Université Lille III – Pôle Arts UE 8. Théorie de l’art L 2 / semestre 4 La Folie créatrice: art, pathologie, philosophie Florian Gaité / [email protected] Introduction ¡ Folie • Sens strict : Trouble psychique, lié à la santé mentale • Sens figuré : excentricité, marginalité, débaûche • Depuis XXe, plus littéraire, philosophique que médical (on lui préfère pathologie, démence, syndrome, psychose…) § Pathologie • Différence entre pathique, pathétique, pathologique = comment premier rapport fondamental au monde se transforme dans la maladie pour créer de nouvelles sensations ? ¡ La folie comme construction intellectuelle et sociale • Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique (1966) « La qualité de pathologique est un import d’origine technique et d’origine subjective, il n’y a pas de pathologie objective. » • Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique (1961) - A partir XVIIe : enfermement des malades (avec mendiants, pauvres, débauchés) - A partir XVIIIe: enfermé, le fou devient un objet d’étude - XIXe-XXe: le fou est la personnification de la conscience tragique face à la modernité, en art (de Goya à Van Gogh), en philosophie (Nietzsche), en littérature (Artaud) Introduction ¡ Quelques figures de l’artiste fou ¡ Thème présent depuis les origines antiques • l’artiste « inspiré » (Platon, Ion) convoque les termes de fureur (furo : être en furie, fou), enthousiasme, aliénation, mania, daïmon…. • Le « génie mélancolique » (Aristote : «Il n'y a pas de génie sans un grain de folie» (Poétique) ¡ Valorisé dans le romantisme • l’artiste « maudit » (Les Poétes maudits, Verlaine, 1888), marginal, incompris, dandy, bohémiens… • l’artiste visionnaire, prophétique = Rimbaud, Camille Claudel, Baudelaire, Van Gogh… ¡ Institutionnalisé dans la modernité • l’excentrique, le délirant, le mégalo (surréalistes) • l’art psychopathologique, art brut, naïf (un « art sans référence culturelle », Dubuffet) Cf André Breton, « L'Art des fous, la clé des champs », 1948 : l'art des fous libère les mécanismes de la création, comparable à l'automatisme ; il travaille alors avec Dubuffet. Introduction ¡ Traits communs Déraison: illogique ou logique personnelle, désordonné, difficile à comprendre, imagination débridée, affects dérégulés Souffrance: douleur due aux symptômes de la maladie, souffrance relationnelle, mélancolie, blessures physiques… Inadaptation sociale : anticonformisme, anarchisme, marginalité, transgresse les lois, subvertit les normes… ¡ Un exemple particulier : Salvador Dalí • Troubles psychanalytiques : porte deuil de son frère de sept ans mort neuf mois avant sa naissance. • Mais il met en scène sa folie qu’il baptise lui-même « paranoïa critique » « La seule différence entre moi et un fou, c’est que moi je ne suis pas fou ! » (Journal d’un génie, 1964) « Grâce à ce jeu constant de tuer par mes excentricités la mémoire de ce frère mort, j’ai réussi le mythe sublime de Castor et Pollux, un frère mort et un autre immortel » (La Vie secrète de Salvador Dali) ¡ Une figure jumelle: le savant fou • Le génie scientifique comme intelligence unique, originale: Einstein (syndrome d’Asperger), John Nash (prix Nobel d’économie et schizophrène), Newton (trouble bipolaire) Introduction ¡ Folie et création ¡ Remarques générales • Liens évidents, mais folie n’est ni nécessaire, ni suffisante : on peut être artiste sans être fou et fou sans être artiste. • L’idée d’un « art des fous » n’est pas féconde. Cf Jean Dubuffet: «il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des dyspeptiques ou des malades du genou » ¡ Une étude d’envergure parue en 2012 • Dr Simon Kyaga de l’Institut suédois Karolinska, en septembre 2012 dans le Journal of Psychiatric Research: études sur lien entre les personnes créatives et les maladies mentales, en suivant l'évolution de 1.173.763 patients, sur une durée de 40 ans. - résultats plus significatifs chez les écrivains - prépondérance des troubles bipolaires de type 2 (Intense activité, fluidité des idées, confiance en soi, insomnie sans fatigue favorisent créativité) Introduction ¡ Folie et création (II) « Selon les auteurs de l'étude, le lien familial entre les personnes créatives et des pathologies comme la schizophrénie, le trouble bipolaire ou l'autisme pourrait avoir un rapport avec trois composantes de la créativité: la capacité à faire des associations inhabituelles (schizophrénie, personnalité schizotypique), la motivation, le surinvestissement (trouble bipolaire), un intérêt intense et restreint pour certains domaines (traits autistiques). » ¡ Pathologies qui « favorisent » à la création, potentiellement créatrices • Schizophrénie, personnalité schizotypiques • Trouble bipolaire • Autisme, traits autistiques, syndrome d’Asperger + • Névroses • Addictions (Cocteau à l’opium, Verlaine alcoolique etc.) • Dépression, dépressivité • Angoisse, troubles anxieux • Traumas … • Introduction ¡ Esthétiques de la folie Attention: « Folie créatrice » n’inclut pas étude de la représentation de la folie (se référer sur le sujet à l’ouvrage de Claude Quétel: Image de la folie, 2010) • Pathologie et représentation : la folie à l’œuvre Analyse psychobiographique apporte des éléments de compréhension d’une œuvre (Freud: Gradiva, Michel-Ange…). L’œuvre est un ensemble de symptômes. • La création cathartique La création peut aussi être une catharsis des troubles de l'humeur, comme l'écrit Artaud «nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé que pour sortir en fait de l’enfer.» = justification de l’art-thérapie (réaffecte, permet de mobiliser la mémoire, sollicite nos capacités sociales, le langage, aide aussi à l’estime de soi) • L’image agissante : l’œuvre qui soigne Efficacité magico-symbolique : Levi Strauss (Anthropologie structurale) Beuys médecin, les Bichos de Lygia Clarck: baume tranquillisant de l’art, réaffectation, interaction sociale, reconnaissance de la marginalité etc. Introduction ¡ Problématisation Folie peut favoriser la créativité : • La maladie mentale peut pousser à l’action, elle peut être motrice, un déclencheur Nietzsche « Tout souffrir appelle à un agir » • La maladie mentale peut désinhiber des représentations originales Symptômes organiques: troubles sensori-moteurs informent une perception et un répertoire gestuel singuliers Symptômes psychiques: l’hors-norme, la marginalité, l’excentricité sont des traits artistiques qui sont liées à une attitude irrationnelle, qui privilégie l’imagination sur la raison. Cf 2010, une étude dirigée par le Dr. Örjan de Manzano. • La maladie mentale permet un autre accès au réel, au monde, à la vérité la parole du fou, la mania du poète inspiré chez Platon (par laquelle l’homme transcende sa condition d’homme pour atteindre la langue des dieux). Cf Erasme, Eloge de la folie : la folie est une voie vers la sagesse. (chap. XXX-XXXIII) Introduction ¡ Problématisation Folie peut entraver la créativité : Sébastian Dieguez : «Une sorte de fenêtre pathologique permet l’éclosion d’une œuvre. Néanmoins, il faut de la discipline et de l’organisation pour créer, écrire, composer. Trop développée, la maladie a détruit la carrière de nombreux artistes.» • La folie peut conduire à une désaffection = désensibilisation et démotivation Désaffection mène à l’immobilisme, à l’inaction (ex: déprimé sévère) • La folie peut conduire à une dépersonnalisation = déresponsabilisation Empêche l’affirmation de soi en tant qu’auteur • La folie peut conduire à une déréalisation = perte du sentiment de la réalité Ne plus faire la différence entre réalité et imaginaire, mondes intérieur et extérieur contrarie la production concrète d’une représentation (médiane entre soi et le réel) En outre, la folie isole, peut empêcher des comportements sociaux, peut rendre l’exposition trop douloureuse Introduction ¡ Problématisation «Pourquoi tous les hommes exceptionnels du passé, en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts, étaient-ils manifestement mélancoliques?» (Aristote, Problème XXX) La folie est-elle une disposition créatrice en soi ? Est-elle une condition suffisante, nécessaire ou contingente ? Comment s’exprime-t-elle dans l’art ? Produit-elle un art spécifique ? ¡ Plan du cours Introduction Les névroses et la sublimation artiste Les psychoses : le cas de la schizophrénie Les humeurs folles: Bipolarité, depression L’art psychopathologique: brut, primitivisme, enfance de l’art L’art comme psychothérapie ?