RE Il faut se méfier des préfixes en français, leur air de simplicité cache souvent une ambiguïté radicale, et les plus apparemment anodins sont aussi les plus duplices. Dans la série, le préfixe RE n’est pas le moins retors. Interrogez n’importe quel écolier sur la valeur de RE ou RÉ, il vous répondra sans hésiter qu’il indique la répétition : refaire, redire, récrire, rejouer, belote et rebelote. Pourtant, ce n’est pas parce que cet écolier vous a répondu qu’il a déjà pondu quoi que ce soit. Reconnaître n’est pas connaître à nouveau. On peut redouter une chose dont on n’a jamais douté et refuser un pétard sans pour autant partir en vrille. C’est comme l’histoire de ce désespéré qui Tissé par mille avait décidé d’en finir. Il va pour se pendre, mais la corde craque. Stupéfait, l’homme crie au miracle et, prêt à se convertir, ouvre la Bible au hasard et lit : « Repens-toi. » Non, quand je vous disais que ce préfixe était du genre relou… Vous êtes convaincu, ou bien vous voulez que je vous le répète ? Mais reprenons : si le sens itératif reste le plus fréquent, même quand il n’est pas évident (par exemple, renifler, c’est faire plusieurs fois nif nif), il subit la concurrence des valeurs de réciprocité – j’agis, tu réagis – ou de rétroaction : RE indique alors un retour à l’état antérieur – tu te rhabilles, je referme la porte – ou un mouvement en sens contraire qui peut aller jusqu’à détruire ce qui a été fait : ainsi, « renoncer » annule ce qu’on avait « annoncé », « réprouver » rejette ce que d’autres approuvent. Dans certains cas, le préfixe sert à renforcer, à intensifier le sens du radical : « renier » est plus violent que nier, « réunir » ou « relier » plus performants qu’« unir » ou « lier ». Je cueille tes pommes, mais je recueille tes poèmes. Enfin, quelquefois, le préfixe RE n’ajoute rien, ou si peu, ne sert à rien : affermir ou raffermir, emplir ou remplir, Re même combat – entrez donc un moment, rentrez donc un instant. Il s’agit là, on l’aura compris, d’une babiole grammaticale rebelle. On pourra, pour s’en convaincre, repérer que deux radicaux synonymes, si on les fait précéder de ce même préfixe, produiront deux sens différents : par exemple, vous pouvez trancher du pain ou en couper ; mais si vous en recoupez, vous n’en retranchez pas pour autant. D’autre part, si le verbe « avoir » se conjugue, le verbe « ravoir » s’y refuse – essayez, pour voir : je rai, tu ras, il ra, nous ravons, vous ravez, ils ront – et ron petit patapon. Ou encore : je raurai, tu as ru, vous reûtes… Dommage – c’est assez réjouissant. Le 11 janvier 1880, Flaubert écrit à l’un de ses correspondants : « Mon chapitre est fini. Je l’ai recopié hier… Aujourd’hui je le re-recorrige, et je le re-recopie. » Tout Flaubert est là, et peut-être toute la littérature. Je crois que si ce préfixe me fascine, c’est justement parce qu’il concentre en lui l’essence de la condition d’écrivain : répétition, regrets, Tissé par mille remords, intensité, annulation, néant – biffer et se rebiffer, but et rebut, cuite et recuite, cent fois sur le métier remettez votre ouvrage : lis tes ratures. La devise d’un tel labeur, récitée chaque matin au réveil, pourrait être tout simplement celle-ci : « Allez, re ! »