme figuratif permet de représenter les cas ethnographiques. Source : Klaus Hamberger, Espaces de la parenté, L’Homme 195-6 (2010), 451-468, à propos de François Héran, Figures de la Parenté. Une histoire critique de la raison structurale (PUF, 2009). Le schéma tout entier représente le réseau des personnes avec lesquelles « Ego » reconnaît avoir un lien de parenté, nommé parentèle lorsqu’il s’agit de parents vivants. Les usages politiques et sociaux d’un tel réseau ont été étudiés par Claude Karnoouh [16]. On peut ajouter sur le schéma des lignes courbes fermées pour représenter les deux groupes de parenté auxquelles appartient Ego : la lignée, groupe pérenne fondé sur la filiation, qui exclut certains parents et inclut des vivants et des morts et dont le poids symbolique a été étudié par Jean-Hugues Déchaux [17] ; la maisonnée, groupe provisoire qui englobe non seulement l’ensemble des cohabitants mais éventuellement des proches réunis par le partage du quotidien, dont l’importance économique a été montrée par Weber et al. [18] dans le cas de la prise en charge des personnes dépendantes (figure 2). mt Médecine de la Reproduction, Gynécologie Endocrinologie, vol. 15, n◦ 1, janvier-février-mars 2013 123 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Mini-revue • Ego, une femme de 90 ans qui vit seule à son domicile avec l’aide de deux maisonnées successives. Elle est coloriée en rouge. • On a entouré en rouge les membres de la première maisonnée et tracé ses contours en rouge. • On a tracé les contours de la seconde maisonnée en bleu, le fils qui décide est entouré de bleu, le fils qui aide est entouré de violet. • On n’a pas inclus Ego dans le périmètre de la seconde maisonnée, pour marquer son incapacité à décider. Figure 2. Un diagramme de parenté avec deux maisonnées en concurrence. (D’après Weber F. Etre pris en charge sans dépossession de soi ?Alter, European Journal of Disability Research 2012 ; 6 : 326-39). La place de la nature et du droit dans la parenté européenne L’anthropologie de la parenté a connu, dans les années 1970 à 1980, un tournant décisif avec la mise au jour de ses postulats occidentaux. L’anthropologue américain David Schneider, après avoir étudié les représentations de la parenté dans les familles américaines [5], a montré que celles-ci avaient servi de fondement à l’étude anthropologique de la parenté [6]. Les diagrammes classiques reposent en effet sur l’opposition entre filiation et germanité, d’une part, autrement dit la parenté consanguine 124 (kinship by nature), alliance d’autre part, autrement dit la parenté affine (kinship by law), qui renvoie à l’opposition occidentale entre « vraie » parenté et parenté « politique » (l’espagnol oppose lui aussi deux parentés, carnal et politica). En réalité, l’examen du code civil napoléonien oblige à nuancer cette analyse. C’est en effet le droit qui fonde la filiation, comme l’a montré la juriste Marcela Iacub [19]. Le code oppose la maternité, démontrée par l’accouchement (by nature), et la paternité, qui ne peut être que présumée et pour laquelle on ne vérifie que la vraisemblance (en termes de délais entre l’alliance et mt Médecine de la Reproduction, Gynécologie Endocrinologie, vol. 15, n◦ 1, janvier-février-mars 2013 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. l’accouchement). De plus, avant la loi française du 3 janvier 1972 sur la filiation, le code opposait la filiation légitime (établie par le mariage et qui relie donc l’enfant indissolublement au père et à la mère mariés) et la filiation naturelle (établie séparément vis-à-vis de la mère, par l’accouchement, et du père, par un acte juridique de reconnaissance). Si la filiation maternelle naturelle relevait de la seule « nature » (ici, l’accouchement), les filiations légitime et paternelle naturelle faisaient intervenir un acte volontaire (le mariage et la reconnaissance). La situation est devenue plus complexe après 1972, du fait de la volonté du législateur de réduire les inégalités statutaires et successorales entre enfants légitimes, naturels et adultérins. Deux éléments interdisent de lire cette réforme, et les réformes suivantes, comme un abandon du droit devant la nature (comme le disent certains anthropologues et même si les juges en quête de stabilité ont parfois la tentation de recourir aux tests sanguins) : l’adoption et la possession d’état. Les règles juridiques de la filiation ont pour objectif premier d’établir l’identité de l’enfant et pour objectif second de définir les règles de transmission successorale. L’État, garant de l’identité des personnes, semble alors plus important que la nature dans l’établissement de la filiation, surtout lorsque l’on considère la possibilité d’une adoption plénière qui vient remplacer une éventuelle filiation précédente. De plus, le concept juridique de possession d’état – qui désigne la réalité sociale telle qu’elle est – représente une traduction efficace des liens de parenté créés au quotidien : les actions en contestation de paternité ne peuvent déboucher sur un test sanguin qu’en l’absence de possession d’état, autrement dit seulement si la relation de filiation entre l’enfant et son père n’est pas reconnue par leur entourage. La découverte de la parenté quotidienne Ce concept de possession d’état entre en résonance avec une troisième dimension de la parenté qui a été mise au grand jour dans les années 1980 : la parenté quotidienne, issue d’un processus d’élevage, de soin et de prise en charge (en anglais, care). C’est à partir de l’exemple de la Malaisie que l’anthropologue britannique Janet Carsten a montré l’importance d’une parenté qui n’est fondée ni sur la loi ni sur la nature mais sur le partage de la nourriture et de la vie quotidienne. En Malaisie en effet, l’adoption est une modalité fréquente de la parenté et elle repose sur la fabrication du corps par la nourriture ingérée et la cohabitation, liée à une surveillance permanente du comportement de l’adopté. De nombreux travaux sur l’adoption, notamment autour d’Agnès Fine [20], ont montré qu’il ne s’agit ni d’une parenté fictive, ni d’une parenté de substitution (comme l’adoption plénière en droit français), mais d’une filiation qui s’ajoute à la filiation de naissance (quel que soit le mode d’établissement de celle-ci) en élargissant le cercle des parents et en transformant durablement, sinon définitivement, la personne adoptée. Le concept de parenté quotidienne permet d’étudier le sentiment d’obligation entre parents (au sens large) et les pratiques économiques au-delà des obligations inscrites dans le code civil, notamment lorsque la cohabitation n’est pas officialisée par un mariage ou un Pacs, mais qu’elle relève du concubinage, c’est-à-dire d’un état de fait reconnu par les administrations sociales mais non fiscales. La parenté quotidienne permet également d’analyser les flux financiers au-delà du ménage, entre des adolescents dépendants financièrement et ceux de leurs proches qui les aident ou encore entre des personnes âgées dépendantes médicalement et ceux de leurs proches qui les aident. La parenté quotidienne, ou parenté effective, permet de comprendre le décalage entre les obligations légales et les pratiques, que ce décalage intervienne comme un manque (des parents légaux qui n’aident pas) ou comme un surplus (des aidants qui ne sont pas obligés d’aider). Il permet donc de sortir des représentations juridiques de la parenté, comme y invitait Pierre Bourdieu [4], pour étudier les pratiques, les sentiments et les représentations. La paternité dissociée : le cas Bérénice L’analyse d’un procès en contestation de paternité légitime met en évidence l’existence de trois dimensions de la paternité : la transmission du sang (parenté charnelle ou by nature), la transmission du nom (qui reste en pratique un patronyme malgré l’évolution législative) et le partage du quotidien (traduit dans le droit par le concept de possession d’état). Le procès est intenté en 1997 par le père juridique (que nous appellerons Simon Sirius) à sa fille Bérénice âgée d’un peu moins de 30 ans. Simon n’a pas revu sa fille depuis une réunion de famille où sa paternité biologique a été publiquement dénoncée, alors qu’il l’avait élevée comme sa fille depuis sa naissance, un an auparavant (figure 3). Pour décrire cette réunion et ses conséquences notamment sur les sentiments de parenté des protagonistes, laissons d’abord la parole au père de Simon Sirius, qui rédige une attestation dans le cadre du procès. Son récit, rédigé près de 30 ans après l’événement, laisse transparaître une forte émotion, liée à la dissociation brutale et définitive entre une parenté quotidienne bien établie (sa petite-fille avait alors un an) et l’absence de fondement biologique de cette parenté, soudain révélée. mt Médecine de la Reproduction, Gynécologie Endocrinologie, vol. 15, n◦ 1, janvier-février-mars 2013 125 Mini-revue Monsieur et Madame Sirius Monsieur et Madame Berger Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Simon Sirius 126 Annick Berger Damien Leborgne 1969-1971 Bérénice 1969 Participants à la réunion de crise en 1971 Figure 3. Bérénice : le sang défait le quotidien. (D’après Weber F. Etre pris en charge sans dépossession de soi ?Alter, European Journal of Disability Research 2012 ; 6 : 326-39). Attestation de Lucien Sirius pour le procès, 18 mai 1997 (c’est moi qui souligne) : « Mon fils Simon s’est marié à Mademoiselle Annick Berger le. . . [1969]. Début 1971, il m’a informé qu’il était décidé à se séparer de sa femme après que celleci lui eut révélé qu’il n’était pas [le mot ‘pas’ est ajouté en marge] le vrai père de Bérénice, petite fille née de leur mariage le . . . 1969 à N*. Préoccupé de cette situation, soucieux de conseiller au mieux le couple en accord, si possible, avec les parents d’Annick, je pris l’initiative de rendre visite à ces derniers. Je suis arrivé au domicile des Berger sans les aviser préalablement. J’ai été reçu par Madame Berger qui m’a indiqué être au courant des faits et m’a dit que sa fille Annick lui avait révélé que mon fils n’était pas le père biologique de la petite Bérénice. Monsieur Berger s’est alors joint à nous, contrairement à son épouse, il ignorait tout de la situation. D’un commun accord, lui et moi décidâmes de nous rendre à N* où habitaient nos enfants, pour clarifier avec eux la situation. Nous sommes arrivés vers 11 heures au domicile conjugal : mon fils était seul, son épouse n’étant pas rentrée cette nuit-là. Celle-ci est en effet arrivée à 13 heures et devant son père a confirmé que : 1) elle n’avait pas passé la nuit au domicile [conjugal] ; 2) la petite Bérénice n’était pas la fille de [mon fils]. Devant cette situation aussi grave que malheureusement claire, il est apparu à tous qu’une entente conjugale satisfaisante ne serait plus jamais possible et qu’une séparation rapide et amiable des jeunes époux était la solution la moins pénalisante pour tous. Il fut donc décidé que, de manière consensuelle : 1) l’épouse infidèle quitterait le domicile conjugal aussitôt que possible ; 2) une procédure de divorce à ses torts serait engagée immédiatement ; mt Médecine de la Reproduction, Gynécologie Endocrinologie, vol. 15, n◦ 1, janvier-février-mars 2013 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. 3) elle en acceptait tous les dépens et ne solliciterait aucune pension alimentaire ni pour elle, bien sûr, ni pour l’enfant ; (Au mieux de ma connaissance toutes ces [conditions] ont été scrupuleusement respectées) 4) Elle serait libre de refaire sa vie et d’élever sa fille comme bon lui semble. Mon fils n’exigerait aucun droit de visite vis-à-vis de l’enfant puisqu’il était admis qu’il n’était pas le père [un ‘f’ d’abord écrit sous le ‘p’] : condition également respectée à ma connaissance. Je n’ai plus jamais eu de contact avec les Berger, leur fille et leur petite-fille, bien que je le regrette et que ma femme l’ait regretté jusqu’à sa mort : il ne nous a [jamais] plus été possible de considérer la petite Bérénice comme notre petite-fille. » Si l’ensemble du témoignage montre la force de l’idéologie du sang, et le poids apparent des deux grandspères dans la décision, cette dernière phrase montre la violence de la situation. La vérité biologique une fois révélée force littéralement les grands-parents paternels à faire leur deuil de l’enfant, dont la disparition est aussi radicale que lors d’un décès. Le point de vue de la mère, Annick Berger, sur la situation qui a précédé cet événement, en livre d’autres facettes. L’entretien s’est passé à son domicile et je lui ai été présentée par sa fille, comme une chercheuse travaillant sur des procès de filiation. J’avais rencontré Bérénice lors d’une conférence sur l’anthropologie de la parenté contemporaine, où j’avais parlé d’un autre procès. Elle s’était alors présentée pour me proposer d’analyser son cas. Le point de vue d’Annick Berger sur la rupture de 1971 (extraits d’entretien, 2001, c’est moi qui souligne) : « Je sais que je suis partie à un moment donné en déclarant qu’elle n’était pas sa fille, ce qui n’avait aucune valeur, en prenant tout à mes torts pour pouvoir partir et je. . . dirais sauver notre peau, parce que c’est quand même quelqu’un qui m’a, qui m’a battue devant, devant un enfant, qui exploitait la situation à fond, euh je me souviens des hurlements de Bérénice sur la table à langer quand son père me battait froidement. . . Ça a été, euh, ça a été une fuite quoi (. . .). J’étais partie, j’étais partie en ayant la sensation de sauver ma vie (. . .), je n’en pouvais plus de cette atmosphère où en plus le contrat entre lui et moi c’était ‘de toute façon’, et c’est ce qu’il se disait, que cet enfant soit de moi ou pas – parce que j’avais pas caché les choses (. . .) – de toute façon peu importe mais. . . quand on a une divergence d’opinion c’est moi qui commande. . .’ J’étais enceinte et là-dessus on s’est mariés hein avec Sirius (. . .) sur les bases de, ah oui oui oui, sur les bases de ‘bon ben tu m’épouses d’accord, de toute façon un enfant qu’il soit à moi ou pas à moi, euh, c’est pas la fin du monde, donc un peu plus un peu moins, mais tu m’obéis, en cas de litige c’est moi qui commande’. J’étais sous la menace, hein, c’était pas évident et pas facile et pas simple du tout financièrement, et puis à l’époque un divorce. . . donc moi j’avais résolu de. . . de prendre tous les torts et. . . on a fait une demande on peut pas parler de demande conjointe à l’époque, on a fait une demande tous les deux, mais très vite les juges se sont aperçus que moi, j’avais plus envie de divorcer que lui. . . ». À écouter la mère, la décision de divorce ne semble pas consensuelle et la situation pendant le mariage se révèle complexe. Il faut en restituer le contexte social et historique. Bérénice est née en 1969. Sa mère, enseignante, avait une liaison durable avec Simon et une liaison éphémère avec l’un de ses élèves mineurs. À l’annonce de la grossesse, l’amant est parti, en accord avec ses parents et avec Annick elle-même. Sirius a alors décidé d’épouser Annick, sans savoir qui était le père de l’enfant à naître. Une telle situation est courante dans les milieux populaires au XIXe siècle : une femme enceinte se trouve démonétisée sur le marché matrimonial et l’homme qui l’épouse et légitime l’enfant se trouve en position de force. Nous sommes pourtant dans un milieu aisé et après 1968. Simon est encore étudiant et le ménage vit des seuls revenus de son épouse. Des deux côtés, les parents sont des bourgeois aisés de province. La réunion de famille apparaît dès lors comme une mise en scène, provoquée par la mère pour sortir d’un rapport de forces impossible à vivre. Je n’ai pas pu interviewer Simon lui-même, décédé au cours du procès après avoir appris par les tests sanguins qu’il n’était en effet pas le père biologique de Bérénice. Ce que dit cette dernière permet toutefois d’éclairer les motivations de son père. Remarié avec une femme sans famille, et avec laquelle il n’aura pas d’enfant, il souhaite lui léguer tous ses biens, c’est-à-dire déshériter sa fille légitime. Le procès, décidé en accord avec Bérénice après une entrevue délicate, représente une épreuve pour les trois protagonistes. Pour Bérénice d’abord, qui ne sait pas comment se comporter avec cet homme « qui porte mon nom », dit-elle, ni même comment le nommer. Pour sa mère, qui accepte les tests sanguins et croise son ex-mari à cette occasion. Bérénice décrit la rencontre comme celle d’une femme âgée et abîmée avec un homme portant beau, dont la réussite sociale est inscrite dans l’apparence physique. Pour Simon lui-même, enfin, qui se laisse aller lors de ses rares rencontres avec Bérénice à rêver qu’il est bien son père biologique. Le procès a lieu avec l’assentiment de Bérénice qui pose comme unique condition de pouvoir garder son nom et doit apporter à l’appui de sa demande des preuves qu’elle est connue sous ce nom dans son milieu professionnel. Les deux avocats, celui du père et celui de la fille, sont payés par Simon. mt Médecine de la Reproduction, Gynécologie Endocrinologie, vol. 15, n◦ 1, janvier-février-mars 2013 127 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Mini-revue Après le procès, l’acte de naissance de Bérénice comporte une mention marginale indiquant qu’elle n’a plus de père. D’un point de vue juridique, ce n’est pas l’accord tacite entre Bérénice et son père qui a emporté la décision (rien de tel n’est prévu par la loi), non plus que l’absence de paternité biologique (le recours aux tests sanguins n’intervient que dans un second temps) mais l’absence pour Bérénice de possession d’état d’enfant : cette absence était facile à établir depuis la séparation intervenue lorsque Bérénice avait un an. Aussi le seul point important du récit de Lucien, aux yeux de la justice, est-il celui-ci : « Mon fils n’exigerait aucun droit de visite vis-à-vis de l’enfant puisqu’il était admis qu’il n’était pas le père : condition également respectée à ma connaissance ». La justification, si importante aux yeux des protagonistes (« il était admis qu’il n’était pas le père »), n’a aucun sens juridique, comme Annick le sait bien. C’est l’arrêt de la relation qui, seul, autorise le procès. En d’autres termes, les protagonistes imaginent une séquence causale biologie ⇒ droit ⇒ pratique alors que, pour le droit, la séquence causale est celle-ci : pratique ⇒ biologie ⇒ droit. Au moment du procès, Bérénice décide de retrouver l’amant de sa mère. La rencontre est à nouveau délicate : chacun joue à exprimer des sentiments qu’il n’éprouve pas, Bérénice se sent mal à l’aise et les relations s’interrompent rapidement (figure 4). Bérénice a vécu toute son enfance avec le second mari de sa mère, Nathan Norman, qu’elle appelle « Papa », et qu’elle continue à voir après le divorce de « ses parents », dit-elle. Elle découvre qu’il ne s’agit pas de son père biologique lorsque le jugement de divorce traite différemment le droit de visite et d’hébergement vis-à-vis de sa demi-sœur Alba, née du mariage, et d’elle-même, droit qui n’aura aucune conséquence sur leur vie quotidienne, Nathan continuant à voir ses deux filles. Voici comment elle analyse devant moi sa relation avec Nathan. Le point de vue de Bérénice sur ses relations avec Nathan (extraits d’entretien, 2001, c’est moi qui souligne) : « À la limite, on s’est vachement rapprochés, après le divorce, même après mes 13 ans, bon par plein de façons, parce qu’au contraire, ça a plutôt été une Nathan Norman 1969-1971 1973-1985 Bérénice 1969 Alba 1977 Figure 4. Le quotidien sans le nom. (On a représenté en rouge les deux personnes prises en charge entre 1973 et 1985, en bleu les personnes qui les prennent en charge). (D’après Weber F. Etre pris en charge sans dépossession de soi ?Alter, European Journal of Disability Research 2012 ; 6 : 326-39). 128 mt Médecine de la Reproduction, Gynécologie Endocrinologie, vol. 15, n◦ 1, janvier-février-mars 2013 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. reconquête. . . Enfin il y a eu une période [. . .] où j’étais plutôt dans le parti de Maman pour tous les conflits, mais il y a une période où au contraire, c’est cadeau quoi, à partir du moment où Nathan n’est pas mon père biologique, tout ce qu’il y a en amour, c’est du cadeau, enfin, ça devient un plus, alors qu’au contraire, s’il l’était [. . .] je pouvais le trouver un peu en retrait, s’il ne l’était pas, il était en surplus, et Papa avant, enfin, j’avais une adoration pour Papa. – Et Nathan, il te donne de l’argent de poche après le divorce ? Ah non, moi j’ai eu d’ailleurs, enfin je sais que j’ai eu des périodes dégueulasses à l’égard de Nathan, de dire que j’ai jamais eu un centime de Nathan, je ne peux pas nier que j’ai mis à plat finalement tout ça, que Papa, oui, c’est quand même lui l’échange intellectuel, mais sur le matériel, c’est rien, c’est rien de A à Z, ça n’a jamais été, enfin peut-être je ne sais pas. . . Maman a toujours reproché à ses parents de ne pas lui avoir payé d’études, de ne pas l’avoir aidée, et puis les grands-parents se sont vachement rattrapés sur moi, ce sont mes grands-parents qui m’ont essentiellement payé mes études et pas mes parents, et pas ma mère. . . Une fois par an au moins, j’appelle mes grandsparents pour leur dire ‘c’est la dernière fois que je vous le demande mais est-ce que vous ne pouvez pas me dépanner. . .’. [. . .] Quand j’étais étudiante, je pense que l’argent venait à moiti. . . non un tiers de Maman maximum et le reste des grands-parents. . . Alors que pour Alba [sa demi-sœur, la fille de Nathan et d’Annick] c’était très différent. . . Alba, il y a un flux financier. . . clair de Nathan à elle, même s’il est faible, inférieur à celui de Maman parce qu’il gagne moins que Maman. . . Moi, le moins j’en devais à ma mère, le mieux c’était, et donc il fallait toujours que je passe par les grands-parents, pour moi les grandsparents c’était le canal qui permettait. . . de gagner de la liberté, d’autant que je me disais en même temps, je ne les exploite pas, puisque finalement ils me donnent ce qu’ils n’ont pas donné à ma mère. . . Même si je m’aperçois que ça me rend un peu. . . amère l’absence de flux de Papa à moi, parce que ça c’est, c’est c’est ça qui fait que. . . je trouve que la paternité est peut-être pas assez complète pour que j’aie envie que juridiquement il soit totalement mon père. » Cette dernière phrase renvoie à des discussions qu’elle a eues avec Nathan après le procès qui supprime sa filiation légitime. Elle évoque avec lui la possibilité d’une adoption, mais elle y renonce assez vite. Nathan lui-même regrette, lorsque je l’interroge brièvement, de ne pas avoir eu le droit de l’adopter petite : il aurait fallu retrouver Simon (qui avait disparu) et obtenir son accord. L’entretien de Bérénice avec moi est pour elle l’occasion de faire le bilan de ses relations de filiation. Son père biologique lui apparaît, après coup, comme une agréable chimère. Elle éprouve une certaine pitié pour sa famille paternelle, Simon et les parents de Simon. Sans jamais remettre en cause son patronyme, qu’elle porte fièrement, elle regrette – c’est le mot de son grand-père – que les relations commencées aient été définitivement interrompues. C’est de Nathan qu’elle se sent la plus proche mais, comme elle le dit joliment, sa paternité n’est « peutêtre pas assez complète ». Les flux financiers quotidiens lui importent – qu’il s’agisse des « cadeaux » de Nathan, de la « dette » de ses grands-parents à l’égard de sa mère dont elle hérite, ou de son indépendance financière vis-àvis de sa mère – et c’est lorsqu’elle réfléchit à son héritage qu’elle se découvre sans filiation paternelle (figure 5). Avec sa demi-sœur Alba, elle a une relation entièrement fraternelle, y compris lorsqu’elle réfléchit en termes de « jalousie ». Elle applique vis-à-vis d’elle l’exigence d’égalité entre enfants, issue de la Révolution française et bien analysée par François de Singly [21]. Elle fait les comptes de l’ensemble des flux financiers dirigés vers Alba et vers elle-même. Elle découvre alors que ses grands-parents maternels compensent financièrement le fait qu’elle n’a pas d’autres grands-parents et lui donnent davantage qu’à sa sœur. Le cas de Bérénice, à la fois exceptionnel et révélateur, permet d’analyser la filiation paternelle comme une articulation entre des représentations (ce que signifie « être son père »), des sentiments (de perte, de deuil, d’affection, d’indifférence) et des pratiques (nommer, prendre en charge, transmettre). Il permet également d’analyser la déliaison entre des dimensions habituellement superposées. La représentation de la paternité comme relation biologique – ce que j’appelle l’idéologie du sang – est suffisante pour défaire des liens quotidiens et juridiques : c’est ainsi qu’on peut interpréter l’attitude de Simon et de ses parents envers Bérénice. Mais l’idéologie du sang est insuffisante pour créer des liens quotidiens : c’est ainsi qu’on peut interpréter la fuite du père biologique puis l’échec de ses relations avec Bérénice. Quant à la parenté quotidienne, elle fonde des relations extrêmement fortes : Bérénice appelle Nathan « papa » et s’apprête à s’occuper de lui lorsqu’il en aura besoin. Mais, en l’absence du lien juridique qu’aurait pu créer l’adoption et en l’absence d’idéologie du sang, la relation de filiation reste « incomplète », dit-elle. Bérénice aime à se représenter sa relation avec Nathan comme personnelle, sélective, non obligatoire : ainsi, elle prend pour des « cadeaux » les attentions de Nathan envers elle, qu’elle aurait considérées comme insuffisantes s’il s’était agi d’un lien plus officiel. La situation est suffisamment complexe pour que Bérénice doive bricoler une interprétation singulière, et se débattre avec des sentiments qu’elle peine à analyser. mt Médecine de la Reproduction, Gynécologie Endocrinologie, vol. 15, n◦ 1, janvier-février-mars 2013 129 Mini-revue Sirius Berger Norman 4 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Leborgne 130 3 1 Bérénice Transferts financiers 2 Alba Destinataires des transferts financiers Figure 5. Vers une filiation unilinéaire ? Au moment de la transmission, quatre lignées autour de Bérénice, trois fois déshéritée. (D’après Weber F. Etre pris en charge sans dépossession de soi ?Alter, European Journal of Disability Research 2012 ; 6 : 326-39). Et la maternité ? De nombreux travaux sociologiques et anthropologiques ont abordé la question de la maternité contemporaine, notamment sous l’angle de ses liens avec la médecine. Rayna Rapp [11] analyse les conséquences sur les mères de la médicalisation de la grossesse à travers l’amniocentèse obligatoire après un certain âge. Luc Boltanski [12] analyse les expériences féminines de l’avortement et découvre la différence entre deux conceptions du fœtus : le fœtus bébé, le fœtus tumeur. Seule la représentation du fœtus comme une tumeur et non comme une personne rend l’avortement émotionnellement supportable pour les mères, ce que savent certains médecins. Emily Martin [22] montre comment le pouvoir médical a pris possession du corps féminin comme capacité reproductive et comment les femmes concernées réussissent à se le réapproprier tout en s’accommodant des représentations et des pratiques médicales. Les lignes de dissociation de la filiation maternelle ne recoupent pas celles de la filiation paternelle. En effet, loin d’être unifiée dans une idéologie du sang comme l’est la filiation paternelle, la reproduction féminine est elle-même dissociable en une représentation génétique de la maternité, proche de l’idéologie du sang (les gamètes masculins et féminins étant susceptibles de circuler sous contrôle de l’État), et l’expérience corporelle de l’engendrement, pour reprendre le mot de Boltanski [12], où se combinent la grossesse et l’accouchement. La ligne de démarcation posée par le droit français entre le don d’ovocytes, légal sous conditions, et la pratique illégale des « mères porteuses » concentre cette opposition entre maternité génétique et maternité corporelle. On peut considérer que l’expérience corporelle de la maternité est elle-même une forme de maternité quotidienne, du moins lorsque prévaut la représentation du fœtus-bébé sur la représentation du fœtus-tumeur. Les enquêtes manquent sur l’expérience des mères porteuses, qui pourraient permettre de comprendre quelles représentations du fœtus et de l’engendrement rendent émotionnellement supportable la séparation entre la mère et le nourrisson. Après la naissance, la maternité quotidienne est connue de longue date dans les sociétés européennes où, jusqu’au XIXe siècle, l’enfant des classes supérieures était souvent confié dès la naissance à une nourrice, y compris au prix d’un éloignement de sa famille de naissance. Cependant, les nourrices étaient systématiquement de statut social inférieur et devaient s’accommoder d’une relation à l’enfant conçue comme provisoire et de faible importance relativement à celle qui l’unissait à ses parents de naissance. Par la suite, les soins aux nourrissons ont été encadrés par la médecine et par l’État, donnant aux mères quotidiennes un statut professionnel qui excluait mt Médecine de la Reproduction, Gynécologie Endocrinologie, vol. 15, n◦ 1, janvier-février-mars 2013 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. en principe l’établissement de liens affectifs. Des travaux récents de psychologie du travail [23] ont montré le coût psychologique de cette idéologie professionnelle pour les puéricultrices salariées, des femmes dotées de compétences professionnelles qui supposent, pour être efficaces, l’établissement de liens affectifs forts et constamment déniés. Par ailleurs, les déchirements émotionnels des mères adoptives, sans doute davantage que des pères adoptifs, montrent à quel point l’idéologie du sang est efficace même lorsqu’elle ne fonde aucune filiation, mais fragilise une filiation considérée comme différente de la filiation « par le sang ». Le droit de l’enfant à connaître ses origines en constitue une manifestation parmi d’autres, tout comme le marché des soins psychologiques pour les parents et les enfants adoptifs, supposés connaître des pathologies spécifiques. Quant à la maternité juridique, sa faiblesse a été mise en évidence par de nombreux travaux sociologiques et anthropologiques. Des enquêtes au Québec et en France [24] révèlent que les pratiques de transmission du nom paternel, le patronyme, persistent avec la même vigueur lorsque la loi ne l’exige plus. Ce sont les mères qui sont responsables de ces pratiques : elles souhaitent laisser aux pères le privilège de la transmission du nom pour compenser la faiblesse de la paternité, liée non à l’idéologie du sang, mais à l’absence d’engendrement, c’est-à-dire aussi à la faiblesse relative de la paternité quotidienne. Enfin, la reconnaissance de maternité ne joue pas aujourd’hui, en droit français, le rôle que joue la reconnaissance de paternité. Le maintien dans le code civil de la preuve par l’accouchement est vigoureusement contesté par Marcela Iacub [19] au nom de l’égalité entre les sexes, qui semble trouver là sa limite juridique, justifiée par les représentations de la reproduction biologique. notamment lorsqu’il s’agit d’affirmer l’égalité des sexes, les droits de l’enfant et l’indisponibilité du corps humain. La parenté n’est pas seulement la traduction culturelle, éminemment diversifiée, de la reproduction biologique, elle-même en plein bouleversement. Elle est aussi l’outil principal de la reproduction sociale, à la fois reproduction des groupes sociaux et reproduction de la position sociale des parents aux enfants. L’inégalité des hommes et des femmes devant la reproduction sociale, et ses effets sur les usages des technologies médicales, est rarement pensée en tant que telle. Ce qui s’aperçoit massivement dans le cas de l’Inde – l’usage des échographies pour un avortement sélectif des filles – reste relativement caché dans les débats sur la parenté occidentale, qu’il s’agisse de parenté homosexuelle (où la distinction entre homosexualités masculine et féminine est rarement posée pour des raisons de mobilisation politique) ou de parenté tardive (qui pose aux mères, et aux mères seulement, un problème médical). Le plafond de verre, qui empêche les femmes d’accéder aux plus hautes responsabilités professionnelles et politiques, a ses équivalents dans la sphère de la parenté. Ce sont les femmes les plus diplômées qui, parce qu’elles retardent leur maternité, courent le risque d’être stériles, mais non les hommes diplômés. Ceux-ci se contentent d’épouser des femmes plus jeunes et/ou moins diplômées. L’accès à la paternité continue à être un accélérateur de la réussite professionnelle, tandis que l’accès à la maternité reste un obstacle professionnel qu’il faut surmonter. Il n’y a là rien de biologique, mais bien une différence sociale entre le métier de mère, soumis à une forte contrainte morale et médicale comme l’a montré Séverine Gojard [25], et le statut de père, inaccessible ou fragile dans les groupes sociaux qui connaissent une crise de la reproduction sociale, comme l’avait montré Pierre Bourdieu dans le cas de la paysannerie française en 1960 [4] et comme on a pu le montrer aujourd’hui dans les fractions les plus précaires de la jeunesse. Conflits d’intérêts : aucun Conclusion Malgré les critiques postmodernes et les prolongements structuraux dont ils ont fait l’objet, les schémas classiques de l’anthropologie de la parenté ont prouvé leur adaptabilité aux transformations intervenues depuis le dernier tiers du XXe siècle, et permettent aujourd’hui une description ethnographique rigoureuse des relations de parenté. Ils permettent notamment de réfléchir sur la dissociation contemporaine des différentes dimensions de la filiation et plus largement de la parenté. Il est probable que cette dissociation provient des évolutions non synchronisées des pratiques et des sentiments (autrement dit de la parenté pratique), d’une part, des technologies médicales de la reproduction, d’autre part, et enfin du droit, soumis à des principes éthiques potentiellement contradictoires, Références 1. Lévi-Strauss C. Les structures élémentaires de la parenté. Paris : PUF, 1949. 2. Héritier F. Masculin-féminin I. La pensée de la différence. 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